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DE
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LOUISE MICHEL
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SCEAUX. — IMFRtMERlE CHARAIRE ET FILS.
MEMOIRES
DE
LOUISE MICHEL
ECRITS PAR ELLE-MEME
TOME T
cy»
PARIS
F. ROY, LIBRAIRE-EDITEUR
1 8 5. RUE SAINT- ANTOINE, 1 85
1 886
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PREFACE DE L'EDITEUR
II y a des noms si retentissants et d'une notori&e'
telle qu'il suffit de les mettre sur la couverture
d'un livre sans qu'il soil necessaire de presenter
l'auteur au public.
Et pourtant je crois utile de faire prSce'der ces
Memoires d'une courte preface.
Tout le monde connait, ou croit connaitre l'ex-
deportee de 1871, l'ex-pensionnaire de la maison
centrale de Clermont, laprisonniere devant laquelle
viennent enfm de s'ouvrir les portes de Saint-
Lazare.
Mais il y a deux Louise Michel : celle de la le-
gende et celle de la realite, qui n'ont l'une avec
l'autre aucun point de ressemblance.
Pour bien des gens, et — pourquoi ne pas
l'avouer — pour la grande majority du public, et
surtout en province, Louise Michel est une sorte
d'epouvantail, une impitoyable virago, une ogresse,
un monstre a figure humaine, disposee a semer
""•MM
i
n PRtiPAGK DE L'^DITEUR
partoutle fer, le feu, le petrole et la dynamite...
Au besoin on l'accuserait de manger tout crus les
petits enfants...
Voila la legende.
Gombien differente est la realite :
Ceux qui l'approchent pour la premiere fois sont
tout stupefaits de se trouver en face d'une femme
a l'abord sympathique, n la voix douce, aux yeux
petillants d'intelligence et respirant la bonte. Des
qu'on a cause un quart d'heure avec elle, toutes les
preventions s'effacent, tous les partis pris dispa-
raissent : on se trouve subjugue, charme, fascin4,
conquis.
On peut repousser ses idees, blamer ses actes ;
on ne saurait s'empecher de rainier et de respecter,
meme dans leurs hearts, les convictions ardentes
et sinceres qui l'animent.
Gette violente anarchiste est une seductrice. Les
directeurs et les employes des nombreuses prisons
traversers par elle sont tous devenus ses amis;
lesreligieuseselles-memesdeSaint-Lazarevivaient
avec cette athee, avec cette farouche revolution-
naire en parfaite intelligence.
G'est qu'il y a, en effet, chez elle — que M ,le Louise
Michel me pardonne ! — quelque chose de la sceur
de charite. Elle est l'abnegation et le devouement
incarnes. Sans s'en douter, sans s'en apercevoir,
elle joue autour d'eile le role d'une providence.
Oublieuse de ses propres besoins et de ses propres
I^jl."*^*
PREFACE DK L'EDITEUR
[II
ennuis, elle ne se prSoccupe que des chagrins ou
des besoins des autres.
G'est pour les autres — parents, amis ou Stran-
gers — qu'elle vit et qu'elle travaille. Et le parloir
de Saint-Lazare, ou elle recevait de nombreuses
visites quotidiennes, etait devenu une sorte de bu
reau de charite en meme temps qu'un bureau de
placement, car la prisonniere du fond de sa cellule
s'ingeniait pour trouver des einplois a ceux qui
etaient sans ouvrage et pour donner du pain a ceux
qui avaient faim... Elle multipliait les correspon-
dances, n'hesitait pas a importuner ses amis —
qui ne s'en plaignaient jamais — a plaider pour ses
proteges.
L'anecdote suivante donnera la mesure de sa
bonte" :
II y troisans, elleallait faire une serie de confe-
rences a Lyon et dans les autres villes de la region
du Rhone. Partie avec une robe toute neuve, elle
revint, quinze jours plus tard, au grand scandale
de sa pauvre mere, avec un simple jupon ; la robe
de cachemire noir avait disparu! N'ayant plus
d'argent elle l'avait donnee a Saint-fitienne a une
malheureuse femme qui n'en avait pas, renouvelant
ainsi la 16gende de saint Martin...
Encore I'eveque de Tours ne donnait-ii que la
moitie de son manteau ; Louise Michel offrait sa
robe tout entiere !
J'ai parte de sa mere. Ah ! voila encore un des
IV
!
PREFACE DE L'^DITEUR
cotes touchants de M Ue Michel. En lisant ses M4-
moires, on verra a quel paint est developpe* chez elle
le sentiment delapiete filiale. C'etait une veritable
adoration. Gette femme, aquaranteanspassSs, 6tait
souraise comme une petite fille de dix ans devant
l'autorite maternelle. Enfant terrible, parfois, il est
vrai!... Ayant recours, pour epargner a sa digne
mere une inquietude et une angoisse au milieu de
ses p<§rilleuses aventures, a une foule d'innocents
subterfuges et de petits mensonges!
Rien qu'en l'entendant dire : « Maman », on se
sentait emu ; on ne se souvenait plus qu'elle Stait
arrived a la maturite. Elle a conserve* une jeunesse
de coeur et d'allures, une fraicheur de sentiments
qui lui donnent un charme incroyable : caline,
tendre, affectueuse, se laissant gronder par ses
amis, et les tourmentant, de son cdte, avec une
mutinerie de jeune fille.
Voila pour la femme :
Quant a son r61e politique, il ne saurait me con-
venir de l'apprecier ici, en tete de ces pages ou,
avec sa franchise ordinaire, avec un decousu sys-
t^matique qui ne lui messied pas et des negligences
voulues de forme et de style qui donnent a tout
ce qu'elle ecrit une originaliW particuliere, elle
raconte sa vie, ses impressions, ses pensSes, ses
actes, ses souffrances, ses doctrines.
En Sditant ce livre, qui s'adresse a tout le monde,
aux adversaires de l'auteur comme a ses amis, je
PREFACE DE L'tfDITEUR v
n'ai ni a blamer ni a approuver ; ni a endosser ni k
decliner la responsabilite de ce qu'il contient. Les
lecteurs jugeront, selon leurs tendances, selon
leurs gouts, selon leurs idees, selon leurs hosti-
lites ou leurs sympathies. G'est leur tache et non
la mienne.
Mais il est un point sur lequel on tombera d'ac-
cord, a quelque parti qu'on appartienne, et sur
lequel il n'y a jamais, dans la presse, qu'une seule
voix, des qu'il s'agit de Louise Michel.
On aime, en France, et on admire la simplicity
et la cranerie, meme chez ceux dont on repudie les
faits et gestes. On estime l'unite de vie et la bonne
foi, meme dans l'erreur.
M Ue Louise Michel, on lui a constamment rendu
cette justice, n'a jamais varie\ ni jamais recule
devant les consequences de ses tentatives. Elle
n'est pas de ceux qui fuient, et Ton se rappelle
qu'apres l'echauffouree de l'esplanade des Inva-
lides, elle a resists a toutes les instances de la
famille amie chez laquelle elle <§tait refugi^e, et a
tenu a se constituer prison niere... Ce n'est ni une
lacheuse ni une franc- fileuse...
Et quelle crdnerie simple, digne, depourvue de
pose et de forfanterie, en presence de ses juges!
Avec quel calme elle a l'habitude d'accepter la situa-
tion qu'elle s'est librement faite, a tort ou a raison ;
de ne s'abriter jamais derridre des faux-fuyants,
des excuses ou des Schappatoires !
vi PREFACE DE L'tiDITEUR
Soit devant le conseil de guerre de Versailles,
en 1871; soit devant la police correctionnelle, apres
la manifestation Blanqui, en 1882; soit dans son
dernier proces, en 1883, devant la cour d'assises
de la Seine : toujours on l'a trouvSe levant fiere-
ment la tete, repondant a tout, s'attachant a justi-
fier ses coaccuses sans se justifier elle-meme, et
oourant au devant de toutes les solidarites !
On trouvera dans l'appendice place a la fin de
ce premier volume le compte rendu emprunte a la
Gazette des tribunaux, qui n'est pas suspecte de com-
plaisance pour Faccusee, de ces trois jugements,
et Ton se convaincra que la condamnee est vrai-
ment un caractere.
Quant a la resignation, a la joie acre avec les-
quelles elle a supporte les diverses peines pronon-
cees contre elle : la deportation, la prison, la maison
centrale, il faut remonter aux premiers siecles de
notre ere, pour trouver chez les martyres chrS-
tiennes, quelque chose d'6quivalent.
Nee dix-neuf siecles plus tot, elle eut ete livree
aux betes de ramphitheatre; a l'epoque de l'inqui-
sition elle eut ete brulee vive ; a la Reforme, elle
se fut noblement livree aux bourreaux catholiques.
Elle semble nee pour la souffrance et pour le
martyre.
II y a quelques jours a peine, et quand le decret
de grace rendu par monsieur le president de la Repu-
blique lui a ete signing, n'a-t-il pas fallu presque
I'HKFACK DK L'EDITE-UR
vit
employer la force pour la inettro a la porte de Saint-
Lazare? Elle ne voulait point d'une clemence qui
ne s'appliquait pas a tous ses amis. Sa, liberation
a ete une expulsion, et elle a protests avec energie.
Louise Michel n'est pas moins bien douee intel-
lectuellement qu'au point de vue moral.
Fort instruite, bonne musicienne, dessinant fort
bien, ayant une singuliere facilite pour l'etude
des langues etrangeres; connaissant a fond la
botanique, l'histoire naturelle — et Ton trouvera
dans ce volume de curieuses recherches sur la
faune et la flore de la Nouvelle-CalSdonie — elle a
meme eu l'intuition de quelques verites scienti-
fiques, recemment mises au jour. G'est ainsi qu'elle
a devance M. Pasteur dans ses applications nou-
velles de la vaccine au cholera et a la rage.
II y a quelques annSes deja que la deportee de
Noumea — on le verra plus loin — avait eu l'idee
de vacciner les plantes elles-memes !
Mais par-dessus tout, elle est poete, poete dans
la veritable acception du mot, et les quelques frag-
ments jet6s (ja et la dans ses Memoires decelent une
nature reveuse, meditative, assoiffee d'ideal. La
plupart de ses vers sont irreprochables pour la
forme aussi bien que ' pour le fond et pour la
pensee.
Je m'arrete.
Maintenant que j'ai — au risque d'encourir les
reproches de M Ue Louise Michel — presente, sous
^i
VIII
PREFACE DE L'tiDITEUR
son vrai jour, une des physionomies les plus
curieuses de notre temps, je livre avec conflance
ce livre au public, et je laisse la parole a l'auteur.
L'Editeur.
Paris, F6vrier 1886.
1
DfiDICACE
MYRIAM!!!
Myriain I leur nom a toutes deux :
Ma mere t
Mon amie !
Va, mon livre sur les tombes ou elles dormant »
dYUes ! Vltft S ' USG ma VlG P ° Ur qUG bienWt j ° dorme P r «
Et maintenant, si par hasard mon activite produisait
q-iolquo bien, ne m'en sarin* aucun gre, vous tous au
Ji^i par les faits : je m'etourdis, voil! tout *
Le srand ennui me tient. N'ayant rien a esperer ni
jutent la coupe av«v le reste de la lie.
Loiisk MlCHBL.
*-:»«#«iik-mi
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1
3
t
I
i
MEMOIRES
DE
LOUISE MICHEL
PREMIERE PARTIE
1
Souvent on m'a demande d'&rire mes Me-
moires; mais toujours j'eprouvais a parler de
moi une repugnance pareille a celle qu'on eprou-
verait a se deshabiller en public.
Aujourd'hui, malgre* ce sentiment pueril et
bizarre, je me resigne a nSunir quelques sou-
venirs.
Je tacherai qu'iis ne soient pas trop impregnes
de tristesse.
Marie Ferre\ mon amie bien-aim^e, avait ras-
semble deja des fragments; que ces epaves
portent son nom; il est aussi celui de ma chere
ct bonne mere*
1
"•*«qM
* ME\MOIRES DE LOUISE MICHEL
Mon existence se compose de deux parties
bien distinctes : elles forment un contraste com-
plet; la premiere, toute de songe et d'e*tude; la
seconde, toute d'evenements, comme si les aspi-
rations de la periode de calme avaient pris vie
dans la pe>iode de lutte.
Je melerai le moins possible a ce re*cit les
noms des personnes perdues de vue depuis
longtemps, afin de ne pas leur causer la de*sa-
gre*able surprise d'etre accuseds de connivence
avec les r^volutionn aires.
Qui sait si certaines gens ne leur feraient
point un crime de m'avoir connue et s'ils ne
seraient pas traite"s d'anarchistes, sans savoir
pre*cise"ment ce que c'est?
Ma vie est pleine de souvenirs poignants, je
les raconterai souvent au hasard de l'impression ;
si je prends pour ma pense'e et ma plume le droit
de vagabondage, on conviendra que je l'ai bien
paye\
J'avoue qu'il y aura du sentiment ; nous autres
femmes, nous n'avons pas la pretention d'arra-
cher le cceur de nos poitrines, nous trouvons
l'etre humain — j'allais dire la bete humaine —
assezincompletcommecela;nouspreferonssouf-
frir et vivre par le sentiment aussi bien que par
l'intelligence.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 5
S'il se glisse dans ces pages un peu d'amer-
tume, il n'en lombera jamais de venin : — je hais
le moule maudit dans lequel nous jettent les
crreurs et les prejug^s sdculaires, mais je crois
peu a la responsabilite\ Ce n'est pas la faute de
la race humaine si on la ptHril (Hernellement d'a-
pres un type si miserable et si, comme la bete,
nous nous consumons dans la lutte pour l'exis-
tence.
Quand toutes les forces se tourneront contre
les obstacles qui entravent l'humanite\ elle pas-
sera a travers la tourmente.
Dans notre bataille incessante, l'etre n'est pas
et ne peut pas etre libre.
Nous sommes sur le radeau de la Meduse ;
encore veut-on laisser libre la sinistre epave a
l'ancre au milieu des brisants. On agit en nau-
f rages.
Quand done, 6 noir radeau ! coupera-t-on l'a-
marre en chantant la le"gende nouvelle ?
Je songeais a cela sur la Virginie, tandis que
les matelots levaient l'ancre en chantant les Bar-
dits d! armor.
Bac va lestr ce sobian hac ar mor ct'zobras !
Le rythme, le son multipliaient les forces ; le
cable s'enroulait; les hommes suaient; de sourds
1
rt MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
craquements s'echappaient du navireetdes poi-
trines.
Nous aussi, notrenavire,pareilacelui duvieux
bardit des mers, est petit etlamer est grande !
Mais nous savons la legende des pirates :
Tourne ta proue au vent, disaient les rois des
mers, toutes les cdtes sont a nous !
Je me rappelle que j'ecris mes Memoires, il
faut done en venir a parler de moi : je le fe?ai
hardiment et franchement pour tout ce qui me
regarde personnellement en laissant a ceux qui
m'ont eleven (dans la vieille ruine de Vroncourt,
Haute-Marne, ou je suis nee) cette ombre qu'ils
aimaient.
Les conseils de guerre de 1871, en fomllant
minutieusement jusqu'au fond de mon berceau,
les ont respects ; ce n'est pas moi qui troublerai
le repos de leurs cendres.
La mousse a efface leurs noms sur les dalles
du cimetiere ; le vieux chateau a ete" renverse ;
mais je revois encore le nid de mon enfance et
ceux qui m'ont elevee se penchant souvent sur
moi, on les verra souvent aussi dans ce livre.
Ilelas ! du souvenir des morts, de la pense"e
qui fuit, de l'heure qui passe, il ne reste rien!
Rien, que le devoir a remplir, etlaviekmener
rudement afin qu'elle s'epuise plus vite.
MliMOIItKS DR LOUISB MICHEL 7
Mais pourquoi s'attendrir sur soi-meme, au
milieu des g£ne>ales douleurs? pourquoi s'ar-
reter sur une goutte d'eau ? Regardons l'oc^an !
J'ai voulu que mes trois jugements accompa-
gnassent mes M£moires.
Pour nous, tout jugement est un abordage ou
flotte le pavilion ; qu'il couvre mon livre comme
il a couvert ma vie, comme il flottera sur mon
cercueil.
Je les extrais de la Gazette des tribunaux qu'on
ne peut suspecter de nous etre trop favorable.
(A part le second qui, £tant en police correc-
tionnelle seulement, n'a point ete" relate*.)
J'ajouterai pour la foule, la grande foule, mes
amours, des observations que je n'ai pas cru
devoir faire aux juges. On les trouvera ainsi que
les jugements k la fin du volume.
1
$
II
Le nid de m on enfance avait quatre tours car-
ries, de la mime hauteur que le corps de bati-
ment, avec des toits en forme de clochers. — Le
cote* du sud, absolument sans fenetres, et les
meurtrieres des tours lui donnaient un air de
mausole'e ou de forteresse, suivant le point de
vue.
Autrefois, on l'appelait la Maison forte ; au
temps ou nous l'habitions je I'ai souvent enteadu
nornmer le Tombeau.
Cette vaste mine, ou le vent soufflait coinme
| dans un navire, avait, au levant, lacdte des vignes
et le village, dont il e"tait se'pare par une route de
gazon large coinme un pre\
Au bout de ce cheniin qu'on appelait la routote,
le ruisseau descendait 1'unique rue du village. II
e"tait gros l'hiver; on y placait des pierres pour
traverser.
A Test, le rideau des peuplicrs oil le vent mur-
MlUlOIBES DE LOUISE MICHEL 9
niiirail si doux, et les montagnes bleues de Boiu-
IIKIIll.
Lorsque jo vis Sydney environing de soinmets
Weiiatres, j'y ai recoiiuu (avec un agrandisse-
ment) les crates de montagnes que doniine le
Cona.
A l'ouest, les c6tes et le bois de Suzerin, d'oii
les loups, au temps des grandes neiges, entrant
par les breches du mur, venaient hurler dans la
coin'.
Les chiens leur repondaient, furieux, et ce con-
cert durait jusqu'au matin : il allait bien k la
mine et j'aimais ces nuits-la.
Je les aimais surtout, quand la bise soufflait
i'ort, et que nous lisions bien tard, la famille
reunie dans la grande salle, la mise en scene
de Fhiver et des hautes ehambres froides. Le
linceul blane de la neige, les chceurs du vent,
des loups, des chiens, eussent sutfi pour me ren-
dre un peu poete, lors meme que nous ne l'eus-
sions pas tons ete des le berceau ; c'etait un heri-
lage qui a sa legende.
11 faisait un froid glacial dans ces salles enor-
mes ; nous nous groupions pies du feu : tnon grand-
l»ere dans son fuuteuil, entre son lit et un tas de
fusils de tous les ages ; ii tHait vetu d'une grande
liouppelande de tlanelle blanche, chausse de
i.
i
10 MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
sabots garnis depanon/les en peau de mouton. —
Sur ces sabots-la, j'^tais souvent assise, me blot-
tissant presque dans la cendre avec les chiens et
les chats.
Jl y avait une grande chienne d'Espagne, aux
longs poils jaunes, et deux autres de la race des
chiens de berger, repondant toutes trois au nom
de Presta; un chien noir et blanc qu'on appelail.
M^dor, et une toute jeune, qu'on avait nommee
la Biche en souvenir d'une vieille jument qui
venait de mourir.
On avait pieure* la Biche ; mon grand-pere et
moi nous lui avions enveloppe" la tete d'une nappe
blanche pour que la terre n'y touchat pas, au
fond du grand trou ou elle fut cnterrtte pres de
I'acacia du bastion.
Les chattes s'appelaient toutes Galta, les
tigi*e*es et les rousses.
Les chats se nommaient tous Lion ou Raton ; il
y en avait des legions.
Parfois, du bout de la pincette, mon grand-
pere leur montrait un charbonallume' ; alors toute
la bande fuyait pour revenir l'instant d'apres a
I'assaut du foyer.
Autour de la table e*taient ma mere, ma tante,
mes grand'meres, l'une lisant tout haut, les au-
tres tricotant ou cousant.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 41
J'ai ici la corbeille dans laquelle ma mere
mettait ses fils pour travailler.
Souvent, des amis venaient veiller avec nous;
quand Bertrand (Hait la, ou le vieil instituted
d'Ozieres, M. Laumond le petit, la veiltee se
prolongeait ; on voulait m'envoyer coucher pour
achever des chapitres qu'on ne lisait pas comple-
tement devant moi.
Dans ces occasions-la, tantdt je refusais obsti-
n^ment (et presque toujours je gagnais mon
proces), tantdt, pressed d'entendre ce qu'on vou-
lait me cacher, je m'exe'cutais avec empresse-
ment, et je restais derriere la porte au lieu d'aller
dans mon lit.
L'e'te', la mine s'emplissait d'oiseaux, entrant
par les fenetres. Les hirondelles venaient re-
prendre leurs nids; les moineaux frappaient
aux vitres et des alouettes prive'es s'e"gosillaient
bravement avec nous (se taisant quand on passait
en mode mineur).
Les oiseaux n'etaient pas les seuls commen-
saux des chiens et des chats; il y eut des per-
drix, une tortue, un chevreuil, des sangliers, un
loup, des chouettes, des chauves-souris, des
niche'es de lievres orphelins, <Utv<*s a la cuillere,
— toute une menagerie, — sans oublier le pou-
lain Zephir et son aieule Brouska dont on ne
■'■A 1 --
*2" MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
comptait plus l'age, et qui entrait de plain-pied
dans les salles pour prendre du pain ou du sucre
dans les mains qui lui plaisaient, et montrer aux
gens qui ne lui convenaient pas ses grandes
dents jaunes, comme si elle leur eut ri au nez.
La vieille Biche avait une habitude assez drole :
si je tenais un bouquet, elle se l'offrait, et me
passail sa langue sur le visage.
Et les vaches? la grand'e Blanche Bione, les
deux jeunes Bella et Nera, avec qui j'allais causer
dans ratable, et qui me repondaient a leur ma-
niere en me regardant de leurs yeux r^veurs.
Toutes ces betes vivaient en bonne intelli-
gence ; les chats couches en rond suivaient n^gli-
gemment du regard les oiseaux, les perdrix, les
cailles trottinant a terre.
Derriere la tapisserie verte, toute troupe, qui
couvrait les murs, circulaient des souris, avec
de petits cris, rapides mais non efFraye's; ja-
mais je ne vis un chat se deranger pour les
troubler dans leurs peregrinations.
Du reste les souris se conduisaient parfaite-
ment, ne rongeant jamais les cahiers ni les livres,
n'ayant jamais mis la dent aux violons, guitares,
violoncelles qui trainaient partout.
Quelle paix dans cette demeure et dans ma
vie a cette e*poque !
frtt*l>
1
MtiMOIRUS DE LOUISE MICHEL 13
Je n'en valais pas mieux, il est vrai. Etudiant
par rage, mais trouvant toujours le temps de
faire des malices aux vilaines gens, je leur faisais
une rude guerre! Peut-etre n'avais-je pas tort!
A chaque evenement dans la famille, ma
gi'and'mere en 6crivait la relation sous forme de
vers, dans deux recueils de gros papier car-
tonnes en rouge, que j'ai h sa mort enferm6s
dans un cr&pe noir.
Le grand-pere y avait ajoute* quelques pages,
et moi-meme, encore enfant, j'osai y commencer
une Histoire universelle, parce que celle de Bossuet
(A monseigneur le dauphin) m'ennuyait et que
mon cousin Jules avait remporte apres les va-
cances I'histoire generate de son college. Je
compulsais comme je pouvais les faits principaux.
Voyant depuis longtemps la sup^riorite* des
couis adoptes dans les colleges sur ceux qui
composent encore l'ed leation des filles de pro-
vince, j'ai eu bien deti annees apres l'occasion
de verifier la differen *e d'inte>6t et de requital
entre deux cours faits sur la meme partie : Tun
pour les dames, I'autre pour le sexe fort!
J'y allai en homme, et je pus me convaincre
que je ne me trompais pas.
On nous d^bite un tas de niaiseries, appuy6es
de raisonnements de La Palisse, tandis qu'on
&*■:,
14 MriMOIRES DE LOUISE MICHEL
essaye d'ingurgiter a nos seigneurs et maitres
des boulettes de science a leur crever le jabot.
Helasic'est encore une dr61e d'instruction mal-
gre* cela, et ceux qui seront a notre place dans
quelques centaines d'ann^es feront joliment
litiere — meme de celle des hommes.
II devait se trouver de fameuses aneries dans
mon travail; j'avais consults assez de livres in-
faillibles pour cela, niais on me donna quelques
volumes de Voltaire et je plantai la mon ceuvre
inacheve'e avec le grand poeme sur le Cona dont
M. Laumont le grand avait cru me d^senchanter
en me racontant sur la montagne de Bourmont
assez de l^gendes burlesques pour faire rire
toutes les pierres de la Haute-Marne.
Jadis, la, dans un ermitage, vecut pendant
longtemps un malandrin, saint homme pendant
le jour, de'trousseur de voyageurs pendant la
nuit, a qui les braves gens du pays payaient en
chere lie des prieres pour les de*livrer du pent
dbre qui courait le bois et la plaine, sitot le lever
de la lune.
Et, sitot aussi le lever de la lune, se retirait le
saint homme dans la solitude, car le petit dbre
c'e"tait lui !
Ce qui m'empecha de terminer le fameux poeme
du Cona c'est une dent de mamrnouth, dont ce
MKMOIRES DE LOUISE MICHEL
\'i
memo M. Laumont le grand, autrement dit le
docteur Laumont, parlait avec enthousiasme. Je
quittai la poesie pour eHablir, au sommet de la
tour du nord, une logette pleine de tout ce qui
pouvait passer pour des trouvailles ge'ologiques.
J'y joignis des squelettes tout modernes de
chiens, de chats, des cranes de chevaux trouv^s
dans les champs, des creusets, un fourneau,
un trepied, et le diable, s'il existait, saurait tout
ce que j'ai essays la : alchimie, astrologie, Evoca-
tions; toute la tegende y passa, depuis Nicolas
Flamel jusqu'a Faust.
J'y avais mon luth, un horrible instrument
que j'avais fait moi-meme avec une planchette
do sapin et de vieilies cordes de guitare, —
il est vrai que je le raccommodais avec des /
neuves.
G'est cet instrument barbare dont je parlais
pompeusement a Victor Hugo, dans les vers que
je lui adressais : — il n'a jamais su ce que c'etait
que ce luth du poete, cette lyre, dont je lui en-
voyais les phis doux accords'
J'avais dans ma tourelle une magnifique
chouette aux yeux phosphorescents que j'appe-
lais Olympe, et des chauves-souris delicieuses
buvant du lait comme de petits chats, et pour
lesquclles j'avais demonte les grilles du grand
^«&""v«
I
Ifl MlSMOIRES DE LOUISE MICHEL
van, leur st^curite exigeant qu'elles fussent en
cage pendant le jour.
Ma mfere, moiti<$ grondant, moitte riant, m'en-
tendit pendant quelques jours chanter sar mon
luth la Griita rapita, qu'elle a depuis conserve
avec de vieux papiers qui avaient port6 le titre
de Chants de Vaube. Voici cette chanson :
LA GRILLA RAPITA
Ah ! quelle horrible fille !
Elle a brise' la grille
Du grand van pour le grain.
Et Ton vanne demain!
Si fa, fa re, re si; si re fa, si do ro.
Elle en fait une cage,
De nocturne presage
Pour ses chauves-souris !
Cela n'est pas permis.
Si fa, fa re, re si, si re fa, si do ro.
Mais partout je la cherche :
Sans doute elle se perche
Dans son trou du grenier !
Allons la corriger.
Si fa, fa re, re si, si re fa, si do re.
Ah 1 c'est bien autre chose.
Voici le pot au rose I
Un fourneau, des creusets...
Tout cela sent inauvais !
Si fa, fa re, re si, si re fa, si do re.
i
jm
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL H
Appelons sa g rand'mere !
Appelons son grand-pore !
II faut bicn on finir.
Mais comment la punir ?
Si fa, fa re, re si, si re fa, si do re.
J'ignore avec quel vers rimait le refrain,
Quelques ann6es encore, et j'allais, mes grands-
parents 6tant morts, quitter ma calme retraite.
La vieille ruine ne garda pas longtemps les
adieux que j'avais inscrits au mur de la tourelle.
— II n'en reste pas une pierre.
ADIEUX A MA TOURELLE
Adieu dans le manoir ma reveuse retraite!
Adieu ma haute tour ouverte a tous les vents!
II reste a tes vieux murs la mousse de leur erSte
Et moi, frdle rameau brise par la temp£te,
Je suivrai loin de toi les rapides courants.
Tu reverras sans moi venir les hirondelles
Qui dans les jours d'ete chantent au bord des toits.
Mais, si je vais error fugitive conime elles,
Ne manquera-t-il rien, dis-moi, sous les tourelles,
Quand leurs tristes dchos ne diront plus ma voix ?
!?f;^'-.,*ff/-
**%
III
De tous les feuillets Merits par mon grand-
p6re, il m'en reste un seul; le vent de 1'adversite
souffle sur les choses comme sur les Gtres,
Voici ce feuillet :
A DES ANTIQUAIRES
Vous voulez des antiquites?
Nous voila deux dans les tourelles
Que couvrent des nids d 9 hirondelIes :
Ma femme et moi, vieux et casses.
Les oiseaux sont bion aux fenfires;
Nous sommes bien au coin du feu.
Nous aimons Fete', sous les hAtres;
I/hivpr, dans ce paisible I'.-u.
Ici, tout est vieux et gothique;
Ensemble tout s f effacera :
Les vieillards, la mine antique ;
Et Tenfant bien loin s'en ira.
Un autre feuillet; celui-Ui de ma grand'meiv
mW*"'"'
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL 49
«
apres la mort de son mari ; c'est totft ce que
j'ai d'eux.
LA MORT
Lo. deuil est descendu dans ma triste domoure :
La Mort pale au foypr est assise et je ploure.
Tout est silence et nuit dans la maison des morts.
Plus de chants, plus de joie, ou vibraient des accords.
On murmure tout bas, et comme avec mystere.
C'est qu'on ne revient plus quand on dort sous la terre.
Pour jamais son absence a fail cesser les chants.
Ges tristes accents sont d'un souffle bien
tuible, compare's aux vers charmants que je
nai.plus.
Tout s'est evanoui, jusqu'a la guitare de mon
grand-pere, 6miettee pendant que j'etais en Cale-
donie. Ma mere en pleura longtemps.
Gombien etaient differentes mes deux grand-
meres ! L'une, avec son fin visage gaulois, sa
coift'e de mousseline blanche, plissee a fins plis,
sous laquelle passaient ses cheveux arranges
en gros chignon sur son cou ; I'autre, aux yeux
noirs, pareils a des braises, les cheveux courts,
cnveloppee d'une jeunesse e'ternelle, et qui me
t'aisait penser aux fe"es des vieux re" cits.
Mon grand-pere, suivant la circonstance,
m'apparaissait sous des aspects diffttrents ; tan-
1
20 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
tot, racontant les grands jours, les luttes ^piques
de la premiere Republique, il avait des accents
passionnds pour dire la guerre de grants on, bra-
ves contre braves, les blancs et les bleus se mon-
traient comment meurent les he>os; tantdt, iro-
nique comme Voltaire, le maitre de son e*poque,
gai et spirituel comme Moliere, il m'expliquait
les livres divers que nous lisions ensemble.
Tantot encore, nous en allant a travers Pin-
connu, nous parlions des choses qu'il voyait
monter a l'horizon. Nous regardions dans le
passe les e* tapes humaines; dans Pavenir aussi,
et souvent je pleurais, empoignee par quelque
vive image de progres, d'art ou de science, et lui,
de grosses larmes dans les yeux, posait sa main
sur ma t&te plus e'bourifFe'e que celle de la vioille
Presta.
Ma mere etait alors une blonde, aux yeux bleus
souriants et doux, aux longs cheveux boucles, si
fraiche et si jolie que les amis lui disaient en
riant : II n'est pas possible que ce vilain enfant
soit a vous. Pour moi, grande, maigre, he'risse'e,
sauvage et bardie a la fois, bruise du soleil et
souvent decore'e de decliirures rattacbe'es avec
des epingles, je me rendais justice et cela m'a-
musait qu'on me trouvat laide. Ma pauvre mere
s'en froissait quelquefois.
!
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 21
Combien je lisais a cette 6poque, avec Nanette
et Josephine, deux jeunes femmes de remar-
quable intelligence, qui n'etaient jamais sorties
du canton !
Nous parlions de tout; nous emportions,
pour les lire, assises dans la grande herbe, les
Magasins pittoresques, les Musses des families,
Hugo, Lamartine, le vieux Corneille, etc. Je ne
sais si Nanette et Josephine ne m'aimaient pas
micux que leurs enfants. Je les aimais beaucoup
aussi.
J'avais peut-etre six ou sept ans, quand le livre
do Lamennais, les Paroles dun croyant, fut de-
trempe de nos larmes.
A dater de ce jour, j'appartins a la foule ; a
(later de ce jour, je montai d'^tape en etape a
travers toutes les transformations de la pensee,
depuis Lamennais jusqu'a l'anarchie. Est-ce
la fin? Non, sans doute! N'y a-t-il pas apres et
temjours Taccroissement immense de tous les
progrcs dans la lumiere et la liberty ; le develop-
pement de sens nouveaux, dont nous avons a
peine les rudiments, et toutes ces choses que
noire esprit borne ne peut memo entrevoir.
Des vieux parents, des amis vieux et jeunes,
de ma mere, il ne restc pas plus aujourd'hui que
des songes de mon enfance.
r
22 MEMOIR BS DK LOUISE MICHEL
Je n'ai rencontre" jamais d'enfants a la i\n>
aussi s^rieux et aussi fous ; aussi me'chant^, ci
craignant autant de faire de la peine ; aussi par<.'>-
seux et aussi piocheurs, que mon cousin Jules
et moi.
Chaque annee, aux vacances, il venait aver *a
mere, ma tante Agalhe, que j'aimais4nfinimciii,
et qui me gtitait beaucoup.
Je suis etonn^e maintenant des questions dv,
toutes sortes que nous agitions, Jules et moi;
tantot perches chacun daus un arbre ou nous
suivions les chats, tantot nous arretant pom
discuter au milieu d'une repetition de quclijix
drame d'Hugo, que nous arrangions pour deux
personnages. Ilsne respectent rien, disait-on!
Pourquoi aimions-nous causer d'un arlnv a
l'autre? Je n'en sais vraiment rien; il faisait ban
dans les branches, et puis nous nous jetion- Pun
\. a l'autre toutes les pommes que nous pom ion?
attraper.
Cela faisait des fruits lombfa de I } arbre, p^in-
Marie Verdet (une vieille de pres de cent an>),
qui disait si bien les apparitions des lavandnn ■
blanches a la Fontaine aux dames, ou du f"uil*u
rouge comme le feu, sous les saules du Monlui.
Marie Verdet voyait toujours ces choses-! i, <■»
nous jamais! celane nous tfmpeehait pas de pr<Mi-
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 23
dre plaisir a ses recits, tant et si bien que du
feullot a Faust, j'en vins a m'Sprendre tout a
fait du fantastique, et que dans les ruines
hant^es du chM paiot je declarai, au milieu de
cercles magiques, mon amour a Satan qui ne
vint pas. Cela me donna a penser qu'il n'existait
pas.
Un jour, causant d'arbre en arbre avec Jules,
jc lui racontai l'aventure et il m'avoua, de son
cote, avoir envoye une declaration non moins
tendreaunefemme delettres celebre,M m «George
Sand, qui n'avait pas plus nipondu que le diable :
lingrate !
Nousr6solumesd"accorderwo5/wMssurdautres
sujets ; j'en avais justement offert un, fabrique
comme le mien, a mon cousin, apres une repe-
tition, je crois, des Burgraves ou VHernani,
arrange par nous pour deux acteurs. Dans une
discussion orageuse surVegalit4 des sexes, Jules
avantpreteiidu que sij'apprenaisdansseslivres,
apportes aux vacances (a peu pres de maniere a
etru de niveau avec lui), c'est que j'«Hais une ano-
malie. Nos luths, servant de projectiles, se bi'i-
sercnt dans nos mains, au milieu du combat.
tin regardant au fond do ma memoire jy re-
trouvo une chanson de cctte opoque :
I
4
2* MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
LA CHANSON DES POIRES
On nous dit d'aller,
Pour mettre au fruitier,
Survoillor les poim.
Pouvez-vous lo croiw?
Pour certains enfants
Dont on craint les dents,
Les poiros sont f ratches ;
Les murs ont des breches!
Nous les appelons
Et tous nous chantons,
Secouant les poim.
Vous pouvez le croire !
Au bruit des chansons
En rond nous dansons,
Et voila l'histoire
De garder les poire*.
Encore deux strophes de ce temps, avant de
jeter au feu une poign^e de feuillets jaunis.
Vent du soir, que fais-tu de l'humblc marguerite?
Mi.t, que fais-tu dw flot? Ciel, du nuage ardent?
Oh! mon reve est bien grand et je suis bien petite!
Destin, que foras-tu de mon rflvo geant?
Lumiere, que fais-tu de l'ombro taciturnc?
Et toi qui de si loin Tappelles pres de toi,
flam me! que fais-tu du papillon nocturne?
Songe mysterieux, quo feras-tu de moi?
^«dH
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
25
11 m'a toujours sembl£ que nous sentons la
destined, comme les chiens sentent le loup ;
parfois cela se realise avec une precision
et range.
Si on racontait une foule de choses dans de
minutieux details, elles seraient bien plus sur-
prenantes.
On ci'oirait parfois voir les Contes d'Edgard
Poe.
1
Que de souvenirs! Mais n'est-il pas oiseux
d'ecrire ces niaiseries? Hier j'avais peine a m'ha-
bituer a parler de moi; aujourd'hui, cheichant
dans les jours disparus, je n'en finis plus, je re-
vois tout.
Voici les pierres rondes, aufond du clos, pres
de la butte et du bosquet de coudriers ; des mil-
lieis de jeunes crapauds y subiraient en paix
leuis metamorphoses, s'ils ne servaient a etre
jcti's dans les jambes des v Haines gem. Pauvres
•'ivipi.uds!
l»ans la cour, derriere le puits, on mettait des
''is <le fagots de brindilles, des fascines; cela nous
mi\ ait a elever un tfehafaud, avec des degrtfs,
wne plate-forme, deux grands montants de bois,
•wit enfin ! Nous y repre*sentions les epoques
liisioriqucs, et les personnages qui nous plai-
I
y
j
26 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
saient : Nous avions mis Quatre-vingt-treize en
drame et nous monlions l'un apres I'autre les
degree de notre ^chafaud ou l'on se placait en
criant : Vive la Republique !
Le public <Hait repr^sente par ma cousine Ma-
thilde, et quelquefois par la gent emplum^e qui
faisait la roue ou picorait et gloussait.
Nous cherchions dans ies annales descruautes
huinaines. L'echafaud de fascines devenait le
buchcr de Jean Huss ; plus loin encore, la tour en
feu des Bagaudes, etc.
Corame nous montions un jour sur notre e*oha-
faud en chantant, mon grand-pere nous fit obser-
ver qu'il valait mieux y monter en silence et faire
au sommet l'affirmation du principe pour lequel
on mourait ; c'est ce que nous faisions apres.
Nos jeux n'etaient pas toujours aussi graves :
il y avait, par exemple, la grande chasse, ou, les
pores nous servant de sangliers, nous allumions
des balais pour servirde flambeaux et nous cou-
pons avec les chiens au bruit epouvantable do
cornes de berger que nous appelions des trompes
de chasse; un vieux garde nous avait appris a
sonnerje nesais quoi qu'il appelait l'hallali.
II parait que les regies de la v<*neric elaient
observers dans ces poursuites echevchjes qui so
terminaient en reconduisant, bon gre, mal grt 1 ,
MKMOIRKS J)K I.OUISK MICHEL 27
les cochons chez eux, et quelquefois, par leur
chute dans le trou a Yvmu du potager oil, la graisse
les soutenant, ils fai^aient des « oufs » deses-
perSs jusqu'a ce qu'on les retirat. Ce n'&ait pas
toujours facile. Des horames avec des cordes
sen chargeaient en criant apres nous. Je pas-
sais particulierement pour jouer comme tin cheval
echappe : — c'etait peut-etre vrai.
II faut me laisser Gcrire les choses comme
elles me viennent!
On dirait des tableaux passant a perte de vue
ct s'en allant sans fin dans l'ombre, — je ne
sais ou.
Vous avez vu, dans Macbeth, sortirde l'inconnu
et y rentrer ainsi les fils de Banquo.
Je vois ceux qui sont disparus d'hier ou de
longtemps, tels qu'ils <Haient, avec tout ce qui les
entourait dans leur vie, etla blessure de l'absence
saigne comme aux premiers jours.
Je n'ai pas le mal du pays, mais j'ai le mat des
morts.
Plus j'avance dans ce re*cit, plus nombreuses
se pressent autour de moi les images de ceux
que je ne reverrai jamais, et la derniere, ma
mere, il y a des instants ou je me refuse a le
eroirc, il me semble que je vais mVveiller d'un
horrible cauchemar et la revoir.
28 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Mais non, sa mort n'est pas un re>e.
La plume s'arrete, dans cette poignante dou-
leur ; on aimerait a raconter, on n'aime pas a
t^crire !
Que ma vue se reporte une fois encore sur
Vroncourt ! *
Pres du coudrier, dans un bastion du mur du
jardm, 6tait un banc, ou ma mere et ma grand'
mere venaient pendant 'I'M, apres la chaleur du
jour.
Ma mere, pour lui faire plaisir, avait empli ce
coin de jardin de rosiers de toutes sortes.
Tandis qu'elles causaient, je m'accoudais sur
le mur.
Le jardin e"tait frais dans la rose*e du soir.
Les parfums, s'y melant, montaient comme
d'une gerbe; le chevrefeuille, le r<*s<$da, les roses
exhalaient de doux parfums auxquels se joignait
l'odeur pe"netrante de chacune.
Les chauves-souris volaient doucement dans le
cre-puscule et, cette ombre bercant ma pensee,
jedisais les ballades que j'aimais, sans songer
que la mort allait passer.
Et les ballades, et la pense*e, et la voix s'en
allaient au souffle du vent, — il y en avait de
belles :
1
MEMOIRKS DB LOUISE MICHEL
29
Enfants, void les boeufs qui passent.
Cachoz vos rouges tabliers !
Et les Louis dor? et la Fiancee du timbalier? et
tant d'autres?
Avec ces jours d'aurore s'en sont allds les re-
frains tristes ou reveurs. Je ne dis plus m6me la
chanson de guerre : en silence je m'en vais, en
silence, comme la mort.
rf!'?«**IM*!i**-v«"--
I
IV
*
J
f
Dans ma carriere d'institutrice, commencee
toute jeune dans mon pays, continued u Paris
tant comme sous-maitresse chez M me Vollier,
16, rue du Chateau-d'Eau, qu'a Montmartre, j'ai
vu bien des jours de misere ; toutes celles qui
ne voulaient pas prGter serment a l'Empire en
etaient la.
Maisje fus plus favorisee que bicn d'autres,
pouvant donner des lemons de musique et de
dessin apres les classes. Qu'est-ce, du reste,
que la souffrancc physique , devant la perte do
ceux qui nous sont chers ?
mon amie ! ma chere mere ! mes braves com-
pagnons!
En remuant ces souvenirs, je retourne le poi-
gnard, cela fail du bien souvent. Si un etre quel-
conque avait invente" la vie, a quelle horrible
chaine on lui devrait d'etre attaches !
Je voudrais bien savoir de quoi ceux qui y
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 31
cioierit remercient la Providence ; c'est un mot
hicn commode etbien vide de sens, etToeuvre de
cette toute-puissance serait affreusement crimi-
nolle.
Comme on a d^cpuvert tant d'autres choses,
on de"couvrira les principes de nombre et d'affi-
niute qui gi-oupent les spheres et les etres ; il
faudra bien que cela vienne, que la nature
domptee serve l'humanite" libre, que la science
s'en aille en avant au lieu de s'attarder en
orriere, arreteepar toutes les infaillibilite's.
Allons, les chasseurs de l'inconnu ! L'etape le-
gcndaire qui ouvrira la route ! A bas toutes les
tbrteresses ! Que toutes les portes soient grandes
ouvertes et qu'on force tous les mysteres ; que
tout s'^croule dans les abattoirs, les lazarets oil
la bctisc humaine nous maintient !
J'oublie toujours que j'ecris mes Memoires !
Ou en Ctais-je?
La sont quelques poignees de fragments de
mon enfance : j'y prends au hasard.
Voici une description de Vroncourt conserved
par ma mere.
A combien de choses a survecu ce bout de
papier jauni !
'■'■/:&»£»; V;*<
32
MKMOIRKS DR LOUISR MICHKL
VRONCOURT
C'est au vereant cle la moiitagiie, cntre la fordt et la plaint. •
ou y entood hurler les loups, mal. on n'y voit pas igo^
les agneaux. A Vroncourt on est separe du monde. Le vent
XZil 1 V' ieUX , Cl0Cl,er de 1,6 « ,ise et les vlellto. tours du
chateau; il courbe coimne uue uier les champs de ble urnr-
1 orage But un bruit formidable et c'est la tout ce qu'on emend!
Cela est grand et cela est beau.
L'ouvrage tHait, non moins que la Haute-
Mame legendaire, illustre de charbonnages par
le meme auteur.
On y voyait la Fontaine aux Dames avec l'om-
bre des saules sur I'eau, et stir cette ombre se
d^tachaient les blanches lavandieres (d'apres la
description de Marie Verdet).
—Deye,disait'e\\e,ceserotpaslepemesivafeyiez
un live su Vroncot et pen qiCelles rty serent mie!
Aussi j'avais mis les trois fantomes sous les
saules.
— Ily en ai eune que brache le temps passe, disait
Marie Verdet, Vautre que ge'mit lesje's d'auden et
I'nnte' ceux de demain.
Les pales lavandieres qui gemissent sous les
branches, l'une sanglotant les jours passes,
l'autre pleurant ceux d'aujourd'hui, la troisieme
ceux de demain, ne rappellent-elles pas les
nornes?
mg&ijiim* 1 '*** •
M^MOIRFS DE LOUISE MICHEL 33
Une autre illustration du m6me ouvrage re-
pi^sentait la grande diablerie de Chaumont. lis
sont loin ces barbouillages, cherchant k repro-
duce la sensation produite par les clairs de lune,
les for6ts, la neige, la nuit ; quelques-uns, per-
sonnifiant cette sensation sous des formes spec-
trales.
Voici un second fragment (le dernier) de la
Haute-Mame legendaire ; je le place ici parce
qu'il contient la description exacte de ces f6tes
septenaires qu'on appelait les Diableries de
Chaumont.
Les diableries de Cliauuiont tiennent de lliistoire, du roman,
de la tegende.
La diablerie eat un rftve qui a exists et dont oa voyait encore
des traces k la fin du Steele dernier.
Pariui les institutions bizarre* disparues avec le moyen Age,
la diablerie de Chaumont est de celles qui, le plus longteinps,
survecurent 4 leur 6poque.
Le pavilion flotte encore quand le navire est submerge
Tons les sept aus, discnt les chroniqueurs dc la Champague,
douzc homines vttus en diables, comme Ion suppose que shabil
lint les diables, avec des friperies de ienfer oifc se trouvent tons
!<•* drguisements, voire infime celui de Jehovah, — les diables
de Chaumont trouvent le leur chez la vieille Anne Larousse, &
ronselgne Brae ttjoie: immense paire de cornea et une ca-
ffoulc noire ; — ils accompagnaieut la procession du dimanche
dos Rarneaux, pour honorer le ciel en y rcprtfsentant Tenfer.
Apr«>s avoir ainsi figure pour I'amour de Dieu, nos seigneurs
l« i s diables se r*>pandaient dans les campagues qu'ila avaient le
droit de piller & cceur joie pour I'amour du diablc.
Pourquoi avait-on choisl ce nombre de douse? Les chroni-
I
'■ -v- s .
'3i MlUlOHlES DE LOUISE MICHEL
quours disent que cVtalt en I'ltonuour tloo doiuo Apdtros quoi-
qiro cotte nmniere do les konorer no dut pas lenr etre infi„i.
uieut agreable; lea savanta pivtendaieut qu'ils signiflaieut les
.dome slgncs du Zodiaquo, dautres oncore qu'ils etaient l'image
dos His do Jacob, mais ancnno de cos suppositious netail .J.
neralement adoptee; il s'elcvait a chaque diablerie entre Im
savants, ctercs et astrologues de la bonno ville do Cbaumoiit
nombrc de quoroiles qui. so vidant a coups de plume, faisaiml
-telle deponso <k> pnrcheniin qu'une multitude d'Auics pnyaiont
de lour vie ces combats.
Toujours est-il que messieurs les Diables
chantaient Quis est iste rex glorix avec autant
d'entrain qu'auraient pu le faire ceux dont ils
portaient le costume, mais avec moins d'cnsem-
ble, le diable ay ant l'orcille esseritieilement ran-
.sicale.
La diablerie de Chaumont durait du dimanelio
des Hameaux a la Nativity de saint Jean, et so
terminait par les principales actions de la vie de
ce saint representees sur dix theatres exposes a
la devotion des fideles.
La fete se terminait par un supplice. (Point do
bonne fete sans cela a ces dpoques-la et m6mo
a la ncMre !)
Le supplice n'e*tait d ordinaire que figure* —
l'&me d'Hdrode qu'on brulait tHant un manne-
quin.
Mais la dernierc annde qu'on fit ces saintes
orgies cut lieu an evcnement qui hflta lour fin.
.«^wf-*'-" J
1
MEM01RES DE LOUISE MICUKL
Cet 6 vehement (non relate dans les chroniques
ecritcs)ne faisait pas, pour Marie Verdet, l'ombre
dun doute.
Son grand-p&re tenait du sien, qui le tenait
dune arrUre-aieule, que cette fois lame d'Hei-ode
avait si bellement geslieule que les assistants
sen esbattaient plein le val des eseholiers ; tout a
coup l'ombre se prit a gSmir, on cria : Au mira-
cle! d'autant plus facilement qu'il y avait d<is os
culcines dans la cendre du bucher.
Mais, si on trouva des os dans la cendre, on nc
houvait plus lebeau chanteur de lays NiciasGuy ;
c'estlui qui, par vengeance d'amour, avait etc si
mechammcnt occis.
Lors memo qu'il n'y auiait pas eu un peu data-
visine dans ma facilite a rimer, qui ne serait
pus ilcvenu poete, dans ce pays de Champagne
el Lorraine, ou les vents soufflent en bardits de
revolte ou d'amour! Par les grandes neiges
•Ihiver, dans les chemins creux pleins d'aube-
pines au printemps et dans les bois profbnds et
noil's aux chenes enormes, aux trembles, aux
holies parcils a des.eolonnes, on suit encore les
chemins paves des Homains dominatcurs, d» ; pa-
ves en larges places par les invaineus de la
lluule chevelue.
Oui, la, tout le monde est un peu poete. Xu-
30 M^MOTRES DE LOUISE MICHEL
nette et Josephine, ces filles des champs, l'etaient
a la facon de la nature.
Apres bien du temps, a travers bien des flots,
une de leurs chansons, X&gi na du has (l'oiseau
noir du bois) me revenait dans les cyclones.
La voici, et voici la mienne, faite la-bas, au
fond de la mer; on y trouvera la meme corde, la
corde noire, qui vibre au fond de la nature.
La leur est plus myste'rieuse et plus douce; on
y sent les roses de 1'^glantier des haies; mais,
d'une meme haleine, l'oiseau du champ fauve
£grene ses notes me*lancoliques et gronde le flot
frappant les e*cueils.
L AGE NA OKU CHAMP FAUVE
Dans lVhamp fanne' c'otot
Un bel agri chantot.
Tout na il (Hot
11 fo y brachot.
Ka ki dijot l'ago,
L'ago dou champ fauve?
Co tot pa les cYhos
Sous los dbres du bos,
Li bi.se plourut
Devon Iu brAehot
Co quo dijot 1'%'
L'ago don champ fauve?
i
!&$*•■■• -
MEM01RES DE LOUISE MICHEL 37
Traduction mot a mot :
L'OISEAU NOIB DU CHAMP FAUVE
Dans le champ fauvc c'etait.
Un bel oiseau chantait.
Tout noir il ctait.
Si fort sanglotait!
Que disait-il I'oiseau,
L'oiseau du champ fauve?
C'etait par les cchos.
Sous les arbres du bois
La bise plcurait,
Avec lui sanglotait
Ce quo disait l'oisoau
L'oiseau du champ fauve.
Est-ce la peine, oprfes celo, de inettre mes
strophes? Que le lecteur les passe s'il lui plait.
Elles ne sont la qu'a cause du lien qui cxiste
entrc elles et les couplets de l'oiseau noir du
champ fauve.
AU BORD DES I'LOTS
Voix etrangos de la nature,
Souffles des brises dans les bois,
Souffle du vent dans' la mature
Force aveugle! puissantes voix!
TompeHos, effluves d'orage,
Que dites-vous, gouffros des Ages,
Souffles des brises dans les bois?
:i
33 MlhiOIRKS DE LOUISK MICHKL
Le cyclone hurle, la uior grondo,
Le ciel a erevc; touto rondo
So verse dans le noir tombeau.
La mer eehancro le rivage,
Soufflez, soufflcz, 6 vents d'orago.
La nuit emplit la tern; et l'eau.
La torro froinit, le sol fume
An milieu de la grande nuit.
La iner, de ses griffes d'ccumc,
Monte aux rochers avee grand bruit..
Un jour, pour ses oeuvres supremos,
L'hoiniuc prendra tes forces implies
Nature, dans la grande nuit.
♦
Toute ta puissance, nature,
Et tes fureurs et ton amour,
Ta force vivo et ton inunnure,
On te les prendra qudque jour.
Coiunie un outil pour son ouvra«»e.
On pnrtnra do plagn »»n plag<>
Kt t«>s furours ot ton amour.
J'ai peur de faire trop longue cette premiere
partie de ma vie ou si calmes d'e*ve*nements, si
tourmente's de songes, sont les jours d'autrefois;
des choscs pue>iles s'y trouveront, il en est dan*
les premieres anneesdc toute existence humainc
(ct memo dans tout le cours de 1'existence). Je la
lerminerai promptement (mais j'y reviendrai,
amende par unc chose ou l'autro dnns le cours
du nScit).
■pp*""" I
i
MlhlOIRES 1)K LOUlSfc MIC1IKL 30
En ccrivant, comme en parlant, je m'emballe
souvent! Alors, la plume ou la parole s'en va
poursuivant son but a travers la vie comme a
travers le monde.
J'ai parte d'atavisme. La-bas, tout au fond de
ma vie, sont des re*cits 16gendaires, morts avec
ueux qui me les disaient. Mais aujourd'hui en-
core, pareils a des sphinx, je vois ces fant6mes,
sorcieres corses et filles des mers, aux yeux verts ;
— bandits fcodaux; — Jacques; — Teutons, aux
cheveux roux; — paysans gaulois, aux yeux bleus.
ii la haute taille ; — et tous, des bandits corses
aux juges au parlement de Bretagne, amoureux
de 1'inconnu.
Tous transmettant a leurs descendants (legi-
times ou batards) Heritage des bardes.
Peut-6tre est-il vrai que cliaque goutte de
sang transmise par tant de races diverses fer-
mcnte et bout au printcmps se*culaire; mais a
I ravers tant de legendes raconte*es sans que pas
une ait (H6 derite, qu'y a-t-il de sur?
Quelques notes sur mon pays natal.
La charrue y met au jour le cercueil de pierre
do nos peres les Gaulois ; le couteau a (jgorger
la victime et Tencens du Romain. Le laboureur,
accoutume" a ces trouvailles, les d&ourne (quel-
quefbis pour faire une auge du cercueil, pour
parfumer l'cnormc souche qui brule sous sa
grande cheminee avec rencens augural) et il
continue a chanter ses bceufs, tandis que derriere
lui les oiseaux ramassent les vers dans les sillons
ou verts.
Commc j'aime a songer a ce petit coin deterre !
J'aurais aime, si ma mere avait pu survivre a mon
absence, passer pres d'elle quelques jours pai-
sibles, comme il les fallait pour elle, avec moi
travaillant pres de son fauteuil, et les vieux chats
caledoniens ronronnant au fover.
Tanl d'autrcs vivent si longtemps ! Ces jours-
la ne sont pas i.iils pour nous.
MlhlOIRRS DK LOUISR MICHRL <*'
Parlons de la Haute-Marne; elle eut son
royaume d'Yvetot, le comt6 de Montsongeon
(royaume du Haut-Gue).
Entre trois cours d'eau qui le font ressembler
d une ile, au pied des montagnes que dominait
sa forteresse, Montsongeon eut ses armies qui,
dans les guerres de Lorraine, remporterent des
victoires.
Dans Montsongeon comme dans une place de
guerre on fermaitles portes. Celle de dom Marius
donnait sur la campagne, les autres sur la Saone ,
la Tille et la Vingeance.
Le petit royaume fut bien des fois vendu ot
revendu; les coupes des roitelets 6taient plus
grandes que les vignes de leurs eoteaux ; leurs
belles dames, aussi, avaient besoin d'argent pour
des libe"ralite"s ou pour toute autre chose.
Et puis il y avait les donations aux abbayes, en
expiation des crimes que les seigneurs avaient
accoutumance de commettre.
Un Pierre de Mauvais-Regard trouva moyen de
partager en deux moitiCs une somme volee : de
Tune, il se servit pour expier, et de l'autre pour
-continuer es ptchiers; puis, afin d'etre tout a fail
en regie, il donna, pour cent sots de Langres, lc
droit de pature, dans une partie du Montson-
I
42 MriMOIRES DE LOUISE MICHEL
geonnais, aux moines d'Auberive. Un autre
Pierre ayant grand besoin d'argent et sa femme
aussi, ils vendirent tout ce qu'ils poss^daient a
Boissey et autres lieux. Le royaume s'dmietta
vers la fin du xin 6 siecle.
Le nom de Montsongeon a ete l'objet de savantes
discussions.
On voulut le faire deliver des pretres de Mars
(les Saliens). Mais comme on ne trouvait pas
d'antiquit^s romaines on se rabattitsur les Francs
[Saliens).
« Deye, disait Marie Verdet, gutS b£e temps
que c'etot tenle" qu'on ellot cueilli le" sauge pou 16
me'ledes mame que M me le* Bourelle de Langres
en cueillot pou se remedes gne" par cent ans. »
Peut-etre bien que Marie Verdet avait rai-
son.
A Beurville, sur le cours d'eau du Geffondret,
c'est unehistoire d'amour qu'onplace. Vers 1580,
a l'^poque des guerres de religion, Nicolas de
Beurville, chef des bandes armies qui couraient
le pays, aimait la fille du sire Girard de Hault et
comme c'estl'usage entre gens a qui on le defend,
elle le paya de retour.
II semblait que leur mariage fut impossible.
La belle Anne de Hault trouva moyen, au moment
ou la contre*e 6tait dans la terreur des bandes de
!
UEMOIttES DE LOUISE MICHEL ™
Beurville, qu'on demandat a son pfcrc de lu
sacrifier a la paix du territoire.
Une deputation afTolee vint supplier le pere,
et au besoin exiger, que l'on offirll a Nicolas sa
belle Anne en manage avec une forte dot, a con-
dition qu'il irait dans une autre contree piller les
nauvres gens pour l'entretien de ses companies.
C'est ce qui fut fait. Beurville alia piller ail-
leurs, et le jour etant vcnu ou il eut de quoi se
repentir en paix, les deux epoux rebatirent bainte-
Colombe etvecurent heureux - la legende ne dil
pas s'il en etait de memc de leurs vassaux.
Une longue rue sur le roc escarpe du Cona,
dos tombes sous les mines dune chapelle au bas
de la montagne, si nombreuses qu'elles forment
un nid, le nid de la mort, c'est Bourmont entoure
de collines bleuatres ; quelques-unes sont cou-
ronnees de forets. Au sommet de l'une d elles
un ermitage qui a trow Wgendes : la premiere
lui donne pour fondateur le diablc; la seconde,
lo bon Dicu; la troisieme, l'amour d'un berger
pour la belle Marguerite, fille de Renier de
Bourmont.
Apres le siege de la Mothe, dont une horloge
ct d'autres choses curieuses furent apportfes a
Bourmont, on y utilisa les epavcs de cette ville.
Bourmont etait alors si pauvre, par Vobligation
4 * AltiMOIRES DE LOUISE MICHEL
de nouprir des gens de guerre, que les gens
quasi-mendiants, y obtinrent la permission de
vendre leur cloche.
Maintenant Bourmont devient vraiment une
ville.
De Langres et de Chaumont, je ne dirai pas
grand'chose : on les connait. Du viaduc do
Chaumont, qui traverse le val des tfcoliers, tout
le monde a vu la vieille ville du mont Chauve
Du chemio de fer, de meme, on voit Langpes
sur son roeher avec ses noirs remparts.
Une vieille querelle, querelle surtout de pro-
verbes et chansons, existait entre Langres et
Chaumont.
A Chaumont on disait de Langres :
Ld haut su cos rochers,
Moitid fols, moitid cnrdgo's.
A Langres, on disait de Chaumont, entre des
j couplets par centaines, celui-ci
i
i
Oi Langres y fait frd, dit-on,
Mais y fait chaud ai Chaumont.
Car quand bige veut ventai,
Pour ben Tat roper l'cmpochai d'entrai,
Car quand bigo vnut ventd
Lai pole on y fait fremer (bit).
Autrefois, aux environs de Chaumont, un jeuno
!
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL <*•"»
homme pendant des ann^es allait s'asseoir silen-
cieusement sous le manteau de la chemin^e, le
dimanche, sans oser t^moigner autrement son
desir de demander la fille de la maison en ma-
nage.
— Bonjo tout le monde ! disait-il en entrant ;
on lui offrait une chaise, et au bout de longues
heures il se levait, disait : Bonso teurteu ! et s'en
allait pour jusqu'au dimanche suivant.
Quand, rouge jusqu'aux oreilles, il osait faire
sa demande, la jeune fille, si elle acceptait, rap-
prochait les tisons • si elle refusait, elle laissait
le feu s'eteindre. Dans ce cas, tout etait fini ;
dans l'autre, les parents s'arrangeaient pour
rtSgler la noce.
Aujourd'hui encore, les jeunes gens vont s'as-
seoir silencieusement au foyer de la bien-aime"e,
pendant longtemps, avant d'oser lui parler.
Jadis, pres de la forteresse du pays (chate
pa'iotj, on allait conjurer les esprits des ruines
avec une piece d'argent, un couteau affile*, une
chemise blanche et une chandelle allumee.
Pourquoi faire la piece d'argent? disais-je. Et
Marie Verdet, baissant la voix, rt*pondait : — -
Pour le diable !
Et la chandelle aliunde? (Vest pour le bon
Dicu ! Et la chemise blanche? Pour les morts !
3.
40 MtiMOIRES DE LOUISR MICHEL
Et le couteau a la lame affile ? — Pour le consul-
tant s'il mentait a la foi jur^e.
Mais la foi juree a qui ?
A l'inconnu, au feullot.
Et la foret du Der (des Chtnes), n'en dirons-
nous rien ? (Jamais le pied de l'envahisseur ne
l'avait foulee, on n'y trouve mil vestige romain.)
La foret du Der ou Derff tout entiere £tait
sacr£e, — l'ombre e"paisse des chenes y regne
encore. Autrefois, avant les temps historiques,
s'y reTugia, dans un antre, un proscrit, traque"
comme un fauve, et qui vivait en fauve {de chair
humaine).
Les gardiens de pourceaux des Me"rovingiens
y batirent des fermes lacitstres; il en reste des
debris dans la Mare-aux-Loups.
L'e"tang de Blanchetane — reste d'une mer cre"-
tacee qui, sur ses rives arides, jusqu'a la ferine
du Pont-aux-Boeufs, n'a pas meme une bruyere,
mais du sable, souleve' par le vent en petites
vagucs. y
Comme il fait bon, dans nos bois, entendre $
dans le silence profond le marteau lourd des
forges; les coups sees de la cognee qui font
frissonncr les branches; les chansons des oi-
seaux et le bruissement des insectes sous les
feuilles !
I
XKM0IRK8 DK LOUISE MICHEL «
A l'automne, avec ma mere et mes tantes, nous
idlions loin duns la for6t.
Tout a coup, on cntendait casser des bran-
rheltes : c'etait quelque pauvre vieille faisant son
tU -Eh petiote ! le gade as t£ pa 16? Vest'en, pa 16
quiche de le tranche, si le gade passot tu chan-
teros ! faut que je feye mes ecotwes (balais).
Combien peu montaient ces brins de bouleau,
dans les grands bois!
D'autres fois, c'etait le ouf d'un sanglier ren-
trant dans les fourres ou de pauvres chevreuils
fuyant comme l'^clair.
On eat dit qu'ils sentaient venir les chasses
dautomne ou Ton egorge au son du cor tant de
pauvres biches pleurant les vertes feuillees
La bete detruit pour vivre, le chasseur detruit
pour detruire, le t'auve ancestral se reveille.
Maintenant, les jours d'enfance sont esquisses
etvoila,<Hendusur la table, le cadavrcdemavio :
disscquons a loisir.
1
.Kit :■;■*
VI
Quand la mort se fut- abattue sur la maison
faisant le foyer desert ; quand ceux qui m'avaiem
&evee furent couches sous les sapins du cimetiere
comment pour moi la preparation aux examens'
a institutrice.
Je voulais que ma mere fat heureuse. Pauvre
femme !
J'eus, outre mon tuteur (M. Voisin, ancien
juge de paix de Sainl-BIin, tout comme s'il se fat
agi d'administrer une fortune), ma mere comme
tutnce, et M'Girault, notaire a Bourmont, comme
subroge" tuteur !
Ce n'etait pas trop, disait-on, pour m'empecher
de denser de suite les huit ou dix mille francs
(en terres) dont j'heritais. Us sont loin main-
tenant!
Je vois dans ma pensec une seule parcelle de
ces terrains; c'est un petit bois plante par ma
more elle-meme, sur la; C 6te des vignes, ct qu'ello
f
V
MtiMOIRKS DE LOUISE MICIIKL 49
continua de soigner pendant son long sejour
dans la Haute-Marne, pres de sa mere, tandis que
j'tHais sous-maitressea Paris : c'est-a-dire jusque
rers 1865 ou 1866. Nous avonseu pendant peu de
temps, comme on voit, le bonheur de vivre en-
semble.
« Les choses ont des larmes », a dit Virgile.
Je le sens en pensant au petit bois et a la vigne
arroses des sueurs de ma mere.
De la, on voyait le bois de Suzerin avec le toit
rouge de la ferme.
Les montagnes bleues de Bourmont; Vron-
court, les moulins, le chateau ; toute la cote des
l)16s, ondulant sous le vent ; c'est ainsi que je me
figurais la mer, et j'avais raison.
Ma grand' mere Marguerite voulut voir la vigne
avant de mourir, mon oncle l'y porta dans ses
bras.
Les Prussiens, passant comme passent tons
les vainqueurs, ont conpe le bois et de"truit la
vigne ; une petite hutte eHait au milieu; je crois
qu'ils Tont brule"e, en faisant pour se rlchauffer
du feu avec les arbrcs.
Ma. mere dut vendre le terrain pendant mon
sejour en CalCdonie, pour payer des dettes faites
par moi pendant le siege, et qu'on lui r^clama.
Revenons au passo\ Mon education, ft part
<*m$
1
J
:J0 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
1m trois mois passes a Lagny aux vacances do
1851, fut taite par mes grands-parents a Vron-
court et par M™ Beths et Royer aux cours nor-
maux d.e Chaumont (Haute-Marne).
C'est a ces vacances de 1851 que nous allames
ma mere et moi, passer quelques mois chez mes
parents des environs de Lagny.
U, mon oncle, qui n'aimait guere a me voir
^cnre et s'imaginait toujours que je laisserais
les examens d'institutrice pour la po<*sie, me
placa, pour etre plus tranquille a ce suiet, au
pensionnat de M- Duval, de Lagny, ou sa fille
avait ete elevee; j'y f us pensionnaire pendant
environ trois mois.
Dans cette maison, comme a Chaumont, on
vivait les livres ; le monde r^el s'arretait sur le
seujl et l'on se passionnuit pour les parcelles de
sciences qui s'emiettent devantles institutrices •
tout juste assez pour donncr soif du reste- ce
reste-la on n'a jamais le temps de s'en occuper
Le manque de temps I c'etait avant 71 , la torture
de toute vie d'institutrice. On dtait aux prises
avant le diplome, avec un programme qu'on se
gfossit outre mesure, et, apres, avec le memo
programme degonfle\ vous laissant voir que vous
ne save* ricn !
Pnrblcu ! cc n'etait pas unc nouvclle, toutcs
Xj&0&' r '"'
!
Mh'MOIRKS DE LOUISE MICHEL SI
on etaient la u cette dpoque ; mais les sources
vives ou Ton eut voulu se d6salte>er ne sont pas
pour ceux qui ont a luttcr pour I'existence.
J'aurais voulu, tout en continuant mes etudes,
rester a Paris comme sous-maitresse : beaucoup
lc faisaient. Mais je ne voulus pas alors me s6-
parer de ma mere et, avec elle, je retournai dans
la Haute-Marne, pres de ma grand'mere Mar-
guerite.
C'estpourquoi, en Janvier 1853, je commen<;ai
ma carriere d'institutrice a Audeloncourt
(Haute-Marne), ou j'avais une partie de mafamille
maternelle.
Mes grands-oncles, Simon, Michel et Francis,
qu'on appelait l'oncle Francfort, vivaient encore ;
lours (Spaisses chevelures rousses n'avaient pas
meme de fils d'argent.
CiHaiont de beaux et grands vieillards, aux
fortes dpaules, a la tetc puissante, simples de
cceur et prompts d'intelligenee, qui, comme les
freres de ma mere, avaient appris, je ne sais com-
ment, une foule de-choses et qui causaient bien.
Un arriere-grand-pere avait achetc 1 autrefois
toute une biblioth6quc aupoids : vieilles bibles
illustrees d'images aux places ou Homere appe-
lait les nuties sur ses personnages ; anciennos
clironiques, oi'i souf'fluit si bien la legende, que
4
•"»* MtiMOIRBS DE LOUISE MICHEL
les grands-oncles en avaient quelque chose;
volumes de sciencesal'tkatrudimentaire; romanJ
du temps passe\ tout cela avec privilege du roy.
Les a 6taient encore remplace*s par des o.
J'en entendis parler avectant d'enthousiasme
que moi aussi je regrettais les livres eflfeuilles
ou perdus.
Les romans s'etaient.uses dans les veille*es de
Yecre'gne ou la lectrice mouille son pouce a sa
bouche pour retourner les pages, et laisse tomber
sur les infortunes des heros une pluie de larmes
de ses yeux naifs.
Vecreyne, dans nos villages, est la maison ou,
les soirs d'hiver, se re"unissent les femmes et
les jeunes filles pour filer, tricoter, et surtout
pour raconter ou e*couter les vieilles histoires du
feullot qui danse en robe de flamme dans les
preles (prairies) et les nouvelles histoires de ce
qui se passe chez l'un ou chez 1'autre.
Ces veille*es durent encore ; certaines conteuses
charment si bien l'auditoire que la soire'e se pro-
longe jusqu'a minuit.
Alors un peu tremblantes, sous l'impression
emotionnante du re"cit, les unes, autant qu'il est
possible, reconduisent les autres.
Lesderni6rcs, cellesqui demeurent loin, cou-
rent pour regagner leur logis pendant qu'elles
I
MriMOIRES DE l.OUISK MICHEL S3
entendent les amies qui les helent pour les ras-
surer.
La neige s'^tend toute blanche, il fait froid, et
le givre — comme les flours en mai — couvre
les branches.
Peut-6tre cette bibliotheque contribua a jeter
dans ma famille maternellc, oil Ton n'e*tait pas
assez riche pour avoir de Instruction, la cou-
tume d'e*tudier seul.
Les freres de ma mere y puiserent : l'oncle
Georges, une e"tonnante Erudition historique ;
l'oncle Michel, la passion des mecaniques dont
j'abusais e*tant enfant, l'ayant fait descendre a la
confection d'un petit chariot et de mil)^ autres
objcts, et que je mis, pendant la guerre de 70, a
contribution encore pour un moyen de defense
qu'on refusa et qui etait bon. J'aimais beaucoup
mes oncles que j'appelais effrontement Georges
et Fanfan jusqu'au jour oil ma grand'mere me
dit que c'e*tait tres nml de traiter ses parents avee
aussi peu de respect. Mon troisiemc onele, qui
revcnait duscrvicc militaire, y avait pris ou garde
de vieux livres le gout des voyages ; une juste
appreciation de bien des cboses, et sttrtout de la
discipline, lui fournissait des reflexions, qu'il
•Hait loin de me croire capable de comprendre.
Au fond de toute discipline germe lanarehie.
I
•'■$*M
34 Mtf.MOIRES DE LOUISE MICHEL
Cet oriole est mort en Afrique il y a bieu des
amides.
Puisque je suis retournee aux jours dc mon
enfance, laissez-moi regarder encore a cette e*po-
que (si le livre est trop long on sautera les feuil-
lets).
Voici le vieux moalin sur la route de Bour-
mont, au bas d'un coteau sauvage ; l'herbe est
epaisse et fraiche dans le pre" que borde lVStang.
Les roseaux font du bruit, froisses par les ca-
nards ou pousse"s par le vent.
Dans le moulin , la premiere chambre est
obscure, meme en plein jour; c'est la que l'ondo
Georges lisait tous les soirs.
Que de choses il avait apprises en lisant ainsi!
Tous, vivants et morts, les voici a la place
d'autrefois.
Les voila, tous les chers ensevelis ! Les vieux
parents de Vroncourt semblables aux bardes;
los sooiirs de ma grand'mere Marguerite avec les
coiffes blanches, le fichu attach^ sur le cou par
une (jpingle, le corsage carro\ tout le costume
des paysannes qu'clles garderent ooquettement
depuis le temps de leur jcunesse (ou on les appe-
lait les belles filles) jusqu'a leur mort : leurs
trois noms dtaient simples comme elles, Margue-
rite, Catherine, Apolline.
i
j
?
r/i
MriMOIREft DE LOUISE MICHEL
Des deux socurs de ma more, Tune, ma tante
Victoire, etaitavec nous a Audeloncourt ; 1'autre,
ma tante Catherine, etait aux environs de Lagny :
toutes deux avaient, commemamere, cette nettete
absolue, ce luxe de proprete qui, de leurs ban-
deaux de cheveux a la pointe des pieds, ne lais-
sait ni l' ombre d'une tache ni un grain de pous-
siere.
Ainsi elles etaient au fond ducoeur!
Dans lapremiere jeunesse de ma tante Victoire,
des missionnaires prechant a Audeloncourt
avaient laisse" un fanatisme religieux qui entraine
bien des jeunes filles au couvent. Ma tante fut
du nombre, mais apres avoir e*te" novice ou sceur
converse a l'hospice de Langres, sa sante" brisee
par les jeunes la forca de revenir ; e'est a cette
epoque qu'elle commenca a habiter pres de nous,
a Vroncourt, ou ellerestajusqu'a lamort de mes
grands-parents
Elle e"tait de tr&s haute taille, le visage un pen
maigre, des traits fins et reguliers.
Jamais je n'entendis de missionnaire plus
ardent que ma tante ; elle avait pris du christia-
nisme tout ce qui peut entratner : les hymncs
sombres ; les visites le soir aux eglises noyt'es
d'ombre ; les vies de vierges qui font songer aux
druidesses, aux vestales, aux valkyries. Toutes
3 « MlhlOIHES DE LOUISE MICHEL
ses nieces furent entrained dans cemysticisme
et moi encore plus facilement que les autres'
Etrange impression que je ressens encore '
J ecoutais a la fois ma tante catholique exalte
et les grands-parents voltairiens. Je cherchais
cmue par des reves etrange*: ainsi 1'aiguille
cherche le nord, affolee, dans les cyclones
Le nord, c'cHait la Revolution.
Le fanatisme descendit du reve dans la reality
ma v,o, aupas de charge, s'en alia dans les Mar.
setiiawes de la fin de l'Empire. Quand on avait
le temps de se dire des verites les uns aux autres
Fern* me disait que j'etais devote de lalMvolution '
C etait vrai ! n'en ^ions-nous pas tous fanatiques?
I outes les avant-gardes sont ainsi.
Hevenons a mon ecole d'Audeloncourt ouverte
en Janvier 1853. 6eole libre, comme on disait, car
pour appartenir a la commune il eut fallu prater
serment a l'Empire.
Je ne manquais pas de courage, nourrissant
meme 1 illusion de faire a ma mere un avenir
neureux.
Les mois de classe ne pouvaient etre que dun
franc somme relativement forte pour les travail-
leurs des champs) ; n'ayant pas l'age exige pour
avo.r des pensionnaires, j^tais obligee de placer,
chez les parents des <M6ves d'Audeloncourt; celles
m£M0IRB8 DE LOUISE MICHEL 37
qui appartenaient a d'autres villages. Mais, mal-
gre les denonciations de quelques imbeciles a ce
sujet et sur mes opinions politiques, ma classe
marchait d'autant mieux que j'avais le zele de la
premiere jeunesse ; je la faisais avec passion.
Les amis de Fordre, qui daignaient s'occuper
de moi, me disaient rouge, c'est-a-dire rGpubli-
caine ; et comme pensant a men alter a Paris,
chose dont ils n'auraient pas da etre faches,
eepcndant, puisque mamaniere de voir les genait.
Ges accusations e*taient parfaitement vraies:
Paris a peine entrevu, et entrevu bien au-dessous
des merveilles qu'on m'en avait dites, mattirait ;
c'etait la seulement qu'on pouvait combattre
1'Empire. Et puis Paris vous appelle si fortement
qu'on en sentl'impression magnetique.
Les denonciations qui troublaient le repos de
ma pauvrc mere me procuraient un bon voyage
a Chaumont. J'y revoyais ma pension, mes mai-
trcsses, mes amies avec lesquelles, comme autre-
fois , je faisais des malices attx vilaines gens.
J'y passais deux jours souspretexte d'affaires.
11 me souvient d'avoir, avec Clara, caute un
grand emoi a certains pourfendeurs de republi-
cans (en paroles bien entendu), sur les portes
desquels nous avions fait a la craie rouge une
marque, mystMeuse, disaient-ils ; bien niyste-
i
j ° 8 MEMOJKKS DE LOUISE MICHEL
j Heuse, car les uns y virent Ie triangle egalitaire
j (un peu allonge), les autres un instrument de
j supphce inconnu) et ceux qui n'&aient pas inte-
] ress^s dans l'affaire, une grande oreille d'ane
. Ceux-la avaient raison.
Je revois Chaumont tel qu'il etait alors : le Bou-
lingpin ; la vieille rue de Ghoignes, de sinistre
mtaoire, ou demeure le bourreau; le viaduc
tenant tout le val des ticoliers ; la librairie
Sucot, contenant tout ce qui pouvait me tenter
et ou institutrice comrae eleve, j avais toujour*
des dettes. La grosse tete frisee de M. Sucot
regardait aux vitres, au milieu de la papeterie
de luxe, des livres nouveaux, de la musique ve-
na nt de Paris.
Cela me rappelait mes eblouissements d'enfant
devant la librairie Guerre, a Bourmont. Je n'ai
point encore perdu . de impression devant cer-
tains e"talages de livres.
Les affaires, qui apres chaque denonciation
talent census me retenir deux jours a Chau-
mont, se terminaient en arrivant.
J'allais chez le recteur de r academic, M. Fayet
et la assise comme chez mes grands-parents
dans la cendre de l'atre, jem'expliquais au sujet
des ddnondations envoydes a mon egard, disant
'pie tout fruit vrai, que je desirais aller a Paris
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL ™
que j'etais republicaine et que, quant aux pen-
sionnairesplacdeschez les parents de mes Aleves
d'Audeloncourt, cela se passait ainsi parce que
telle <Hait l'id^e de ees familles-la, et je riais
comme au temps de mon enfance ; mais en par-
lant de l'etude, ma passion qui nTappelait a Paris ;
de la republique, mes amours, je laissais mon
cceur s'ouvrir.
Le recteur me regardait longtemps en silence
avant de me repondre, et sa femme, qui prenait
toujours mon parti, souriait tandis que des co-
lombes en liberty volaicnt dans la chainbre pleine
de soleil. Cela sentait le printemps, chez eux,
dans toute saison et le matin a toute heure.
A ma classe d'Audeloncourt on chantait la
Marseillaise avant l'etude du matin et apres
l'otude du soir.
La strophe des entants :
Nous ontrorons dans la eai'iK'it'
Quand nos ntnos n'y wront plus
etait elite a genoux ; line des plus jeunes la chan-
tait seule (e'etait unc petite brune qui s'appelait
Rose et que nous appclions Taupctte a cause dit
noir lustr6 de ses chevcux).
En reprenant le choeur nous avions souvent,
I
-wV^
00 MlhlOIUES DE LOUISE MICHEL
les enfants etmoi, des pluies de larmes tombant
des yeux.
J'ai retrouve' cette impression a Noumea la der-
mere ann<*e de mon sejouren Catedonie
C'etait le 14 juillet, j'eUiis a cette epoque char-
gee du dessin et du chant dans les ecoles de filles
de la ville.
M. Simon, le maire par interim, voulut que les
enfants chantassent la Marseillaise, entre les deux
coups de canon du soir, dans le kiosque ouvert
de la place des Cocotiers.
La nuit eteit tombee tout a coup : il n ' y a dans
ces regions ni crepuscule, ni aurore.
Les palmiers bruissaient doucement remues
par le vent, les girandoles (iclairaient un peu le
kiosque, laissant dans l'ombre la place ou Ton
scntait la foule - une foule noire et blanche.
Devant le kiosque, la musique militaire.
M- Penand, la premiere institutrice laique
qui vint dans la colonic, etait debout pres de moi
amsi qu'un artilleur qui devait chanter avec
nous; les enfants ranges en cercle nous entou-
raient.
Apres le premier coup do canon il se fit un tel
silence que le coeur cessait de battre
Je sentais nos voix planant dans ce silence
cela faisait reflet d'etre emporte par de grands
d
^ lv
f
Ml^MOlRES DE LOUISE MIGUEL Gl
coups d'aile; le chceur oigu des entants, le ton-
nerre de cuivre qui coupait les strophes, tout cela
vous empoignait.
Ce rythme qui portait nos peres, vivante Mar-
seillaise, nous l'avons bienaime.
Au retour de Cale'donie, nous trouvames
lhymne sacre" employe* a toutes sortes d'entrai-
nements ; a peine guerie des fanges ou l'avaient
trainee les derniers jours de l'Empire, la Marseil-
laise trapped de nouveau e"tait morte pour nous.
11 est d'autres chants encore que nous aimions ;
dans les veillees des armes, au temps du siege
et de la Commune, on chantait souvent.
Chez les amis de Londres, au retour de Cale'-
donie, je retrouvai nos chansons.
Honliniiimc, nVntfiuls-tu pas
Co. refrain do chanson franoaiso ?
Co refrain, cVst la Marseillaise
La place des morts nous parut large ; coinbicn
plus cllc l'eslaujourd'hui !
Un bruit de sabots dans ma prison me rappclle
il'autres sabots sonnant tristes ou gais : a Aude-
loncourt, le dimanehe, depetits sabots noirscla-
quclant precipitanuncnt vers la portc de lVglise
quand on entonnait le
. bominc, sulviun fac Sanoleonem.
j 02 MEM01UES DE LOUISE MICHEL
i J'avais dit aux enfants que e'etait un sacrilege
j que d'assister a une pri&re pour cet homme;
I aussi les petits sabots noirs couraient, couraient
! presses, f'aisant un gentil bruit sec comme la
grele, le meme petit bruit sec que firent, le
22 janvier 1871, les balles plcuvant des fenetrcs
de l'Hdtel de Ville sur la foule de*sarm6e.
J'entendis plus tard d'autres sabots sonncr
tristement, grands et lourds ceux-la, aux pieds
fatigue's des prisonnieres d'Auberive.
lis sonnaient avee une triste cadence sur la
terre gelee, tandis que la file silencieuse passait
lentement devant les sapins charge's de neige.
D'Audeloncourt, jenvoyais des vers a Victor
Hugo ; nous l'avions vu, ma infere et moi, a Paris,
a lautomne de 1851 , — et il me repondait de l'exil
comme il m'avait autrefois repondu de Paris, a
mon nid de Vroncourt et a ma pension de Chau-
mont. J'envoyais aussi quelques feuilletons aux
journaux de Ghaumont.
J'en ai des fragments moins fragile* (pie les
mains cheries qui me les onl conserves.
De ccs feuilletons je cite une phrase qui m'al-
tira l'accusation d'insullc envers sa Majc.ste
VEmpereur, accusation hicn m6rit(to du rcsle
et qui cut pu etre molivec par bidn d'aulros
phrases.
MEMOIRES DR LOUISE MICHEL 03
Ce feuilleton, une htetoire dc martyrs, com-
mcncait ainsi :
Vi aulros ello est aprfc, ™ili Uwfc
Je fas mandee ebei to prifct q«> ™ f » : Vous
„ve iS insults Sa Majesty VEmpereur en le compa- /
Lt a Domitien et si vous n'etiez pas u jeune
on serait en droit de vous envoycr a Cayenne
le repondis que ceuxqui reconnaissa.entM. Bo
„,pa e au portrait de Domitien linsa a.ent
Tautant, Lis quen eife, cVtait lui que ,'.«,.
Moutant que, quant a Cayenne, il »'«« ote
arable dv etabiir une maison d'educaUon. et
no Z vant faire moi-memc les frais d« voyage
J^ee serait au eontraire mc faire grand pla.s.r.
La chose en rcsta la!
Ouclaue temps apres, un bonhonunc qui vo. -
Jdemander [c ne sais quelle faveur a la pre-
Wtu e vin, me trouver, disant : Y peraUrot ,„e
;^ cHe; U HI* ™ <><" «', "V"^
Jeus beau lui objocter que o e.a.t pou m
juger et me menace.- do Cayenne que ja>a,s
C * MlhfOIRES DE LOUISE MICHEL
ete appelee a la prefecture, et que ma recom-
mandation n'dtait pas capable de Ie faire bien
venir, au contraire, le honhomme n'en demordait
pfls,
-- Pkque cest me que je le demande ha ke ce vo
fait! beyez toujo.
Je finis par ecrire a peu pres en ces termes :
« Monsieur le preTet,
« La personne a qui vous avez bien voulu pro-
mettre le voyage de Cayenne est tourmentde par
le pere X... de lui donner une lettre de recom-
mandation pour vous.
« Je n'ai jamais pu h,i faire comprendre que
c'est le moyen de le faire mettre a la porte; il ■
est entete" comme un ane.
« Puisse-t-il ne pas apprendre,-a ses d<*pens,
que j'avais raison de refuser!
« Veuillez, monsieur lcpreYet, nepas oublier
pour moi, le voyage en question. »
Voyantrevenir lebonhomme, apres son expe-
d.tion de Chaumont, j'avoue que je rials dela des
ennuis qu'il allait me raconter, quand, a ma ,
grandc surprise, il me dit : Eh ben! je le sevot
ben; vevo dc le chance; j'ai mon cflFere.
C'tJtait lui, pl„t6t, qui avail de la chance!
f
I
MKMOIRES DE LOUISE MICHEL 6i>
De ma classe d'Audeloncourt, on entendait
sans cesse le bruit de l'eau; pendant l'6te\ le
ruisseau descendait en murmurant; pendant Thi-
ver, il avait des fureurs de torrent.
Qui done l'lcoute maintenant, dans cette mai-
son obscure on j'£tais environn£e d'e*leves atten-
tives comme on Test dans les villages, ou nulle
distraction ne vient du dehors? Je pourrais les
appeler encore toutes par leur nom, depuis la
petite Rose jusqu'a la grande, qui est institutrice
aujourd'hui. Eudoxie mourut dans mes bras,
unc annee d'tSpide^nie.
Et Z61ie, la soeur du messager de Glefmont!
Jc 1 aimais doublement, parce qu'elle portait le
nom d'une amic de Vroncourt, longtemps pleu-
ive, ct a cause de sa vive imagination.
Le messager et sa soeur £taicnt orphelins. II
etait 1'aine* de la famille et, tout jeune, remplis-
sait la place des parents morts ; il avait voulu
que sa soeur frequentat mon ecole; dans mes
voyages d'Audeloncourt a Ghaumont nous cau-
sions d'une foule de choses en gens qui lisent
heaucoup.
Jamais conversation plus sth'ieusc que celle
du jour ou je revenais, ayant encore en poche
la craie rouge qui m'avait servi a marquer les
portes des viiaines gens, avec mon amie Clara.
4.
M MliMOIKKS DK LOUISE MICHKL
Je m'en servis pour faire le meme dessin an
dos d'un voyngeur qui essayait l'eloge de Bona-
parte, et que je fis trembler en disant : — II f au -
dra bien que IaR6publiqtie vienne, nous sommes
nombreux et hardis.
A chaque relais montaient ou descendaient
des personnages nouveaux, les uns vetus de la
blouse de toile bleue, le baton suspendu au poi-
gnet par une petite courroie de cuir, Iatabati6re
de cerisier dans la poche ; les autres couverts de
vetements de drap, si rarement portes que les
plis y e*taient traces comme par une presse.
La route est longue de Chaumont a Audelon-
court; elletourne en spirale autour du mont
Chauve, descend les pentes par les inclinaisons
los plus douces et stance enfin, d<*nouant ses
replis a travers des villages encore couverts de
chaume, jusqu'aux bois de la Sueur, ou, sous les
branches basses des pommiers tordus, sont les
toits effondre's d'une petite auberge ou, jadis,
on e*gorgeait les voyagours, disent les vieux du
pays; ceux qui entraient la, il y a tin peu plus
d'un siecle, en sortaient rarement.
Ai-je tort de rester si longternps sur ces e*po-
ques'Jecroyais le faire rapidement etjemelaisse
aller aux souvenirs ; quelques pages encore,
peut-etrc, seront consacrtfes a la Haute-Marne.
<-*»^H
MrtMOIRKH l)R LOUISK MICIIKL «7
Certains amis me disent : Racontez longue-
ment votre temps de la Haute-Marne. D'autres :
Passez vile sur les jours paisibles et racontez en
detail depuis le siege seulement.
Entre les deux opinions, je suis obligee de
n'dcouter ni Tune ni l'autre et je raconte comme
les choses me viennent.
J'ai deja enleve* bien des pages pue"riles pour
d'autres, non pour moi, qui y revois ceux qui
m'aimaient.
I
VII
A ces matins de la vie, la destined, les ailes
pliees comme une chrysalide, attend l'heure de
les livrer au vent qui les dechire; telles furent
mes anndes dela Haute-Marne.
Certaines destinees se suivent d'abord et
prennent ensuitedes routes oppostSes.J'aiconnu,
a ma pension de Chaumont, mon amie Julie L...
Avec elle, je fus institutive dans la Haute-Marne
et, avec elle encore, sous-maitresse a Paris, chez
M mo Vollier; puis vinrent les (jvitoements, elle y
demeura <Hrangere.
Mais jadis, aux vacanccs, dans nos grands
bois,nous nous etions jure (sous le ch6ne au ser-
ment) une amitie* dternelle; et nil'une ni Pautre
n'y avons manque*.
Meme a Paris, Julie s'occupa surtout d'e'tude
et la haine que j'tfprouvais pour PEmpire la laissa
longtemps froidc; la musique et la po^sie Pen-
tratnaient davantage. Nous avons longtemps, a
d
jlf #£**»> ' ■
f
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL «9
Millieres, ou un piano servait d'orgue, chants
ensemble les soirs de printemps ; j'y fus un peii
organiste.jusqu'a mon d6partpour Paris, en 1855
ou 1 856 ; Julie, a cette ejpoque avait la voix du ros-
signol de nos forets. — Deux institutions^ ne
tirantque d'elles-mfimesleurs ressources.nepou-
vaient guere subsister l'une pres de Tautre dans
ce pays, sans se i\Junir; c'estce que nous fimes,
Julie et moi. Mais toujours je songeais a Paris,
j'y partis la premiere; elle vint me retrouver
chez M me Vollier, 14, rue du Chateau-d'Eau.
Ma mere, a partir de cet instant jusqu'a la
mort de samere, habita, a Vroncourt, cette mai-
son sur la mont£e aupres du cimetiere dont je
dois avoir parle*.
De la, on entendait le vent dans les sapins qui
ombrageaient nos cheres tombes; on en voyait
les cimes, lourdes deneige, pendant l'hiver.
Nulle part, je ne vis si longue que dans la
Haute-Marne la saison des frimas; jamais je
n'ai senti, a part dans les mers Polaires, un froid
plus apre.
Je souffris beaucoup en laissant seules ma
mere etma grand'mere, mais Tespe>ance deleur
l'aire un avenir heureux ne m'avait pas encore
abandonee; j'en devais conserver longtemps
''illusion.
"0 MlblOIRKS DK LOUISK MICHKL
A partir de cette epoque, jusqu'a la mort di
M wo Vollier, quatre ans avant le sifcgc, dans mon
(Scole de Montmartre, nous ne nous sommes plus
quittecs.
Son portrait est avec les chers souvenirs quo
la perquisition de la police a rctrouve's, car ma
mere me les conservait soigneusement; portraits
a demi effaces, livres rongds des vers, flcurs
fane*es, oeillets rouges et lilas blancs, branches
d'if et de sapin; il y aurait maintenant, en plus,
les roses blanches aux gouttes de sang que je lui
ai envoydes de Clermont.
C'est parmi ces debris caches dans les vieux
meubles, souvenirs aussi, qu'elle m'attendait.
la pauvre femme, mais, sur les six ans do
ma condemnation, elle n'en put attendre qui
deux. <
Aujourd'hui, la chambre de Montmartre esi
habite*e par des inconnus; mais, commc dans hi
maison pres du cimetiere de Vroncourt, j'aiim
a la revoir un instant. La dcrniere fois que j'ai
vu Vroncourt, c't'tait aux vacances de 186H;
j'avais avec moi M m0 Eudes (alors Victorine Lou-
vot), toute jeune; elle avait alors seize ou dix
sept-ans, et travaillait pour ses examens.
La joie de ma m6re et de ma grand' mere ci
me revoyant fut aussi grande que la mienno
MKMOIRKS DE LOUISE MICHEL 71
il nous semblait que les vacances dussent tou-
jour durer... Elles furent bientot fmies!
En quittant ces deux pauvres femmes je n'osais
pas tourner fa tetc, le coeur me crevait; mais
c'etait le moment oil s'accentuait la lutte contre
l'Empire et, si petite qu'elle fftt, chacun, gardait
sa place.
II nous semblait que la Kepublique dut guerir
tous les maux de l'humanite ; il est vrai que nous
la revions sociale et ^galitaire.
Je ne revis jamais ma grand'merc Marguerite.
Victorine me parlait encore de cet automne-Ia
pendant la maladie dont elle . mourut jeune, au
retour de l'exil.
Nous allions ensemble dans les bois, je lui
avuis montre le chene aux serments, le vieux
chateau encore debout; elle allait avec ma mere
dans lu vigne alors pleine de jcunes arbres de
toutes sortes qu'elle y avait plantes.
Un soir que nous suivions la foret de Thol a
Cleftnont, allant chez 1'oiiclc Marehal, le vieux
forestier qui mariait sa fille, le trot rtfgulier et les
ycux lumineux d'un loup nous suivirent pendant
toute la route.
Ccla nous fit une lnise en scene pour la \>v-
gondc du chene.
72 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
LE CU£nB
Elle est debout sous le grand chene,
Sous le grand ch6ne de trente ans.
Des rameaux de rouge verveine
Enlacent ses cheveux flottants.
Dans la fordt aux noirs binbrages,
Regne le silence sans fin.
Les bardes chantent; les cubages
Vont tendre leur nappe de lin.
Longtemps l'echo des chants suprfimes j j
Vibre apres que le chant s'est tu,
El les luths resonnent d'eux-mflmes,
Le rameau spectral abattu.
De larges coupes sur le chene
Versentjle sang du taureau blanc;
Mais la victime, dans sa peine,
Pousse un triste gemissement.
Devant sinistrc presage,
La prfitresse parle au destin.
A Thorizon gronde l'orage ;
11 faul un sacrifice lmmain,
Un sacrifice volontaire.
Gelui qui vient est jeune cncor.
II veut que son sang sur la terre
Soit v^rsc par la serpe d'or.
d
MKMOIKKS DE LOUISE MICHEL
Dobout sous la nuit offrayanto,
Comme il otait beau pour la mort!
Qui done to fit, 6 mort sanglanto,
Mort des martyrs, lo plus boau sort?
La druidesso fromissanto
So frappo do la serpo d\»r,
Kt pros do lui tombo oxpiranto,
Au recur s'ctant frappoo onoor.
En talisman sur los poitrinos,
Dans la Gaule dos anoions jours,
Avoo lo gonot dos ravinos
Lour condro so portait toujours.
C otait lo tomps ou tout osclavc
So lovait oontre los C 'sars,
Lo tomps ou la Gaule otait brave
Kt rassomblait sos (lis epars.
73
nos pores, fiors i*t sauvage>,
Bion lourd ost dono votre sommeil!
Poros, nVst-il plus do presages?
Vavons-nous plus do san« voruioil!
Vous qui vous armoz, pourquoi vivro?
L'amour ost pUm fort quo la morl.
No faut-il pas qium so dolivre?
HourofK ooiix «t 110 *»iarquo lo sort!
I/bymen rouliiplo los onlravos.
A oo Tiboro au\ you\ san^lants
11 donno do nouvoatix osolavos.
No soyons pas dos eombaltan»s.
5
/
74 MriMOIRES DE LOUISE MICHEL
Amis, il fait bon sous les chinos ;
Les chAnes gardent le serrnent
Ou drs amours ou bion des haines,
Sur les guis aux gouttes de sang.
Telle etait ma pensee, telle elle est encore
dans les calamites telles que les tyrannies qui
ecrasent les peuples comme le grain sous la
meule. On a bien assez des tortures des pauvrcs
meres, sans multiplier par le mariage les liens
de famille; oui, il faut alors n'6tre que des com-
battants!
II esl vrai qu'il mYMait possible de penser
ainsi, pnisque cenx qui m'avaiunl demandee hi
mariage m'auraicnt etc aussi chers comme freivs
que je les Irouvais impossibles comme maris;
dire pourquoi, je n'en sais vraimenl rien ; comme
tonics les lemmes je playais mon rove Ires haul
et, outre la necessite de rcster libre pour l\5pn-
que de la lutte supreme, j'ai loujours regardr
comme une prostitution toute union sans amour.
Pendant cinq ans encore, on la crut venue colli 1
lutte supreme. II fallut que Sedan s'ajoutat aux
aulres crimes pour faire deborder la coupe. On
attend loujours que la coupe dchorde comme un
ocean, par la memo raison que Ton ne sYmiumiI
jamais des mnlheurs taut qii'nn pourrait les ein-
pftcher.
«*Pi
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 75
Le souvenir de deux etres ridicules qui, se
suivant comme des oies ou des spectres ( il y
avail de Tun et de l'autre) m'avaient, I'uu apres
l'anlro, demanded limes grands-parents des I'age
de douze a treize ans, m'eilt eloignee du manage
si je ne l'eusse ete deja.
Le premier, veritable personnage de eomedie,
voulait f'aire partayer sa fortune (qu'il faisait
snnner a chaque parole comme un grelot) a unc
tl'inrac elevee suivant ses principes (c'est-a-dire
dans le genre d' Agnes) ; il etait un pen tard pour
prendre cette mtfthode apres tout ee que j'avais
In.
L'auimal! On eutdit qu'il avait dormi pendant
nne mi deux eentaines d'annees et venait nous
reciter cela a son reveil.
On me laissa rcpondrc moi-meme; j'avais jus-
teiniMit ce jour-la lu avec mon grand-pore dans
sa vieillc edition de Moliere. Le pretendant me
t'aisail si bien I'ott'et du tuteur d' Agnes que je
trouvui inpycn de lui glisser a propos une grando
pui'tic de la scene ou.clle dit :
L«« pi'lil rlial t-sl mnrl!
•'<• lui avais meme reponduoola, mot a mot, —
il ne eomprenait pas !
I
76 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
Alors, en desespoir de cause, je le regardui
| bien en face, et avec la naivete d' Agnes, je lui
dis eftronte'ment : Monsieur, est-ce que l'aulre
est en verre aussi? (II avait un ceil de verre).
Mes parents me semblerent un peu g6n£s; lui,
de l'ceil qui n'etait pas en verre, me lanca un
regard venimeux : il n'avait plus en vie de lui re
de moi sa fiancee.
A cette epoque je grandissais beaucoup, ma
robe e*tuit tres courte, j'avais un tablier plein de
dechirures et mon filet a crapauds passait dans
la poche; je regrettais de n'en avoir pas quel-
ques-uns a faire passer adroitement dans la
sienne, mais il n'y eut pas besoin de cela; il uc
revint pas.
Molicre nrinspira egalement pour le second
de ces cocasses individus.
lis no se connaissaient pas, je crois, et pour-
tan t les deux faisaicnt la paire.
M6me idee de se elioisir une fiancee toute
jeune et de la fuire repetrir comme une ciro
niolle pendant quelques annecs avant de se I'ottrir
en holocaust**.
Avez-vous romarque combien d'etre* vont
deux a deux, trois a trois, pareils aux astres qui
gravitcnt les uns autour des autres? Ces deu
etoiles doubles avaicnt quelquo chosu de fan-
.'j.tt..
MtiMOIRES DR LOUISR MICHEL 77
taslique, mais le rire en detruisait l'impression.
Celui-la, je lui tins a peu pres ce discours :
Vous voyez bien ce qui est la au mur (c'etait
une paire de cornea de cerf)? Eh bien! je nc
vous aime pas, je ne vous aimerai jamais, et si
je vous epousais je ne me generais pas plus que
M m ° Georges Dandin ! Vous en porteriez cent
mill* pieds plus haul que cela sur votre tete !
II ne revint jamais, persuade que je lui disais
la verite, mais on me recommanda d'etre vine
mil re ibis plus reservee en eitant les vieux
autcurs.
A quelque temps de la mon grand-pere, reve-
nant dans la voiture du messagcr de Bonrmont,
rencontra un troisieme maniaque qui lui dit en
montrant Vroncourt : Vous voyez bien ce vieux
it id li rats?
— Oui! Eh bien?
— 11 y a la un vieux bonhommc qui cleve ses
pctits-entants pour le bagne et l'echafaud.
— Ah ! vraiment !
— Oui, monsieur. DerniercmentmonamiX...
n propose* d'tfpouser la petite drolesse, dans
(|iiclqucs annces, si on dirigoait son education
•onime il 1'entend.
— Eh bien ?
— Kh bien ! on l'a IttissiV rcpondre ce quelle
P f ■''.: y--.->».
78
MliMOIRKS DR LOUISK MICHKL
a voulu; elle a dit des choses si horribles quo
mon ami ne veut pas les rep<Her. Si j'avais une
fille comme ca je la ferais mottre en maison de
correction, line petite drolesse qui n'aura pas
mi sou vaillant! Eh bien, ou allez-vousY
— Je prends lo chemin do Vroneourt, o'ost
moi qui suis le vieux bonhomme !
Kt dire qu'il y a de pauvres onfant^ qu'ou et'H
forceos d'epouser un de ces vieux crocodiles! — |
Si on eut fait ainsi pour moi, je sentais que, lui
ou moi, il aurait fallu passer par la fernHre.
Je ne sais si j'avais raconte eela a Victorine.
Toute ma vie me revenait au coeur, mais je lui
paiiais surtout de mes eleves du pays : Rose et
Claire, devenues Lnstiuitrices; la grande Estelle,
pareille aux frairhes bergeros de Florian; la
pauvre petite Aricio — maigre, boiteuse, (Hioleo,
qui absorbait en quelques jours un livre d'tHudc
et toutes les choses passoos de la veille ou de
longteinps : relies qui fuisaienl rire et celles qui
f'aisaient pleurer.
De cellos qui faisaienl rire, voiei quelques-
nnes. J'ai parle des deux Laumont : M. Kau-
mnnl/f pt'tit, iiistituleur a Ozirres; M. Laumonl
If t/rttml, inedi'cin a Hoiirmoiit.
Tons deux venaienl souven! a la maison. h
/W/7 toujour* vofu dun enrrik gris aussi eonr!
!
MtiMOlKKS DK I, (HUSK MICHKI. */9
(|!iiiiie pelerine, ct portunt une oanne d'urie
Jiautoui- enorme, semblait ne pas peser sur terre;
il t'lait aussi grand d'inlelligenee qu'etrange de
iminieres.
Lo grand, enveloppe" d'un ample mantoau rioir
i'nvoc lequel, disions-nous, mon cousin etmoi, il
nviiit lair d'un scarabeej, venait sur un lourd cbe-
val passer avec nous lo mardi de chaque semaine.
Les deux Laumont etaient parents, le petit pas-
sail . los hivors avec nous; il avait autrefois don lie
(lcs lemons a ma tante Agathe et a ma more; je
ci'ois qu'il avail appris a lire a tout le pays.
w grand avait quelquetbis sa flute dans sa
podie, il en jouait partaitement.
(1'etaient les bons jours; ma grand'mere ou
niiti nous (Hions au piano, mon grand-pere pre-
iiiiii sa basso et on faisait do la musique, taut
qu'mi n'en avail point asscz.
tlel entliousiasme ne m'empoehait pas de
lionver (lu temps pour donnor a la tameuse ju-
ini'iil de l'uvniue plein mon tablier, ee \\\\\ chan-
goait singulieroment son allure.
Alnrs le docteur s'en allant, ntpido dans la
Inane da soir, avec son ample mantoau flottant
autour tie lui, avait 1'air du iioii cavalier des
legendos.
— Petit monslre! medit-il un jour, upros avoir
f
M ^MOIRES DE LOUISE MKHRI.
cte deux semaines sans venir, vous avez manque
mo fairo tuer; j'ai passe touto ccttc quinzaino
an lit.
J 'en fus si frappee que je me retirai, pour
pleurer sur mon imprudence, dans le fond d'une
cave, oi'i je descendais quand j'avais quelquo
grand chagrin : ne ricn voir que l'ombre calmuit
mes reinords. Mors, prise; do pitie, ma grand-
mere m'avoua que M. Lauinont le yrtmd avail
voulu me donner une leeon, mais qu'il n'avait
point en de mal; j'etais assez puniecomme cela.
Les deux Laumont sont des figures remarquables
dont je parlerai i>lus Jonguement.
Je croyais pour aujourd'hui avoir oesse do
parler de Vroncourt et voila que les pages so
noircissent sans fin, et que j'ai toujours a dire.
Nous y reviendrons encore, j'esquisse d'abord
Tensemble de ma vie.
Combien,alafin de '/Empire, les strophes terri-
blcs de Victor Hugo merevi uaientau eaMir! Kilos
y entruient froidos oomme racier et ehaque
syllabe mc sonnait a loreillo oomme une liorloge.
llarinodiiis, i-Vst I'lniui'!
Tu pciix fra|i|it>r n-| lioituin* avr-c tran<|iiillit. : .
Ainsi je Pousse fail, ear oel lioinmo do moins,
il y avail des millions d'hommes d'epargnes.
r
1
Ml^MOIRKS I)K LOUISK MICHEL 81
Quelqu'un m'avait promis line entree (car meme
u /tri, je n'cusse point demands audience pour le
tuer).
L'entnte qu'on nVavaitpromise, on me la donna
qmind Bonuparle n'etait plus la, quand il partit
pour sa guerre.
Oui, a cette epoque, on ent evite Sedan si
Bonaparte t'ut mort, mais on a la coutume dal-
tendre l.'uneantissement d'une multitude, on at-
tendrait volontiers celle d'un peuple pour arreter
It's grands escarpes.
Peut-etre que ccla fera plus vite comprendrc,
ct que cet art&mtissement de legions empechera
la race humaine de s'abandonner plus longtemps
it ces bucherons d'hommesqui la taillent comme
une foret pour leur bon plaisir.
I
V I n
Lorsquo nousetions, Julie et moi,chczM IIIA Vol-
lier, toujoursvetuesde meme,grandestoutesdeux
ct toutes deux brunes, on nous prcnait pour les
deux soeurs ; on nous appelait les demoiselles
Vollier. En 71, quand on prit sur moi des in-
formations minutieuses, jedusindiqucrcette par-
ticularity.
Deux de mes cousines etaient alors sous-mai-
tresses : Tune a Puteaux, l'autrc a La Cbapello.
Nous avions ii pen pros les m6mes recettes, c'est-
a-dire no. que rinstructinn rapportait ii eetle
tfpoquo. Nous if en etions pas plus trislcs; iletait
reconnu que cela dcvait etre ainsi sous le regno
de SaMajeste Napoleon HI eomine sous celui dr
ses devanciers. Nul etat ou Ton ertt moins d'ar-
gent ; mil ctal ou Ton sAt imssi bien s'cn passer
— on etait mi peu bolifeme !
M m ° Vollier, inalgre son Age, autant que toutos
les temtiios qui vivent de lcur travail, savait rire
1
MriMOIRKS OR LOUISE M1CHRK
83
au nezde la situation ; ccrtaines femmes do lettres
do nos amies en supportaient bien davantage!
On se faisaitdetoutcela, lesjeudissoir, ensemble,
de fameuses derisions autour de bonnes tasses
do cafe fumant.
Je me gardais bien de dire a ma mere que les
recettes avaient grand'peinc h egaler la d£pense
,'quelque restreinte qu'elle fiit) dans les externats
ou le loyer inontait haut.
Avant bien reconnu qu'il n'y avait rien &gaguer
el no possc^dant rien ni les unes ni les autres, mais
n'aimant pas a publier ces choses-l&, nous reso-
luiues, M mo Vollier, Julie et moi, de nous associer.
Ola faisait bien et il y avail le r£sultat d'envoyer i
chez ma mere un act? d 'association en bonne et
due forme qui fit cesser les choses qu'on iui
ilisait : Votre fille ne gagnera jamais rien! Elle
ilepense tout et il ne taut plus rien lui en-
voyer, etc.; une cuisiniere gagne dix fois plus.
Nous le savions, parbleu, bien, qu'il n'y avait
lieu a gagner dans l'instruction! Mais il y avait
encore bien moins dans tout autre tHat de temme
quand on ne veut pas fiiire danser l'anse du pa-
nier. Est-ee qu'ils sont meilleurs aujourd hui les
etatsdetemmes? II est vraiqueeeuxdes homines
ne valent guere mieux! La pauvre M m0 V oilier,
coquette pour nous eomme une mere, trouvait
r
84 MtiMOIRRS DE LOUISE MICHEL
moyen que Julie et moi nous fussions coquette-
ment mises.
II me souvient de cliapeaux de crepe blanc avec
des bouquets de marguerites, de robe de grena-
dine noire, de mantelets de dentelle ; mais les
billets ou le Temple aidant, nous etions parees
pour beaucoup moinsqu'on n'aurait cru.
Ma cberemcrc, de son cote, trouvait moyen de
m'envoyer ,un peu d'argent qui, par malheur,
passait en livres ou en musique. Je me le reprocbe
maintenant, mais au moyeu de l'acte dissocia-
tion elle etait tranqnille et les lamentations des
imbeciles sur le tort qu elle avait eu de ne point
m'avoir forcee a me marier avaient cesse" : le
papier marque de l'acte leur en avait impose.
II n'y avait plus rien a dire : j'gtais assoctee dans
wi externat de Paris! !
Nous nations eertes paressenses ni les unes
ni les aii t res, mais les maisons d'tSducation <Haient
Tune sur l'autre dans le quartier et les loyers fort
chers.
Apres les classes, il y avait les lecons du soir :
M mr Vollier elle-meme, quoique fortagee, en don-
nait. fcllc disait a ses flls (en minime partie) les
memes mensonges que je faisais en grand a ma
mere. M m " Vollier esperait, a la demolition du
n° H de la rue du Chaleau-d'Eau, avoir line in-
J
iffUM**"
MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
8T>
demnite* avec laquelle nouscussions eu un exter-
nal dans les faubourgs. Julie ayant rccu une
petite somme de sa famille alia s'etablir dans un
quartior populeux; elle nous abandonna sa part
de ('association ct aclteta son externat du faubourg
Antoine. Je ne vouluspas la suivre. M mc V oilier
ctait ag^e et Julie etait jeune, mais les jours de
conge* nous etions ensemble, j'y donnais des
lerons de inusique les soirs de jeudi.
Ces details sont trop courts, mais cette char-
pente de ma vie rendrait le livre moins incomplet
si la mo rile fermait.
— Si votre fille gagne taut, disait-on a ma mere,
comment ne vous fait-elle jamais quelque petite
surprise ?
lnquietc elle vint a Paris; je ne pouvais aller
la voir aux vacances : on n'a que huit jours, dans
los externats, sous peine de perdre ses eleves. Les
parents, ayant pendant toute lannee leurs enfants
chez eux a part le temps des cjasses, ne veulent
mi ne peuvent les avoir completement pendant
plus debuit a dix jours. Les lecons partieulioros
surloiit n'admettaicnt pas plus de vacances.
Et puis, comment ferait-on pour le terrible
lover s'il se trouvait un mois sans recette t
«
Quant a etre malbeureuse autrement que par
la lutte pour lexistence, je no lai jamais etc dans
86
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Pinstruction ; j'&ais jeune.et j'avoue qu'aux
recreations je m'amusais parfaitement avec les
grandes : nous fabriquions stance tcnante des
drames, qu'on jouait aux petites (avec les ddcors
au tableau pour Intelligence de la piece). Jeune
je suis rested, k travers tout et, jusqu'a la mort
de ma mere, peut-etre, j'eus le coeur jeune;
depuis ce jour-la il n'y reste pas une gdutte de
sang.
Maintenant je suis desinte*resse*e de la vie, tout
est fini, et je serai dans le combat supreme (celui
ou nous donnerons tous) froide comme la mort.
C'est par groupes que je revois les Aleves du
Chateau-d'Eau : le groupe des grandes, deux ou
trois de haute taille, L6onie C..., Aline M..., Le"o-
poldine ; — celui des blondes, deux au large front,
auxyeux d'un bleu d'acier, He* lolse et Gabrielle ; —
un groupe auxyeux noirs, AlphonsineG...,etles
deux soeurs L...; — un groupe de pales," Jose^
phine L..., la petite Noel, Marie C... Et des
petites si brunes qu'elles en etaient noires :
Elisa B ... qui toute petite avait les traits accentue* s
des races du Midi, Julie L... dont la voix £tait
e*norme en attendant qu'elle fat belle, filisa R.„
quijouaitsowiworceawdesprix, n'ayantpas encore
les quatre ans qu'avait Mozart. Et tant d'autres
et toutes, que sont-elles devenues? La, comme
ti
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
87
dans la Haute-Marne, comme a Montmartre,
com me en Caledonie, on comprend pourquoi
je ne mets que des initiales.
Qui sait si mes M6moires ne seront point un
jour feuillete*s pour servir a l'arrestation de ceux
qui m'ont rencontr^e I S'ils allaient etre accuses
d'anarchie pour m'avoir connue !
Nous disions que ma mere inquiete etait venue
a Paris pour se rendre compte par elle-m6me.
Entre elle et M mo V oilier qui ressemblait a ma
grand'mere, s'eHablit une vive amitie\ Que de
mal elles disaient ensemble de moi, les pauvres
femm.es! Mais quelle bonne quinzaine nous avons
passed, a part le soir meme de l'arriv^e de ma
mere, ou, dtnant ensemble toutes trois, je me
trouvais si heureuse qu'il me semblait inevitable
que ce bonheur fut trouble. J'avais raison.
Un grand escogriffe aux yeux louches, porteur
d'un billet a ordre que j'avais completement ou-
blie\ se pr£senta tout a coup.
C'£tait juste au moment ou je vantais a ma
pauvre mere (non pour le plaisir de la tromper,
mais pour la rassurer) la resolution que j'avais
prise de ne plus souscrire d ! effets pour des
livres : le silence de M me Vollier ne me pr£sa-
geait rien de bon, l'entre*e de l'escogrifte me
donna le plus beau dementi possible.
ffii nn i w iHumi. :-
88 MtiMOIRES DE LOUI8E MICHEL
M me VoUier alors, pour que ma mere fut tran-
quille, prit sur l'argent du loyer (dont ses fils
venaient d'apporter le complement) de quoi payer
le billet. Ma mere rendit cette somme apres son
retour a Vroncourt; elle me faisait observer
doucement combien les achats de livres lui
avaient de*ja cause* de privations. Je fus long-
temps sans recommencer, mais c'&ait rude, il y
avait tant de publications qui me tentaient!
C'e^tait tout, pour 6tre vraie !
Heureusement ^instruction 61<hnentaire 6tait
la. Les cours de la rue Hautefeuille ayant lieu la
plupart a dix heures du soir, on pouvaits'y <*chap-
per souvent et les librairies ftaient fernutes en
revenant.
La, dans la longue nuit del'Empire, on avait des
6chappe*es de vue sur des temps meilleurs. Qui
aurait pense* alors que quelques-uns de ces hom-
mes, qui parlaient si bien de liberty qui fl&ris-
saient si haut les crimes de l'homme de D^cembre,
se trouveraient parmi ceux qui voulaient noyer
la liberty dans le sang de mai 71 ?
Le pouvoir donne ces vertiges, il les donnera
loujours jusqu'a l'heure ou il appartiendra a
rhumanite* entiere.
En toute vie individuelle, sont les memes trans-
formations que dans l'ensemble d'existences qui
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
89
s'agitent a travers les socles: dans l'enfance, la
jeunesse, la virility du genre humain.
Aux heures de la jeunesse, tout esprit humain
ne fait-il pas bon marche" des songes d*enfance,
ou il s'occupait de lui-meme? L'individu isole"
s'efface ou ne daigne plus songer betement a sa
petite personne.
Peu importe alors que le temps ait manque*
pour faire les Etudes assez larges et que, revant
les arts, on ne soit qu'une machine a lecons. C'est
avec son epoque entiere qu'on sent, qu'on souffre,
qu'on est heureux, et tout l'amour, toute la haine,
toute l'harmonie, toute la puissance qu'on pos-
sede, on jette tout cela aux effluves qui vous
emportent; on n'est rien, et on fait partie de ce
qui est tout : de la Revolution !
Chez M m0 Vollier j'envoyais quelques vers a
des journaux, V Onion des poetes, la Jeunesse, et
.mitres, mais j'avais d<*ja tant effeuille" de choses
que je n'y faisais guere attention ; de tout cela
j'ai ignore* souvent ce qui a paru.
J'envoyais a Victor Hugo, dans son exil, les
poemes qui me semblaient a peu pres bons.
Mais le temps etait loin ou je lui adressais de
Vioncourt des vers que le maitre indulgent disait
doux comme mon age.
90
MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
Moi, je suis la blanche colombe
Du noir arceau
Qui, pouiTarche, atravers latombe
Cherche un rameau
Ce que je lui envoyais maintenant sentait la
poudre.
Entenaez-vous tonner l'airain ?
Arrtere celui qui balance !
Le l&che trahira demain !
Sur les monts et sur la falaise,
Allons, semant la liberte.
Souffle parl'orage emporte,
Passons, vivante Marseillaise.
Passons, passons les mers, passons les noirs v allons.
Passons, passons; que les bles murs torn bent dans lessillons
Ces m6mes vers, la Marseillaise noire % furent
jet^spar moi, un jour de 14 juillet, dans la boite
du guichet de I'fichelle, avec d'autres adress^s h
M m * Bonaparte ; ces derniers, commences en col-
laboration par Vermorel et moi, avaient 6i6 revus
et augments par d'autres amis avec le m6me
d^dain de la rime, mais avec des expressions,
disaient-ils, plus approprUes k la circonstance,
si le mot approprtees exprime la chose !
Je crois qu'& part le premier couplet et le
dernier, nul des collaborateurs n'eftt os6 lire
tout haut cette pi6ce :
MtiMOIRBS DE LOUISE MICHEL 91
Aia de Malbrough
i ep couplet.
Bonjour, mam' Bonaparte,..
Mironton, etc.
Comment nous portons-nous ?
Ma foi, monsieur V cent-garde,
Mironton, etc.
Ca va pas mal, et vous?
t
Dernier couplet.
Gueuses, Robert-Macaires.
Mironton, etc.
Vendus et tripoteurs,
Vous fites les affaires,
Mironton, etc.
Loques des chiffonniers !
Combien de fois on devait croire le jour arrive*
de les jeter aux chiffons, les loques de TEmpire,
et toujours il durait! Rien de solide comme les
mines, rien qui dure plus que les haiilons.
Allant chez Julie, un jour de cong6, je me
croisai avec une multitude qui parcourait ie bou-
levard; je crus Theure arriv^e!
Mais c'<Hait M. J. Miot qu'on emmenait en
prison. Quelques-uns de ceux qui suivaient les
masques du carnaval les avaient quitt6s pour voir
emmener le vieux r6publicain par les valets de
l'Empire ; cette foule joyeuse au jour de deuil
92
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
n'est pas le peuple, c'estla m&me qu'on voit aux
executions capitales et qu'on ne trouve jamais
quand il faut soulever les pav^s.
C'estletasdes inconscientsqui, sans le savoir,
tHayent les tyrannies, prGts a prendre a la gorge
et a entrai ner sous l'eau quiconque veut les sau-
ver; c'est le grand troupeau qui tend le cou au
couteau et marche sous le fouet.
Sous l'Empire, comme a toutes les £poques ou
les nations sont des abattoirs, la litterature 6tait
Strange; des troppemaneries emplissaient les
livres ; il y avait des cadavres oublie*s derriere
chaque feuillet, comme si en e*crivant on eat
re garde cliez Napoleon HI. Tout sentait fade, des
mouches de charnier volaient sur les livres.
Aussi des ouvrages charmants d' Adele Esquiros
dormaient , attendant des temps plus propices.
Parfois, elle nous en lisait quelques pages, frat-
ches amours, gracieuses images, qui donnaient
l'impression de ces matinees de printemps ou
la rose*e couvre les fleurs, ou le soleil brille
dans les branches. II y avait bien quelques pas-
sages amers. Mais quelq'ue fine plaisanterie en
voilait la tristesse.
Que sont devenus tous ces manuscrits? Je he
les ai jamais vus paraitre !
II est vrai qu'entre la deportation et la prison
-i
MEMOIRBS DE LOUISE MICHEL
93
j'ai eu peu de temps pour visiter les amis. Adele
Esquiros est paralysed depuis plusieurs annees ;
et toujours, comme autrefois, elle subit, le sourire
aux Ievres, le mauvais destin.
Unjour.de dimanche, seule chez M m# Vollier,
j'essayais des airs qui, je le savais bien, ne ver-
raient jamais le jour, pas plus que les paroles
(reminiscences peut-etre de mon amour pour le
diable). C'tHait un ope'ra fantastique.
Je puis bien l'avouer a present, ni plus ni
moins qu'un ope'ra : le Iieve des sabbats.
Quand on a bravement pris son parti sur ceci,
qu'il est impossible de trouver des e'diteurs
quand on n'est pas connu, et qu'on ne peut
cependant etre connu tant qu'on n'a pas trouve
d'^diteurs, on ne s'amuse pas a trainer ses
raanuscrits dans les antichambres, on continue
son etat, quel qu'il soit. Si on n'en avait pas, on se
ferait plutdt chiffonnier que d'aller chercher
des recommandations. On eprouve m^me un
certain plaisir a jeter au vent strophes, motifs,
dessins. Que tout cela tombe et s'effeuille sous
tes pas, Re" volution, jusqu'au jour ou tous se
deploieront librement!
Comme j'essayais mes diableries, et que j'en
iHais a la chasse infernale :
W MiMOIRBS DE LOUISE MICHEL
La coupe est rougic
Du vin de 1'orgie.
EfFeuillons, chasseurs,
Et femrnes et fleurs
on sonna a la porte. C'dtait une vieille dame
juive, droite comme le spectre du commandeur
et encore d'une grande beaute" ; on eut dit son
visage taille" dans du marbre : elle 3tait grand'
mere d'une de mes Aleves.
— Est-cebien vous, dit-elle, qui vouspermettez
la sauvagerie que je viens d'entendre ?
— Mais... oui, c'est moi.
— Je suis sure que vous n'oseriez pas recom-
mencer ces horreurs devant moi ; voyons, pour
vous punir, je veux entendre ie reste.
Et la voila qui fait si bien que je recommence.
Les motifs sauvages Tindignaient, maisr il fallut
aller toujours, et puis elle fut moins dure pour
certaines choses; elle aimait les chants d'amour.
La ballade du squelette lui plut.
Toi qui chantes si tard aux raurs verts des tourelles,
Jeune fllle, ouvre-moi.
Viens; j'ai de blanche* mains et des amours fldeles
Et j'aurai des eclairs dans mes yeux sans prunelles
Pour regarder encor la reine du tournoi.
A la fin de la ballade, bien entendu, la jeune
MriMOIRES DB LOUISE MICHEL 95
fille aime le squelette et le suit dans 1'inconnu;
ils s'en vont dans une valine solitaire oh Ton
n'entend nul bruit qu'un solo de luth. *
Ma vieille dame daigna approuver le lai du
troubadour.
L'oiseau chantait
EL frissonnait •
Sous la feuillco
Et dans le vein l'Arae envoloe
Pleurait, pleurait.
Le plan de la piece e*tait des plus simples :
apres la destruction de la vie sur notre planete,
Penfer s'y 6tablit et se trouve d'abord plus a
Taise.
An premier acte, on voit que la fin du globe a
eu lieu par une revolution geologique ; le theatre
reprSsente quelque chose comme un paysage
lunaire ; Satan est assis sur le haut d'un des Edi-
fices de Paris dont la base, comme toute la ville,
est ensevelie sous les laves.
L'amour de Satan et de don Juan pour la meme
dni idesse cause toutes les pe* ripe* ties et allume
une guerre infernale.'
Tous les personnages qui m'avaient plu dans
1'histoire, la poe*sie, les tegendes, y avaient une #
piace suivant le caractere.
La fingtait rgraiettement du globe, les esprits
96 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
s'assimilant aux forces de la nature dont on en-
tendait le choeur dans une nuit traversee
crtclairs.
Tapage g^ne*ral de l'orchestre diminuant peu
a peu; tantot les uns, tantdt les autres des ins-
truments se taisent; il ne reste plus qu'un choeur
de harpes cessant elles-m&mes Tune apres 1' autre ;
une seule reste et s'gteint dans un pianissimo
plus doux que la chute de l'eau sur les feuilles ;
ainsi doivent s'egrener les dernieres notes jus-
qu'au silence.
II y avait tous les instruments depuis le canon
jusqu'a l'harmonica, des harpes, des lyres, des
flutes, des clairons, des gui tares.
Un choeur de diables s'exprimaient sans
paroles avec des violons (une vingtaine de vio-
lons).
II aurait fallu, pour cet orchestre monstre, une
enceinte de montagnes avec les spectateurs au
parterre dans la valine, ou toute une baie du nou-
veau monde.
Apres l'imitation grotesque, sur le piano, des
notes de harpe, ma Juive m'envisagea avec stu-
peur:
— M alheureuse ! mais c'est devous ces mons-
truositeVla !
Je ne rgpondis pas.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 97
— Le plus raalheureux c'est qu'il y ades choses
bien.
— S'il n'y avait rien je ne serais pas assez beTe
pour men occuper.
— Mais vous savez bieu que pour se livrer a
ces choses-la il faut etre riche ou connu.
— Aussi je ne m'y livre pas, je reste dans
Instruction, et la preuve, c'est que je laisserai
telle qu'elle est cette chose qu'on ne peut execu-
ter sur un theatre ; c'est bien un reve, qu'il soit
des sabbats ou de la vie ; ainsi je jette et j'ai jete*
d'autres rSves.
Elle me prit la main, la sienne (Hait toute
froide.
— Et votre coaur, ou le jetterez-vous ?
— A la Revolution !
Elle s'assit au piano et, ses mains glace*es glis-
sant sur les touches froides, elle commenca je
ne sais quelle invocation au Dieu d' Israel ; on y
sentaitle de*sert, le calme de la mort et ce calme
allait jusqu'au cceur.
A quelque temps de la, mon fant6me me con-
duisit un samedi a la synagogue.
L'e'trangete' des rites et du rythme, une sorte
de Kyrie d'une allure grandiose, tout cela me prit;
elle crut, me voyant des larmes dans les yeux,
que j'e'tais touc^^p^grace de Je*hovah.
i
38
MEMOIR ES DE LOUISE MICHEL
— Non, lui dis-je, c'est l'impression qui m'a
Djgse et peut-6tre en est-il ainsi de tout,
^e ne sais trop pourquoi j'ai deHaille* si iongue-
ment le Rive des sabbats; je crois m6me l'avoir
en partie transcrit lisiblement pour le donner a
notre ami Charles de S..., quelques annges avant
la Commune, mais j'ai, par paresse, substitue' a
la catastrophe finale un apaisement qui me sau-
vait une dizaine de feuillets ; c'est si ennuyeux
de mettre au net.
De I'orchestre, s'dteignant jusqu'fc, la derniere
note de la derniere harpe, que l'esprit brise en
s'tHeignant, rien de tout cela ne m'avait paru
valoir un effort de travail.
La Revolution se levait ! a quoibon les drames?
Le vrai drame e*tait dans la rue ; a quoi bon les
orchestres? Nous avions les cuivres et les ca-
nons.
Nous nous e" tions souvent rencontre's dans une
m6me id6e, Charles de S... et moi. La derniere
fois ce fut au sujet d'un piano dont les marteaux
eussent dt£ remplac^s par de petits archets pour
donner a la poitrine clapotante du piano uh peu
de la passion du violon.
J'avais fait a ce sujet un article public dans le
Progress musical avec la signature Louis Michel.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 99
J'avais euplusieurs fois l'occasion de remar-
quer qu'en jetant dans la botte d'un journal quel-
conque des feuillets signes Louise Michel, if y
avait cent a parier contre un que ce ne serait pas
insert; en signant au contraire Louis Michel ou
Enjolras, la chance e"tait meilleure.
IX
L'etre, comme la race, monte et s'epanouiten
feuilles et en fleurs.
Pareils aux fruits verts, nous ne serons bons
qu'a engraisser le sol, mais ceux qui viendront
apres nous porteront semence pour la justice et
la liberty.
La seve qui monte, a notre epoque de transi-
tion, est puissante.
II ne peut naitre aujourd'hui des croiseraents
humains, a travers des vicissitudes infinies, que
des races re>olutionnaires, chez ceux memes qui
nient l'imminence de la Revolution.
L'e* volution au lent travail est achevde; il faut
que la chrysalide creve la vieille peau; c'est la
Revolution.
Depuis que I'humanite* git, les ailes envelop-
p6es, des sens nouveaux ont germs' ; meme phy-
siquement, l'homme nouveau ne nous ressem-
blera plus.
M&MOIRES DB LOUISE MICHEL
101
Mourons done, mise>ables que nous sommes,
et que s'effondrent sur nous nos monstrueuses
erreurs, jusqu'a la derniere ; et que la race hu-
maine se deploie et vive oil Ton egorgeait le trou-
peau humain.
Salut a I'humanite libre et forte qui ne com-
prendra pas comment si longtemps nous avons
vegete\ pareils a nos aleux des cavernes, ne d6-
vorant plus la chair les uns des autres (nous ne
sommes plus assez forts), mais devorant leur vie.
Est-ce qu'aujourd'hui les multitudes ne s'eflfon-
drent pas dans des h^catombes et des miSeres
sans nombre, pour le bon plaisir de quelques-
uns, avec cette seule difference du temps de nos
aieux, que e'est plus en grand.
Est-ce que les peuples ne sont pas tailles
comme des moissons ? En taillant les chaumes,
on secoue le grain sur la terre pour le printemps
seculaire; chaque goutte de sang des croise-
ments humains bout dans nos veines; e'estdans
cette tourmente que viendra le renouveau.
Si la Revolution qui gronde sous la terre lais-
sait quelque chose du vieux monde, ce serai t
ton jours a recommencer! Elle s'en ira done pour
toujours, lavieille peau de lachrysalide humaine.
11 faut que le papillon de*ploie ses ailas, qu'il
soite saignant de sa prison ou quil creve.
Hw..,..^*.
102
JIKMOIRES DE LOUISE MICHEL
Salut a l.i race au sang chaud et vermeil en
qui tout sera justice, harmonie, force et lu-
miere !
Dans ces temps-la, on prendra pour tout la
ligne droite au lieu de chercher pour tout des
millions de detours, et les petites lueurs trem-
blotantes qu'on prend pour des e"toiles, et qui
sont a peine des vers luisants, disparaitront
dans la clarte* du jour.
Quelle debacle, mes amis, dans loutes les
vieilles boites a erreurs ! Nous serons bnlayes
dans cette poussiere-la, tachons au moins que
ce soit le moins betement possible.
J'ai vu la-bas, dans les for6ts cale'doniennes,
s'effondrer tout a coup, avec un craquement doux
de tronc pourri, de vieux miaoulis qui avaient
ve"cu leur quasi ^ternite* d'arbres.
Quand le tourbillon de poussiere a disparu, il
ne reste plus qu'un amas de cendre sur lequel,
pareils a des couronnes de cimetiere, gisent
des branchages verts : les dernieres pousses du
vieil arbre, entrain^es par le reste.
Les myriades d'insectes qui se multipliaient la
depuis des siecles sont ensevelis dans l'effon-
drement.
Quelques-uns, remuant p^niblement la cendre,
regardent, e"tonn6s, inquiets, le jour qui les tue;
*fe—
MriMOIRES DE LOUISE MICHEL 103
leurs especes n6es dans l'ombre ne soutiendront
pas la lumiere.
Ainsi, nous habitons le vieil arbre social, que
Ton s'entete a croire bien vivant, tandis que le
moindre souffle l'an^antira et en dispersera les
cendres.
Nul etre n'e'chappe aux transformations qui,
au bout de quelques annGes, l'ont change jusqu'a
la derniere parcelle. Puis vient la Revolution
qui secoue tout cela dans ses tempetes
G'est la que nous eh sommes ! Les etres, les
races et, dans les races, ces deux parties del'hu-
lnanite" : l'homme et la femme, qui devraient mar-
cher la main dans la main et dont Tantagonisme
durera tant que la plus forte commandera ou
croira commander a l'autre r^duite aux ruses,
a la domination. occulte qui sont les armes des
esclaves. Partout la lutte est engaged.
Si r^galite" entre les deux sexes £tait reconnue,
ce serait une fameuse breche dans la betise
humaine.
En attendant, la femme est toujours, comme le
le disait ie vieux Molifcre, le potage de l'homme.
Le sexe fort descend jusqu'a flatter l'autre en
le qualifiant de beau sexe.
II y a fichtre longtemps que nous avons fait
justice de cette force-la, et nous sommes
104 MEMOIR ES DE LOUISE MICHEL
pas mal de revolves, prenant tout simplement
notre place a la lutte, sans la demander. — Vous
parlementeriez jusqu'a la fin du monde !
Pour ma part, camarades, je n'ai pas voulu etre
le potage de fhomme, et je m'en suis alle"e a tra-
vers la vie, avec la vile multitude, sans donner
d'esclaves aux Cedars.
Elle aussi, la vile multitude, on la flatle a ses
heures, on l'appelle le peuple-roi.
Disons quelques ve'rite's aux fortes parties du
genre humain, nous ne pourrons jamais trop en
dire.
Et d'abord, parlons-en de cette force, faite
de nos lachetes : elle est beaucoup moins grande
qu'elle ne parait.
Si le diable existait, il saurait que si 1'homme
regne, menant grand tapage, c'est la femme qui
gouverne a petit bruit. Mais tout ce qui se fait
dansl'ombre nevautrien; ce pouvoir myst^rieux,
une fois transform^ en e'galite' , les petites vanites
mesquines et les grandes tromperies dispa-
raitront ; alors il n'y aura plus ni la brutalite" du
maitre, ni la perfidie de l'esclave.
Ce culte de la force reporte aux temps des
cavernes ; il est general chez les sauvages, comme
chez les premiers peuples du monde.
J'ai vu la-bas, en Cale*donie, des tayos char-
MriMOIRES DE LOUISE MICHEL
4 03
geant leur popinde, leur nemo, comme on charge
un mulet ; ils passaient tiers, ne portant que la
sagaie du guerrier, partout ou ils pouvaient ren-
contrer quelqu'un. Mais si le sentier se faisait
desert; si les gorges de montagnes se resser-
raient, alors le tayo e"mu de pitie" de*chargeait du
filet de peche, de la keule* ou d'un des pikininos,
la popine'e qui suait sang et eau.
Soulage*e elle respire, n'ayant plus qu'un
petit, suspendu a son dos, et un ou deux autres
(non pas attache's a ses jupes, elle n'en a pas)
le petit bras passe" en jarretiere au genou ma-
ternel et trottinant, trottant meme avec des
petites pattes agiles de perdreau.
Si une ombre parait a Thorizon — ne serait-ce
que celle d'un boeuf ou d'un cheval des pudoks,
— viteles pierres de fronde, la keule, le pikinine
retournent sur le dos de la nemo, et le tayo fait
scmblant de consolider la charge.
IK chere! si on l'avait vu? pas lele" un guerrier
qui compte les nemos pour quelque chose ! Elles
ne voudraient plus ne rien etre !
Est-ce que ce n'est pas la meme chose partout ?
Est-ce que la vanite bete de la force ne pose pas
au nombre des arguments, a rinf6riorit£ des
femmes, que la maternity ou d'autres circons-
tances les generaient pour combattre?
106 MtiMOIRES PE LOUISE MICHEL
Avec cela qu'on va toujours etre assez bete
pour s'egorger? £t du reste les feinmes, quand
la chose vaut la peine de se battre, n'y sont pas
les dernieres ; le vieux levain de re* volte qui est
au fond du coeur de toutes fermente vite quand
te combat ouvre des routes plus larges, ou cela
sent moins le charriier et la crasse des betises
bumaines. Elles sont de'goute'es, lesfemmes! Les
vilenies leur font lever le cceur.
Un peu moqueuses aussi, elles saisissent vite
ce qu'il y a d'epatant a voir des gommeux, des
fleursdegrattin, des pschutteux,des petits-creves
enfin, jeunes ou vieux, drdles, cre'tinise's par un
tas de cboses malpropres, et dont la race est
fmie, soupeser dans leurs pattes sales les cei-
veaux des femmes, comme s'ils sentaient montei-
la mare*e de ces affame'es de savoir, qui ne de-
niandent que cela au vieux monde : le peu qu'il
sait. lis sont jaloux, ces etres qui ne veulenl
rien faire, de toutes les ardeurs nouvelles qui
ravissent le dernier miel a 1'automne du vieux
monde.
. 11 y a beau temps que les Ame'ricaines et les
yRusses ont secoue* les betes de questions de
sexe, et qu'elles suivent les rafimes cours que
les hommes. Us n'en sont pas jaloux, se sentant
capables du meme zele et ne comprenant pas
AftiMOIRES DE LOUISE MICHEL 107
qu'on s'occupe davantage des sexes que de la
couleur de la peau.
Mais.chez le premier peuple du monde, hie here,
ee ne serait pas plus 1414 que dans les- tribus
cal£doniennes, que les femmes eussent la meme
Education que les homines. Si elles allaient vou-
loir gouvernerl
Soyez tranquilles ! Nous ne sommes pas assez
sottes pour cela! Ce serait faire durer l'autorite* ;
gardez-la afin qu'elle finisse plus vite !
HtHas ! ce plus vite-la sera encore long. Est-ce
que la betise humaine ne jette pas sur nous tous
les suaires de tous les vieux pr6jug£s?
Soyez tranquilles : il y en a encore pour long-
temps. Mais cen'esttoujours pas vous quiarrSte-
rez le ras de maree ni qui empecherez les ide"esde
nottei\pareillesadesbannieres,devantlesfoules.
Jamais je n'ai co'mpris qu'il y eut un sexe pour
lequel on clierchat a atrophier Intelligence
comme s'il y en avait trop dans la race.
Les filles, elevens dans la niaiserie, sont de"sar-
mees tout expres pour etre mieux tromp£es :
e'est cela qu'on veut.
C'est absolument comme si on vous jetait a
l'eau apres vous avoir de"fendu d'apprendre a
nager, ou meme lie" les membres*.
Sous pretexte de conserver {'innocence d'une
.,«•••*.. W„J*»W««H
*08 MlSMOIRES DE LOUISE MICHEL
jeune fille, on la laisse r6ver, dans une ignorance
profonde, a des choses qui ne lui feraierit nulle
impression, si elles lui <5taient connues # par de
simples questions de botanique ou d'histoire na-
turelle.
Mille fois plus innocente elle serait alors, car
elle passerait calme a travers mille choses qui
la troublent : tout ce qui est une question de
science ou de nature ne trouble pas les sens.
Est-ce qu'un cadavre e*meut ceux qui ont l'ha-
bitude. de l'amphith^atre ?
Que la nature apparaisse vivante ou morte, elle
ne fait pas rougir. Le mystere est ddtruit, le
cadavre est offert au scalpel.
La nature et la science sont propres, les voiles
qu'on leur jette ne le sont pas. Ces feuiiles de
vigne tombites des pampres du vieux Silene
ne font que souligner tout ce qui passerait ina-
percu.
Les Anglais font des races d'animaux pour la
boucherie; les gens civilise'spre'parentlesjeunes
filles poar-dtre trompe*es, ensuiteils leur en font
un crime et un presque honneur au se*ducteur.
Quel scandale quand il se trouve de mauvaises
tetes dans le troupeau ! Ou en serait-on si les
agneaux ne voulaient plus etre e 1 gorge's?
II est probable qu'on les 6gorgerait tout de
MlUoiRKS DE LOUISE MIGHKL 109
rapine, qu'ils tendent ou non le cou. Qu'importe !
II est preferable de ne pas le tendre.
Quelquefois les agneaux se changent en lionnes,
en tigresses, jen pieuvres.
C'est bien fait ! II ne fallait pas separer la
caste des femmes de lhumanite'. Est-ce qu'il n'y
a pas des marches ou Ton vend, dans la rue, aux
etalages des trottoirs, les belles filles du peuple,
tandis que les filles des riches sont vendues pour
leurdot?
L'une, la prend qui veut; l'autre, on la donne a
qui on veut.
La prostitution est la meme, et chez nous lar-
gement est pratique^ la morale oceanienne.
Hi chere! pas leli les tayos qui comptent les
nemos pour quelque chose !
Esclave est le protetaire, esclave entre tous
est la femme du prOl&aire.
Et le salaire des femmes? Parlons-en un peu;
c'est tout simplement un leurre, puisque, e*tant
illusoire, c'est pire que de ne pas exister.
Pourquoi tant de femmes ne travaillent-elles
pas? II y a deux raisons : les unes ne trouvent
pas de travail ; les autres aiment mieux crever de
faim, dans un trou si elles peuvent, au coin d'une
borne ou dune route si elles n'ont plus d'abri,
que de faire un travail qui leur rapporte tout
7
u
no
M1&MOIRES DB LOUISE MICHEL
/
juste le fil qu'elles y raettent, mais rapporte
beaucoup a ['entrepreneur. II y en a qui tien-
nent & la vie. Alors, pouss^es par la f'aim, le froid,
la miseie, attire*es par les drdles ou dr6Iesses
qui vivent de ca, — il y a des vers dans toutes les
pourritures, — les malheureuses se laissent en-
r^gimenter dans l'armie lugubre qui traine de
Saint-Lazare a la Morgue.
*
Tenez, quand une miserable qui barbote dans
la fange, prend dans la poche d'un pante, com me
ellesdisent, plusqu'ilne lui donne, tant mieux!
Pourquoi y allait-il? S'il n'y avait pas tant d'ache-
teurson ne trafiqueraitpassurcette marchandise.
Et quand une honnete femme, calomni£e ou
poursuivie, tue le drdle qui la pourchasse, bravo!
Elle de*barrasse les autres d'un danger, elle les
venge; il n'y en a pas assez qui prennent ce
parti-la.
Si les fetnmes, ces maudites, qui, me me sui-
vant Proudhon, ne peuvent etre que me*nageres
ou courtisanes, — ellesne seront pas autre chose
dans le vieux monde, — sont fatales souvent, a qui
la fau le? Et qui a pour son plaisir de*veloppe* leur
coquetterie et tousles autres vices agre*ables
aux hommes? Une selection s'est t'aite de ces
vices-la atravers les temps. Gela ne pouvaitetre
autrement.
MtiMOlRES DE LOUISE MICHEL Hi
Ce sont des armes maintenant, armes d'es-
claves, muettes et terribles; il ne fallait pas Ies
mettre entre leurs mains ! c'est bien fait !
Partout, lhomme souffre dans la society mau-
dite ; mais nulle douleur n'est comparable a celle
de la femme.
Dans la rue, elle est une marehandise.
Dans les couvents ou elle se cache comme
dans une tombe, l'ignorance fttreint, les regie-
ments la prennent dans leur engrenage, broyant
son cceur et son cerveau.
Dans le monde, elle ploie sous le degout ; dans
son manage le fardeau l'ecrase ; 1'homme tient a
ce qu'elle reste ainsi, pour tore sur qu'elle n'em-
pietera ni sur ses fonctions, ni sur ses titres.
Rassurez-vous encore, messieurs ; nous n'a-
vons pas besoin du titre pour prendre vos fonc-
tions quand il nous plait !
Vos titres? Ah bah! Nous n'aimons pas les
guenilles; fcites-en ce que vousvoudrez; c'est
tiop rapiece\ trop gtrique" pour nous.
Ce que nous voulons, c'est la science et la
liberty.
Vos titres ? Le temps n'est pas loin on vous
viendrez nous les offrir, pour essayer par ce
pattage de les retaper un peu.
Gardea ces deTroques, nous n'en voulons pas.
H2 M^NOIRBS IMS LOUISE MICHEL
Nos droits, nous les avons. Ne sommes-nous
pas pres de vous pour combattre le grand combat,
la lutte supreme? Est-ce que vous oserez faire
une part pour les droits des femmes, quand
homines et femmes auront conquis les droits de
l'humanitg?
Ge chapitre n'est point une digression. Femme,
j'ai le droit de parler des femmes.
* »
■ ■»■■» — »■'
-M-P-
X
Puisque nous parlions des femmes, parlons
aussi d'amour; on me reproche toujours que je
n'en parle jamais ; retournons aux heures de
songe dans nos villages.
lis sont nombreux les chants d'amour qui
s'^chappent au matin de la vie des feuillets des
vieux livres.
On peut, la-dedans, aimer tant qu'on veut,
cest-a-dire chercher bien haut le caractdre
qu'on aimerait, si on le rencontrait dans la vie.
On choisit parmi les fils de la Gaule un brave
entre les braves; parmi les barbares aussi.
On regarde dans le passe* lointain les fils du
Nord, les hommes de la Ghilde qui versaient
trois coupes sur les te'rtres, l'une pour les morts,
l'autre pour les aieux, la troisieme pour les
braves — et qui combattaient pour la liberty.
Les Bagaudes, qui mouraient dans leur tour
en flammes, et les bardes, et les troubadours, et
1M MliMOIRES DK LOUISK MICHEL
les grands chefs de bande qui prenaient aux
riches bandits des manoirs, pour donner aux
mise>ables gueux des chaumieres.
Les infide'lite's ne se comptent pas dans ces
amours-la, il y en aurait trop. — Depuis le diable
jusqu'a Mandrin, depuis Faust jusqu'a Saint-
Just, combien d'ombres m'ont fait rGver lorsque
j'e'tais enfant! — Et les Jacques et les commu-
niers du moyen age !
Les grandes figures de revokes hantaient ma
pense*e ; avec eux passaient les grandes re>oltes.
Que de choses flottent dans les songes d'en-
fants ! Rouges comme le sang, noires comme la
nuit du deuil, e*taient toujours les bannieres des
revoke's, au fond de ma pense*e — et toujours les
noces de ceux qui s'aimaient e*taient les rouges
noces des martyrs ou le pacte supreme se signe
avec du sang.
Je n'£tais pas la seule a aimer les histoires de
r£volt£s; il nous arrivait souvent, a des jeunes
filles du village et a moi, de causer de ces choses
dont parlaient les vieilles chansons et les 13-
gendes du pays.
Eut qu'elle aimot,
Fier il eHot.
Le casque en sri MHo
in (lW*i**iiii
MtfMOIRKS DE LOUISE MICHEL 1*5
Evot l'alouette
Qui pour In chantot
Blanche elle (Hot
83 main cueillot
I^eu guy deu chflne
tit lei verveine
Teulc dans l'bbs.
Celui qu'elle aimait,
Fier iletait.
Le casque en sa tfile
Avail l'alouette
Qui pour lui chantail.
Blanche elle etait.
Sa main cueillait
Le gut du chdne
Et la verveine
lei dans le bois.
Combien depressions se retrouvent dans
la vie !
Pendant I'AnnSe terrible, voyanttomber tous
les ndtres pleins de force et de vie, j'ai retrouv*
soudain, pareilie kun retour dans ma vie d'au-
trefois, I'impression d'un ch6ne» ayant la cognSe
enfom&e comme une blessure au coeur, qui
m avait saisie 6tant enfant.
Je revoyais i'arbre marqu6 pour la toort, ayant
116 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
au tronc cette large entaille ou le fer de la cognee
tHait humide de seve.
C'tHait bien le chene haut touffu, le chene des
legendes qui passait au fond de ma pens£e.
Sous son ombre 1' her be haute et touffue,
pleine de marguerites blanches et de boutons
d'or, le bois, tout etait W.
Ainsi reviehnent, comme des feuilles mortes
poussees par le vent, les impressions d'autrefois
tout a coup ravivdes.
J'ai, depuis mon retour de Gale*donie, revu
dans bien des circonstances le dernier episode
de la vie de Passedouet, mort la-bas un pen
avant le retour.
Passedouet, depuis longtemps malade, avait
perdu la memoire ; il semblait, malgre* tons les
soins de sa femme, arrive* a ses derniers instants
et ne quittait plus son lit.
Quel ne fut pas mon etonnement en re n con-
trail t, a labaie de I'Ouest, Passedouet, que j'avais
vu la veille dans cet etat !
Ses ide*es s'^taient e^claircies ; il vint se re-
poser au baraquement des femmes sous la foret,
causant presque comme autrefois, mais pAle et
tremblant sur ses jambes.
N'osant lui demander par quel hasard il avait
entrepris seul ce voyage, et me doutant de Tin-
MrfMOIRKS DE LOUISE MICHEL *«7
quietude ou <Hait sa femme, je proposal a Passe-
douet de retoumer avec lui a Numbo oil il de-
meurait, ce qu'il accepta.
En s'appuyant un peu fortement sur mon bras,
il marchait bien.
Lorsque nous fames arrives sur la bauteur
qui est entre la baie Nji et la baie de l'Ouest, et
d'ou Ton voit si bien les batinrents da bagne
au bord de File Nou, rougeatre a l'horizon, Passe-
douet redressa sa haute taille et, Pendant vers
le bagne son grand bras d£charne\ il me dit, de-
coupant chaque syllabe : «Proudhon avait raison :
tout ce qu'on a tente" jusqu'ici garde les memes
causes de dSsastres, l'in6galite' des destinies,
l'antagonisme des inte>ets. Proudhon l'a dit,
celui qui produit tout n'a que la misere et la
mort; les meilleurs trails de commerce dune
nation ne protegent que ses expioiteurs !
« On en finira avec tout cela, mais que de
mal ! que de mal !
Tant6t r^citant Proudhon mot a mot, tantot
de\eloppant en phrases courtes, sepantes d'assez
longs intervalles, il restait le bras <Hendu vers
l'tle Nou. '
C'&ait bien le Passedouet des anciens jours ;
mais Passedouet fantome, qui allait rejoindre
Th^catombe de 71. II rep£ta plusieurs fois :
7.
H8 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
Proudhon ! Proudhon ! puis il se tut tout a coup
et n'a plus guere parte depuis.
A Numbo, on le cherchait comme je l'avais
suppose.
Passedouet ne surv^cut que peu de jours et
nous n'avons jamais su pourquoi il gtait venu a
la baie de 1'Ouest.
Ainsi je le revois, debout sur la hauteur, le
bras ^tendu vers rile No'u, jetant la derniere
lueur de sa raison, le dernier souffle de sa poi-
trine, vers le jour de la ddlivrance. Oui, amis
vivants et morts, on y viendra! A force de gerbes
coupees, se levera le jour ou tous auront du
pain.
XI
Au fond de ma revolte contre les forts, je
trouve du plus loin qu'il me souvienne l'horreur
des tortures infligees aux betes.
J'aurais voulu que l'animal se vengeat, que le
chien mordlt celui qui l'assommait de coups
que le cheval saignant sous le fouet renversat
son bourreau; mais toujours la bete rauette subit
son sort avec la resignation des races domptees.
— Quelle pitie que la bete !
Depuis la grenouille que les paysans coupent
en deux, laissant se trainer au soleil la moitie
superieure, les yeux horriblement sortis, les
bras tremblants, cherchant a s'enfouir sous la
terre, jusqu'a l'oie dont on clone les pattes,
jusqu'au cheval qu'pn fait epuiser par les sang-
sues pu fouiller par les comes des taureaux,
la bete subit, lamentable, le supplice inflig* par
l'homme.
Et plus l'homme est feroce envers la bete,
h
120 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
plus il est rampant devant les homines qui le
dominant.
Des cruaute^s que Ton voit dans les campagnes
commettre sur les animaux, de l'aspect horrible
de leur condition, date avec ma pitie" pour eux la
comprehension des crimes de la force.
C'est ainsi que ceux qui tiennent les peuples
agissent en vers eux ! Cette reflexion ne pouvait
manquer de me venir. Pa-rdonnez-moi, mes chers
amis des provinces, si je m'appesantis sur les
souffrances endurees chez vous par les animaux.
Dans le rude labeur qui vous courbe sur la
terre maratre, vous souffrez tant vous-memes
que le dedain arrive pour toutes les souffrances.
Cela finira-t-il jamais ?
Les paysans ont la triste coutume de donner
de petits animaux pour jouets a leurs enfants.
On voit sur le seuil des portes, au printemps,
au milieu des foins ou des ble*s coupes en 6te\
de pauvres petits oiseaux ouvrant le bee a des
mioches de deux ou trois ans qui y fourrent inno-
cemment de la terre; ils suspendent l'oiselet par
une patte pour le faire voler, regardent s'agiter
ses petites ailes sans plumes.
D'autres fois ce sont de jeunes chiens, de
jeunes chats que l'enfant tratne comme des voi-
tures, sur les cailloux ou dans les ruisseaux.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
121
Quand la bete mord le pere l'Gcrase sous son
sabot.
Tout cela se fait sans y songer ; le labeur
('-erase les parents, le sort les tient comme l'en-
I fant tient la bete. Les etres, d'un bout a Tautre
du globe (des globes peut-etre !), g6missent dans
l'engrenage : partout le fort Strangle le faible.
fitant enfant, je fis bien des sauvetages d'ani-
maux; ils 6taient nombreux a la maison, peu
importait d'ajouter a la menagerie. Les nids
d'alouette ou de linotte me vinrent d'abord
par echanges, puis les enfants comprirent que
j'elevais ces petites betes ; cela les amusa eux-
memes, et on me les donnait de bonne volonte\
Les enfants sont bien moins cruels qu'on ne
pease ; on ne se donne pas la peine de leur faire
comprendre, voila tout.
N'ai-je pas moi-meme jet6 aux vilaines gens
des crapauds (qui devenaient ce qu'ils pouvaient)?
Cette pensee me fit changer de maniere d'agir
en vers les vilaines gens.
Cetaient des poSmes relatant tout ce qu'on leur
reprochait, en vers pins ou moins sauvages, que
je leur envoyais. Ces vilaines gens-la <Haient
bien inoffensifs, a comparer avec ceux que je
vis depuis.
Mon r61e de don Quichotte valut a mon grand*
IM MflMOIRES DK LOUISE MICHEL
pere bien des lettres ou on promettait de venir
me corriger vertement, puisqu'il ne le faisait pas
lui-meme; mais jamais on n'y vint.
II me souvient de quelques-uns de ces poemes
vengeurs. Le dernier, la Gruge'ide, se termi-
nait par les imprecations d'un chatelain du
pays contre l'auteur (parodie des imprecations
de Camille) : « Poeme, unique objetde mon res-
sentiment. » II y avait un dessin ou le chatelain
£tait represents ddchirant les feuillets, et un
autre on les spectres de douze tetards apparais-
saient a Tabbe Croque-Arete.
Cela commencait comme XEniide.
Grugeidos — liber primus — argumentum.
Le sujet en e"tait la clef d'un pare retiree a un
vieillard qui en mourut de chagrin, parce qu'un
jeune ami {Vabbe Croque-ArSte) s'etait niaise-
ment amus£ avec des tetards. Gomme la haine
de la force, la remarque que le me>ite est rare-
ment reconnu date de mes plus jeunes ann^es.
(J'en ai vu mille exemples dans le cours de ma
vie, le premier est done le aeul qui m'ait cause"
de retonnement.) J'avais toujours vu dans les
livres a 1'usage de la jeunesse, et meme dans les
autres, l'illusion contraire. II s'agit d'un vieux
mattre d'^cole, homme simple, dont nous avons
MtfMOIHES DE LOUISE MICHEL 113
peut-etre 6te les seuls, roes parents et moi, a
remarquer l'dtonnante capacity pour les mathl-
matiques, c'&ait l'instituteur de Vroncourt.
Tresenfantalors,je m'ttais seulement apercue
qu'explique* par lui on comprenait de suite tout
calcul.
Comme jNJcrivais depuis longtemps mes vers
en caract'eres a raon usage, iraites de ceux des
livres, on reconnut qu'il 6tait temps de m'ap-
prendre.fc <Scrire com me tout le monde. C'est
cetteanneVlaqueM. Lwxmont legratul. nx&decin
de Bourmont, me demandait gravement (comme
il parlait toujours) pourquai Je ne faisais pas
(touvrages en prose. J'entrepris une histoire, in-
titule les Mchancetts (TJMtoe. Cela commen-
cait ainsi : « H&ene <Hait ties mechante et tres
opiniatre. » C^tait le recueil de mes propres
malices ou j avals ajoute* pour la moraliU une
punition exemplaire.
Heiene, qui avail vole* chez un vieux medecin
une petite encyclopedic (un volume relte en
peau, oft il y avait les noma de tout ce qu'on
peut apprendre), <Hait condamnle a passer un
mois sans autre livre qu'une grosse grammaire
quelle n'aurait pas vole*e, bien sur, pour se la
procurer.
- Ah ! petit monstre, dit M. Laumont, je m'en
124 MtiMOIRES DE LOUISK MICHEL
doutais bien que c'^tatt vous qui aviez pris mon
livre ! Gardez-le, petit mauvais sujet !
On d^couvrit dans YHistoire d'HMtne bien
d'autres choses ! Chacun n'est-il pas, des l'en-
fance, capable en bien et en mal de tout ce qui
se trouve dans ses cordes ?
Ce qui me toucha le plus, c'est que je n'avais
plus besoin de cacherle livre pour rever sur les
nomenclatures myste>ieuses que je m'imaginais
contenir le savoir humain, comme si ce qui va
toujours en avant pouvait etre renferme dans
quoi que ce soit. VHistoire dBe'ttne fut mon
dernier ouvrage en caracteres d'imprimerie.
Personne, a la maison, n'dcrivant bien et aussi
pour me laisser moins de temps a occttper comme
il me plaisait, j'allai chaque jour a l'6cole du
village.
L'instituteur se nommait Michel sans etre mon
parent. — Combien j'en ai rencontr^ de Michel !
J'eus bient6t trouve moyen, tout en m'appli-
quant, de faire des m4chancet£s.
Lorsque monsieur le maUre, comme nous di-
sions, du haut de son grand fauteuil de bois, la
chair e, avait bien recommand6 d'6crire exacte-
ment les dict^es, j'avais soin d'ajouter a ce qui
devait etre 6crit tout ce qui n'e'tait pas destine" a
1'etre. Cela faisait quelque chose de ce genre :
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL Hi
« Les Romains £taient les maitres du monde
(Louise, ne tenez pas votre plume comme unb&ton;
— point virgule), — mais la Gaule rdsista long-
temps ( Virgime, tenez-vous droite) a leur domina-
tion. (Les en f ants du haul de Queurot, vous venez
Men tard; — un point. Ferdinand, mouchez-vous.
— Les enfants dumou/in, chauffez-vous lespieds).
— C6sar en £crivit I'histoire, etc. »
J'ajoutais meme des choses que monsieur le
maitre ne disait pas, ne perdant pas une minute,
griffonnant avec zele.
J'aurais 4te" aussi peu sensible a la colere de
monsieur le maitre qu'aux reproches ordinal res,
s'il ne m'eut dit froidement : Si l'inspecteur
voyait ca, vous me feriez casser !
Une grande tristesse tomba toute froide sur
moi ; je ne trouvai rien a repondre, meme quand
il me deTendt de lui apporter desormais des
feuilles de roses pour son tabac.
Seches en hiver, fraiches en &t&, c'6tait moi
qui les lui apportais toujours : il aimait a en mettre
clans la tabatiere d'dcorce de cerisier, t'erme'e de
ce petit couvercle qu'on tire par une laniere
de cuir.
Le lendemain, ma dicle'e e'tait irr^prochable ;
mais pendant plus de huit jours, sous l'oeil severe
de monsieur le maitre, je tournai dans la poche
1
126 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
de mon tablier le papier blanc plein de roses
seches que j'avais prgpar^es sans espe>ance.
Enfin voyant que j'avais le coeur gros, il me les
demanda, et une fois rentrSe en grace, si je fis
d'autres malices, ce n'tHait plus celles que l'ins-
pecteur pouvait reprocher a monsieur le maltre.
Gagnant si peu qu'il faisait toutes sortes de
petits travaux pendant les longs eW ou les en-
fants ne vont pas en classe dans nos villages, le
vieux maitre <Hait toujours gai ; je ne l'entendis
jamais dire une parole amere.
L'Ccole de Vroncourt est une maison obscure,
nayant que deux pieces : la plus grande. don-
nant sur la rue est la classe ; l'autre ou il ne fait
jamais clair donne sur le coteau plein d'herbe ; la
fenetre se trouve comme un soupirail de cave au
ras du sol : c'est le logement de Pinstituteur. II
y avait a cette fenetre, comme a celle de la classe,
de toutes petites vitres et des rideaux de coton-
nade rouge.
Devant la fenetre de la classe travaillait tout
Thiver, a des ouvrages de couture, la femme du
maltre d'^cole {la matiresse) ; son profil, un peu
severe sous sa grande coiffe blanche, me semblait
tres beau. Pres d'eile, les jours de cat^chismo.
venait s'asseoir ma tante Victoire, pour verifier
si je l'avais bien appris.
MlJMOIRRS DE LOUISE MICHEL <27
Les tables etaient rang£es de trois c6t^s,
celui de la porte d'entr^e seul eHait libre devant
les tables. II y avait deux ou trois bancs pour les
petits qui n'ecrivaient pas (et quelques grands,
ayant ce qu'on appelait de tris belles mains, qui
ecrivaient sur leurs genoux) ; il n'y avait plus a
s'inquteter de la facon dont ils peignaient et ils
en etaient tres fiers.
Quant a moi, malgre" les cinq genres tiicriture
qui me furent enseigneYa l'dcole de Vroncourt,
et la belle anglaise des cours normaux de Chau-
mont, je redevins comme nous etions tous a la
maison, roulant, e*chevelant les mots, laissant
lecriture changer d'allure suivant lapens6e; c'est
ce qui rend la mienne assez difficile a imiter.
On y r^ussit pourtant. Ma pauvre mere recut,
il y a deux ans, une lettre assez bien contrefaite
(la signature e*tai.t un chef-d'oeuvre), pour lui faire
croire qu'etant tres malade je la demandais a
Saint-Lazare : — ceci eHait un crime. On en
ajouta un second, en envoyant (tres Wen indite* a
ce qu'il parait) tin recours en grdce ayant pour but
daller pres de ma mere. Le faussaire ignorait
que, pr6cisement a ce moment-Ik, j'y 6tais depuis
quelques jours.
Hevenons au temps passe\
.1'avais remarque* que monsieur le maitre, rien
128 MliMOIRES DE LOUISE MICHEL
queparlafacondontilposaitunprobleme,provo-
quaitla response — 11 vous mettait ce qui s'appelle
le nez dessus.
L'ope>ation faite au tableau noir sous le souffle
du vieux calculateur, qui du bout de sa longuc
baguette de coudrier indiquait la place des chit-
fres, avait quelque chose de la vision : Toeil gardait
1'ample dessin des nombres et il me semblait que
ces questions-la, e*nonce*es par lui, avaient un
rythme.
J'avais racont6 celaamon grand-pere, si bien
qu'un soir je l'entendis causer avec monsieur le
maftre de tant de c hoses, si loin de mes pauvres
petits problemes, que je les aurais bien 6coutes
ainsi pendant toute l'£ternite\ Ce jour-la je d£cou-
vris que monsieur le mattre avait tout simplement
le g6nie des nombres et qu'il 6tait, en outre, un
grand astronome et un barde. Je reconnus aussi
que l'algebre est plus facile que Tarithmgtique.
— Pourquoi, dit mon grand-pere, n'avez-vous
pas ecrit sur les mathe*matiques ?
Le vieux maitre d'ecole eut un rire triste et
narquois. lis ajouterent certaines appreciations
que je ne compris que bien plus tard, mais le
rire m'avait frappe* et je riais aussi quand je voyais
dans les livres le me>ite reconnu et la vertu
recompensed.
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 129
jai retrouve bien des fois la simplicity du
vieux mattre d'Scole chez des gens de mente.
Jai pens6 a lui un jour que le commandant de la
Yirginie racontait son voyage au pdle Nord. Le
vieux loup, electrise par latempete de la journ^e,
par la haute mer du Cap, par les effiuves qui
coureot dans les navires, revivait ce voyage et le
faisait revivre.
- Pourquoi n'avez-vous pas ecrit cela?
— Je ne suis pas litterateur, et puis les savants
se sont occupSs de toutes ces choses.
Bien des savants le sont-ils autant et ont-ils
vupar eux-memes?
Tant que les etudes n'auront pas une methode
cneyclopedique, de maniere a elargir l'horizon
au lieu de le restreindre, il se joindra, a tous
les obstacles de la pauvrete qui entraverent le
vieux maitre d'ecole, les obstacles du prejugS
qui fait craindre ce qui ne fail pas partie du coin
exploit, comme il arrivait au commandant de la
Yirginie.
Esl-ce que tout ne tient pas a tout? N'est-ce
pas entraver le devel*'ppem«nt humain et le d£ve-
loppement de sens nouveaux que de ne pas pro-
eeder par des vues generates?
C'est seulement quand le vaste ensemble est
di-esse" que chacun fouille son petit coin en har-
'30 MEMOIRES DB LOUISE MICHEL
monie avec le tableau, maiscela n'arri vera qua
veclereste. 4 *
Une impression q ue j'airelrouv^e encore, c'est
la tnstesse qui vous prend quand iHaut cfctruire i
un animal a qui on ne peut faire graie sans qu'H f
arrive a d'autres quelque accident. On tientoL
ses mains I'etre qui veut vivre.
Avea-voui vu une vipere couple au cou? Les
morceaux se tordent, cherchant a se joindre. On
souffre une angoisse en voyant cela, mais i| | e
taiiait. La vipere aurait mordu quelqu'un.
Une fois, au-dessus de la cdte des vignes, on
avait entour* une pauvre iouve qui hurlait, ses
petits dans ses pattes. J'avoue avoir demands
sa grace, qu on ne m'accorda pas, bien entendu.
Mais quelle que soit la pitte qui torde le cceur,
i faut que I'etre nuisible disparaisse, et la grace
que je demandais enfant, pour la louve, je ne la
aemanderais pas pour certains hommes pires que
des loups contre la race humaine.
Quant a ceux qui a eux seuls, comme les tzars,
repnfcentent l'esclavage et lamort d'une nation,
je n aura.s ni plus d'hSsitation ni plus d'emoi,
qu en dtant du chemin un piege dangereux. •
Tu peux frapper cet homme avec tranquillity
Tel serait toujours, vienne Toccasion, mon
~+~*m
M^MOIRES DB LOUISE MICHEL 131
sentiment, aujourd'hui com me hier, comme de-
main.
On m'a souvent accusee de plus de sollicitude
pour ies betes que pour les gens : pourquoi s'at-
tendrir sur les brutes quand les etres raison-
nables sont si malheureux ?
C'est que tout va ensemble, depuis l'oiseau
dont on e*crase la couvee jusqu'aux nids v humains
decime*s par la guerre. La bete creve de faim dans
son trou, lhonime en meurt au loin des bornes.
Et le coeur de la bete est comme le coeur hu-
inain, son cerveau est comme le cerveau humaiu,
susceptible de sentir et de comprendre. On a beau
marcher dessus, lachaleur et letincelle s'y reveil-
le nt toujours.
Jusque dans la gouttiere du laboratoire, la bete
est sensible aux caresses ou aux brutalites. Elle
a plus souvent les brut aliens : quand un cdte" est
fouilte, on la retourne pour fouiller l'autre; par-
fois malgre les liens qui I'immobilisent, elle de-
range dans sa douleur le lissu dtHicat des chairs
sur lequel on travaille : alors une menace ou un
coup lui apprend que l'homme est le roi des ani-
maux; parfois aussi pendant une demonstration
eloquente, le professeur pique le scalpel dans la
btite comme dans une pelote : on ne peut pas
gesticuler avec cela a la main, n'est-cepas? et
132 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
puisque l'animtil est sacrifie\ cela ne fait plus
rien. •
Est-ce que toutes ces demonstrations-la nesont
pas connues depuis longtemps aussi bien que lea
soixante et quelque operations qu'on fait a Alfort
sur le m6me cheval ; operations qui ne servent
jamais, mais qui font souffrir la bete qui tremble
sur ses pieds saignants aux sabots arraches.
Ne vaudrait-il pas mieux en finir avec tout ce
qui est inutile dans la mise en scene des sciences?
Tout cela sera aussi infecond que le sang des
petits enfants egorges par Gille de Rez et d'autres
fous dans l'enfance de la chimie. Une science,
au lieu dor, est sortie des creusets du grand
ujuvre ; mais eile en est sortie suivant le procede
de la nature des elements que la chimie decom-
pose et recomposera un jour.
Peut-etrerhumanitenouvell,e,aulieudeschairs
putrifiees auxquelles nous sommes accoutumes,
aura des melanges chimiques contenant plus de
fer et de principes nutritifs que n'en cpntiennent
le sang et la viande que nous absorbons.
Ehbien f oui,jereve,pourapresletempsoutous
auront du pain, le temps on la science sera le
cordon bleu de l'humanite ; sa cuisine ne flat-
tera peut-etre pas autaut au premier moment le
palais de la bete humaine, mais ce ne sera pas
MlJMOIBES DE LOUISE MICHEL
133
trichind ni pourri, et refera aux generations,
extenuees des tongues famines ou des longs exces
des ancetres, un sang plus fort et plus pur.
Tout sera alors pour to us, meme lesdiamants,
car la chimie saura cristalliser le charbon, comme
elle sait du diamant consume refaire la cendre
d'un charbon.
11 est probable qu'a ce moment-la bien d'autres
richesses et de plus beaux triomphes que le dia-
mant vulgarise appartiendront a la science qui
se servira de toutes les forces de la nature.
8
[
XII
J'ai ditun seul mot de ^instruction ^mentaiie.
Quelques lignes encore a ce sujet.
Les morts d'abord : un grand vieiliard a la tete
toute blanche expliquait aux cours du soir de
cette rue Hautefeuille que nous aimions tant
une chose bien utile et bien peu connue dans
rinstruction : la stenographic, grace a laquelle
tant de choses seraient abregttes. On a si peude
temps pour les e*tudes et on Ie gasp i He tant.
Jamais je ne vis mieux la bonte peinte sur un
visage que sur celui du v6ne>able Grosselin.
Qui done encore est mort, pendant les dix ans
de la deportation et mes deux ans cfc prison?
Depuis je n'ai pas lu les journaux, je ne sais done
rien de ceux qui s'en sont alles.
Celles qui, sous l'Empire, jeunes institutriees
ou se preparant a le devenir, gtaient avides de co
. savoir dont les femmes n'ont que ce qu'elles ra-
/ vissent de cdte* et d'autre, venaient rue Haute-
.MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL 135
*
feuille s'assoiffer encore de science et de liberty.
Que de bonnes amities nouses la, quelques-
unes bris^es par la mort; d'autres perdues au
an fond de ce remuement des 6v£nements qui
nous a jet£es de cdte* et d'autre comme le grain
secoue par le vanneur!
Des initiates, seulement, pour cellos qui vi-
vent.
Qui sait ce qui leur arriverait si on de*couvrait
que nous nous sommes souvent coudoyees dans
la petite salle de la rue Hautefeuille!
Quoi ! Vous connaissez Louise Michel? Allez
la rejoindre en prison ; il n'y a que des anar-
chistes qui peuvent la connattre.
Gette miserable n'a-t-elle pas cent fois declare*
que tous doivent avoir partau banquet dela vie?
Ou serait le plaisir de la richesse s'il n y avait
pas a comparer sa position de gorge* a celle des
creve de faim?Ou serait l'agrfoble sentiment de
la security si on ne comparait pas sa bonne po-
sition bien solide a la situation de ceux qui trat-
nent dans la mi sere?
i Et c'est une femme encore ! c'est la le comble.
Si, seulement, on pouvait la bemertant soit peu
avec l'id^e que les femmes obtiendront leurs
droits en les demandant aux hommes ; mais elle
a linfamie de dire que le sexe fort est tout aussi
130
MlJMOIRES DR LOUISE MICHBL
esclave que le sexe faible, qu'il ne peut donner
ce qu'il n'a pas lui-meme et que toutes les me-
galiths torn be ron t du meme coup, quandhommcs
et femnies donneront pour la lutte decisive. J
Ge monstre pretend que, chez nous, hommcs
et femmes, il n'y a pas de responsabilite* et que
Ic'est la betise humaine qui cause tout le mat;
i que la politique est une forme de la stupidite* qui
ne sait pas agrandir ses petites vanitds et en
faire l'immense orgueil de la race humaine.
Si cette femme-la e*tait la seule on dirait : C'est
un cas pathologique. Mais il y en a des milliers,
des millions, qui se foutent de toute autorite" ct
qui s'en vont jetant le cri des Russes : Terre et
liberte*.
Eh oui, messieurs, il y en a des millions qui se
foutent de toute autorite", parce qu'elles ont vu
les petits travaux accomplis par le vieil outil a
multiples tranchants qu'on appelle le pouvoir.
Est-ce que nous ne voyons pas, depuis trop
longtemps, les e*gorgements qui ont lieu pour
cette petite chose-la. On le dirait vraiment aussi
pre*cieux que la hache de jade, sauv^e d'ile en
lie par les Oceanians de Tile Bourou.
Cette fois, ce n'est pas une nouvelle popula-
tion qui en re*sulte, mais la depopulation des gou-
vernes, la cretinisation des gouvernants.
MtiMOUES DB LOUISE MICHEL 437
Allons, une bonne fois a l'eau les institutions
pourries et que les hommes soient conscients et
libres!
Certains ont toe" les presidents de l'instruction
el^mentaire, qui ne se doutaient pas alors des
choses que l'autoritg ieur ferait commettre.
La science et la liberte* ! Comme c'e* tait bon et
vivifiant ces choses-la, respites sous 1'Empire
dans ce petit coin perdu de Paris!
Comme on y 6tait bien, le soir, en petits grou-
pes, et aussi les jours de grandes stances ou,
plus nombreuses, on laissait aux Itrangeres la
salle entiere!
Nous nous placions, le petit tas des enthou-
siastes, dans le carre* pres du bureau ou 6tait la
boite du squelette avec une foule d'autres choses
dont le voisinage nous plaisait.
De la, au fond de l'ombre, nous entendions
et voyions bien mieux.
La petite salle debordait de vie, de jeunesse;
on vivait en avant, bien en avant, au temps ou
tous auront une autre existence que celle des
bGtes de somme dont on utilise le travail et le
sang.
Surtout cinq ou six ans avant le siege, la rue
Hautefeuille formait, au milieu du Paris imperial,
une retraite propre ou ne venait pas I'odeur du
8.
1
L
138 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
charnier; quelquefois les cours d'histoire gron-
daient en Marseillaise et cela sentait la pou-
dre.
Comment trouvions-nous le temps d'assister a
ces cours plusieurs fois par semaine? II y en avail
de physique, de chimie, de droit meme; on y es-
sayait des me*thodes. Comment pouvions-nous,
outre nos classes, faire . nous-meraes des cours?
Je n'ai jamais compris que le temps pot etre aussi
e'lastique! 11 est vrai qu'on n'en perdait pas et
que les journeys se prolongeaient; minuit sem-
blait de bonne heure.
Plusieurs d'entre nous avaient repris, a batons
rompus, des Etudes pour le baccalaure'at; mon
ancienne passion, 1'algebre, me tenait de nou-
veau et je pouvais verifier (cette fois avec certi-
tude) que, pour peu qu'on ne soit pas un idiot,
on peut, pour les mathe* matiques, se passer de
mattre (en ne laissant aucune formule sans la
savoir, aucun probleme sans le trouver).
/ One rage de savoir nous tenait et cela nous
reposait de nous retrouver, deux ou trois fois
par semaine, sur les bancs nous-mftmes, cdte a
c6te avec les plus avanc£es de nos Aleves que
nous emmenions quelquefois; heureuses et
fieres, elles ne songeaient guere a l'heure.
Plus on s'enfie" vrait de toutes ces choses, plus
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
139
on avait, par instants, des gaietls d' enfant. Nous
faisions bien.
Combien de caricatures, de folies, de gami-
neries 6change"es! Je crois que nous avons plus
souvent ressemble* a des £tudiants qu'a des ins-
tit u trices.
II me souvient d'un soir ou nous avions essaye*
la m£thode Danel ou, comme en Angleterre et en
Allemagne, le nom des notes est tire" des lettres
de r alphabet (avec cette difference qu'on les
Icrit sans ported) ; nous sortions tard de la rue
Haulefeuille, il n'y avait plus d' omnibus et nous
regagnions pldestrement nos re*duits ; un imbe-
cile se mit a me suivre; haut monte\ sur ses
longues jambes de he>on, je m'amusai d'abord a
regarder, sous les reverberes, glisser cette om-
bre d'oiseau.
Puis, impatience de l'entendre r£pe*ter de ces
sottises a l'usage des gens qui ignorent si on leur
r^pondra, ce qui me gat ait l'oiseau fantastique
trottant sur ses longues pattes, je le regardai
tout a fait en face et, de ma plus grosse voix, je
me mis adescendre lagamme Danel : D. B, L, S,
F, M,R, D!
L'effet fut foudroyant.
tttait-ce l'accent un peu masculin ou les sylla-
bes etranges formees par les quatre dernieres
440 MtiMOIRKS DE LOUSE MICHEL
lettres, je nel'ai jamais su : l'oiseau avait disparu.
Une autre fois, ayant un grand manteau qui
m'enveloppait complement, une sorte de large
chapeau de peluche qui faisait beaucoup d'ombre
sur le visage et des bottines neuves (du Temple)
dont, je ne sais pourquoi, les talons sonnent
tres fort, je retournais a pied, assez tard; on
parlait beaucoup d'attaques nocturnes dans les
journaux et un bon bourgeois qui entendait soo-
ner mes bottines et ne distinguait pas, sans
doute, la forme noire qui venait de son c6te\ se
mit a trotter avec une telle frayeur que j'eus
ride*e de le suivre un peu de temps pour le bien
effaroucher.
II allait, il allait, regardant si personne ne
viendrait a son secours ! La nuit &ait noire, les
rues desertes, le bourgeois avait une peur bleue
et moi je m'amusais beaucoup.
II allongeait le pas tant qu'il pouvait, et moi
je passais dans l'ombre en faisant sonner mes
talons : c'dtait ce qui entretenait son effroi.
Je ne savais plus dans quel quartier c'e'tait,
quand je laissai partir le bourgeois en lui criant :
Faut-il 6treb6te!
II fallait revenir et cette nuit-la je rentrai bien
tard ou plutdt bien matin, ne riant plus; car
j'avais vu, la nuit, des gens qui vivent de proie
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
141
ou qui sont proie eux-m&mes : une nuit de ce
qu'on appelle la soci&6 civilisee.
II m'en reste des strophes lugubres, Writes
en rentrant, tandis que M" e Vollier (malgr£ ma
precaution journalise de retarder la pendule)
grondait tout en s'inqui&ant, la pauvre femme,
com me YeM fait ma mfere, de la fatigue que j'6-
prouverais dans la journ^e, aprfcs la course que
ie lui racontais. Voici les strophes :
Toute Tombre a verse ses tencbreuses urnes,
Toute la sombre nuit ses spectres taciturnes.
L'eau dort sinistre et glauque et, dans son lit profond,
Gouffre toujours ouvert dans le morne silence,
On entend tout k coup vers le myst&re immense
Quelque chose tomber d'un pont,
Tandis qu'k la lueur des p&les reverb&res,
Vonfc, errant dans la nuit, les sublimes miseres,
Fantdmes plus aflreux que les froids trepasses ;
Dos spectres embusques sous les portes, dans Tombre;
Dos spectres se glissant et sans nom et sans ombre
Par d'autres spectres effaces.
Eh bienj oui, j'en ai vu jjes bandits et des filles,
El je leur ai parle. Croyez-vous qu'ils soient nds
Pour fitre ce qu'ils sont et trafner leurs guenilles
Dans le sang ou la fange, au mal predestines?
Non, vous les avez faits, vous pour qui tout est proie 9
Co qu'ils sont aujourd'hui
142 M^MOIRES DE LOUISB MICHEL
Oui j'en avais vu des bandits et des filles et je
leur avais parle\ Combien j'en vis depuis et
combien de choses ils me raconterent !
Est-ce que vous croyez qu'on vient au monde
avec un couteau ouvert pour chouriner ou une
carte a la main pour se vendre? On n'y vient pas
non plus avec une canne plombe'e pour etre
sbire, ou un portefeuille de ministre pour etre
pris des vertiges du pouvoir, et trainer des na-
tions dans sa chute.
Nul bandit qui n'auratt pu etre un honnete
homme! Nul honnete homme qui ne soit capa-
ble de commettre des crimes dans les affole-
ments ou jettent les prejuge*s du vieux monde
maudit !
Ce m6me Jules Favre qui trempa dans l'dgor-
gement de Paris, parce que le pouvoir l'avait
empoisonn^ (comme il empoisonne du sang au
cerveau tous ceux qu'on revet de cette tunique
de Nessus), ce meme Jules Favre nous l'avions
aime* comme un pere et il dtait avec nous d'une
bonte* paternelle.
Combien de fois, sous pre*texte qu'il 6tait notre
president, je lui conduisis des gens qui avaient
besoin d'une consultation d'avocat et ne pou-
vaient la payer !
II me souvient qu'un jour ou je lui avais con-
I
nitu mm**"******'*"
M^MOIRKS DE LOUISE MICHEL U3
diiit une vieille un peu atteinte de la maiiie'de
la persecution et qu'il fallait rassurer, pour la
guerir peut-etre! — il avait perdu pas mal de
temps -a la raisonner — Jules Favre vint a moi
tout a fait fache\
L 'angle obtus que fonnaient son trout et son
meiiton se refermait en angle droit, c'6tait mau-
vais signe.
— C'esttrop fort! ine dit-ila voix basse, taudis
que la vieille faisait un tas de reverences tout
en murmurant : II y a vingt ans que je suis per-
secuted, etc., etc.
Je vols encore I'endroit ou cela se passait,
pies d'une grande urne offerte par ses e*lec-
teurs. Je ne sais quelle immense envie de rire me
pi-it, et cela de si bon coeur que Tangle droit du
profil de Jules Favre se reforma en angle obtus
ou, comme a 1 ordinaire, l'oeil brillait au so m met,
faisant le menton d'une des droites et le front
de 1' autre; lui-meme ne put s'empecher de rire,
et la vieille to uj ours faisant des reverences disait :
Merci bien! A une autre fois! A bientot !
Je spngeai a cela a Satory, en regardant la
petite mare ou buvaient les prisonniers dans le
croux de leur main, quand ils avaient trop soif
et que la grande pluie qui tombait sur eux avait
balaye Tdcume rose de la mare (les vainqueurs y
444 MJSmOIKES DE LOUISE MICHEL
lavaient leurs mains, sou vent plus rouges que
celles des bouchers).
II me semblait voir sortir cette mare sanglante
de l'urne d' autrefois, comme on repr&ente la
source des fleuves.
Qui e*crira les crimes du pouvoir et la facon
monstrueuse dont il transforme les hommes, de
facon a ce qu'on d&riiise a jamais ses crimes en
r&endantatoute la race humaine?
II n'y a qu'a grandir les choses pour qu'elles
sauvent au lieu de perdre :
titendre le sentiment de la patric au monde
en tier; le bien-etre, la science, atOute l'huma-
nite*.
Ne restera-t-il pas assez de la mort qui nous
prend ceux que nous aimons '(
Je reviens a la rue Hautefeuille.
Un autre president avec qui nous e'tions In-
dies, c'e'tait Eugene Pelletan, ce visage aux
yeux de braise, enfonce* sous d'epais sourcils
gris, avait quelque chose d Strange qui nous
rappelait Nicolas Flamel, Gagliostro, enfin ces
savants dont s'empare la le'gende; c'e'tait sur-
tout quand il elait au bureau que nous aimions
a nous blottir dans le cabinet au squelette,
regardant de la, 6coutant, prises par la poe'sie
de la science, par les paroles de liberty, pur
MEMOIRES DB LOUI8E MIGUEL 445
l'amourdela Republique et lahaine des Cedars.
Gombien d'ouvrages effeuill£s aujourd'hui fu-
rent commences sous ces impressions !
11 me souvient d'un £norme manuscrit, la
Sagesse dun fou, que je portai a Eugene Pelle-
tan, alors notre president, pour qu'il le lut et
m'en dtt son avis. J'ai compris depuis quelle
patience ii lui avait fallu pour lire cet 6norme
grimoire et en annoter quelques passages.
— Non, avait-il ecrit, ce n'est pas la sagesse
d'un fou, ce sera un jour la sagesse des peuples. *
En rapportant mon manuscrit, il me semblait
marcher en I'air! J'en relas une bonne partie
soigneusement, puis le temps me manqua, il
fallait de plus en plus donner des lecons apres
les classes, et la Sagesse d'un fou alia avec les
autres ouvrages* Peut-etre aurais-je cherche* un
eft.teur pour celui-la si j'avaia eu le temps.
Maria L. . . , aussi, avait effeuille* bien'des choses.
Jeanne B... et peut-etre sa sceur devaient avoir
des manuscrits en train. Julie L... et M u * Poulin
(queje puis no miner puisqu'elle est morte) ont
jete* au vent bien des vers. II y avait, rue Haute*
feuille, une veritable pe'piniere de bas bleus, les
deux dernieres anne*es avant 71.
Mais prose, vers et motifs s'en allaient au
vent; nous sentions tout pres le souffle du drame
9
A
146 MliMOIRES DE LOUISE MICHEL
dans la rue, le vrai drame, celui de rhumanite";
les bardits cbantaient repop^e nouvelle, il n'y
avait plus de place pour autre chose.
Les 6coles professionnelles pour lesquelles
nous aimions M. Jules Simon, avaient alors tout
notre eathousiasme. Quelques poigntas de jeunes
filles, a peine, y etaient sauvGes de l'apprentis-
sage et pourvues d'e'tats ou de dipl6mes, suivant
leurs aptitudes ; des artistes en sortirent et nous
disions : — Voici venir la R6publique; cette
poign£e ce sera toutes. He* las !
A l'6cole professionnelle de M rae Paulin, pen-
dant le siege, des femmes de toutes les positions
sociales se r£unissaient, et toutes eussent prd-
f6re* mourir plutdt que de se rendre. On dmiettait
le mieux qu'on pouvait tous les secours qu'on se
procurait, ranconnant ceux qui pouvaient l'etre
en disant : — II faut que Paris re*siste, re*siste
toujours. C'eHail la SocieHe* pour les victimes de
la guerre.
Je les revois toutes telles qu'autrefois, a quel-
ques-unes pres. J'ignore celles qui vivent en-
core, mais pas une d'elles n'a failli, — celles-la
n' e'taient pas de ces franc-fileuses qui, au jour de
la deTaite, fouillerent du bout de leur ombrelle
les yeux des f6d6rds morts.
La premefe visite que je pus avoir, e"tant pri-
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 147
sonniere, fut celle de Tune d'elles, M rae Meurice.
A mon dernier jugement j'ai vu derriere les
spectateurs trids — parmi ceux qui 6taient entres
moins facilement — briller les yeux noirs dune
autre, de deux autres m&me : Tune grande,
Jeanne B... ; l'autre petite, M m « F...
Plus loin (lorsque j'en aurai obtenu d'elles-
memes l'autorisation), je parlerai des femmes et
des soci6t6s de femmes, depuis le Comite* de
vigilance jusqu'a notre derniere Evolution : la
Ligue des femmes. Je les salue en passant,
toutes ces braves de l'avant-garde, echelonnees
de groupe en groupe, comme de sommet en
sommet.
Gare pour le vieux monde le jour ou les
femmes diront : C'est assez comme cela ! EHes
ne lachent pas,, elles; en elles s'est rtfugiee la
force, elles ne sont pas usdes. Gare aux femmes !
Depuis celles qui, comme Paule Minck, par-
courent l'Europe en agitant le drapeau de la
liberty jusqu'a la plus paisible des filles de
Gaule, endormies dans la grande resignation
des champs, oui, gare aux femmes, quand elles
se leveront, ecoBuntes devant tout ce qui se passe !
Ge jour-la ce sera fini, le monde nouveau
commencera.
Nous avions, les defnieres anndes de l'Empire,
148 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
une dcole professionnelle gratuite rueThevenot;
chacune de nous y donnantquelques heures,trois
fois par semaine, et la Socidte pour l'instruction
<H4mentaire se chargeant du loyer, la maison
marchait ; un de nos professeurs, que nous appe-
lions le docteur Francolinus, y deployait une
activity diabolique. Quelquefois la police de
l'Empire nous faisait le plaisir d'assister a nos
cours, cela faisait rire et on enlevait mieux son
heure de lecon en donnant de temps a autre un
bon coup de griffe qui attrapait par ses vilaines
moustaches d'hyene l'homme qu'on appelait
Napoleon III.
Les cours de literature et de geographie
ancienne 6taient faits deux jours par moi, deux
jours par Charles de S..„ absolument de la meme
maniere : le cote* r^el qu'on croirait romanesque;
l'enfance, la jeunesse, la decrepitude des villes
et des peuples, pareilles a la vie de chaque etre
et a celle de tout le .genre humain ; les villes-
fantdmes se dressant devant nous* Mon amie
Maria A..., la directrice, avait ete avec Julie L...
au faubourg Antoine.
Gombien de fois, nous reconduisant Tune
l'autre, jusque bien par-dela i'heure ou il n'y
avait plus a regarder les 6talages de libraires
ni a lire, entre les feuillets, les livres exposes
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 149
au dehors, nous rentrions ayant fait ainsi sans
nous en douter bien des lieues, allant et reve-
nant du faubourg a la rue du Chateau-d'Eau !
Combien de farces faites ensemble les soirs
o& nous 6tions tristes I Cet eclat de rire coupait
l'ombre.
Elle ne voulut pas entrer avec moi chez un
photographe, un soir que, mutant procure un
horrible portrait et I'ayant charge* encore de
details fantaisistes, je dis an photographe avec
I'accent de Bourmont un peu exagert : « Mon-
sieur, j'ai vu sur votre porte : Photographic en
pied. Veuillez mettre des pieds au portrait de
mon mari que voici. »
Tete du bonhomme, a qui je donne des expli-
cations saugrenues et qui s'indigne pendant que
je me sauve en riant.
Elle ne voulut pas en 6tre non plus, le jour
des vacances ou j'dtais entree dans un bureau
de placement, pour me faire* envoyer comme
cordon bleu chez de bons bourgeois, qui m'au-
raient mise a la porte apres le premier diner que
je comptais leur fabriquer.
C'etait du cdtd de la Bastille, a un troisieme
dtage.
Je n'avais pas de papiers (les ayant oubltes
disais-je), mais le placeur se trouva tout.etourdi
ISO MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
des noms de la pegre impgriale ou je pr6tendais
avoir servi, les donnant pour aller aux rensei-
gnements. II finit par me faire pitie\ et je lui
jetai au nez toute l'histoire en riant comme
une folle.
Quelle fantasmagorie que l'influence des noms!
Gette lecon donn^e au pauvre diable valait bien
le plaisir d'aller mettre u-n peu de poivre dans
des mets sucrds pour me faire mettre a la porte
par des gens habitue's aux vrais cordons bleus.
Le placeur, une fois d6tromp6, se mit a m'in-
vectiver, et je partis en riant comme a Tordi-
naire, lui disant effrontdment : — Une autre fois,
ne vous iaissez pas embonaparter aussi facitement
avec ces noms-la.
Je poursuis Tesquisse d'une chose pendant
que je la tiens ; il y en a tant de choses entassdes
depuis fannee du sifege, qu'on n'en finirait pas.
Parmi les institutrices rencontres rue Haute-
feuille, une des plus apres a recueillir les dpaves
de science 6tait M" e Poulin, institutrice a Mont-
mart re. Mine* e depuis longtemps par une maladie
de poitrine elle ne la sentait meme pas, entas-
sant le plus de savoir possible pour s'en aller
dans la tombe.
Tout a la fin de l'Empire, nous avions r4uni
nos deux institutions, au 24 de la rue Houdon,
■w
M*MOIRBS DB LOUISE MICHEL «t
apres la mort de M. m Vollier et le depart de ma
cousine If atnilde qui avait passe* quelques mois
avec moi. La derniere fois que j'ai vu la tombe
de M Uc Poulin, c'&ait aux jours de mai 71. Dana
la nuit du 22 au 23, je crois. Nous Itions au cime-
tiere Montmartre qu'on tacbait de dtfendre a
trop peu de combattants.
Nous ayions crenell les murs comme nous
pouvions, et si ce n'eut 6te* la batterie de la butte
dont le tir trop court nous mitraillait, et des obus
venant par intervalles reguliers du cdte* on Ton
voit de bautes maisons, la position n'aurait pas
6te* mauvaise.
Get obus, ddchirant l'air, marquait le temps
comme une borloge ; c'ttait magnifique dans la
nuit claire ou les marbres semblaient vivre.
A la meine compagnie, avec laquelle j'avais
M le premier jour de la lutte, appartenaient ces
hommes.
Plusieurs fois nous elious alles en reconnais-
sance, tantdt I'un tantot r autre; la promenade
dans cette solitude fouiltee d'obus me plaisait;
j'avais voulu malgre mes camarades y retourner
plusieurs fois ; toujours le coup arrivait trop t6t
ou trop tard pour moi.
Nous avions deja des blesses, et j'eus bien de
la peine a obtenir de retourner, c'est«A-dire
152
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
j'allai en reconnaissance maJgre* mes camarades.
Un obus tombant a travers les arbres me couvrit
de branches fleuries que je partageai entre deux
tombes , celle de M"" Poulin et celle de Murger
dont le genie semblait nous jeter des fleurs.
— Sacr6 mille tonnerres! me dit un de mes ca-
marades. Vous ne bougerez plus de la.
Et ils mefirent asseoir sur un banc pres de la
tombe de Cavaignac.
Mais rien d'entete* comme les femmes ; du reste,
je n'4tais pas la seule a verifier d'6tranges cal-
oul de probability, et moi comme les cama-
rades, nous ne pouvions avoir meilleure occasion.
L'obus tombait toujours avant ou apres que nous
6tions passes.
Une autre encore de la rue Hautefeuille ; c'6tait
une toute petite, toute fluette personne, donnant
des lecons de musique et qui aurait pu en donner
de bien d'autres ehoses. Elle marchait comme
dans un rythme, tout e*tait harmonie en elle... Et
d'autres et toujours d'autres qui, heureusement,
sont encore vivantes.
Bien des ehoses avaient leur foyer rue Haute-
feuille : outre les cours gratuits de 1'instruction
616mentaire, les 6coles professionnelles, les lec-
tures aux meres de famille, un cours de jeuncs
gens ou j'eus un grand nombre de ces pauvros
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 453
enfants qui, trop jeunes, travail lent tout le jour
ou qui n'avaient jamais &6 en classe.
Les premiers groupements du Droit des femmes -
avec M - " Jules Simon, Andre* Le\>, Maria De- V
raismes se rgunissaient souvent a l'^cole profes-
sionnelle de la rue Thlvenot. Tout commencait,
ou plutdt recomraencait, apresla longue Wthargie
de I'Empire. Au fond de tout cela l'idee des
revolution naires russes m'entratnait.
Au Droit des femmes, comme partout ou les
plus avanc£s d'entre les hommes applaudissent
aux ide*es d'6galite* des sexes, je pus remarquer,
comme je l'avais toujours vu avant et comme je
le vis toujours apres, que malgre* eux et par la
force de la coutume et des vieux pr6jug£s les
hommes auraient lair de nous aider, mais se
contenteraient toujours de l'air. Prenons done
notre place sans la mendier. Les droits politi-
ques sont d£ja morts. L'instruction a e*gal degre*,
le travail re'tri'bue' pour les 6tats de femme, de
maniere a ne pas rend re la prostitution le seul
e*tat lucratif, e'est ce qu'il y avait de re*el dans
notre programme.
Aujourd'hui le temps a marche*, il faut pour
tout la grande debacle. Oui, lies Russes ontraison,
Involution est finie, il faut la revolution ou le
pap i Hon mourrait dans sa tnnique de nymphe.
9.
XIII
Ma chere mere avait* vendu ce qui lui restait
de champs*, ne gardant que la vigne, pour acheter,
en 1865, mon externat de Montmartre qu'ellc
payait a mesure, la pauvre femme ! comrae ello
recevait de son c6te le prix de la vente.
Nous y vivions, M me Vollier et moi, de la rente
que lui faisaient ses fils, et nous voyions arriver
l'instant ou, les Aleves augmentant beaucoup,
nous eussions 6t6 presque a l'aise, pour des
institutrices. Que de projets nous faisions !
Ma grand'mfere vivait encore *t je recevais de
bonnes nouvelles d'elle et de ma mere. Je ne
sais quelle joie me montait au cceur par ins-
tants.
Voici comment elle finit. Un soir Julie L... et
Adele Esquiros 6taient venues dtner avec nous.
M m * Vollier avait recu sa pension, nous 6tions en
argent et nous avions parte d'envoyer un petit
cadeau dans la Haute-Marne.
MriMOWKS DB LOUISE MICHEL *»
Julie apportait je ne sais quoi du pays. Adele
Esquiros s'&ait charg^e de friandises.
C'<Hait jour de conge\ nous avioas bien chaud
toutes les quatre dans la petite chambre d'en
haul. Nous paplionsgatment,surtoutM™Volliep
que je n'avais jamais vue aussi gaie.
J'avais raconte" comment j'avais, la veille, colte
une affiche republicaine sup le dos d'un sergent
de ville.Celle-la me restait, il fallait bien la placer
quelque part.
Sup le piano ouvert, le gros chat noir passait
et repassait, fooutant le motif qui l'Sveillait sous
ses pattes ; ii avait la tete un peu montSe, le gros
Raton, ayant mangd tout un bol de creme au cafe"
dont je ne parlais pas.
M m ' Vollier racontait comment, dans l'inte>et
de la maison, elle avait mis les clefs dans sa
poohe; elle les faisait sonner avec ce souripe
des yeux que j'avais vu a ma grand'mere et que
je vis tant de fois a ma mere quand elles pavis-
saient quelque chose a mes petits vols.
Nos amis l'applaudissaient, mais on pit bien
davantage quand par remcpds de conscience je
lui restituai le porte-monnaie que j'avais vole* le
matin dans la commode. 11 n'y manquait ppesaue
rien. '^S^Jf
Je ne sais quel serrement de Cceup me pnJJ^^
156 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
nous £tions heureuses, cela ne pouvait durer.
J'avais fini cependant par m'&ourdir la-dessus.
Assez tard, je reconduisis nos amies jusqu'aux
omnibus de la rue Marcadet.
La nuit 6tait noire et triste, et dans cette
ombre un chien hurlait ; en revenant il se mit k
me suivre.
Le hasard qui mettait cette bete sinistre sur
mon chemin e*tait d'accord avec la ve*rite*.
M me Voliier, a qui je me gardai bien de Iaisser
voir mon impression de tristesse, 6tait gaie en-
core, ce n'e'tait pas pour longtemps. Elle eut ja
nuit sa seconde attaque d'apoplexie.
C'est son portrait qui e*tait pres de mon lit,
en face d'un bouquet d'ceillets rouges. — Ses
fils me laisserent, comme a une soeur, ma part de
souvenirs.
Apres la ™ ->n de M me Voliier, une grande tris-
tesse m'envaint ; mais on n'avail pas le temps de
s'dcouter souffrir : l'Empire a mesure qu'il appro-
chait de sa fin devenait plus menacant et nous
plus de'termine's.
La premiere institutrice qui s'e'tait Stablie h
Montmartre, M"« Caroline L'Homme, etquiavait,
fdisait-elle, appris a lire a tout le quartier (elle
^ avait raison), devenue infirme et vieille, avait
«*■ encore quelqiles Aleves; un jour elle me les
■" : " faf!
1
M£ MOIRES DE LOUISE MICHEL 437
amena et vint s'&ablir avec moi. Elle eHait bri-
s6e.
Avez-vous lu les ldgendes du Nord? On eui dit
une des nornes, tant elle passait sans bruit. Pale,
ses longs cheveux blancs attaches par une ton-
gue aiguille antique, quelque chose de fatidique
1'enveloppait.
C'est qu'au fond de sa vie il y avait une 16-
gende he>o!que.
Rien de plus charm ant que ce caractere doux
et fier a la fois!... Morte aussi!
Pauvre mere! elle eut avec moi bien peu de
jours paisibles. Quand elle vint a Montmartre*
toute bris£e de la mort de ma grand'mere, la
Revolution arrivait, je la laissais seule de longues
soirees; apres, ce furent des jours, puis des
mois, des anne*es. Pauvre mere! pourtant je
l'aimais tant que je ne serai heureuse qu'en
allant la retrouver dans la terre ou Ton dort.
Est-ce que nos meres a nous peuvent 6tre
heureuses?
Par quelques parole's e"chappe*es, je compris
combien de sacrifices s'dtaient imposes les pau-
vres femmes pour payer l'externat de Mont-
martre.
Dans la fermentation de la fin de 1'Empire,
» H * J I i m
158 BftiMOIRES DE LOUISE MICHEL
l'idde germ ait, grandissait et, secoude en gerbes
d'&incelles, mettait le feu comme une torche.
On en avait assez des choses malpropres. — On
n'avait pas vu encore la guerre. Elle se leva pour
dtayer Bonaparte avec des tas de cadavres.
Les reunions se faisaient de plus en plus au
grand jour, la re*volte montant de dessous terre
arrivait au grand soleil.
La guerre ne pouvait pas prendre malgre* les
entraf nements de la bande impe>iale ; il fallut
lacher les ailes a la Marseillaise pour griser le
peuple.
L'arm6e eile-meme, trop docile toujours, ne
put marcher en chantant le Beau Dunois.
Des vers faits a cette 6poque esquissent la si-
tuation, j'en mettrai quelques-uns dans ces cha-
pitres de vues g6ne>ales :
LES OEILLET8 ROUGES
Dans ces temps-la, les nuits, on s'assemblait dans l'ombrc,
Indigne's, secouant le joug sinfitre et noir
De l'homme de De'cembre, et Ton frissonnait, sombre.
Comme la bdte a l'abattoir.
L'Empire s'achevait. II tuatt a son atoe,
Dans sa chambre oa le seuil avait l'odeur du sang,
n regnait, mais dans l'air soufflait la Marseillaise,
Rouge <Halt le soleil levant.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 180
II arrivait souvent qu'un effluve bardique.
Nous enveloppant tous, faisait vibrer nos cceurs.
A celui qui chantait le recueil lieroique,
Parfols on a jete* des fleurs.
De ces rouges <»Ulets que, pour nous reconnattre,
Avail chacun de nous, renaissez, rouges fleurs.
D'aulres vous reprendront aux temps qui vontparattre
Et ceux-la seront les vainqueurs. '
Le second feuillet des OEiUets rouges fut <*crit
a Versailles, a travers l'h<Scatombe de 1871 et
envoye" a Ferre\ condamne* a mort, Le voici :
* •
MaUon d'arrttde VersalUe*, 4 septtmbre 1871.
A Th. Fbrr*.
Si j'allais au noir ciraetiere,
Freres, jetez sur votre soeur,
Comme une espdrance derniere,
Do rouges (Billets tout en fleur.
Dans les derniers temps de l'Erapire,
Lorsque le peuple s'iveillait,
Rouge oeillet, ce fut ton sourire
Qui nous dit que toutrenaissait.
Aujourd'hui, -va fleurir dans l'ombre
Des noires et trlstes prisons.
Va fleurir pres du captif sombre,
Et dis-lui bien que nous 1'aimons. '
!
t
160 MtiMOlRES DE LOUISE MICHEL
Dis-lui que par le temps rapide
Tout appartient a l'avenir ;
Que le vainqueur au front livide
Plus que le vaincu peut raourir.
Que de fleurs dans ma vie : les roses rouges du
fond du clos toutes charges d'abeilles, le Was
blanc que Marie voulut sur son cercueil, et les
roses couleur de chair tach^es de gouttes de sang
*
que j'envoyais de Clermont a ma mere!
Revenons au passe par des vers encore :
LA MANIFESTATION DB LA PAH
Dans la nuit on s'en va, marchant en longues files
Le long des boulevards, disant : La paixl la yaixl
Et Ton se sent suivi par la meute servile.
Ton jour, Liberie, ne viendra-t-il jamais ?
Et le pave frappe par les lourds coups do lance
Resonne sourdement ; le bandit veut durer.
Pour retarder un peu sa chute qui s'avance,
11 lui faut des combats, dut la France y sombrer.
Maudit, de ton palais sens-tu passer cos hommes?
C'est ta fin! Les vois-tu dans un rdve effrayant?
lis s'en vont dans Paris, pareils a des fantdmes :
Entends-tu? dans Paris dont tu boiras le sang.
Et la marche scande'e avec le rytbjne strange,
A travers rassommade, ainsi qu'un grand troupoau,
Passe, et Ce*sar bandit centuple sa phalange,
Et pour frapper la France II fourbit son couteau.
MliMOIRES DE LOUISE MICHEL
461
Fuisqu'on veut le combat, puisque Ton veut la guerre,
Pouples, le front courbe*, plus tristes que la mort,
C'est contre les tyrans qu'ensemble il faut la faire :
Bonaparte et Guillaume auront le m6me sort.
Comme je pr£tendais, pour que ma mere ne se
tourmentat pas, que je ne me melais de rien
activement, deux de nos amis vinrent un soir me
prendre pour une reunion ; ils Itaient rested en
dehors afin qu'elle ne se doutat pas de quoi il
s'agissait.
— C'est impossible, disait la pauvre femme,
que tu ailles donner des leconsa cetteheure-la!
— C'est Julie qui m'envoie chercher.
Mais elie se mit a la fenetre.
— Je le savais bien, dit-elie, que c'elait pour
vos reunions !
Et elie riait malgre* elle de nous voir parti r
en riant.
Ces- reunions avaient lieu le plus souvent en
dehors de Paris.
Que de choses on disait en revenant par les
sentiers des champs ! D'autres fois on se taisait
dans tout Nblouissement de l'ide*e qui se levait,
halayant les hontes de vingt ans.
Oh ! mes amis, je crois que nous onions tous
un peu poetesl Nous avons bien souffert, mais
nous avons vu de belles choses!
162 MtiMOIRES DE LOUISE MIGUEL
Comment rnieux revivre ces jours-Ui que par
les feuillets qui m'en sont rested!
LBS YEILLBURS DB MUIT
I
La charge sonne sous la terre.
En avantt en avantl marchons!
Quatre-vingt-treize a la banniere.
mes amis, allons ! allons !
Quoil tant que l'aigle en pourriture
Aurait de quoi nourrir un ver,
On oserait se prosterner
Devant cette charogne impure.
Aux armes, citoyens! forraez vos bataillons.
Marchons ; qu'un sang impur abreuve nos sillons.
II
Avant que l'empire s'ecroule,
Que le squelette vermoulu
S'e'miette sous la grande houle,
Sachons que le peuple a voulu.
Drisons cet esclavage infque,
Devant Tibere, aurions-nous tous
Vingt ans rarape* sur les genoux ?
Amis, ylre la Republiquo I
Aux armes, citoyens I etc.
I
MEMOIRES DB LOUISE MICHEL 163
iS aout 70.
Nous disions : En a van I ! vive la Republiquel
Tout Paris repondra, tout Paris soulevl,
• Se sourenant enfln, Paris fler, hero'ique,
Dans son sang gdnrfrrmx de l'Empire lave*.
Voila cc qu'on croyait ; la ville fut muette.
Je vois encor ce jour dans la brume au lointain.
Chaquc volet se ferme et fa rue est deserte.
Sur nos braves amis, on criait ; A Prussien!
Oui, dans Paris, fremissant des crimes de
l'Empire, dans Paris qui devait r£pondre : Vive
la Rdpublique ! il se fit un grand silence.
Tous les volets se fermerent, laissant desert le
boulevard de la Villette, et autour de la voiture
ou Eudes et Brideau (Haient prisonniers, on
criait : Aux Prussiens 1
C'est que toujours Paris ftit trompe* par ce
prdcepte Strange d'attendre, pour entraver les
crimes et laver les hontes, que tout soit acheve",
et qu'on ait entasse" hontes et crimes jusqu'au
ciel.
Quand nos amis furent condamnes a mort pour
avoir voulu proclamer la Republique avant que
Bonaparte eut acheve* son oeuvre, on nous char-
gen, Andre* L^o, Adele Esquiros et moi, de porter
V
164 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
a Trochu une protestation couverte de milliers
de signatures.
Le plus grand nombre de ces signatures furent
donn£es dans l'indignation ; deux ou trois des
iistes dont j'&ais charged me furent redemand£es
sous pr£texte qu'il y allait de la tSte : des gens
timides avaient re'fle' chi .
Est-ce que ce n'6tait pas de la tete de nos
amis qu'il y allait? J'avoue n'avoir pas voulu
efFacer ces deux ou trois signatures de personnes
timides.
— Eh bien ! tant mieux, leur disais-je, nous
irons de compagnie.
Ge n'4tait pas chose facile d'arriver jusqu'au
ge'ne'ral Trochu ; il fallut pour y parvenir tout
l'entetement ft mi n in.
Apres etre entries presque d'assaut dans une
sorte d'antichambre, on voulait nous faire parti r
sans voirle gouverneurde Paris. Lesmots : « Nous
venons de la part du peuple », sonnaient mal
a cet endroit-la. Sur l'invitation de nous retirer,
nous allames nous asseoir sur une banquette
contre le mur, declarant que nous ne partirions
pas sans rdponse.
Las de nous voir attendre, un secretaire alia
chercher un personnage qui dit representor
Trochu, vint et, soupesant le volumineux cahier
MrfMOIRES DE LOUISE MICHEL
165
couvert de signatures (ce qui paraissait l'in-
qui&ter), il nous declara que, vu le nombre, ces
signatures seraient prises en consideration.
Gette promesse aurait peu pes4 dans ia balance
si PEmpire ne se fut ecroule ; pourri comme il
1'etait, le coup de massue de Sedan Itendit ce
cadavre a terre.
Une seule dcharpe rouge a I'Hdtel de Yille,
celle de Rochefort. Mais on se disait : Le peuple
est la.
H&as ! apres le 4 Septembre, c'&ait toujours
la m&hode de PEmpire ! et le peuple laissa faire
longtemps.
Que de souvenirs ! Les batailles dont on avait
avec tant de peine des nouvelles vraies oufausses,
le titre seul change^ les memes choses restees !
On refusait de laisser tenter des sorties d4ses-
pei^es; on attendait toujours l'arm6e liberatrice
que nous savions bien ne pas pouvoir venir.
Jamais, disait-on, une ville ne s'est dgbloquee
seule. Ge qui n'est pas impossible, s'il n'est
jamais arrive, a chance au contraire d'arriver
au moins une fois.
Le 31 octobre, a l'Hotel de Ville, la Commune
(Hait nomme'e ; elle fut escamotta comme un tour
de gobelet. II faut de ces choses-la pour savoir &
quels ennemis on a affaire.
x
166 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
Flourens paya de sa vie aux avant-postes de la
Commune, ou Versailles l'assassina dans un guet-
apens, cette folle g6ne>osite\
Si nous sommes implacables a la prochaine
lutte, a qui en est la faute ?
Le 19 Janvier, on consentit enfin a laisser la
garde nationale tenter de reprendre Montretout
et Buzenval.
D'abord les places furent emportdes ; mais les
hommes entrant jusqu'aux chevilles dans la terre
d6tremp6e ne purent monter les pieces sur les
collines, il fallut se replier.
La, resterent par centaines, sans regretter la
vie, des gardes nationaux : hommes du peuple,
artistes, jeunes gens ; la terre but le sang de cette
premiere he*catombe parisienne, elle en devait
boire bien d'autre.
Mais Paris ne voulait pas se rendre.
Le 22 Janvier, on e"tait devant l'Hdtel de Ville,
ou commandait Ghaudey.
Sous les protestations qu'on ne songeait pas
a se rendre, le peuple sentait le contraire.
Voulant laisser a la manifestation ce caractere
pacifique qui finit toujours par l'^crasement de la
fbule, ceux qui e*taient arme's s'dloignerent.
Quand il ne resta plus que la multitude ddsar-
me*e, un petit bruit de grdle tomba des fenetres
MEMOIR BS DB LOUISE MICHEL 467
ou Ion voyait les faces pales des Bretons, sur la
place oq se faisaient des troupes.
Oui, c'est vous, sauvages d' Armor, sauvages
aux blonds cheveux, qui avez fait cela ; mais vous,
du moins, vous etes des fanatiques et non des /
vendus. /
Vous nous tuez! Mais vous croyez devoir le
faire et nous vous aurons un jour pour la liberty
Vous y apporterez la meme conviction farouche,
et avec nous vous monterez a l'assaut du vieux
monde.
Razoua commandait les bataillons de Mont-
ma rtre.
Aucun coup de fusil ne fut tire* du cote du
peuple avant les discharges des Bretons. Mais
alors ceux qui s'e*taient ranges autour du square
de la Tour- Saint -Jacques s'indignerent , les
balles pleuvaient toujours, on commenca a con-
struire une barricade.
Un vieux dont la capote <Hait troupe de balles
et qui n'y songeait guere, un vieux de juin 48,
Maleweux, se rappelait ces jours-la et dominait la
situation, comme drape*, le brave, dans son dra-
peau de Juin.
Au milieu de la place, perdue dans ma pens4e,
jo regardais les fenetres maudites, songeant :
VoUs serez a nous, bandits.
I*«*i ..... ...v.
168 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
Les balles continuaient leur petit bruit de
grele, la place s'e*tait faite de*serte.
Les projectiles venus de l'Hdtel de Yille, fouil-
lant au hasard, tuaient les promeneurs.
Pres de moi, une autre femme de ma taille,
vetue de noir aussi et qui me ressemblait, tomba
frappe'e d'une balle ; un jeune homme 6tait venu
avec elle, lui aussi fut.tue ; nous n'avons jamais
su qui ils 6taient, — le jeune homme avait le
profil hardi des races du Midi.
Beaucoup ne voulaient pas qu'on en reslat la.
Mais on decida que ce ne serait pas cette fois-la.
Le 22 Janvier, Sapia fut tue\ d'autres encore;
P... du groupe Blanqui, eut le bras casse\ U y eut
des passants tu6s comme les ndtres, et sur les
tombes on jura vengeance et liberty.
J'avais, en gage de de*fi, jete* mon e*charpe rouge
sur une fosse, un camarade la noua aux branches
d'un saule.
Six jours apres le 22 Janvier, le peuple mitraille*
et l'assurance qu'on ne cherchait point & se ren-
dre et que les Prussiens seuls pouvaient porter de
telles accusations, la reddition e'tait faite. Le
frisson de colere de Paris ne se calma pas cette
fois.
XIV
Le comite* de vigilance de Montmartre aura
son histoire a part; nous en sommes peu de
sun ivants;il fit sous ie siege trembler la reaction*
On s'envolait chaque soir, du 41 de la chaussee
Clignancourt, sur Paris, tantdt d£molissant un
club de lacheurs, tant6t soufflant la re" volution,
car le temps de la duperie e*tait passe\ Nous
savions ce que pesent les promesses et la vie
des citoyens devant un pouvoir qui se noie.
A Montmartre, il y avait deux comics de vigi-
lance, celui des hommes et celui des femmes.
J'&ais toujours a celui des hommes, parce que
ceux-la tenaient des re'volutionnaires russes.
J'ai encore un vieux plan de Paris qui e*tait au
raur de la seconde salle ; je Tai emporte* et rap-
porte* a travers rOce*an, en souvenir. Nous
avions, avec de I'encre, couvert les armes de
l'Empire qui le de"coraient, cela eat sali notre
repaire.
10 .
HO M^M-OIRES DE LOUISE MICHEL
Jamais je ne vis intelligences si droites, si
simples et si hautes ; jamais individualites plus
nettes. Je ne sais comment ce groupe faisait son
compte, il n'y avait pas de faiblesses ; quelque
chose de fort et de bon vous reposait.
Chez les citoyennes meme courage ; la aussi
des intelligences remarquables ; mais au41 j'&ais
alle*e d'abord avec les citoyens, je continuais
d'appartenir aux deux comite*s dont les tendances
e'taient les memes. Gelui des femmes aussi aura
son histoire, peut-6tre seront-elles m616es, car
on ne s'inqutetait guere a quel sexe on apparte-
nait pour faire son devoir. Cette bete de ques-
tion e'tait finie.
Le soir, je trouvais moyen 6V£tre aux deux
clubs, puisque celui des femmes, rue de la Cha-
pelle, a la justice de paix, s'ouvrait le premier.
Nous pouvions ainsi assister apres a la mottle* de
la stance du club de la salle Pe>ot, quelquefois
a la stance entiere ; tous deux por talent le nom
de club de la Revolution distinct des Grandes-
Carrieres.
J'entends encore l'appel et je pourrais dire
tous les noms. Aujourd'hui c'est l'appel des fan-
tdmes.
Les comite* de vigilance de Montmartre ne
laissaient personne sans asile, personne sans
*jrfiW »m i* M ■■*■»* i
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL 171
pain. On y dinait avec un hareng pour quatre ou
cinq, mais on n'epargnait pas pour ceux qui en
avaient besoin les ressources de la mairie, ni les
moyens re'volutionnaires des requisitions. Le
xviii arrondissement eHait la terreur des acca-
pareurs et autres de cette especo. Quand on
disait : Montmartre va descendre ! les rdaction-
naires se fourraient dans leurs trous, lachant
comme des betes poursuivies les caches ou les
vivres pourrissaient, tandis que Paris crevait de
faim.
On riait de bon c'ceur, quand un de nous avait
amend quelque mouchard qu'il croyait un bon
citoyen.
On a fauche* le comite* de vigilance comme tous
les groupes re>olutionnaires : Les rares qui res-
tent, Hippolyte F..., Bar..., Av.. M Viv...,
Louis M... savent comme on y etoit fier et
comment on portait le drapeau de la Revolution.
Peu importait a ceux-la d'etre moulus obscu-
re"ment dans la lutte ou bien au grand soleil.
Qu'importe de quelle maniere passe la meule,
pourvu que se fosse le pain !
On se demande qiplquefois comment tant de
choses ont pu contenir dans la vie pendant les
quinze ans qui viennent de s'dcouler. On e'crirait
1
*72 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
>
tant qu'on voudrait ; le cadre d'abord, afin qu'on
puisse fermer le livre ou on voudra.
Ce n'est pas ici ce qu'on appelle un ouvrage a
sensation, c'est un rapide regard sur la vie et la
pensde d'une femme de la Revolution. Cela ne
fait guere sensation quand on nous broie ; seu-
lement c'est la que cesse pour nous toute entrave
a 6tre d'utiles projectiles dans la lutte re*voIu-
tionnaire. Personne ne souffrant plus de ce qui
nous arrive, rien ne nous arr&e, j'en suis la!
Cela vaut mieux pour la cause.
Qu'importe, maintenant, dans le cceur arracM
saignant de la poitrine, que des bees de plume
y fouillent comme des bees de corbeau, personne
n'est plus la pour souffrir des calpmnies; ma
mere est morte !
Si elle avait vdcu quelques anne*es, quelques
mois encore, j'aurais passe* tout ce temps-la pres
d'elle; aujourd'hui, qu'importe prisons, men-
songes et tout le reste? Que ferait la mort? Ce
serait une ddlivrance; ne suis-je pas d4ja morte?
Si je sors d'ici ce sera pour rentrer dans la
fournaise ou Ton sent le souffle de i'inconnu qui
vous fouette au visage.
Que parle-t-on de courage? Est-ce que je n'ai
pas hate d'aller retrouver ma compagne Marie et
ma mere! Ma pauvre mere, qui vivrait si seule-
MtMP
MEMOfftES DB LOUISE MICHEL "*
ment j'avais 6te* Van dernier a Saint-Lazare. Elle
maurait sentie pees d'elle; mon arrived, a son
agonie, lui a redonne" un mois d'existence.
Venir a Saint-Lazare? Je ne l'ai demands' qu'a
ses derniers instants, promettant en ^change
d'aller en Caledonie, au milieu des tfibus, fonder
cette Scole que j'avais promise aux Canaques.
On ne l'a pas voulu, ce n'est pas ma faute ; je
suis altee pres de ma mere mourante : les gouver-
nants ont e*te\ comme il arrive toujours, moins
mauvais que leurs lois ; ils m'ont laisse*e quelques
jours pres d'elle.
Toujours l'homme est oblige" de briser la loi
dont il s'enveloppe comme d'un filet et qu'il
&end sur les autr.es.
Nul homme ne serait un monstre ou une vie- t
time sans le pouvoir que les uns donnent aux J
autres pour la perte de tous.
Si ce livre est mon testament, qn'il en tombe
a chaque feuillet des maWdictions sur le vieil
ordre de choses.
II y a longtemps .que je serais morte si je ne
perisais pas que nous aurons bientot a donnerlc
coup de chien ; celui ou flotteront ensemble les
bannieres rouges et noires.
Encore une chose que les gouvernants ont fait
de bien, e'est de ne pas avoir icoute* ceux qui,
10.
*74 MgMOIRKS DE LOUISE MICHEL
ne suivant que leur sensibility, demandaient
qu'on me mlt en liberty ma mere encore
chaudel
Mapauvremere, morte parce queje n'e'taispas
la ! La liberte*, eomme si on m'eut payl son ca-
davre ! On ne l'a pas fait et on a bien fait.
Est-ce que quelque chose peut m'emouvoir,
depuis qu'elle ne souffre plus?
Je n'attends ni douleur ni joie, je suis bonne
pour le combat.
Retournons rapidement en arriere, puisque
chaque chose sera reprise : le 22 Janvier, le
18 Mars, le combat, la deTaite, les comics d'hom-
mes et de femmes, la deportation, le retour; les
prisons avant et apres le retour.
Le 18 mars, sur la butte Montmartre, baignle
de cette premiere lueur du jour qui fait voir
comme a travers .le voile de l'eau, montait une
fourmiliere d'hommes et de femmes; la butte
venait d'etre surprise; en y montant on croyait
mourir.
Voici pourquoi la butte dtait l'objectif de la
reaction.
Les canons payes par les gardes nationaux
6taient laissls dans un terrain vague au milieu
de la zone abandonee aux Prussiens.
MlUtOIRES DE LOUISE MICHEL 175
Paris ne le voulut pas, on les reprit au pare
Wagram.
L'61an dftnne* par un bataillon du 6* arrondis-
sement fat g6n6ral ; l'idte eHait dans Fair, chaque
bataillon alia reprendre ses canons; ilspassaient
sur les boulevards a bras d'hommes, de femmes
et d'enfants, drapeau en tete.
Des marins proposaient d6ja de reprendre les
forts a l'abordage comme des navires; cette id4e
respite dans l'air nous grisait.
II n'arriva aucun accident quoique les pieces
fussent chargees.
Montmartre, comme Belleville et Batignolles ;
avait ses canons; ceux qu'on avait mis place
des Vosges furent transporter au faubourg An-
toine.
Les clubs e*taient ferm6s depuis le 22 Janvier,
les journaux suspendus; si on n'eut senti le
peuple en 6veil il est probable que le 18 Mars, au
lieu d'etre le triomphe du peuple, eut e*te* celui
d'un roi quelconque.
Le fils Badingue n'e* tait gas encore mort ; Mont-
martre dlsarme*, e'e'tait Ventre" e du souverain,
Bonaparte ou d'Orltans, qu'eussent protege* l'ar-
m4e tromple ou complice et les Prussiens eHablis
dans les forts.
Elle ne voulut point, cette fois, Gtre complice.
176 M^MOIRKS DE LOUISE MICHEL
l'armde, que, trois mois plus lard, on prenait
pour ^eraser Paris.
L'armde leva la crosse en l'air au lieu d'arra-
cher les canons francais aux gardes nationaux
et surtout aux femmes qui les couvraient de leurs
corps; les soldats comprenaient , cette fois,
que le peuple deTendait la Republique en defen-
dant les armes dont les royalistes et impe>iaux,
d'accord avec les Prussiens, eussent tourne' la
gueule vers Paris.
Oui, le i 8 Mars devait appartenir a l'ltranger,
allie" des rois ou au peuple ; il appartint au peuple.
Lorsque la victoire se dlcida ainsi pour nous,
je regardai autoui de moi et j'apercus ma pauvre
mere qui m'avait suivie pensant que j'allais
mourir.
Clement Thomas et Lecomte, au moment ou
Clement Thomas commandait de tirer sur le
peuple, furent arreted.
Tous deux 6taient, par leurs actes memes, con-
damne*s depuis longtemps; celadataitdeloin.de
Juin 48 pour Clement Jhomas. II l'avait rappele*
sous le siege en insultant la garde nationale.
Lecomte avait comme lui un arridre* & payer :
ses soldats se souvenaient.
La vengeance sortit du passe* , sans ordre : e'est
l'heure qui sonne.
MtaOIftBS DE LOUISE MICHEL M
Elle sonnera encore pour bien d'autres, sans
que la Revolution qui passe s'attarde sur le che-
min a le faire ou a Tempecher.
On compte ceux qui meurent ainsi aux reprt-
sailles populaires, mais d'un c6t6 seulement ; de
I'autre on ne compte pas, on ne le pourrait pas.
C'est le chaume sous les faucilles, l'herbe
fauchSe au soleil d'Ste* .
Plusieurs des ndtres aussi pe>irent ; Turpin,
tombe" pres de moi, a l'attaque du n° 6 de la rue
des Hosiers, pendant la nuit, mourut quelques
jours apres a Lariboisiere.
II m'avait dit de recommander sa femme a
Clemenceau ; la volonte du mort fut exteutee
fidelement.
Je n'ai jamais lula deposition de Clemenceau,
dans l'Enquete du 18 Mars; nous ne lisions pas
dejournaux.
Les indecisions qu'on lui reproche viennent
de son illusion d'attendre encore quelque pro-
gres du parlementarisme mort; cette illusion est
le microbe qu'il a rapporte de 1' Assemble, tout
en fuyant r Assemble de Bordeaux.
Sa place est dans la rue et les circonstances
l'y tralneront, au jour d'indignation; c'est ce qui
lui reste du temperament revolutionnaire
La froide indignation de la reArolte, un jour
fiTS MEMOIR E8 DE LOUISE MICHEL
de grand crime, c'est ce qui le fera sortir de la
dedans comnie il est sorti de l' Assemble de
Bordeaux.
Allons ! lea derniers du Parlement rested hon-
irites, ne vaut-il pas mieux suivre le grand Ja-
oobin qui vous montre la route, Deleacluze!
II y a assez longtemps que cela dure at dans
les pourritui-es il ne vient plus rien. Vous aurez
beau y semer, on aura beau y verser du sang
c'est fini, bien fini.
A quoi bon changer le Don, pour qu'a l'filys^e
et a l'Hdtel de Ville on ne puisse secourir les
blesses sans danser sur les cadavrea, pendant
que le peuple, crevant de faim, regarde monter
les ftslesdans l'air, comme aux anciens 15 Aout.
Le pouvoir! c'est se servir d'un ciseau de
verre pour sculpter le marbre. Allons done!
dominer c'est etre tyran, etre dominls c'est etre
laches ! Que le peuple se mette done debout,
il y a assez longtemps qu'on fouette le vieux lion
pour qu'il casse la museliere.
Etle lendemain? dit-on.
Eh bien, 1c lendemain, il est a 1'humanite
nouvelle, elle s'arrangera dans le monde nou-
veau : est-ce que nous pouvons comprendre ce
lendemain -la?
Qu'elle passe sur nous comme sur un pont.
«■,. WW »i-
MEMOIRES DE LOUtSE MiCHEL M
nous ne sommes bona qu'a cela. Ne discutons
pas, aveugles que nous sommes, l'aurore qui
se leve. .
En revolution, l'epoque qui copie est perdue,
il faut aller en avant. La Commune, enserrte de
toutes parts, n'avait que la mort a I'horizon, elle
ne pouvait qu'etre brave, elle le fat.
Elle a ouvert la porte toute grande a l'avenir ;
il y passera.
Le navire de Paris est en rade, bien en rade
de la nouvelle rive, il danse sur ses ancres, les
meilleurs de l'equipage ont M jete*s aux requins ;
mais il abordera.
Et comme il esi beau ce navire, avec ses
pavilions flottants rouges et noirs sur nos deuils
et sur notre espoirl Voici la revanche de l'hu-
manite entiere aux kernels jours de mai.
Sur le sang fleurit la vengeance, comme l'eau
fleurit le gaion, disaient les braves.
Les vengeances personnelles disparattront
comme les gouttes d'eau dans les vagues d**
chatnies.
On ne compte pas les vicissitudes des grains
de sable; ils roulent avec les aUtres, ils y sont tous*
i
XV
Pendant tout le temps de la Commune, je n'ai
passe* chez ma pauvre mere qu'une seule nuit.
Ne me couchant, je pourrais dire jamais, je dor-
mais un peu n'importe ou, quand il n'y avait
rien de mieux a faire; bien d'autres en ont fait
autant. Chacun s'est donne* tout entier de ceux
qui voulaient la ddlivrance.
Si la redaction eut eu autant d'ennemis panni
les femmes qu'elle en avait parmi les hommes,
Versailles eut dprouvd plus de peine; c'est une
justice a rendre a nos amis, qu'ils sont plus que
nous accessibles a une foule de pities ; la femme,
cette prdtendue faible de cceur, sait plus que
l'homme dire : II le faut ! Elle se sent de*chirer
jusqu'aux entrailles, mais elle reste impassible.
Sans haine, sans colere, sans piti<& pour elle-
m6me ni pour les autres, il le faut, que le cceur
saigne ou non.
Ainsi furent les femmes de la Commune...
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 181
J'avais, outre mes vetements de fern me, un
costume de lignard et un de garde national ; des
cartes dans mes poches, pour prouver a qui* de
droit d'ou jevenais; et je m'en allais sans qu'il
me soit jamais arrive autre chose qu'une e>aflure
de balle au poignet, mon chapeau cribM et une
entorse qui, longtemps foutee, m'obligea enfin a
ne plus marcher pendant trois ou quatre jours
et a r^quisitionner une voiture.
C'6tait justement une caleche d'assez bonne
mine; nousy avions attele* assez bien aussi un
cheval, malheureusement habitue aux coups; il
ne voulait pas marcher, la vilaine bete, en le
traitant honnetement.
La chose alia parfaitement, tant qu'il s'agit
de suivre au pas un enterrement au ciraetiere
Montmartre, mais apres, il fallait aller ail-
leurs; le maudit animal, non content de son
petit train a dormir debout, s'arreta tout court
pour laisser le temps a un tas d'imbgciles de
venir chuchoter tout autour : « Ah ! les voila qui
ont caleche ! ils font danser l'argent ! et ca doit
couter gros l'entretien de cette voiture-la ! » At-
tendez, dit un ami, ne descendez pas ! je vais
le faire trotter ! II donna un inorceau de pain
et des encouragements a ce monstre, qui se mit
ii machonner en levant les levres comme s'il
it
N2 m tf MOIRES DE LOUISE MICHEL
nous riait au nez, ne bougeant pas plus qu'un
terme.
Alora, n'en d^plaise a ceux qui comme moi
sont esclaves des pauvres betes, j'appliquai la
loi de n£cessite\ sous forme d'un coup de fouet
bien tingle" a la ndtre, qui repartit secouant ses
oreilles, pour la barricade Peyronnet a Neuilly.
Je n'avais pas ose\ en allant a Montmartre,
descendre chez ma pauvre mere, parce qu'elle
aurait vu que j'avais une entorse.
Quelques jours auparavant je m'e"tais trouv^c
tout a coup face a face avec elle, dans les tran-
ches, pres de la gare de Clamart. Elle venait voir
ce qu'il y avait de vrai dans les mensonges que
je lui Icrivais pour la tranquilliser; heureuse-
ment elle finissait toujours par me croire...
A la partie suivante quelques remits de nos
luttes.
En province on croyait toujours les contes
ofliciels; la raison d'fitat exige qu'on fasse de la
discorde entre les divers groupes de cette plebe,
dont on laisse assez pour le travail, trop peu
pour la invoke, mais qui, entre chaque coupe
reglCe, repousse nombreuse et forte comme les
chenes gaulois.
Quelques-uns des plus ddvouito alieront de
Paris a la province; des femrnes, entre autres
,WiM»... ■ ■*■-«■!■« Will IB.III IP»I»
MEMOIRES DB LOUISE MICHEL <83
\ Paule Mink. On se multipliait le plus possible.
Si la province eat compris, elle eat 6 16. avec nous.
On essaya des ballons remplis de depeches a
la France. Quelques-uns tomberent bien.
Tous, du reste, n'etaient pas trompes par les
bourdes versaillaises. Lyon, Marseille, Narbonne
eurent leurs Communes, noyees comme lan6tre
dans le sang reyolutionnaire ; o'est de celui-la tou-
jours que rouges sont nos bannieres ; pourqubi
done effrayent-elles ceux qui les rougissent ?
Les douleurs des paysans sont plus sombres
encore que les n6tres ; sans cesse penches sur la
terre maratre, ils ri/en tirent que le superflu du
maitre, et moins que nous ils ont les consola-
tions de la pensee.
Atoi, paysan,cette chanson de colere; qu'elle
germe dans tea sillons; e'est un souvenir de
notre temps de lutte.
CHANSON DU CUAPtVRE
Le printemps rit dans les branches vertes,
Au fond des bois gazouillent les nids;
Tout vit, chantant les ailes ouvertes,
Tous les oiseaux couvonl leurs petits.
Le peuple, lui, n'a ni sou ni maillos,
Pas un ubri, pas un sou vaillant;
La faim, le froid rongent ses entrailles.
Seme ton chanvre, paysan! Seme ton chanvre, paysan!
1
b»~~
•81 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
II ferait bon, si Jacques Misere
Pouvait aimer, de s'en aller deux !
Mais loin de nous amour et lumiere!
lis ne sont pas pour les malheureux !
Ne laissons pas de veuve aux supplices,
Ne laissons pas de ills aux tyrans,
Nous ne voulons point Stre complices.
Semezle chanvre, paysans! Seraez le chanvre, paysans!
Forge, batis chatnes, forteresses.
Donne bien tout, comme les troupeaux,
Sueur et sang, travail et depresses.
L'usine monte au rang des chateaux.
Jacques, vois-tu, la nuit sous les porches,
Comme en un songe au vol flamboyant,
Rouges, errer, les lueurs des torches.
Seme ton chanvre, paysan ! Seme ton chanvre, paysan !
Vous le voyez bien, amis, je suis capable de
tout, amour ou haine ; ne me faites pas meilleure
que je ne suis, et que vous ne Tetes !
Insecles humains que nous sommes, nous ron-
geons les memes debris, nous roulons dans la
meme poussiere, c'est dans la Revolution que
battront nos ailes. Alors la chrysalide sera trans-
formed, tout sera fini pour nous et des temps
meilleurs auront des joies que nous ne pouvons
comprendre.
Les sens des arts, de la liberte*, ne sont que
rudimentaires dans notre race ; il faut qu'ils se
MtiMOIRRS DE LOUISE MICHEL 18»
developpent et qu'ils produisent. C'est cette
moisson-la qui croitra en gerbes merveilleuses.
Lk-bas dans I'ombre tiede d'une nuit de prin-
temps, c'est le reflet rouge des flammes, c'est
Paris s'allumant aux jours de Mai.
Cet incendie-la, c'est une aurore ; je la vois
encore en e'crivant ceci.
Par dela notre temps maudit viendra le jour
ou l'homme, conscient et libre, ne torturera plus
ni l'homme ni la bete. Cette espe>ance-la vaut
bien qu'on s'en aille a travers l'horreur de la vie.
J'oublie toujours que j'e"cris mes Me*moires.
Si Ton pouvait aussi, jusqu'au bout, oublier
Texistence !
Avant de parler de ma troisieme arrestation
(aux jours de Mai), je dois raconterles premieres.
C'e'tait au temps du siege, avec M mo Andre" L...
Nous avions fait appel a des volontaires pour
aller, a travers tout, a Strasbourg agonisante, et
tenter un dernier effort ou mourir avec elle. Les
volontaires en grand nombre 6taient venus.
Nous traversions Paris en longue file, criant : A
Strasbourg ! A Strasbourg ! Nous allames signer
sur le livre ouvert sur les genoux de la statue,
et de la a l'H6tel de Ville ou nous fumes arret^es,
186 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
M rae A. L...\ moi et une pauvre petite vieille qui,
traversant la place pour aller chercher de l'huile,
s'e"tait trouve"e au milieu de la manifestation.
Elle ne quittait pas sa burette; et quand, sur
notre re*cit et surtout a l'aspect de sa cruche,
te*moin Eloquent, on la laissa sortir, l'huile
tombait sur sa robe, tant ses mains tremblaient.
LJn gros bonhomme entrant, j'essaye de lui
expliquer de quoi il s'agit. — Qu'est-ce que cela
vous fait, que Strasbourg peYisse puisque -vous
n'y etes pas? me dit cet inconscient chamarre",
venu nous voir par curiosite.
Un membre du gouvernement provisoire nous
fit mettre en liberte.
C'est a cette heure-la meme que Strasbourg
succombait.
~ Ma seconde arrestation, c'e"tait sous le siege
encore.
Des femmes, plus courageuses que clair-
voyantes, voulaient proposer au gouvernement
je ne sais quel moyen de. defense auquel elles
demandaient a etre employe*es.
Leur empressement 6tait si grand qu'elles vin-
rent au club des femmes de Montmartre, au nom
d'une citoyenne et d'un groupe qu'elles oublierent
d'en pre*venir.
Se fussent-elles pr^sente"es sans aucun nom de
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL 187
groupe, nous n'eussions pas hSsit^davantage a
accepter leur rendez-vous du lendemain. En
faisant toutefois cette reserve, que nous les ac-
compagnerions comme femmes, afin de partagep
leurs dangers, mais non comme citoyennes.
Nous ne reconnaissions plus le gouvernement,
incapable meme de laisser Paris se de*fendre.
Nous allames au rendez-vous de l'Hdtel de
Ville, nous attendant a ce qui arriva, — ■ je fus J
arreted comme ayant organise une manifestation.
Je rSpondis que je ne pouvais organiser de
manifestation pour parler a un gouvernement que
je ne reconnaissais plus, et que quand je vien-
drais pour mon propre compte a l'Hdtel de Ville,
ce serait avec le peuple en armes. Mes explica-
tions ne parurent pas satisfaisantes ; je fus in-
carce>6e.
Mais le lendemain, les quatre citoyens
Th. Ferre\ Avronsart, Burlot et Christ, vinrent
me r6clamer au nom du xviii arrondissement.
Sur cette phrase, e*pouvantail de la reaction :
Montmartre va descendre !... je leur fus remise.
M me Meurice vint* aussi me reclamer au nom
de la Soci^te" des femmes pOur les victimes de la
guerre; elle arriva apres notre depart de la
prefecture; les femmes, je le rSpete, ne com-
mirent pas de lacheWs : cela vient de ce que, ni
l. i '*?&fc»Wtl^lt'*(K W y; «
«i<* »>»)« W i a WH ' II W WMH .*, "«• *
•88 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
les unes ni'les autres, nous n'aimons pas a nous
salir les pattes. Peut-etre sommes-nous un peu
de la race feline.
Trois cent mille voix avaient e*lu la Commune.
Quinze mille environ, pendant la Semainesan-
glante, soutinrent le choc d'une arme'e. On
compta a peu pres trente-cinq mille fusille's;
mais ceux qu'on ignore? II y a des jours ou la
terre rend ses cadavres.
Les femmes, aux jours de Mai, e*leverent etde*-
fendirent la barricade de la place Blanche. Elles
tinrent jusqu'a la mort.
L'une d'elles, Blanche Lefebre, vint me voir
comme en visite a la barricade du Delta. On
croyait encore vaincre.
Une insurrection gagne bien. Mais la Re* vo-
lution e*tait saignde au cou par le vieux renard
Foutriquet, ge*ne"ral d'arme"e de Versailles.
Dombrowski passa devant nous, triste, allant
se faire tuer. — (Test fini, me dit-ill
Je lui repondis : ~ Non, non. Et il me tendit
les deux mains.
J'^chappais toujours a tout, je ne sais com-
ment ; enfin, ceux qui voulaient m'avoir emme-
nerent ma mere pour la fusilier, si on ne me
trouvait pas. J'allai la faire mettre en liberte* en
prenant sa place. Elle ne voulait pas, la pauvre
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL *89
cherc femme ; il me fallut bien des mensonges
pour la decider; elle finissait toujours par me
croire.
J'obtins ainsi qu'elle retournat chez elle.
C'e" tait pres du chemin de fer de Montmartre,
au bastion 37; la <Hait le de"p6t des prisonniers.
Les fragments de papiers brutes, venant de
l'incendie de Paris, arrivaient jusque-la comme
des papillons noirs.
Au-dessus de nous, flottait, en crepe rouge,
l'aurore de l'incendie.
On entendait toujours le canon, on l'entendit
jusqu'au 28. Et jusqu'au 28 nous disions : La Re-
volution va prendre sa revanche.
Nous comptons toujours, naifs que nous som-
mes, sans la trahison.
A ce bastion, devant le grand carre" de pous-
siere ou nous eHions parquet, sont les casemates
sous un tertre de gazon vert.
La, a 1' arrived de M. de Gallifet, on fusilla
devant nous deux malheureux qui se dSbattaient,
ne voulant pas mourir.
Sortis pour nous insulter peut-etre, ils avaient
M pris dans la rue et ne s'en e*taient pas beau-
coup tourmentSs, surs, disaient-ils, d'etre mis en
liberte".
Le discours de M. de Gallifet, I'ordre d^ tirer
ii.
*Mf M>U»*W"J|(MN iv
190 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
dans le tas si quelqu'un semblait changer de
place, les ayant effrayte, ils se prirent a fuir,
saisis d'une terreur folle.
Quoique nous ayons tous crie" : Nous ne les con-
naissons pas; ils ne sont pas des n6tres, ils
fureatfusille*s, nevoulantmemepas resterdebout,
les malheureux, disant qu'ils dtaient des com-
mercants de Montmartre, et ne pouvant, affoles
qu'ils (Haient, retrouver leur adresse dans leur
me*moire obscurcie, pour recommander leurs
enfants a ceux qui resteraient !
Nous ne pensions guere en sortir. Ces hommes
se ressemblaient et devaient etrefreres. On crut
que l'un d'eux disait : He*las ! Moi j'ai toujours cru
qu'il avait dit .: Anne, et que c'^tait sa Hlle !
Combien furent pris ainsi, qui e'taient ennemis
de la Commune, comme les deux malheureux du
bastion 37 !
II arrivait d'e'tranges choses.
Plus tard, lorsqu'on nous conduisit de Satory
a Versailles, une femme furieuse sepre*cipita au-
devant de nous, criant que nous avions tue~ sa
soeur, qu'elle le sait, qu'il y a des temoins. Deux
cris sont jete's tout a coup ; sa sceur 6tait parmi
nous, faite prisonniere par Versailles.
Satory! On nous avait dit en arrivant par la
grandepluie ou la mont<5e glisnai t : Allons ! montez
•$&■**"*>
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL »»*
comme a l'assaut des buttes! Et tous avaient
monte* au pas de charge, et nous marchions au-
devant des mitrailleuses qu'on roulait, disant a
une vieille qui e"tait avec nous, parce qu'on avait
fusille son mari, et qui allait crier : que c'etait une
formalite chaque fois que des prisonniers arri-
vaient.
Elle se tut.
Nous etions surs qu'il n'y aurait qu'un seul
cri : Vive la Commune !
On retira les mitrailleuses. En passant a Ver-
sailles, des petits creve's avaient tire" sur nous
comme sur des litres ; un garde national eut la
machoire cassee ; je dois cette justice aux cava-
liers qui nous conduisaient, qu'ils repousserent
les petits crev6s et leurs drdlesses qui venaient
k la chasse aux prisonniers.
Satory ! On appelait pendant la nuit des groupes
de prisonniers.
lis se levaient de la boue ou ils e*taient couches
sous la pluie, et suivaient la lanterne qui mar-
chait devant; on leur mettait sur le dos une pelle
et une pioche pour faire leur trou, et on allait les
fusilier.
La dScharge s'egrenait dans le silence de la
nuit.
Apres m'avoir dit qu'on me fusillerait le len-
*92 MtfMOIRES OE LOUISE MICHEL
demain de mon arrived, on me (Jit que ce serait
pour le soir, puis pour le lendemain encore, et
je ne sais pourquoi on ne le fit pas, car j'^tais
insolente comme on Test dans la de7aite avec
des vainqueurs fe"roces.
On nousenvoya une trentaine de femmes aux
Chantiers de Versailles.
La, tout autour d'une grande piece carrel, au
premier Stage, nous cations de jour assises par
terre, la nuit allonges comme on pouvait.
Au bout d'une quinzaine de jours on donna
une botte de paille pour deux.
Au-dessus, par un trou, on montait & la salle
des interrogatoires, un autre trou conduisait au
rez-de-chausse-e od Staient les enfants prison-
niers ; deux lampes e"clairaient la nuit cette Mor-
gue que complement les haillons suspendus
par des ficelles au-dessus des corps.
Pendant longtemps il me fut deTendu de voir
ma mere qui venait souvent de Montmartre sans
pouvoir me parler.
Un jour qu'on i'avait repousse^, tandis que la
pauvrefemme m'avaittendu une bouteiilede cafe\
je jetai cette bouteille a la tete du gendarme qui
l'avait repousse* e.
Aux reproches d'un officier, je lui dis que mon
seul regret e"tait que je m'<kais adress<*e a un
MEM0IRRS DE LOUISE MICHEL . <93
instrument au lieu d'avoir frappe* en haut ou on
coramande.
On permit enfin a ma mere de me voir, mais
ce fut longtemps apres.
A la prison des Chantiers, comme partout, des
Episodes oomiques.
Une sourde muette y passa quelques semaines
pour avoir crie* : « Vive la Commune ! » Une
vieille femme paralysed des deux jambes pour
avoir fait des barricades !
Une autre tourna pendant trois jours autour
de la salle, son panier a un bras, son parapluie
sous I'autre.
II y avait dans ce panier des chansons corn-
poshes par son maitre a lalouange des vainqueurs,
et qu'on avait cru a celle de la Commune avec
des vers tels que celui-ci.
Bons messieurs de Versailles, entrez dedans Paris.
Mais vite le rire mourait sur les levres.
Les cris des folles, I'inquieHude p'our les pa-
rents, pour les amis, dont on ignorait le sort, les
pauvres meres seules au logis...
Mais on est fier dans la deTaite et les drdles et
dr61esses, qui venaient voir les vaincus de Paris
comme on va voir les betes au Jardin des Plantes,
194 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
ne voyaient pas de larmes dans les yeux ; mais
des sourires narquois devant leurs binettes
d' idiots.
Au rez-de-chausse'e Gtaient des enfants dont
on n'avaitpu avoir les peres, quelques-unscomme
Ranvier, d£ja fiers et dont on 6tait fier.
A terre serpentaient des filets argente*s, s'en
allant vers des sortes de fourmilieres. C'eHaient
des poux e*normes au dos h^risse* et un peu voute*,
ayant une vague ressemblance avec les sangliers
(des sangliers-mouches s'entend); il y en avait
tant qu'on croyait entendre un petit bruit dans
leur fourmillement.
Gardges par des soldats, les femmes ne pou-
vaient changer de linge facilement (celles qui en
avaient) ; je pus enfin m'en procurer. Ma pauvre
mere l'apporlant a travers la porte a claires-voies
de la cour me semblait bien triste ; ce n'tHait que
le commencement.
Mes nuits se passaient a regarder curieusement
la mise en scene de cette Morgue. J'ai toujours
£te* prise par ces tableaux-Ik, si bien que j'oublie
les etres pour l'e'loquence terrible des choses.
Parfois la Morgue prenait des effets de moisson
couple au cre*puscule ou a l'aube. On voyait des
6pis vides, des maigres bottes de paille se dorer
comme le froment sous le soleil ; d'autres fois il
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL 495
y avait de grands reflets, on eat dit une moisson
d'astres; c'&ait le jour qui, se levant, palissait
les lampes.
A l'arrivde de Marcerou, les quarante plus
mauvaises furent envoye'es de la prison des
Chantiers a la Correction de Versailles ; je fus du
nombre.
Comme nous attendions dans la cour, sous la
pluie battante, un officier nous en t6moigna son
regret ; je ne pus m'empecher de lui r£pondre
qu'il e"tait preTe>able de leur part que tout fut
d'accord et que pour ma part je l'aimais mieux
ainsi.
A la Correction de Versailles, le regime des
quarante plus mauvaises se trouva singuliere-
ment adouci. Ce qui se passa aux Chantiers apres
noire depart a -e"te* raconte" par M" e Cadolle et
M mc Hardouin. .
Comme preparation au jugement des membres
de la Commune, on avait juge" de malheureuses
femmes qui, n'ayant <He" qu'ambulancieres, furent
quand meme condamne"es a mort. Deux d'entre
elles, Retif et Marchais ne s'cHaient jamais vues,
on prouva qu' elles avaient accompli ensemble
une foule de choses.
Eulalie Papavoine fut, par le hasard de son
nom, condamn^e aux travaux forceV, elle n'e*tait
J
196 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
pas meme parente du Papavoine tegendaire, mais
on eHait trop heureux de faire sonner ce nom-la.
Suetens, 6galement ambulanciere, les accom-
pagna a Cayenne.
On se gardait bien de juger les femmes les plus
hardies et on n'osa exe'cuter ni Elisabeth Retif,
ni Marchais.
Le 3 septembre, veille de 1'anniversaire de la
proclamation de la Re*publique, se termina le
jugement des membres de la Commune.
En vertu d'un arr6t du gouverneur ge'ne'ral de
Paris, commandant supe>ieur de la i" division
militaire, porte" a l'ordre du jour de Tarme'e,
le 3 e conseil de guerre e"tait ainsi compose".
Merlin, colonel, president;
Gaulet, chef de bataillon, juge; t
De Guibert, capitaine, juge ;
Mariguet, juge;
Caissaigne, lieutenant, juge;
Leger, sous-lieutenant, juge;
Labbat, adjudant sous-offlcier ;
Gaveau, chef de bataillon au 68 e de ligne ;
Senart, capitaine, substitut.
Les accused e"taient classes dans l'ordre suivant :
Ferre, Assis, Urbain, Bilhoray, Jourde, Trinquet, Champv,
Regere, Lisbonne, Lollier, Rastoul, Grousset, Verdure,
Ferrat, Deschamp, Clement, Courbet, Parent.
1
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL • *?
Ferre ne voulait point dedeTenseur; le presi-
dent, auxtermesde laloi, d6signad'officeM«Mar-
chand.
Ferre" expliqua ainsi le r61e de la Commune,
apres avoir peint le coup d'fitat prepare* par les
ennemis de la Republique, refusant meme a
Paris Election de son conseil municipal :
« Les journaux honn&tes et sinceres Staient
« supprime"s, les meilleurs patriotes elaient con-
« damn6s a mort. Les royalistes se pre*paraient
«aupartage de la France. EnHn, danslanuitdu
« i8 mars, ils se crurent prets et tenterent le
« de*sarmement de la garde nationale et l'arres-
a tation en masse des republicans ; leur tenta-
« tive e"choua devant Vopposition entiere de
« Paris, et l'abandon meme de leurs soldats, ils
a s'enfuirent et se re*fugierent a Versailles.
« Dans Paris livre* a lui-meme, des citoyens
« e*nergiques et courageux essayaient de rame-
« ner, au pe*ril de leur vie, l'ordre et las6curite\
« Au bout de quelques jours, la population
« etait appele"e au scrutin et la Commune de Paris
« fut aihsi constitute.
« Le devoir du gouvernement de Versailles
« etait de reconnaitre la validity de ce vote et de
« s'aboucher avec la Commune pour ramener la
198 MEM0IRE8 DE LOUISE MICHEL
« concorde ; tout au contraire, et comme si la
« guerre e*trangere n'avait pas fait assez de
« miseres et de mines, il y ajouta la guerre civile;
« ne respirant que la haine du peuple et la ven-
« geance, il attaqua Paris et lui fit subir un nou-
« veau siege.
« Paris r^sista deux mois et il fut alors com-
« quis; pendant dix jours le gouvernement y
« autorisa le massacre des citoyens et les fusil-
« lades sans jugement. Ces journeys funestes
« nous reportent a celles de la Saint-Barthe'lemy ;
« on a trouve* moyen de depasser Juin et Decern-
« bre ! Jusques a quand le peuple continuera-t-il
« a etremitraillg?
« Membre de la Commune de Paris, je suis
« entre les mains de ses vainqueurs : ils veulent
« ma tete, qu'ils la prennent ! Libre j'ai vecu,
« j'entends mourir de meme.
« Je n'ajoute qu'un mot : La fortune est capri-
« cieuse, je confie a l'avenir le soin de ma m<*-
« moire et de ma vengeance.
« Th. Ferr*. »
Ainsi furent prononce*s les jugements :
Condamnations a mort. . . . . . I Th * Ferr ^-
Lulijbr.
• • ♦ •
MliMOIRES DE LOUISE MICHEL **•
Travaux forces h perp&uito j
Ukbain.
Trinquet.
/ Assi.
BlLHORAY.
Champy.
r
t
\
Deportation dans une enceinte fortifier. Regerr
Fbrrat.
Verdure.
Groumbt.
\ lOURDE.
Deportation simple j ^A«oot.
Six mois de prison et 500 francs j CoDBBET#
d'araende (
I Deschaxps.
Acquittes. • '• I Parent.
I Clement.
Ferre" fut assassin^ le 28 novembre 1871, a
sept heures du matin, dans la plaine de Satory,
avec Rossel et Bourgeois ; son pere et son frere
6taient encore prisonniers. Sa mere elait morte
folle, parce que, sommee de livrer son fils qu'on
cherchait, ou sa fille mourante, quelques mots
6chappes a la pauvre mere mirent les limiers
sw les traces.
Marie Ferre fit appel a son courage et, seule
libre, alia de prison en prison tant qu'y furent
ses freres et son pere. Sa mere mourut a Sainte-
Anne.
. .-1irv» * *iWII> , * 1 — 'I'W M I M rn . l M W M— ■ "—»■»■■
200 MlSMOlRES DE LOUISE MICHEL
lis 6taient qninze bourreaux qu'on appelait la
commission des gr&ces :
Martel, depute du Pas-Calais;
Pftiou, de la Haute-Garonne ;
Bastard, de Lot-et-Garonne ;
Felix Voisin, de Seine-et-Marne;
Balba, du Gers;
Comte de Maille, de Maine-et-Loire ;
Tanneguy-Duchatel, de la Charente-Inferieure ;
Peltereau de Villeneuve, de la Haute-Marne ;
Lacaze, des Basses-Pyrenees;
Talbane, de l'Ardfcche ;
Bigot, de la Mayenne ;
Paris, du Pas-de-Calais;
Corne, du Nord ; *
Merveilleux-Duvignau, de la Vienne;
Marquis de Quinzonnas, de Hsere.
Nous avions pu, Ferr6 et moi, ^changer quel-
ques lettres de nos prisons ; cest pourquoi, sur
une d^nonciation, lapa^feckire de polj^jj^en-
voya k Arras, d'od on me rappela le joura<^
l'ex6cution. Je m'y attendais.
A la gare de Versailles, je rencontrai Marie
qui allait r^clamer le corps de son fr6re. Elle
etait trfes p&le, mais n'eut ni larmes ni faiblesse.
On e<it dit une morte!
Elle 6tait tout en noir; ses grosses boucles de
cheveux bruns tranchaient comme sur du mar-
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL *>1
bre. Elle n'etait pas plus froide quand je l'arran-
geai dans son cercueil.
La terre etait toute blanche de neige, il y avait
six mois que les tueries chaudes (Haient termi-
tes. Le 28 novembre commencerent les froids
assassinats. .
En avons-nous des morts et de la tuene chaude
et de la curee froide !
Flourens, tue dans un guet-apens aux avant-
portes, pour le punir d'avoir laisse certames
gens filer le 31 octobre, par les fenetres, les
portes, les water-closets : il ne faisait pas la
chasse aux vaincus.
Et Duval, et Yariia, et Cerisier, etle vieux De-
lescluze, le grand Jacobin, et tons les autres dont
la tiste emplirait des volumes, et tous les incon-
nus qui dorment sous Paris.
Quelquefois, dans un coin de cave ou-de rue,
on trouve des squelettes etonne saitpasd'oiuls
viennent ; on appelle cela une affaire mysteneuse.
Est-ce que tout n'a pas &e charnier a la victoire
des royalistes de Versailles ?
Et la plaine de Satory, si on la fouillait, est-ce
qu'on n'y trouverait pas des cadavres? On avait
beau, partout, les couvrir de chaux vive, la char-
rue en retournera, les paves souleves en mon-
treront.
■.— ■ n w i mm 'i niw i miiww w M ii * ' ■ «■— n—
202 MtiMOIRES OE LOUISE MICHEL
Aujourd'hui ce sont des ossuaires : ily a quinze
ans, c'6taient des abattoirs.
Et les catacombes oil on chassait les fdde^s
aux flambeaux, avec des chiens, comme des betes !
Croyez-vous qu'il n'y a pas des squelettes mo-
dernes parmi les ossements sdculaires !
Et les dtSnonciations en si grand nombre
qu'elles finirent par e"coeurer, et la peur imbecile,
et tout le dugout, toute l'liorreur!
J'ai des lettres de cette £poque ; en voici une
adresse*e au g£ne>al Appert.
Prison de Versailles, 2 decembre 1871.
Monsieur,
Je commence a croire au triple assassinat de mardi
matin.
Si on ne veut pas me juger, on en sail assez sur moi,
je suis prdte et la plaine de Satory n'est pas loin.
Vous savez bien tous que si je sortais vivante d'ici je
vengerais les martyrs!
Vive la Commune !
Louise Michel.
On ne voulut pas m'envoyer au poteau de
Satory, et je suis encore la, voyant la mort fau-
cher autour de moi. Personne ne sait parmi
ceux qui n'ont point e"prouve* ce vide immense
quel courage il faut pour vivre.
Allons! point de faiblesse. Oui, vive la Com-
mune mortel Vive la Revolution vivante I
XVI
On comptait, en juin 1872, 32,905 decisions
rendues par la justice versaillaise ; il y avait deja
72 con damnations a mort et cela continuait tou-
jours, sans compter 33 condamnSs a mort par
coutumace; total : 10S condamnes a la peine ca-*
pitale.
On fusillait encore a Satory, quand nous avons
quitt6 la centrale d'Auberive pour l'embarque-
ment, comme on envoyait encore de nouveaux
cteportSs quand vint I'amnistie.
46 enfants au-dessous de 16 ans furent places
dans des maisons de correction, pour les punir
sans doute de ce que leurs peres avaient e!6
tusilles ; detout petits avaient eu latete ecrasSe
contre* les murs, mais cela c'&ait pendant la
saoulure delalutte.
Dans les salons de l'filysee, Foutriquet allait
au-devant du due de Nemours.
Dans le courant de la soiree, arrivaient 6 gale*
204 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
ment le comte et la comtesse de Paris, le due
d'Alencon, les princes et princesses de Saxe-
Cobourg-Gotha.
La presence des princes d'Orl^ans 6tait l'e>6-
nement de cette reception.
C'&ait le troisieme diner offert par M. Thiers,
l'orteaniste president de la Re"publique; apres
ce fut Mac-Mahon, le marGchal de 1' Empire et
plus ca changeait, plus c'Stait la m6me chose.
Nous ne pensions pas au voyage avec amer-
tume. Ne valait-il pas mieux ne plus voir, en
effet ? Je devais trouver bons les sauvages apres
* ce quej'avais vu; la-bas, je trouvai meilleur le
soleil cal^donien que le soleil de Frarce.
Ma mere, encore forte, 6tait chez sa socur, je
la savaisbien; j'attendais done sans voir sous
son calme, comme je l'ai vue depuis, sa peine
muette et terrible.
Comme au temps ou j'&ais pensionnaire a
Chaumont, elle m'apportait des gateries de mere;
ma tante demeurait avec elle, tout pres, a Glef-
mont.
Pauvre mere, combien ses vieilles mains m'a-
noncerent de petits envois, a Clermont, encore
l'ann^e dernierel
Un an apres ma condamnation, mon oncle
expiait encore sur les pontons le crime de m'a-
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 205>
voir pour niece. Apres mon depart, seulement, on
le rait en liberty ; mes deux cousins furent ega-
lement emprisonn^s.
Nous n'apportons guerc de bonheur a nos
families et pourtant nous les aimons d'autant
plus qu'elles souffrent davantage; nous sommes
d'autant plus heureux des rares instants passes
au foyer que nous savons combien ces instants-
la seront fugitifs, et regretted des n6tres.
Je revois Auberive avec les etroites allies
blanches serpentant sous les sapins ; les grands
dortoirs on, comme autrefois a Vroncourt,le vent
souffle en tempete et les files silencieuses de
prisonnieres, sous la coiffe blanche, pareille a
celle des paysannes, le fichu pliss6 sur le cou
avec une epingle.
Quelques-unes des ndtres avaient et6" con-
damn^es aux travaux forces, pour varier; Tune,
Chiffon, en mettant son nume>o sur son bras,
cria : Vive la Commune ! De celles qui furent
reconnues trop faibles pour le depart, plusieurs
sont mortes : Poirier si courageuse pendant le
si6ge et la Commune,- Marie Boire et bien d'autres
que nous n'avons pas trouvees au retour.
Une mourut en CalCdonie, M me Louis, deja
vieille, appelant a son heure dennere ses en-
fants qu'elle ne devait jamais revoir.
12
R^'lWMiimw*
.<,H*f|i » ''-n— ■
206 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
Elisabeth de Ghi, devenue M mo Langlais, mou-
rut sur le navire pendant le voyage de retour.
Elle eat aime* a revoir Paris; on e*tait loin encore
quand, entre deux coups de canon, on glissa par
les sabords son corps au fond de Peau.
Marie Schmidt, la brave, est morte Tan der-
nier a Phospice de la rue de Sevres; elle avait
e*te", en 1871, ambulanciere et soldat. Le travail
est rare au retour "ct la misere tue vite.
Dormez en paix, les vaillantes, sous les cy-
clones, sous les flots ou dans la fosse commune;
vous etes les heureuses !
Des vivantes, je ne dis rien. Pourtant elles
luttent rudement le combat de la vie contre les
jours sans travail, c'est-a-dire sans pain. La de-
portation aura, comme le voyage, Son histoire a
part dans ce livre.
De celles de Cayenne, deux sont mortes : Eli-
sabeth Retif, pauvre et simple fille qui avait bien
su relever les blesses sous les balles, mais qui
ne comprit jamais que qui que ce soit y pouvait
trouver du mal.
Salut aux mortes obscures qui ont souffert
pour ceux qui viendront apres nous, sans que
Phorizon lointairt secouat dans leur ombre, eri
gerbes d'e*toiles, les e"blouissements de Paurore !
Quand je parlerai des survivantsdelalutte, de
MEMWRES DE LOUISE MICHEL 207
lexil et de la deportation, je dirai le courage de
M ma Lemel, pendant le combat et ia-bas ; cela ne
lui ferapas de tort; car, ou elle travaille, ilssont
tout un nid de forcats de la Commune et repris
de la justice versaillaise.
Dans les details qui suivront, je parlerai seu-
lement de ceux a qui on ne dira pas :
— Ah ! vous venez du bagne pour la Commune !
Eh bien, allez, il n'y a plus de travail chez moi
pour vous.
Cela s'est vu t cela se voit souvent.
Je revois le voyage sur la Virginie, le navire a
pleines voiles et les grands flots. Je revois dans
leurs details les sites de la-bas,
A la presqu'ile Ducos, demeurant au bord de
la mer, pres de la foret ouest, Gternellement on
entendait le flot battre les remits ; autour de nous,
les sommets crevasses des montagnes d'ou, pen-
dant les grandes pluies, des torrents se versent
avec bruit; au couchant, le soleil disparaissant
dans les flots.
Dans la valine, des niaoulis aux troncs blancs
se tordent, ayant sur leurs feuilles argenUSes une
phosphorescence.
De 1' autre c6te* de la montagne, c est Numbo
avec ses maisons en terre que les lianes entourent
d'arabesques ; de loin, avoir leurs groupes ca-
• . lM i~«l.. . l ii*i> u <n'i''><i'><VM1IWM«
208 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
pricieux entre les arbres, on est charme" ; il mo
semble y etre encore. Chacun avait bati son nid
ou creuse* son repaire suivant son caractere.
Le pere Croiset s'e"tait fait, exemple unique,
une chemin^e; on pouvait presque, les jours de
18 Mars, y faire le cafe" sans faire flamber le
toit.
G... avait retourne une moiti^ de la montagne
poury faire des cultures. On aurait dit etre chez
Robinson ; il y avait dans son trou, sous le rocher,
toute une menagerie au milieu de laquelle tr6-
nait son chat.
La maison de Champy, si petite, qu'en s'y as-
seyant plusieurs, on est comme dans un panier,
est sur la cdte opposed.
Ce panier-la, c'est le vent qui en fait danser
l'anse quand il souffle a d<komer les bo3ufs de
rile Nou et de la foret nord.
Tout en haut, comme une vigie, est Burlot; on
entend la voix assez sonore de sa poule qui crie
comme un ane avertirait quand on entre.
Chacun de nous a son animal familier, les
chats dominent ; on les emmene avec soi quand
on va diner chez un camarade.
Tout a coup, comme du temps des Gaulois, un
accent formidable traverse les airs, c'est Provins
qui cause d'une baie a 1' autre avec quelqu'un de
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 209
nous; la r^ponse ne lui parvient pas sou vent, il
est seul a avoir pareil souffle.
Voila la forge du pere Matezieux, la case ou Bal-
zenq fait son essence de niaouli ; on se croirait
chez un alchimiste.
Pour tout cela les process sont aussi rudi-
mentaires qu'au temps de l'age de pierre. II faut
faire soi-meme *es outiis en remplacant comme
on peut les choses qui manquent ou qui ne pas-
sent pas. Je vois Bunant, sa hachette a la cein-
ture, allant au bois, equips comme sa femme,
bandit. Du c6t<$ du camp militaire est la prison.
Beaucoup de nos amis y ont fait de longs sejours ;
sous le gouverneur Aleyron elle &ait toujours
pleine; comme il n'y avait pas de cellules a part
pour les femmes on s'est debarrasse une bonne
t'ois de nous en nous envoyant de Numbo a labaie
de l'0uest,ce qui mit fin a mon cours de jeunes
gens ; ce covrs avait 6te* commence par Verdure.
Notre rel ellion et les conditions qu'on fut
oblige de sulnr pour nous faire consentir a habi-
ter la baie de l'Ouest appartiennent alaseconde
partie de mon ouvrage. On ceda parce qu'il y
aurait eu plus d'ennuis encore pour M. Ribourg
a nous laisser nous enteter; il n'y avait pas, je
le repete, de. prison particuliere pour y loger
une demi-douzaine de femmes. . . ,
12.
umnNHMWWvwm www* >•--
210 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
J'ai parl£ du cours de jeunes gens commence
par Verdure.
Verdure fut le premier que je demandai en
arrivant a la presqu'ile Ducos : il venait de
mourir.
Les correspondances n'gtaient point encore
r^gulieres; les lettres qu'il attendait depuis si
longtemps arriverent ensemble, en paquet, apres
sa mort.
Le maitre dort la-bas : que sont devenus main-
tenant les Aleves?
Muriot s'est tue\ les autres s'en vontpar la vie
oil leur titre de d^porte* ne doit pas leur ouvrir
les portes des ateliers.
Plusieurs ont une intelligence remarquable.
Le gouvernement d'AIeyron fut une epoque de
folie furieuse; on tira sur un dgporte 1 rentrant
chez lui quelques instants apres l'heure fix6e ; il
y avait aux appels des provocations insens^es ;
les d^porte's, comme punition, e*taient prive's de
pain.
Le comique — il y en a toujours — fut de placer
autour de Numbo, pendant la nuit, des faction-
naires dont les appels, au milieu du silence, fai-
saient un effet d'op^ra.
J'avoue avoir pris grand plaisir a ce spectacle :
on aurait dit une representation de la Tour de
MiMOIRKS DE LOUISE MICHEL *H
Nesle avec un immense agrandissement de scene.
De belles voix profondes avaient ete par hasard
prises pour commencer.
Puis les voix s'enrouerent et on se blasa sur
I'effet.
Toute foule nous parait petite apres les ruches
humaines; tout voyage nous semble court aprto
notre traversee du monde entier et les jours s'en-
tassent sans penser a peine si chaque annee on
tourne le sablier.
Pres de la prison, sur la pente de la montagne,
sous une verandah couverte de lianes, etait la
poste. Les jours de courrier on montait a l'heure
exacte cette cdte avec anxiete. Si la lettre avait
ete mise en retard il fallait attendre au courrier
suivant.
On ne pouvait avoir de reponse a une lettre
qu au bout de six a huit mois, le temps de l'aller
et du retour : c'etait, a la Hn, regulieremcnt de
six mois seulement.
mes cheres lettres, avec quelle joie je les
recevais ! Celle qui m'ecrivait les plus longues
est morte maintenant que je suis de retour.
M. de Fleurville , Tinspecteur des ecoles de
Montmartre, s'etait charge de mes affaires , c'est-a-
d'un certain nombre de dettes. C'est lui qui fit
publier, se chargeant des frais, les Contes (Ten-
■ vi - ■.., -*K»»M™-.~»»>»^wmi»'«ir'ni | w"»«' J '
r
212 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
fants Merits h. Auberive et, la-bas, il m'^crivait
les decouvertes nouvelles, car nous n'avions pas
de journaux.
II me semble revivre ces jours disparus. Je
descends la petite cote mes lettres a la main :
celle de Marie, toute pleine de fleurs ; celle de
M. de Fleurville, ou il me gronde une bonne
moitie comme au temps de Montmartre ; celle de
ma mere ou elle m'assure qu'elle est toujours
forte.
Elle me le disait encore au commencement de
d^cembre dernier, tout comme k cette £poque,
defendant qu'on m'avertit.
Pour revenir de la poste a la baie de l'Ouest,
on suivait le bord de la mer; une odeur acre et
puissante emplissait l'air. Cela sent bon, les
grands flots !
Sur le cbemin, dans la case de L..., on entend
sa guitare, fabriquee aNumbo par le pere Croiset.
II fait bon sur le rivage, et Ton pense aux plus
eprouve"s, — ceux de Tile Nou. — He"las ! e'est la
que sont les meilleurs. On est avide de leurs
nouvelles, bien difficiles a se procurer a travers
mille obstacles.
Voici les burnous blancs des Arabes, passant
dans la valine. Quelquefois il arrivait des choses
drdles. C'est ainsi qu'un jour, une simple dis-
MEMOIRE* DE LOUISE MICHEL 2I3
cussion que j'avais avec un camarade faillit
prendre les proportions d'un evenement. Nous
causions de la revolte canaque, question bru-
lante a la presqu'ile Ducos, et nous parhons si
fort, et nous deployions de tels volumes de voix
qu'un surveillant accourut du poste, croyant a
une emeute, a une revolte. II se retira tout in-
terloque et tout honteux, constatant que nous
n'etions que deux!
Apres cinq ans de sejour a la presqu'ile, je
pus aller comme institutrice a Noumea, ou il
m'etait plus facile d'etudier le pays, ou je pou-
vais voir des Canaques des diverses tribus; j'en
avais a mes cours du dimanche, toute une ruche
chez moi. .
Peu apres mon depart de la presqu'ile, quel-
ques-uns de mes amis de rile Nou y arriverent.
Ge fut une grande joie pour la deportation. Nous
les aimions mieux que tous les autres parce
qu'ils souffraient davantage; cela les maintenait
aussi fiers qu'aux jours de Mai.
La-bas, au bord de la mer, assis sur les ro-
chers, les evenements nous revenaient montant
comme les flots.
Les jours tombaient sur les jours dans le si-
lence, ettoutle passe, pareil a la neige grise des
sauterelles, tourbillonnait autour de nous.
: .fl«l*W«'JHrtm»*
214 M&MOIRES DE LOUISE MICHEL
Beaucoup sont rested, tombed la-bas, dans le
grand sommeil.
Que de spectres! II y en a de doux, il yen a
de terribles.
La-bas. sous les cyclones, avec ceux qui, en
mourant, se souvenaient et regardaient monter
la revanche, il y a de gracieux fantdmes. Une
belle fille de seize ans, Eugenie PilTaut, des en-
fants, The'ophile Place, qui dans le cercueil tient
de ses mains si petites les strophes exrites pour
sa naissance.
Blanche Arnold, pareille a une douce fleur de
liane, dortsous les flots, morte pendant le retour.
Par vous je termine la page, ombres freles et
charmantes de jeunes filies et de petits enfants!
XVII
J'appris en meme temps lamnistie et la ma-
ladie de ma pauvre mere qui venait d'avoir une
attaque. ,
La nostalgie la tuait; si je iT&ais revenue elle
mourait a cette 6poque.
Maintenant je l'ai moi-meme couched dans
son cercueil, eomme Marie et avec elle.
L'une dans mon chale rouge, l'autre dans
une douce couverture qu'elle aimait (rouge
aussi). AAnsi elles sont pour l'eternel hiver de
la tombe et on me demande si je m'occupe
de la liberty et du printemps qui refleurit les
Suis-je lache d'avoir enferme" mon cceur sous
la terre? Nbn, puisque je resterai debout jus-
qu'au dernier instant.
L'hiver qui suivit notre retour, Ferre fut trans-
porte" de la place ou il etait depuis di* arts dans
la tombe de sa famille.
nn».i>. i ,-tttm*iviimwtfiipnmn*J*-M*. , M^-^^f- *».v **w(m .
\
216 M^MOIHES DE LOUISE MICHEL
Un ami avait encore une banniere de 71 ; il
l'apporta, les ossements y sont enveloppe*s.
Un bouquet d'oeillets rouges y est enferme\
Avez-vous remarque* , en regardant la vie,
qu'elle apparait noire; les souvenirs y gravitent,
attires les uns par les autres, comme les mondes
dans le noir des espaces stellaires.
Je suis rentr^e de la. deportation, fidele aux
principes pour lesquels je mourrai.
Les conferences que j'eus l'honneur d'etre
appeiee a faire auront quelques pages explica-
tives.
En attendant, voici un temoignage qu'on ne
peut suspecter de managements. C'est celui de
M. Andrieux qui a eu la bete d'idee, pour nous
demolir, de fonder un journal qui le demolissait
lui-meme avec tout le reste.
C'est une etrange chose pour un homme intel-
ligent que cette facon de combattre !
La partie perfide de la chose a du reste rate,
puisque, comme les camarades, j'ai fait insurer,
dans le journal meme, plusieurs lettres dans
lesbuelles je declarais ne re"pondre que des
insultes adress<5es au gouvernement et non de
celles adressees sottement a d'autres groupes
echelonnes sur le chemin de la revolution. J'ai
toujours fait la guerre aux principes mauvais
P
1
MtiMOJRKS DE LOUISE MICHEL 21?
Quant aux hommes ils m'importent aussi peu
que moi-m6me.
Je n'ajoute rien ici, cette partie n'etant que le
cadre de celles qui suivront.
Voici le compte rendu fait par M. Andrieux
de la premiere conference dont je viens de parler.
M Ue LOUISE MICHEL ET LA REVOLUTION SOCIALE
« 21 novembre. — Aujourd'hui, a une heure, a
eu lieu, a l'filysee-Montmartre, la premiere con-
ference en l'honneur de Louise Michel.
« A une heure et demie, Louise Michel monte
a la tribune et crie tout d'abord : « Vive la Re-
volution sociale ! » Elle ajoule : « La Revolution
morte, c'est la Revolution ressuscitee ! »
« L'assistance repond par les cris de : « Vive
Louise Michel ! Vive la Revolution ! »
« On apporte a 1'herolne plusieurs bouquets.
« Gambon affirme que la Commune est plus
vivace que jamais, et que la France sera toujours
a la tete des revolutions.
« II exalte Jeanne d'Arc, victime de l'ingrati-
tude d'un roi, et dit que Louise Michel aete
victime de l'ingratitude de la Republique.
« Louise Michel reprend la parole :
13
218 MriMOIRRS DE LOUISE MICHEL
Esperons, dit-elle, que nous ne verrons plus Paris
change* en fleuve de sang. Le jour ou tous ceux qui oni
caloranie la Commune ne seront plus, nous serons vengds
et le jour ou les Galliffet et autres seront tombeV du pou-
voir, nous aurons bien m&ite' du peuple.
Nous ne voulons plus de vengeance par le sang; la
honte de ces hommes nous suffira.
Les religions se dissipent au souffle du vent et nous
sommes desormais les seuls mattres de nos destinees. Nous
acceptons les ovations qu'on nous fait, non pour nous,
mais pour la Commune et ses defenseurs.
Nous accepterons ceux qui voudront marcher avw
nous, bien qu'ils aienl etd contre nous jadis, pour le
triomphe de la Revolution.
Vive la Revolution sociale ! Vivent les nihilistes !
« Ces cris sont r^pe^s ; on y ajoute ceux de :
Vive Trinquet! Vive Pyat! Vive la Commune!
« i or ddcembre. — Hier a eu lieu, salle Graffard,
une conference privet au profit des amnistie's...
« Lo citoyen Gerard remercie Louise Michel
du concours qu'elle veut bien preter pour orga-
niser cette reunion ; il salue en elle « le principe
de la haine qui seul fait les grands revolution-
naires et les grandes choses ».
« II lui pr&jente deux bouquets. Louise Michel
rSpond qu'elle les accepte au nom de la Revolu-
tion sociale et au nom des ferames qui ont com-
battu pour leur Emancipation :
MtfMOIRBS DE LOUISE MICHEL 2i»
Oui, c'est le peuple que je salue ici, continue la ci-
toyenne Michel, et en lui la Resolution sociale. (Applau-
dissements et cris de : « Vive la Commune. »)
Le temps ou on mitraillait a Satory est present devant
nos yeux; on voit encore les homines qui nous jugeaient,
ainsi quel'assassin de Transnonain, les Bazaine et les Cissey.
A la hotte, ces hommes que l'on croyait perdus pour
toujours et qui reviennent la tSte plus haute que jamais !
La reaction n'est plus qu*un cadarre releve" par le
gouvernement, et celui-ci, pareil a un reptile, sera ecrase
lorsqu'il voudra passer parmi nous.
Aujourd'hui, c'est le vaisseau-fantdme qui s'avance;
c'est le peuple, encore forcat tratnant sa chalne, qui nous
delivrera des hommes qui nous ont perdus et conquerra
lui-mSme ses liberies.
« Louise Michel ajoute qu'elle fait vendre « le
Vaisseau-fantdme » au bSnSfice des amnistie*s. »
J'ai e*te* fidele a mon programme, il m'en coute
la vie de ma mere, de ma pauvre mere bien-
aim£e.
Quand dormirai-je, moi aussi, a l'ombre des
bannieres rouges et noires?
En attendant, qu'on laisse sur les pages en
deuil ces roses effeuilldes sur les tombes !
LES ROSES
Fleurissez, roses embaumees;
Fleurs de Tespoir et de Mtf,
Jl— U WI—lWI^ «*fe*WMM*«l** ■>
220 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
Les brises toutes parfumees
Vous emportent en liberte.
Rose de Teglantier sauvage
Que dore le soleil levant,
Tu tomberas au vent d'orage
Feuille k feuille dans le torrent.
Roses blanches, fteres et belles,
Fleurissez pour lesfronts charmants
Que la raort couvre de ses ailes.
Roses de mai, douces et frfiles,
Parez les tombes des enfants.
roses, le vent a des ailes;
Mais tant que le sol sera chaud,
Il'nattra des roses nouvelles,
Toutes fratches pour le tombeau.
Et toi, rose du cimettere,
Fleuris k Tombre doucement*
Et, blanche ou rouge, dans le lierre
El&ve ton front rayonnant.
A Clermont, devant ma fendtre,
Fleurissait un grand rosier blanc.
Quand la fleur s'ouvre on voit paraftre
Sur sa chair un fllet de sang.
Ma mire aimait ces belles roses.
C'etait ffite quand je pouvais
En envoyer fratches dcloses ;
Elle n'en aura plus jamais.
FIN DE LA PREMIERE PART IE.
DEUXIfiME PARTIE
I
Gomme la graine contient l'arbre, toute vie, a
son dibut, contient ce que sera l'etre, ce qu'il
deviendra malgre* tout.
Je vais essayer de remonter jusqu'a la source
des id6es et peut-etre de quelques ev^nements
de mon existence.
Une piece de vers retrouvee dans mes vieux
papiers la dessine ; ^tendons toujours le cadavre
avant de le fouiller. La voici :
LB VOYAGE
Gomme au seuil du d&ert l'horizon est immense I
Enfant, ou t'en vas-tu par le sentier nouveaut
La-bas dans l'inconnu quelle est ton espe*rance?
— Ou je vais? Je ne sais ; vers le bien, vers le beau.
Je ne veux ni pleurer ni retourner la t6te;
Si ce n'etait ma mere, ahl bien plus loin encor
222
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
Par la vie incertaine oft souffle la tempfite,
J'irais, comme Ton suit les sons lointains du cor.
Une fanfare sonne au fond du noir myst&re,
Et bien d'autres y vont que je retro uverais.
Ecoutez! On entend des pas lourds sur la terre.
(Test une dtape humaine; avec ceux-li j'irais.
J'aimais 1'ombre du clos tout plein de folles herbes;
J'aimais les nuits d'hiveT oft vient le loup hurlant
Par les br&ches du mur; 1'ete, les lourdes gerbes;
Et dans les chdnes verts les raffales du vent.
Jeune fille, veux-tu t'asseoir calme et paisible
Et comme les oiseaux te bAtir un doux nid?
Ecoute ! II en est temps, fuis le sentier pfoible
Ou ton destin sera malheureux et maudit.
Qu'importel laissez-moi. Voyez les grains de sable
Et les tas de bte mflr, et dans les cieux profonds
Les mondes entassds; tout n'est-il pas semblable?
Oil tout cela s'en va, c'est tit que nous allons.
C'est \k que nous sommes aujourd'hui.
J'ignore si cette 6tude sera longue ; mon inten-
tion est d'y fouiller impitoyablement.
Peut-6tre pourrait-on appeler cela une psycho-
biologie ! — J'ignore si je suis encore en &at de
faire un barbarisme tant soit peu comprehensible.
On trouve int^ressant de faire torturer un
malheureux animal, pour 3tudier son m^canisme
MltMOIRBS DE LOUISE MICHEL 223
qu'on connatt A peu pres, et qu'on ne connaitra
jamais mieux A cause des perturbations causees
par la douleur dans les fonctions organiques; ne
vaudrait-il pas mieux etudier les fonctions du
coeur?
Ce sont ces phenomenes du co3ur et du cerveau
que nous allons chercher au fond de la vie de la
bete humaine.
Je commence par cette question. II me paralt
malheureusement impossible que quelque chose
survive de nous apres la mort, pas plus que de
ia flarame qaand la bougie est soufflee; et si
la partie qui pense peut disparaitre, parcelle
par parcelle, quand on enleve, les uns apres
les autres, les lobes du cerveau, nul doute que
la mort, en grillant le cerveau, n'&eigne la pen-
see.
Pourtant, s'il y avait l'eternit6 , comme I'im-
mensite" avant et apres nous, et que la partie
qui pense s'en aille dans les courants incon-
nus de l'<Uectricite\ et s'y absorbe ainsi que les
elements du corps retournent aux elements
mater iels, ce ne serait pas miracle. Visible ou
invisible, ce ne serait que la nature encore, et
je me suis souvent demand^ pourquoi on s'i-
raagine que cette electricite, inconsciente ou
non, s'en allant a des creusets invisibles, prou-
I non,
** MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
verait Dieu plus que la naissance des organis-
mes qui grouillent sur la terre.
Malheureusement, la pensSe s^cr^e par le
cerveau ne peut subsister quand ce qui la pro-
duisait nexiste plus.
Mais on peut se rendre compte que les id<Ses
dommantes de toute une vie ont leurs causes
matenelles dans telle oar telle impression, ou
dans les phe*nomenes de l'h&rfdit* ou autres
II m'arrive souvent, en remontant a l'origine
de certaines choses, de trouver une forte sensa-
tion que j'eprouve encore telle a travers les
anne*es.
Ainsi, la vue d'uiie oie d<*capit<5e qui marchait
le cou sanglant et lev*, raide, avec la plaie rouge
ou la tete manquait; une oie blanche, avec des
gouttes de sang sur les plumes, marchant comme
ivre tandis qu'a terre gisait la tete, les veux
ferme*, jetcJe dans un coin, eut pour moires
consequences multiples.
J'etais sans doute bien petite, car Manette me
tenait par la main pour traverser le vestibule
comme pour faire un voyage.
II m'eat M impossible alors de raisonner cette
impression, mais je la retrouve au fond de ma
pitie" pour les animaux, puis au fond de mon
norreur p0U r la peine de mort.
MfM
BftiMOIRES DE LOUISE MICHEL 225
Quelques anne*es apres, on ex^cuta un parri-
cide dans un village voisin ; a l'heure ou il devait
mourir, la sensation d'horreur que j'gprouvais
pour le supplice de l'homme se melait au res-
souvenir du supplice de l'oie.
Un autre effet encore de cette impression
d'enfant fut que, jusqu'a l'age de huit a dix ans,
Paspect de la viande me soulevait le coeur ; il fallut
pour vaincre le dugout une grande volonte* et le
raisonnement de ma grand'mere, que j*aurais de
trop grandes Amotions dans la vie, pour me
laisser aller a cette singularity.
Leshistoires desupplices entenduesal'ecregne
de Vroncourt, les soirs ou Manette et moi nous
obtenions la rare permission d'y aller, contri-
buerent peut-etre a garder vive l'impression de
Toie.
J'aimais a entendre ces histoires-la au bruit
des rouets; des aiguilles a tricoter coupant le
ronronnement d'un petit bruit sec; et la neige,
la grande neige toute blanche tombant, elendue
comme un linceul sur la terre, tantdt fouettant le
visage.
Nous devions rentrer a dix heures, mais nous
revenions toujours plus tard, c'elait le beau mo-
ment! Marie Verdet posait son tricot sur ses
genoux; ses yeux se dilataient sous sa coiffe,
13.
W^Km^SKfBltlitnimmmftm^*,, ,
226 MlMOJRES DE LOUISE MICHEL
avanc^e comme un toit, et les histoires de reve-
nants : le feullot, les lavandieres blanches, la
combe aux sorcieres, dites de sa voix casse*e
de quasi-centenaire, avaient \k le cadre qui leur
convenait ; sa sceur Fanchette avait tout vu, elle
branlait la tete en approuvant.
Nous partions a regret, Nanette et moi, lon-
geant les murs du cimetiere ou nous n'avons
jamais vu que la neige et entendu que la bise
d'hiver.
De mes soirees a l'ecregne du village, date un
sentiment de re* volte que j'ai aussi retrouve* bien
souvent.
Lespaysans fontpousser le ble\ mais ils n'ont
pas toujours de pain ! Une vieille femme racon-
tait comment, avec ses quatre enfants, pendant
la mauvaise anne"e (je crois qu'on appelait ainsi
une ann^e ou les accapareurs avaient aflame* le
pays), ni elle, ni son mari, ni les petits n'avaient
mange* tous les jours ; il n'y avait plus rien a
vendre chez eux ; ils ne poss6daient plus que les
habits qu'ils avaient sur le dos ; deux de leurs
enfants gtaient morts, ils pensaient que c'&ait
de faim! Ceux qui avaient du ble* ne voulaient
plus leur faire credit, pas meme d'une mesure
d'avoinepour faire un peu de pain. Mais il faut
bien se rtsigner! disait-elle. Tout le monde ne
. ..... > „-»».nw»wwi mm*tmamrfi
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 227
peut pas manger du pain tous les jours. Elle avait
empeche" son mari de casser les reins a celui
qui leur avait refuse* credit en rendant le double
dans un an, quand ses enfants se mouraient. Mais
les deux autres avaient r6siste\ ils travaillaient
chez stuiAk meme que le mari voulait abimer.
L'usurier ne pay ait guere, mats faut bien que les
pauvres gem subissent ce qu'ils ne peuvent empS-
cher!...
Quand elle disait tout cela, de son air calme,
j'avais chaud dans les yeux de colere, et je lui
disais : II fallait laisser faire votre mari ! II avait
raison !
Je m'imaginais les pauvres petits mourant de
faim, et tout le tableau de misere, qu'elle fiisait
si navrant qu'on le sentait en dedans de soi; je
voyais le mari, avec sa blouse de*chir6e et ses
pieds nus dans ses sabots, aller supplier le mer-
chant usurier et revenir sans rien, triste, par les
chemins. Je le voyais, menacant, quand les petits
furent eHendus froids, sur la poign^e de paille
qui leur restait, et la femme, arretant le justicier
qui voulait venger les siens et les autres, et les
deux freres, grandissant avec ce souvenir, s'en
aller travailler chez cet homme ; les laches !
II me semblait que s'il <Hait entre* je lui aurais
saute a la gorge pour le mordre, et je disais tout
Pf J VM*WtT*V*** T . , *'**l 1 *U-. ■+****,*,*
228 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
cela; je m'indignais de ce qu'on croyait que tout
le monde ne pouvait avoir depaintous les jours;
cette stupidite* de troupeau m'effarait.
— Faut pas parler corame ca, petiote! disait la
femme. Qa fait pleurer le bon Dieu.
Avez-vous vu les moutons tendre la gorge au
couteau? Cette femme avait une tete de brebis.
C'e*tait a cette histoire-la que je pensais le jour
ou, au cate*chisme, je soutins e"nergiquement le
contraire du fameux proverbe : Charite 1 bien or-
donnee commence par soi-mSme! Le vieux cure*
(qui croyait, celui-la) m'appela ; je craignais une
punition, c'e'tait pour me donner un livre.
Eh bien, c'e'tait le reste, ce livre-la, pour me
donner Phorreur des conqudrants avec l'horreur
des autres vampires humains.
C'e'tait des sortes de paraphrases des psaumes
d'exil. *
€ La harpe est suspendue aux saules du ri-
vage. »
« Jerusalem captive a vu pleurer ses rues.' »
Et je maudissais ceux qui e'crasent les peuples
comme ceux qui les affament, sans me douter,
pourtant, combien, plus tard, je verrais monter
haut ces crimes-la.
Un detail, en passant, un aveu meme. Ce livre
4tait reli6, dans le genre de la petite encyclop<5-
VEMOIRES DE LOUISE MICHEL 229
die de M. Laumond, le grand, et j'avoue que de-
puis l'instarit ou le cure* l'avait depose* pres de
lui, j'&ais pre"occup6e par ce qu'il pouvait bien
y avoir sous cette couverture de peau brune ; ce
ne devait pas etre un livre d' enfant ; peut-etre
que ma preoccupation ne lui aura pas 6chappe\
Puisque j'ai parle" du petit volume vole" a M . Lau-
mont; puisque j'ai dit que chacun de nous est,
je crois, capable de tout le bien et de tout le
mal qui se trouve dans ses cordes, j'avouerai
encore que je prenais sans remords a la maison,
(Hant enfant, depuis l'argent, quandil y en avait,
jusqu'aux fruits, legumes, etc. , Je donnais tout
cela au nom de mes parents, ce qui faisait de
bonnes scenes quand certaines gens s'avisaient
de remercier. J'en riais, incorrigible que j'&ais.
Une anne*e, mon grand-pere me proposa vingt
sousparseriiainesije voulais ne plusvoler, mais
je trouvai que j'y perdais trop.
J'avais lime* des clefs pour ouyrir l'armoire aux
poires et autres, dans laquelle je laissais de
petits billets en place de ce que j'avais pris. 11 y
avait par exemple ceci : Vous avez la serrure
mais j'ai la clef.
Enfin, les terres rapportaient si peu que, ni mon
oncle qui les faisait a moitie*, ni nous, personne
n'arrivait a joindre les deux bouts; jo sentis que
... ■»:—-. «tww* .■#«•»« *■* ■* ti**ntt*<'r-*w*v»**»' i»>*> ™*
230 MtfMOIRKS DE LOUISE MICHEL
bien des anndes comme celles-la se suivaient,
souvent ; que les uns ne pouvaient pas toujours
aider les autres et qu'il fallait autre chose que la
charity pour que chacun ait du pain.
Quant aux riches, ma foi, je les respectais peu.
Alors, le communisme me vint a l'ide'e.
Le rude travail de la terre m'apparaissait tel
qu'il est, courbant l'homme comme le boeuf sur
les sillons, gardant l'abattoir pour la bete quand
elle est us6e ; le sac du mendiant pour l'homme,
quand il ne peut plus travailler : le fusil de toile
comme on dit dans la Haute-Marne.
On n'amasse pas de rentes en travaillant la
terre, on en amasse a ceux qui en ont deja trop.
Les fleurs des champs, la belle herbe f rale he,
vous croyez que les petits qui gardent les bes-
tiaux jouent avec cela ! lis ne demandent le gazon
que pour s'6tendre et dormir un peu a midi ; je
les ai vus.
L'ombre des bois, les moissons blondes que
le vent agite comme des vagues, est-ce que le
paysan n'est pas trop fatigue^ pour trouver tout
cela beau? La besogne est lourde, la journe"e est
longue; mais il se rgsigne, se rgsigne toujours;
Est-ce que la volonte' n'est pas brise'e? L'homme
est surmene* comme une bete.
Alors le sentiment de l'injustice qui lui est
.„. ^t^MWUfSI
MtfMOIKKS DB LOUISE MICHKL «3I
faitel'endort; ii est a demi mort ettravaille sans
penser, pour i'exploiteur. Bien des hommes,
m'ont dit, comme la vieille de Vecrigne : II ne faut
pas dire ca, petiote ; <?a offense Dieu !
Oui, ils repondaient cela quand je leur disais
que tous ont droit a tout ce qu'il y a sur la terre,
leur nid, comme les oisillons d'un meme prin-
temps glaneront ensemble les moissons.
Ma pitie pour tout ce qui souffre, pour la
bete muette, plus peut-etre que pour l'homme,
alia loin ; ma revolte contre les inegalites sociales
alia plus loin encore ; elle a grandi, grand! tou-
jour, a travers la lutte, a travers l'hecatombe;
elle est revenue de par-dela l'ocean, elle domine
ma douleur et ma vie.
Je reviens aux duretes de l'homme pour l'am-
mal.
En ete, tous les ruisseaux de la Haute-Marne,
tous les pres humides a l'ombre des saules sont
remplis de grenouilles; on les entend par les
beaux soirs, tant6t une seule, tant6t le ch(Bur
entier. Qui sait si elles n'inspirerent point jadis
les chceurs monotones du theatre antique!
C'est a cette saison qu'on fait les cruautes dont
j'ai parle ; les pauvres betes ne pouvant ni vivre
ni mourir cherchent a s'ensevelir sous la pous-
siere ou dans des coins de fumier; on voit, au
*■«*.'»■...
I
L
232 Mti.MOIRES DE LOUISE MICHEL
grand soleil, briller comme un reproche leurs
yeux devenus enormes et toujours doux,
Les couve'es d'oiseaux sont pour les en fan Is
qui les torturent ; s'ils Cchappent, les raquetles
sont tendues a l'automne, le long des sen tiers
du bois; ils y meurent, pris par une patte et vole-
tants, de'sespe're^s jusqu'a la fin.
Et les vieux chiens,' les vieux chats, j'en ai vu
jeter aux ecrevisses. Si la femme qui jetait la
bete ^tait tombed dans le trou, je ne lui aurais
pas tendu la main.
J'ai vu, depuis, les travailleurs des champs
traites comme des betes et ceux des villes mou-
rir de faim; j'ai vu pleuvoir les balles sur les
foules desarm^es.
J'ai vu les cavaliers deYoncer les rassemble-
ments avec les poitrines de leurs chevaux; la
bete, meilleure que 1'homme, leve les pieds de
peur d'^craser, fonce a regret sous les coups.
Oh! les georgiques et les eclogues trompent
surle bonheur des champs! Les descriptions de
la nature sont vraies, le bonheur des travailleurs
des champs est un mensonge.
La terre ! Ge mot est tout au fond de ma vie,
dans la grosse histoire romaine a images, ou
M. Laumont (le petit) avait appris a lire a toute
la famille, des deux cot6s.
MdMOIRBS DE LOUISE MICHEL »3
Ma grand'mere m'y apprit a lire, me montrant
les lettres avec sa grande aiguille a tricoter.
Le iivre 6tait pose" sur le meme pupitre ou elle
me faisait solfier dans les vieux grands solfeges
d'ltalie ou elle-mGme avait appris.
Eleven a la campagne, je comprenais les re-
vokes agraires de la vieille Rome ; sur ce livre
j'ai verse" bien des larmes ; la mort des Gracques
m'oppressait, comme plus tard les potences de
Russie.
II 6tait impossible avec tout cela de ne pas
jeter ma vie a la Revolution.
J'acheverai ce chapitre par l'accusation, sou-
vent ported contre moi, par certains amis,
t^moins oculaires. II paratt qu'a la barricade Per-
ronnet, a Neuilly, j'ai couru avec trop de promp-
titude au secours d'un chat en peril,
Eh bien! oui, mais je n'ai pas pour cela
abandonne" mon devoir.
La malheureuse b6te, blottie dans un coin
fouilld d'obus, appelait comme un etre humain.
Ma foi, oui ! je suis all6e chercher le chat, mais
cela n'a pas dure une minute ; je l'ai mis a peu
pres en surety la on il ne fallait qu'un pas.
On la meme recueilli.
Une autre bete d'histoire d'animaux; c'est plus
recent. Des souris avaient fait leur apparition
234 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
dans ma cellule, a Clermont; j'avais un tas de
laines a tapisserie envoye"es par ma pauvre mere
et mes amis ; je n'eus pas de cesse que les trous
ne fussent bouche*s.
Mais pendant la nuit, un pauvre petit cri se fit
entendre derriere ce trou, cri si plaintif, qu'il eut
fallu un coaur de pierre pour ne pas lui ouvrir;
c'est ce que je fis de suite, la b6te sortit devant
moi.
La souris fut-elle une imprudente ou une bete
de ge*nie qui savait juger son monde? Je n'en
sais rien ; mais, a partir de cet instant, elle vint
effronte*mentiusque dans mon lit, ou elle montait
des bouche*es de pain pour les gruger a 1'aise, se
moquant parfaitement des mouvements que je
faisais pour la faire partir, et se servant comme
garde-manger, et meme comme pire encore, du
dessous de mon oreiller.
Elle n'dtait pas dans la cellule a mon depart,
je ne pus la mettre dans ma poche, j'ignore ce
que la pauvre petite est devenue. J'avoue qu'en
partant je l'ai recommande*e a la pitie" de tous.
En remontant jusqu'au berceau ou jusqua
certaines circonstances qui ont frappe" Torga-
nisme ce*re*bral, on trouve la source vive des
fleuves qui emportent la vie, le point de depart
des comparisons successives.
~**4
MtiMOIRES DR LOUISE MICHEL 235
D'autres fdis, une id6e se leve tout a coup,
tandis que d'autres disparaissent; c'est le temps
qui souleve les volcans sous les vieux continents
et fail germer des sens nouveaux aux etres pour
le cataclysme prochain.
La pensee, roulant a travers la vie, se trans-
forme et grandit, entrainant mille forces incon-
nues.
Oui, certes, l'homme futur aura des sens nou-
veaux! On les sent poindre dans Tetre de notre
£poque.
Les arts seront pour tous ; la puissance de
l'harmonie des couleurs, la grandeur sculpturale
du marbre, tout cela appartiendra a la race
humaine. D^veloppant le ge*nie au lieu de l'&ein-
dre, les artistes rive's au passd de>aperont, eux
aussi, leur vieille 6pave; il faut que de partout on
leve Tancre.
Allons, allons, i'art pour tous, la science pour
tous, le pain pour tous; l'ignorance n'a-t-elle pas
fait assez de mal, et le privilege du savoir n'est-il
pas plus terrible que celui de Tor ! Les arts font
partie des revendications humaines, il les faut a
tous ; et alors seulement le troupeaii humain sera
la race humaine.
Qui done chantera cette Marseillaise de Tart,
si haute et si fiere? Qui dira la soif du savoir,
StStoi
L
236 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
l'ivresse des accords du marbre fait chair, des
instruments rendant la voix humaine, de la toile
palpitant comme la vie? Le marbre peut-etre ! Le
marbre magnifique et sans voix serait bien le
poeme terrible de la revendication humaine,
Non, ni le marbre, ni les couleurs, ni les
chants, ne peuvent la dire, seuls, la Marseillaise
du monde nouveau! II faut tout, tout delivrer,
les etres et le monde, les mondes peut-etre, qui
sait? Sauvages que nous sommes!
Que voulez-vous qu'on fasse de miettes de
pain, pour la foule des d6she>it4s? Que voulez-
vous qu'on fasse du pain sans les arts, sans la
science, sans la liberty?
Allons, allons, que chaque main prenne un
flambeau, et que l'e'tape qui se leve marche dans
la lumiere !
Levez-vous tous, les grands chasseurs d'etoiles!
Les hardis nautonniers, dehors toutes les
voiles, vous qui savez mourir!
Allons, levez-vous tous, les he*ros des legendes
des temps qui vont surgir!
Nousparlons d'atavisme ! La-bas, tombees avec
les roses rouges du clos, mortes avec les abeilles,
sont des le*gendes de famille. Geux qui me les
disaient n'en diront plus jamais.
Pareilles a des sphinx, elles se penchent enve-
MEM0IRES DE LOUISE MICHEL 237
loppees d'ombre, sur moi. Avec leurs yeux verts
de filles des flots, elles regardent sous l'eau des
mers; avec leur taille haute et maigre de sor-
cieres, elles courent les makis ou les landes.
Cette legende lointaine va de la Corse aux
gorges sauvages, a la Bretagne, aux menhirs
hantte des poulpiquets ; du gouflfre rouge de Flo-
gof, ou le norroi souffle en foudre, au lac sombre
deGrSiiO.
Que de choses autour d'un miserable etre pour
lui 61argir l'horizon, pour le faire sentir et voir
afin qu'il souffre davantage, afin qu'il comprenne
mieux le desert de la vie oil tout est tombe au-
tour de lui ! ., • m
Mais, sans cela, pourrait-il etre utile? Non,
peut-fttre.
Lors meme qu'il n'y aurait pas eu un peu d a-
tavisme dans mes penchants, on devient pofete
dans nos solitudes, qu'on aligne ou non des
V6FS*
Les vents y soufflent une poSsie plus sauvage
que celle du nord, plus douce que celle des trou-
veres, suivant la grande neige d'hiver, ou les
brises printanieres qui agitent dans les haies de
nos chemins creuxtant d'aubepines et de roses.
Nanette et Josephine, ces deux filles des
champs, n'4taient-elles pas poetes?
238 MtiMOlRES DE LOUISE MICHEL
Ai-je dit leur chanson? YAgenu den bos, YOi-
seau noir du bois, dont je retrouvai le souffle au
bord de la mer, a travers les ann&s et l'oc^an.
Oui, c'&aitbien l'oiseau noir du champ fauve
que je retrouvais au bord des flots, chantant les
strophes brutales de la nature sauvage.
II
Qui nous dit que nos sens ne nous trompent
pas? Absolument comme le voyageur qui croi-
rait voir marcher la route, quand c'est lui qui
marche.
II y a : que le progres vatoujours, que la revo-
lution enfle les voiles, et qu'on saura un jour !
II y a aussi de vrai : que nul ne peut etre lou£
de ce qu'il fait, puisqu'il le fait parce que cela lui
platt; il n'y a pas d'Wrolsme, puisqu'on est
empoigne par la grandeur de l'oeuvre a accom-
plir, et qu'on reste au-dessous.
On dit que je suis brave; c'est que dans l'id£e,
dans la mise en scene du danger, mes sens d'ar-
tiste sont pris et charmed ; des tableaux en restent
dans ma pensSe, les korreurs de la lutte comme
dfts bftpdits*
Ainsi, en mafs 71, le defile des prisonniers
allant de Montmartre a Satory m'est present dans
tous ses details.
«i# »»»• r.\>.« »*■ **mis** ; « * . »»» .- . ™, , ,. ,.
240 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
Nous marchions entre des cavaliers, il &ait
nuit.
Rien de plus horriblement beau que le site 06
on nous fit descendre dans des ravins, pres du
chateau de la Muette.
L'obscurite*, a peine e'claire'e de pales rayons de
lune, changeait les ravins en murs, ou leur don-
nait l'apparence de haies.
L'ombre des cavaliers faisait, de chaque
cdte" de notre longue file, une frange noire, fai-
sant paraitre plus blancs les chemins ; le ciel,
Iourd de la grande pluie du lendemain, semblait
descendre sur nous. Tout prenait, en s'estompant,
des formes de r6ve, — a part les cavaliers qui
tenaient la tete et les premiers groupes de pri-
sonniers.
Un large rayon, filtrant du dessous entre les
pieds des chevaux, les mettait en lumiere; des
lambeaux rouges avaient l'air de saigner sur
nous et sur les uniformes.
Le reste de la file s'6tendait en longue trainee
d'encre, finissant au fond de la nuit.
On disait qu'on allait nous fusilier la. Je ne
sais pourquoi, on nous fit remonter : je re-
gardais le tableau, ne pensant plus ou nous
etions.
C'e"tait k la m6me date fixe*e avec Dombrowski
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 241
pour e*tablir une ambulance au chateau de la
Muette.
Ceci revient a une impression, celle des rappro-
chements. Empoignee par l'idSe, je n'ai nul m^rite
a mepriser un danger auquel je ne songe pas,
oil, saisie du tableau, je regarde et me souviens.
Je ne suis pas la seule Uprise des diverses
situations d'ou se d6gage la po£sie de l'inconnu.
II me souvient d'un 6tudiant qui, sans etre le
moins du monde de nos idees (il est vrai qu'il e" tail
encore moins de l'autre cdt6), vint faire le coup
de feu avec nous a Clamart et au moulin de Pierre,
avec un volume de Baudelaire dans sa poche.
Nous en avons lu quelques pages avec grand
plaisir — quand on avait le temps de lire.
Je ne sais ce que la destined lui a garde* , nous
avons fait ensemble l'e"preuve d'une double
chance, assez dr6le : en prenantle cafe" au nez de
la mort, qui avait, a la meme place, frappe" de
suite trois des ndtres, les camarades impatient^s
de nous voir la nous firent retirer ; cela leur sem-
blait fatal. Alors un obus tomba, brisant les tas-
sesvides.
C'&ait surtout une nature de poete : il n'y eut
Ik nulle bravoure ni de sa part ni de la mienne.
Est-ce que c'e"tait. bravoure quand, les yeux
charmds, je regardais le fort demantete d'Issy,
14
242 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
tout blanc dans l'ombre et nos files, aux sorties
de nuit, s'en allant par les petites monies de Cla-
mart, ou versles Hautes Bruyeres, avec les dents
rouges des mitrailleuses a l'horizon? C'eHait beau,
voilatout; mesyeuxme servent comme mon coeur,
comme mon oreille que charmait le canon. Oui,
barbare que je suis, j'aime le canon, 1'odeur de
la poudre, la mitraille • dans 1'air, mais je suis
surtout uprise de la Revolution.
II devait en etre ainsi ; le vent qui soufflait dans
ma vieille ruine, les vieillards qui m'ont e*levee,
la solitude, la grande liberty de mon enfance,
les le*gendes, les bribes de sciences braconne*es
un peu partout, tout cela devait m'ouvrirl'oreille
a toutes les harmonies, I'esprit a toutes les lueurs,
lecoeur al'amour eta la haine;touts'est confondu
dans un seul chant, dans un seul reve, dans
un seul amour : la Revolution.
Ai-je jamais cru ? Ai-je 6t6 prise par la ten-
dresse Gcrasante d' un Tantum ergo ou ported sur
les ailes d'un Regina cceli? Je n'ensais rien! j'ai-
mais Tencens comme 1'odeur du chanvre ; l'o-
deur de la poudre, comme celle des lianes dans
les forets cale*doniennes.
La lueur des cierges, les voix frappant la voute,
l'orgue, tout cela est sensation.
L'impression d'un frappement d'ailes contre
rMMWW^VfWWWnSINI
MlSMOIRBS DE LOUISE MICHEL 243
la voute, je l'ai eprouvte telle, en chantant a 1'6-
glise, etant sous-maitresse chez M- Vollier. II y
avail longtemps que je ne croyais plus ou que je
m'etais rendu compte qu'en doutant on ne croit
^L'idee est done ventablement le produit de
lorganisme humain et pourtant on dirait qu'elle
le chauffe et le lance comme l'aiguilleur conduit
la machine. Cela s'explique : puisque les etres
sont le produit de leur 6poque, e'est cette epo-
que qui les souleve avec les autres poussieres.
Le Manuel du baccalauriat repondrait que 1' es-
prit, n'^tant pas compost de parties, ne saurait se
dissoudre; outre qu'on le voit s'<Heindre partiel-
lement avec tel ou tel lobe du cerveau — la folie
l'attaque ou partiellement ou completement.
La croyance universelle etc. , etc. , les penchants
on racings dansle coeurde l'homme, etc.
Ce sont toutes ces preuves-la qui me font dire :
11 n'y a rien apres la mort.
Une seule de ces raisons-la, cependant, est
bonne, npouonr un seul etre disparu avec sa
longue lign^e ancestrale brute, comme la bete ou
demi-brute comme nous, qui lui a donne" nais-
sance, mais pour l'etre multiple qu'on appelle
l'humanite et qui arrivera a ce progres que nous
regardons sans le comprendre, pareilaune loin-
HMHHMmmw
\MIVmtmrwn>+,m#*«>*tm>-
244 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
taine lumiere, a ce bonheur dont nous sommes
avides et que nul ne peut avoir dans les circons-
tances actuelles.
Je ne sais quel poete disait :
Tout homme a dans son coeur un pourceau qui soromeille.
II n'y a qu'un mot a changer pour que ce soit
vrai.
Tout homme a dans son coeur un monstre qui sommeille.
La bete noire, ce n'est pas le meme monstre,
mais chacun de nous sent revivre parfois le type
ancestral qui domine sa ligne*e a travers des mil-
lions de millions de siecles de transformations et
de revolutions.
Est-ce la bete a laquelle on ressemblo, est-ce
la bSte qu'on aime ? L'une est peut-etre l'autre.
Pour moi, tigre, lion ou chat, j'aime la race fe-
line ; j'aime surtout lesgrands fauves ; c'est pour-
quoi, si je suis jamais libre, j'irai la oh sont les
fauves de l'Ouest, et je leur parlerai de la Revolu-
tion. Ceux-laaussi, les brigands, sentent parfois
en eux revivre la sauvage lign£e ancestrale; ils
croient autrement que nous, mais ils croient 1
Entrefanatiques nous verrons.
Avec ceux-la on risque une balle ou un coup
MI&MOIRES DB LOUISE MICHEL
245
de poignard, mais ils ne vous salissent pas ; la
tnort est proe.pr
Une vie isotee ne peut etre inte>essante qu'au-
tant qu'elle tient aux multitudes de vies qui Tont
environnte ; les foules seules, avec chaque 6tre
libre dans l'ensemble immense, sont quelque
chose maintenant.
C'est pourquoi, deplus en plus, les associations
bashes sup des rits, ou entrav^es par des rits
quelconques, n'iront pas meme jusqu'au jour ou
se levera la seule association viable, celle de
rhumanite" re*volutionnaire : elles n'y assisteront
que pareilles a des spectres.
Pendant la d-marche courageuse des francs-
macons, en 1871, j'^prouvai Timpression d'une
assemble de fantomes se dressant sur les pern-
parts devant les royalistes ggorgeurs de la
Revolution : c'&ait grand et froidement beau
comme ce qu'on e*prouve devant les morts.
Plus tard, en CaMdonie, sous le rajeunisse-
mentde la seve des tropiques, je revis des francs-
macons; ils me parurent animus d'un grand
ddsir du progpes et se donnant la peine d'y
prendre part : c'ltait la ou le soleil est chaud.
En Hollande, depuis (dans la mere patrie des
braves), ilm'a semble" que la franc-maconnerie
subissait le rajeunissement du printemps.
14.
1
K.mtwiH^.^ .„,»,..
I
Ill
Men of England, wherefore plongh
for the lords who lay ye low?
Shbllby.
Hommes cTAnglelerre, ou du monde, peu
importe, pourquoi labourer pour les maitres qui
vons oppriment ? N'est-ce pas la meme chose
partout, et pourtant vous labourez toujours et
les moissons succedent aux semailles.
Quant a agir, il est probable que la potence
serait la ! Ge n'est pas ce detail qui nous gate
l'horizon, allez! 11 fut un temps ou l'idde de faire,
au bout d'une ficelle, la grimace aux pauvres
gens, m'e*tait de'sagre'able ; j'ai su depuis qu'en
Hussie on vous met dans un sac. En Angleterre il
est probable que les choses, aussi,se font conve-
nablement. L' Allemagne a le billot apres Reins-
dorffetles uutres. Tout cela n'est qu'une forme de
la mort et plus la mise en scene est lugubre, plus
elle s'enveloppe des rouges lueurs de Taurore.]
\
-HWftr^ti
,, ^ H l—..— -
MliMOIRES DE LOUISE MICHEL 2*7
Au temps ou j'avais des preferences, je son-
eeaisa l'echafaud d'ou l'on salue la foule, puis
au peloton d'execution dans la plaine de Satory.
Le mur blanc du Pere-Lachaise ou quelque an-
gle de mur a Paris m'aurait plu; aujourd'hui je
Lis blasee; peu importe comment', peu importe
ou, je n'y bouderai pas. Au grand jour ou dans
unbois, la nuit, qu'est-ce que cela me fait?
J'ignore ou se livrera le combat entre le
vieux monde etlenouveau, mais peu importe : j'y
serai.
Que ce soit a Rome, a Berlin, a Moscou, je
n'en sais rien, j'irai et sans doute bien d'autres
aussi,
Et quelque part que ce soit, l'etincelle gagnera
le monde ; les foules serontpartout debout, pretes
a secouer les vermines de leurs crinieres de
lions. f .
En attendant on parle toujours et on n'agit
guere ; ce sont les grondements du volcan ; la
lave debordera quand on n'y songera pas.
On dansera encore ce soir-la dans les filys^es,
et les parlements diront encore : II y a longtemps
que cela gronde, cela grondera toujours sans
qu'ony puisse rienfaire. Alors viendra lagrande
debacle, comme si les soulevements des peuples
n'arrivaient pas a leur heure comme ceux des
248 MliMOIRES DE LOUISE MICHEL
continents, la race <5tant prfcte pour un de*velop-
pement nouveau qui irait toujours si en n'en
faisait pas un moule.
Mes conferences a V6 tranger ont souleve" dans
la reaction deux questions dont j'aurais ri sans le
respect que nous portons a nos convictions :
1° Ou j'avais l'argent des voyages ;
2° Ce que je faisais des recettes.
L'argent des voyages, quand il n'e"tait pas
foumi par le groupe qui me demandait, c'&ait
Rochefort qui me le pretait et je ne le lui rendais
jamais. Je revenais aux frais des groupes pr<*-
leve-s sur les conferences. — Les amis allaient
prendre mon billet de chemin de fer.
La recette ? Les groupes rdvolutionnaires sa-
vent ce qui en etait fait, je n'aidonc pas a m'occu-
per de cette question, je n'en gardais rien. Les
conferences de Bruxelles, dont on fit des racon-
tars plus ou moins vrais, passerent convenable-
ment, apartla troisiemeou quatrieme seance ouun
jeune drdle, qui pr&endait se nommer Fallou,
et avouait naivement Stre venu de Paris en mime
temps que mot, ce qui dispense de plus amples
informations, essaya de faire du potin en pre*ten-
dant que j'avais demande* dans la Revolution
sociale qu'on devat une statue a M. Thiers ! ! !
// pritendak avoir le iournal et un bon nombre
MdMOIRES DE LOUISE MICHEL **»
de personnes avalaient cette bourde. C'est pro-
bablement parce que j'avais ainsi commence un
article : Foutriquet est ecorne! une main d'enfant
a essays... Malgrdles pieds de bancs jet& sur
la tribune par des amis de l'ordre la stance s'a-
cheva, montrant (par l'exemple qu'on avait sous
les yeux mieux que par toutes les paroles du
monde) qu'on entend par l'ordre le droit d'as-
sommer les gens qui pr&endent que les abeilles
ne doivent pas travailler Aternellement pour les
frelons.
A Gand, apres le magnifique spectacle des cor-
porations, j'eus le spectacle d'une scene moyen
ago dans une ville moyen age, pendant la nuit, ce
qui ajoute a la mise en scene.
Une partie de la salle avait &£ occupee par
des policiers envoyes de Paris et dont Tun don-
nait, comme un chef d'orchestre, le signal du
bastringue. Les parties hautes de la salle 6taient
occupies par les Aleves des universes catho-
liques; leurs oreilles se dessinaient en larges
ombres ; ils poussaient des hurlements a chaque
signal du chef d'orchestre qui levait un baton.
Si seulement il y avait eu quelques rugisse-
ments dans le concert, mais ce n'6taient que des
glapissements.
Mes amis eurent le tort d'exiger que je quit-
250 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
tasse la stance; les petits messieurs se seraient
au moins donne* une extinction de voix et la par-
tie raisonnable de la salle aurait pu juger leur
conduite jusqu'au bout. J'obew a regret a leur
volonte*. "
lis me forcerent de partir ; c'dtait bien la peine!
Une amie qui m'accompagnait avait e*te* separde
de moi et, a mon tour, je fis de l'autorite avec le
cocher qui, apres une demi-heure de silence, oa
il fouettait son cheval sans vouloir m'entendre,
ni sentir que je le tirais par le bras, fut oblige 1
de retourner a travers messieurs les escholiers,
jetant des pierres jusqu'a la salle de reunion!
Les vitres de la voiture titaient cassis, le cheval
ne marchait guere et, de temps a autre, sous la
nuit noire, une jeune tete, rouge de Hvresse de
la chasse, paraissait aux portieres entre les frag-
ments de vitres, hurlant une insulte. La ville se
de"roulait noire, la vieille ville fant6me.
A travers^ mon inquietude pour mon amie
Jeanne, je sohgeais aux anciens jours, aux d'Ar-
teweld, dans le temps od les corporations tuaient
d'un coupde bache ceux qu'elles croyaient de"-
sirer le-pouvoir. Je regardais les bords sombres
du canal ; c <Hait un tableau magnifique dans le
cadre immense de la nuit et de l'eau.
Devant la salle de reunion dtait encore la foule
;
MEM0IRE8 DE LOUISE MICHEL 2M
des escboliers et de ceux qui les gardaient; le
moyen Age debout.
Quand je descendis pour leur demander, se-
rieusement inquiete, s'ila. avaient vu la grande
brune qui etait avec moi et ce qu'ils en avaient
fait, puisque c'etait moi seule qu'ils voulaient
occire, quelques-uns, devenant graves, s'infor-
maient.
Alors, un commissaire de police m'aida a faire
les recherches, un commissaire de police de
Gand, qui me dit ne se meler aucunement de ce
qui s'etait passe que pour m'aider dans mes re-
cherches et qui le fit en effet.
Je me souviens memeque, trouvantles escho-
liers peu convenables, il se mit devant moi, a
mon grand etonnement, car je m'attendais a etre
conduite en prison pour avoir 616 insultee. C'est
ainsi qu'on eat fait a Paris.
En Hollande, outre nos amis dont je garde si
bon souvenir et les savants, curieux de voir de
pies quelles betes sont les revolutionnaires et
qui sont de bonne foi dans leurs etudes, j'ai
rencontre des ennemis de bonne foi, ne nous
connaissant que par les racontars des journaux
reactionnaires et qui, fort etonnes d'avoir ete
trompes, en sont arrives a comprendre les revo-
lutionnaires*
H» w »*i»»« .^.*.. . . . ..-**+, + W++ wiw i 'mH n ii > mi i iwiHii" ii iii^ t iin | »"it i mni i^-*'
252 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Londres! Eh bien, oui, j'aime Londres ou mes
amis proscrits ont toujours 6tA accueillis. Lon-
dres oil la vieille Angleterre est encore plus libe-
rate a 1'ombre des pounces que ne le sont des
bourgeois soi-disant republicans et qui, peut-
6tre, croient l'Stre.
Vous imaginez-vous que ceux qui commettent
des crimes contre les peuples sont tous con-
scients de ce qu'ils font? II en est qui s'illusion-
nent et se donneraient volontiers des prix de
vertu et... ft intelligence!
Allons done, l'intelligence 1 elle est dans les
foules! Elles n'ontpas la science, e'est vrai, mais
avec ca que e'est du propre la science aujour-
d'hui ! Elle ouvre seulement ses bourgeons ; de-
main, a la bonne heure ! et demain elle sera a
tous.
Si le peuple ne sait pas certaines choses il n'est
pas entftte* a soutenir que les vers luisants sont des
e*toiles; e'est toujours quelque chose. Avant le
congres de Londres, nous avions recu, Gautier
otmoi, bien des avertissements anonymes sur cer-
tains agents de M. Andrieux. Mais qui croit des
lettres anonymes?
J'avais, pour ma part, prie* certains de mes
amis de Londres d'aller voir une dame qui, di-
sait-on, avait avance* de l'argent a M. Seraux.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 233
Nos amis trouverent la dame dans un apparte-
ment qui leur causa l'impression d'avoir 6t6 meu-
bl6 de suite; mais sur cette seule impression
sans preuves, ils ne durent pas appuyer une accu-
sation. La dame leur donna des explications pro-
tiables; ni eux, ni moi, ne pouvions penser
qu'elle representat M. Andrieux.
Qu'importe ! le piege qui nous elait tendu a fait
plus de mal a ceux qui le tendaient qu'a nous.
Voyez les grains de sable et les tas de bte
murs et, dans les cieux profonds, les astres en-
tasses ; tout n'est-il pas semblable? Ou tout cela
s'est vu, c'est Ik que nous allons; et voici venir
la grande moisson, pouss^e dans le sang de nos
cceurs ; les epis en seront plus lourds, elle en sera
plus haute.
Dans la vie. sombre reviennent, bercant les
tristes jours, des" refrains qui vous dechirent et
vous charment a la fois.
Coule, coule, sang du capiif !
Les bagaudes, les Jacques, vous tous qui por-
toz le collier de fer, causons, en attendant I'heure.
Le reve se degage des senteurs prin:anieres,
c'est le matin de la tegende nouvelle.
Entends-tu, paysan, ces souffles qui passent
15
wrtvF>aMf.^««v««.ji M r4-.>4(Hi W *.' , **« i- - ^ 1 *-»n,».»i™*»^»><' 'i ■— imwim«i'«Mm. " ' -■■
I
254 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
dans 1'air? Ce sont les chansons de tesperes, les
vieux bardits gaulois.
Coule, coule, sang du captif
Vois cette rouge rosee sur la terre, c'est du
sang.
L'herbe sur les morts pousse plus haute et plus
verte.
Sur la terre, ce chamier des peuples, elle doit
pousser touffue, mais le peuple quand il meurt
de faim n'a pas toujours de l'herbe; il n'en
pousse pas entre les pave*s des villes.
Tant qu'il lui plaira d'etre le boeuf de l'abattoir
ou du carnaval, le boauf qui ouvre les sillons ou
celui qu'on traine au carnaval, on le dira, le re-
frain terrible qui d^chire et qui charme :
Couli lo, san# du captif !
\ i tm\i< uhmmmmmm
_J
IV
Soixante et onze ! J'ouvre un cahier de papier
de deuil sur lequel Marie inscrivit quelques poe-
sies de moi.
11 y en a d'ecrites a i'encre rouge, encore ver-
meille comme du sang.
Marie avait donnS ce cahier a son frere Hippo-
lyte qui me l'a pret6; il ne Taura plus qu'apres
moi et quelques-unes des pages restees blanches
seront ecrites.
Voici quelques feuillets des poesies Ecrites a
I'encre rouge :
A MBS FRERBS
Prison de Versailles, 8 septembre (871
Pas&z, passoz, heures, joume*es !
Que l'herbe pousse sur les morts!
Tombez, choses a peine ndes ;
Vaissflaux, dloignez-vous d<?s ports} •
256 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
Passez, passez, nuits profondes.
fimiettez-vous, 6 vieui raonts;
Des cachots, des tombes, des ondes.
Proscrits ou monts nous reviendrons.
Nous reviendrons, foule sans nombre;
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l'ombre,
Nous viendrons, nous serrant les mains,
Les uns dans les p&les suaires,
Les autres encore sanglants,
P&les, sous les rouges banni&res,
Les trous des balles dans leurs flancs.
Tout est finit Les forts, les braves,
Tous sont tombes, d mes amis,
Et dej& ram pent les esclaves,
Les traftres et les avilis.
Hier, je vous voyais, mes frdres,
Fils du peuple victorieux,
Fiers et vaillants com me nos p5res,
Aller, la Marseillaise aux yeux.
Fr&res, dans la lutte geante,
J'aimais votre courage ardent,
La mitraille rouge et tonnanto,
Les bannieres flottant au vent.
Sur les flots, par la grande houle,
11 est beau de tenter le sort;
Le but, c'est de sauver la foule,
La recompense, e'ost la niort.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 2S7
Vieillards sinistres et dlbiles,
Puisqu'il vous faut tout notre sang,
Versez-en les ondes fertiles,
Buvez tous au rouge ocdan;
Et nous, dans nos rouges banni&res,
Enveloppons-nous pour mourir;
Ensemble, dans ces beaux suaires,
On serait bien Ik pour dormir*
Une de ces pieces fut envoy^e par moi au
3° conseil de guerre, qui Bxoiljugi les membres
de la Commune; mais la commission desgrftces,
snrtout, est coupable des froides fui si lades. Si les
soldats ivres de sang en eurent jusqu'aux che-
villes, la commission dite desgrdces en eut jus-
qiCau ventre.
AU 3* CONSEIL DE GUERRE
4 septembre 1874 f prison de Versailles.
lis sont 1&, calmes et sublimes,
Les elus du libre Paris,
Et vous les charges de vos crimes,
Furieux de leurs flers m^pris.
De rien ils n'ont k se d^fendre,
Car vous aviez Tui l&chement.
Ils ont ddfendu vaillamment
Tout ce que vous veniez de vendre,
Gassaigne, Manguet, Guibert, Merlin, Bourreau !
Gaveaul Oaveaul
Merlin, Gaulet, Labat, juger c'est beau.
258 MEMOIRES DB LOUISE MICHEL
Tous ces teinps-ci sont votre ouvrage,
Et quand viendront des jours meilleurs.
L'histoire, sourde a votre rage,
Jugera les juges menteurs.
Et ceux qui veulent une proie
Se retournant suivront vos pas,
Gette claque des attentats,
Mouchards, bandits, fllles de joie.
Cassaigne, Manguet, Guibert, Merlin, Bourreau!
Gaveaul Gaveaul
Merlin, Gaulet, Labat, ju'ger c'est beau.
Le chatiment ne se fit pas attendre. Le com-
mandant Gaveau, dont tout monde connait, disait
la Rdpublique francaise, les rdquisitoires pas-
sionne's, mourut fou. On avait eHe" oblige de l'en-
fermer depuis quelque temps.
11 eut, disent les journaux de F^poque, la plus
terrible agonie qu'on puisse imaginer; il croyait
voir, pendant toute la journe'e qui a pr6c£de' sa
mort, despersonhages fantastiqiies tourbillonner
devant ses yeux; il lui semblait recevoir des
coups de marteau sur le crane.
L'expert Delarue, qui avait attests que le faux :
Flambez finances! e*tait de Ferre\ fut condamne"
depuis pour une fausse expertise qui avait envoye"
un homme au bagne pour cinq ans.
11 n'en coute pas si cher pour envoyer les n6trcs
au mur de Satory !
MKM0IRE8 DE LOUISE MICHEL *$9
La ferine de Donjeu, appartenant aM. Peltereau
de Villeneuve, fut bratee par accident.
Je ne sais quel accident a aussi gprouve* le
colonel Merlin, qui, apres avoir eHe* juge dans le
proces des membres de la Commune, comman-
dait les troupes qui surveillaient l'assassinat du
28 novembre.
Pourquoi les criminels e'chapperaient-ils plus
que les autres aux consequences de leurs actes?
Gbacun ne pre*pare-t-il pas sa destinee? Clement
Thomas n'avait-ii pas prepare* en 48 ce qu'il
trouva en 71 ?
Le proces des membres de la Commune e*tait
lcmpli de vices de formes. Mais le recours en
cassation pr^sente* par MM. Ducoudray, Mar-
chand et Dupont de Bussac avait surtout pour
objet de voir jusqu'au bout la justice versaillaise ;
mil des condamne's n'y comptait.
M. Gaveau avait insulte* Ferre* au cours du
proces en disant : « La me*moire d'un assassin ! »
Ce que constatait, en l'aggravant encore, la
minute du jugement.
Le meme M. Gaveau laissait vide deux fois le
siege du ministere public, ne paraissait pas un
instant a I'audjence du 2 septembre et n'assistait
pas meme a la lecture du jugement, jugement
auquel paratssaient des pieces fausses.
260
MtiMOIRES DK LOUISE MICHEL
Les membres de la Commune ne dissimulaient
pas leurs actes ; Ferre" en porta haut la respon-
sabilite* au poteau de Satory, les autres au bagnc
et a la deportation. On voulut y joindre les faux
(Hablis pour les besoins de la cause (faux que Ton
nYcrit pas m6me en francais !).
Imb3cillite des haines qui s'attachent a nous,
pauvres grains de sable, sans voir la tourmentc
qui nous roule ensemble contre le vieux monde !
Ge n'6tait pas facile d'obtenir un non-lieu,
quand on n'avait rien fait, ni d'etre juge\ quand
on se sentait responsable de ses actes !
J'ai dit comment je fus envoyge a Arras, par
une manoeuvre de la prefecture de police, au lieu
d'etre jugee. Un nom fut biffe 1 sur la liste de celles
qu'on envoyait attendre dans des prisons loin-
taines, et le mien fut mis en place. Je dois dire
que le conseil de guerre l'ignorait et meme nc
l'approuva pas.
La lettre de M. Marchand fera voir mieux que
je ne pourrais le faire ces lenteurs calcul£es.
La protestation dont parle M. Marchand dans
cette lettre, je l'ai e*crite, avant de partir pour
Arras, sur le registre de la correction de Ver-
sailles.
J'y protestais, non contre la prison, ou nous
avions trouve* un traitement bien different de
MdMOIKES DE LOUISE MICHEL *«*
Satory et des chantiers, mais contre l'infame
manoeuvre de ce depart, puisque j'appartenais
aux conseils de guerre et non a la prefecture de *
police, qui voulait differer eternellement mon
jugement, tout en m'insultant dans celui des
autres femmes (affaire Retef et Marchais).
Voici la lettre de M. Marchand :
Mademoiselle,
Jo reponds a voire lettre aussitflt sa reception. M. Du-
cnudray, a qui vous avez emt hier, IS, est mort avant-
],ier subitement de la rupture d'un anevrisme, dans la
cellule ou il allait voir Ferre\
Votre protestation au greffe vaut certainement mieux
nu'une scene de violence. Si vous voulez 6tre jugde prompte-
mont, il vous faudrait emre au general Appert ou au
colonel Gaillard, au besoin par lettre chargee et notifica-
tion de la rdception, pour quo la poste n*<?gare pas la
Recevez, mademoiselle, mes salutations.
H. Marchand, avocat.
Ge 46 novembre 4871.
Ce n'etait point assez des jours de Mai ou,
comme les fleurs des pommiers au printemps,
les rues dtaient couvertes de blanches efflo-
rescences; mais il n'y avait pas d'arbres, e'etait
du chlore sur les cadavres.
16.
L
*M MtiMOIRES DE LOUISE MICHKL
Une 6norme quantity de gens disparus prouve
combien furent att£nu6s les chiffres de l'hdca-
tombe; les soldats dtaient las; les mitrailleuses
peut-6tre se ddtraquaient; les bras sortant de
terre, les hurlements d'agonie dans le tas des
ex6cut<te sommairement, la mortality des hiron-
delles, qu'empoisonnaient les mouches de l'im-
mense charnier, tout cela fit succe*der les tueries
froides aux tueries chaudes.
Ceux qui firent tout cela sont peut-etre plus
pres de Charenton, avec Gaveau, que de tout
autre chose.
Mais je ne puis aller plus loin, en ce moment,
sansfeuilleterquelquesvieuxpapiers.Ils'ytrouve
des nu me*ros de la Revolution social e.
11 importe a mon honneur, apres les revela-
tions qui nous ont £te" faites, d'inse>er dans mes
Memoires certains de mes articles du journal la
Revolution sociale.
La souriciere s'est beaucoup retournee contre
eeuxqui latendaienten multipliant les correspon-
dences entre reWolutionnaires.
Mais je me suis seulement apercue cc matin
cl'une petit© manoeuvre consistant, lorsque cer-
luins articles attaquaient spe"cialement des per-
sonnalite's au lieu des idttes (ce qui est comple-
tcment oppose a ma maniere de voir), d mettre
m Jpigraphe des paroles de moi de'eoupe'es assea
adroitement pour que certaines gens m'attribuent
le reste.
Le r6sultat en fat des haines personnels,
dont le dechatnement contribua a la condamna-
tion qui me separa de ma mere et la fit, pendant
deux ana, agoniser loin de moi, reprenant vie a
264 MJtaOIRES DE LOUISE MICHEL
chaque extraction, jusqu'au moment ou il fnllut
lui avouer qu'au lieu d'un an j'avais e'te' oon-
damn£e a six ans; qu'au lieu d'etre pres d'elle a
Saint-Lazare jYtais a Clermont.
A partir de cet instant, elle n'a plus voulu
meme regarder a sa fenetre et ne s'est \e\6e do
son fauteuil que pour se coucher sur le lit d'ou
elle n'est plus sortie que pour le cercueil.
Oui, j'aurais pu aller a Ntranger etl'eraraener
avec moi, au lieu de venir, comme nous avons
1'usage de le faire, re'pondre a mon jugement.
J'aurais pu aussi de>outer ceux qui m'interro-
geaient pour savoir si fttais responsable et me
moquer de leurs finesses cousues de cables; mais
nous ne d^clinons pas les responsabilit6s, nous
autres, et j'ai re*pondu aux estimables savants
comme si je ne me doutais de rien, sachant Men
pourtant d'ou venait cette vengeance.
Je reviens a la Revolution sociale. J'ai souvent
protests, dans le journal meme, contre deschoses
que je trouvais peu intelligentes, les croyant
d'autant moins policieres qu'il y avait plus d'accu-
sations anonymes contre le fondateur du journal,
M. Serraux.
Ge n'est pas d'aujourd'hui que l'idde anarchiste
existe. Les vieux auteurs en vieux fraiujais, avant
nc*fl*l*^^M^W(
MlSMOIRES DE LOUISE MICHEL 265
Saint-Just, trouvent que celui qui se fait diri-
geant commet un crime.
Devant le libre desert des flots, je ne suis pas
la seule qui ait reflechi a l'eternel : « Plus ca
change, plus c'est la meme chose ».
Je devais done, trouvant au retour un journal
anarchiste, donner tete baissee a la premiere
invitation a collaborer.
Je connaissais le programme de la Revolution
sociale. En voici un fragment. Qui aurait pu
penser a voir M. Andrieux dans le comite de
redaction !
Que le parti revolutionnairc s'organise solideraent, sur
son propre terrain, avec ses propres armes, sans nen
emprunter a ses ennemis de leurs institutions, de leurs
sophisines, ni de leurs ptoeftfe; qu'il s'appr«te lorsque
les « temps Wroiques » seront revenus, k faire le siege
de i'&at, de la forteresse qui defend et protege les
avenues du privilege et a nen pas laisser pierre sur
pierrel
DR CHACUN SBLON SBS FORCES, A CHACUN SBLON SES BESOINS
Nous croyons, en effet, que la socicte, n'etant nullement
chose dlniriM ni d'immanence, mate une invenUoii
humaine, destince a combattre les fatal^s »«™^
doit surtout profiler aux faibles et les entourer d une solh-
citude pdrticullere, qui compense lew inferior^. Par
consequent, le but qu'il faut proposer a nos e^""""*
cost la creation d'un ordre social dans tequel I mdmdu,
266 MKMOIRES DE LOUISE MICHEL
po«Ta qa'U doaiM tout ce qu'il peut donner de drfvoue-
lathi! , ?V ra r al1 ' re 5° ive to«t ce dont U a besoin. Que
la table sou mise pour tout le monde, que chacun ait lo
droit et le moyen de s'asseoir au banquet social, et dV
manger tout a son choix et a son appdtit, sans qu'on lui
raesure la pitance a 1'fcot qu'il peut payer!
(<•» nume>o de la Revolution iociaU.)
Certaines gens seront bien (Honnds de n'y
trouver aucune des betises qui m'ont <He pretdes.
II y en a peut-etre d'autres; mais a coup sur ce
ne sont pas celles qu'on croit.
J'empiete sur les elements pour ce chapitre
parce que c'est l'instant de publier ces fragments'
Quelque franc que soit 1'aveu de M. Andrieux
Je dois les citations qui suivent : '
En attendant, si nous fondions des journaux
re-actionnaires pour nous tomber dessus, on
nous regarderait comme dignes de Charenton
Le vent soufflait en foudre et je songeais a la
charge sonnant sous la terre, quand M. Serraux
m'offrit de collaborer a la Evolution sociale
J'atirais ft* capable de Toffrir moi-meme ; j'avoue
aussi que j'eus grande confiance en Serraux, et
qu'il n'y a pas bien longtemps que je suis sure
au guet-apens.
M. Andrieux aurait pu mentir et accuser mes
amis et moi. II ne 1'a pas fait; c'est moinsoppor-
MtiMOIRBS DE LOUISE MICHEL
267
tuniste que ne Teussent fait bien d'autres du
m6me parti, je dois le reconnattre.
Voici deux articles parus dans la Revolution
sociale.
LA CANDIDATURE ILLEGALE
Citoyens,
Vous nous demandez, k Paule Mink et a moi, co que
nous pensons des candidatures fnortes.
Voici ma rc'ponse, en attendant celle de la citoyenne
Mink, qui, je crois, ne s'en ecartera gu&re.
Les candidatures mortes sont a la fois un drapeau et
une revendication.
EUes sont l'idee pure de la Revolution sociale planant
sans individuality — l'idee qu on ne peut ni frapper ni
detruire ; — Tidee invincible et implacable comme la mort.
La candidature illegale est juste.
La candidature morte est grande comme la Revolution
mftme.
Quant aux candidatures de femmes, c'est aussi une
revendication, celle de l'esclavage kernel de la m&re qui
justement doit elever les h'ommes et les fait ce qu'iis sont;
mais peu importe, ne faisons-nous pas partie de l'esclavage
commun? Nous combattons I'ennemi commun.
Pour ma part, je ne m'occupe gu&re des questions par-
ticulidres, dtant, je le tepdte, avec tous les groupes qui
attaquent soit par la pioche, soit par la mine, soit par le
feu, l'ddiflce maudit de la vieille social
Salut au rdveil du peuple et k ceux qui, en tombant,
ont ouvert si grandes les portes de I'avenir, que toute
la Revolution y passe I
Louise Michel.
i
2«8 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Voici un deuxifeme article :
En voyant mon nom parmi ceux qu'on propose pour
des candidatures, je me sens obligee h une reponse.
Je ne puis m'eiever contre les candidatures de femmes,
comme affirmation de Tegalite de l'homme et de la
femme. Mais je dois, devant la gravity des circonstances,
vous repeter que les fernmes ne doivent pas sdparer leur
cause de celle de Thumanite, mais faire partie militante
de la grande arm^e revolutionnaire.
Nous sommes des combattants et non des candidats.
Des combattants audacieux et implacables ; voilk tout !
Les candidatures de femmes ont 6t6 proposees, cela
sufflt pour le principe; et comme elles n'aboutiraient pas,
et dussent-elles mdme aboutir, elles ne changqraient rien
& la situation. Je dois done, pour ma part, prier nos amis
de reMrer mon nom.
Nous voulons, non pas quelques cris isoles, demandant
une justice qu'on n'accordera jamais sans la force; mais
le peuple entier et tous les peuples debout pour la deli-
vrance de tous les esclaves, qu'ils s'appellent le proid-
taire ou la femme, peu importe.
Done, que ceux qui esp&rent encore au resultat par le
vote mettent des noms d'ouvriers ; que ceux dont le coeur
est plein d f un immense ddgoflt pour ce gouvernement de
bas-empire qu'on appelle rdpublique, au lieu de s'abstenir
si cela ne leur platt pas, acclament le principe sacrd de la
revolution sociale, en rdveillant le nom de leurs manda-
taires assassincs en 1871 : e'est toujours sortir du sorameil,
— ce sommeil sinistre oik nous ne laisserons pas le peuple,
car pendant ces sommeils-lii se font les empires et gran-
dissent les opportunismes...
S'il est opportun k certaines gens que la fllle du peuple
M*wnvlP>*W4WM
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL *>9
,oit dans la rue sous la pluie et la honte pour sauvegarder
a flUe du riche, s'il leur platt de conduire par troupeau*
L hommes a l'abattoir et les femmes au lupanar; nous,
Z nevoulons plus de rentes et d'achats de chair humame,
1 pour la gueule des canons ni pour les appetits des
Parasites, nous disons bien haut : - Plus de questions per-
Sles ni mfcne de questions de sexel plus d'egou.me
2 1 crainte! en avant les braves! et que sachant o«
nous allons, les autres nous laissent.
Louise Michel.
Voici encore un fragment de la sSrie de mes
articles sur les greves.
LA GREVE DES CONSCRITS
Ah! il n*y a pas de question socialel
C'est pour cela que les petits enfants naissent dans to
Ut m mJou meurent leur pere, etque l**^****"
onvoie pour cette horrible misere un franc P^ pewonne.
Tit pour cela que 1'afAchage d'un discours coute trente-
quatre mille francs au peuple.
Car c'est le peuple qui paye, toujours to peuple.
Mais il doit etre content, car on lu. *^£ L«t £
vnrain », mot opportun pour cacher Uutre mot du
lnndemain, non moins opportun : to yde "J"^"
Car la loi des majority s'apphque dune maniere
affirmative quand il s'agit pour to troupeau hum«n
nommer Badinguet III ou Opportun I«, et dune .manure
negative quand il s'agit du droit que pourrait b en prendre
/multitude «c souveraine » pou, resoudre la qu^on
social* autrement que par la vente des Mies du peuple
pour le lupanar; lVgorgcment de ses fUs sur les champs
^■i i w inn in,,, ,„ ., i i, ,j«., ■ ■ ,..^m ^ ... wt -^-. . .wnw—nnm w WWII mt--**rm - ■
270 MEMOIRK8 DE LOUISE MICHEL
de bataille pour tous les bons plaisirs opportuns- la
mort par la faim des vieux ouvriers, comme celle des
vieux chevaux de Montfaucon.
Ah! il n'y a pas de question social* !
Mais elle se rdsumerait en un seul acte de volont*; de c*
peuple quon enchalne en lui faisant croire qu'il est libre >
Acte purement passif et qui n'aurait pas de repression"
car on peut fusilier une arme'e, egorger une ville, mais on
n ose pas s'attaquer a une nation entiere.
Si tout un peuple heroique fermait de sa pleine auto-
ruo les registres de la police des mamrs, qui fait quo
eortames jeunes fllles se tuent, et elles ont raison, plutdt
que d'y Stre inscrites...; ' P .
Si tout un peuple refusait ses 01s pour des entreprises
hasardeuses aboutissant a de futurs Sedans;
Si cette greve de conscrits imposait silence aux poten-
tats qui prctendent engraisser de sang le sol fertile pour
oux seuls, et forcait les rois ou dictateurs a prendre l'aigle
de Boulogne ouTarmet de Merabrin, ou le sabre de Marl-
borough, et a s'en aller eux-memes en guerre, les ques-
Mens dont lis esperent bdneflcier pour se maintenir
s«raient bienttt tranchees, car ils se garderaient de quitter
lo repos et 1 engraissement opportuns ! . . .
Eh bien, ouil maintenant que le vent est a la guerre,
dQt-on, au nom de la nouvelle loi sur la liberie de la
presse, venir m'arwHer au chevei de ma mere malade, je
jetterai, moi qui ai vu la guerre de Prusse avec des gdJ-
raux vendus et des Lataillons gendreux dont on neutrali-
sait Idlan par des marches forces, etc., ce cri qui
» cchappe de ma conscience :
GREVE DES CONSCRITS
Louisit MlCHKF,.
MEMOIRKS DE LOUISE MICHEL 274
Qu'on me permette de citer encore un entre-
filet publie* par moi dans la Revolution sociale. 11
avait tout simplement pour titre : A M. Andrieux.
Je ne sais qui (Andrieux lui-meme peut-etre) y
avait substitue* celui-ci : Silence a l'infame !
SILENCE A L'INFAME!
Lo renegat Andrieux en me nommant a l'Arbresles, a
provoque" une re'ponse, le malfaiteur a fait des aveux pre-
cieux, il a avoue* qu'il nous avait fait revenir, mes
compagnons et moi, pour nous avoir sous sa patte de bour-
reau, pour nous dishonorer par des condaranations infa-
mantes, pour nous faire niourir a petit feu.
Noumea e*tait trop loin pour qu' Andrieux put assouvir
sa haine contre les epuvcs de la Commune; a Lyon il les
a i'ait arrSter de sa main ou assassiner par ses soldats :
aujourd'hui il lui faut de la chair a casse-teHe, et c'est
pour cela qu'il a vote" l'amnistie. II le dit, il s'en fiatte. Ce
n'est pas revocation, c'est justice qu'il faut pour celui que
Ton reserve comme executeur des hautes oauvres et valet
de bourreau de toutes les tyrannies. Croit-on que les
Francais supporteront ce que les moujiks rejettent flere-
ment? Non; nous aussi, nous savons mourir, mais nous
ne savons pas vivre sous le fouet. II est des injures que
les hommes qui se disent politiques ne sentent pas; sans
cela le pourvoyeur des giBets aurait recu autant de giftes
qu'il y ado mains au conseil municipal. Puisqu'il est
inviolable pour les gens en place, c'est a ceux qui sont
independents a se faire justice 1
LOUISR MlCHBL.
Wmm0m*-m*
2*2 MtiMOJRKS DE LOUISE MICHEL
Les derniers numdros de la Revolution sociale
me manquent ; j'aurais voulu les deux ou trois
derniers articles, le dernier surtout que j'avais
fait dans l'intention de faire sauter le journal
par une condamnation, projet que j'avais com-
munique* a M. Serraux. (Je comprends qu'on ne
l'ait pas voulu : qui diable pouvait se douter que
le preTet de police 6 tait la-dedans?)
En voila assez du reste pour faire comprendre
que :
1° Je me suis mise en dehors des personnalite's;
2° Que l'affaire de la statue de Foutriquet m'a
laisstte bien indiflferente, puisquc, pour qu'on
n'attribuat pas ce ratage a un homme, je voulais
le mettre sur le compte d'un enfant.
A cet agc-la, si la main n'est pas sure, l'indi-
gnation estprompte etpuis, qu'importe tout cela?
Si on nous trompe, une partie des pieges se
trouvent brisks par notre franchise meme et la
Revolution n'en est pas salie !
VI
Puisque je suis en train de liquider plusieurs
choses, avant d'aller plus loin, je veux parler
une demiere fois, une fois pour toutes, du cou-
rage dans les prisons, et en Bnir avec l'Mrolsme !
11 n y a pas d'herolsme, il n'y a que le devoir et
la passion revolutionnaire dont il ne faut pas plus
faire une vertu qu'on n'en ferait une de I'amour
on du fanatisme.
Quant a moi, mon sejour dans les prisons est
facile comme il le seraitatoute autre institutrice.
La solitude repose, surtout quand on a passe"
une grande partie de sa vie a avoir toujours
besoin d'une heure de silence sans la trouver
jamais, si ce n'est la nuit. C'estle cas d'un grand
nombre d'institutrices. Et encore, la nuit, dans
ces eirconstances-la, on se depeche de penser,
de se sentir vivre, de lire, d'ecrire, d'etre un
peu un etre libre. A la derniere be-on on se sen-
tait devenir labete surmenee, mais la bete encore
2« MliMOIRES DE LOUISE MICHEL
fiere, relevant la tete pour aller jusqu'a la fin de
l'heure sans qu'il y ait de de*faillance. Mainte-
nant le silence vous environne, toute fetigue a
disparu, on vit, on pense, on est libre. (Ces
quelques heures de repos achetees laborieuse-
ment pendant de longues anne*es, je les ai trou-
v6es en prison : voila tout.)
C'est le meilleur qui puisse m'arriver pendant
ces premiers mois ou ma mere dont la pens^e
ne m'a jamais quitted pendant les deux ans de
sa lenle agonie, vient de mourir, juste au moment
ou adversaires et amis trouveraient bon de me
faire sortir, comme si sa mort e"tait un titre.
Les cadavres se payaient sous Bonaparte et
sous bien d'autres ; il serait temps que cela finit;
les adversaires Tont senti.
Peut etre aussi dans ce beau pays de France
la mode d'attribuer a un cm pathologique tout
caractere de femme un peu viril est-elle comple-
tement etablie; il serait a souhaiter que ces cas
pathologiques se manifestassent en grand nom-
bre chez les petits crevds et autres categories du
aexe fort.
Passons. Je sais gre* au gouvernement d'avoh'
senti combien 6 tait odieuse l'insulte qu'on voulait
m'infliger.
Je n'ai pas copie de la lettre <5crite pour refu-
MtiMOIRES DB LOUISE MICHEL 275
sci 1 cette insulte. Mais voici trois lignes qui la
resument, je les ai adressees k Lissagaray que
je savais avoir protests
II paratt que d'autres amis l'ont fait £galement ;
ne lisant pas les journaux je l'ignorais et les
remercie ici. Voici cette lettre.
4 mai 1886.
Citoyen Lissagaray,
Je vous remercie. 11 paratl que vous ares senti que je
no pouvais, sans infainie, accepter une gr&ce k laquelle
jo n'ai pas plus de droit que les autres.
Tous ourien.
Je ne veux pas qu'on me paye le cadavre de ma more.
Quo les amis qui m'ont aver tie k temps soient remercios
aussi.
J'accepte parfaitement la responsabilit^ de ce refus,
ol si les amis r&Mchissent ils sentiront que ne pouvant
plus rien pour moi, on ne doit pas au moins ay outer d f in-
suite.
Les adversaires l'ont senti.
Jo vous serre la main.
LOUISI MtCHHL
Si on ne m'avait pas 6coutde, je serais partie d$ suite
pour la Russie ou l'AUemagne. Lk on tue les revolution-
naires, on ne les salit pas.
Qu'on me laisse tranquilly
L. M
Totts ou rien. Ainsi j'espfcrti qu'on le sentira
276 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
toujour et qu'on ne renouvellera pas l'insulte
qu'on a bien voulu Eloigner de moi et que je
n'avais pas me>ite*e.
Un homme prisonnier n'a a lutter que contre
sa situation, telle que les adversaires la lui ont
faite ; une femme prisonniere a non seulement
la meme situation, mais encore les complications
de Tintervention des amis qui lui attribuent
toutes les faiblesses, toutes les betises, toutes
les folies ! Gamarades, les hommes se plaisent a
nous accabler et acceptent en son nom les abo-
minables. lachete*s auxquelles ne survivrait pas
tout coDur honnele ; telle est la coutume !
Vous avez 6t6 bien bons pour ma pauvre mere
et pour moi, mes chers amis, mais il faut vous
habituer a ne pas compter pour folie si la mort
de ma mere se dressant devant moi m'effarait.
Souvenez-vous qu'une fois que la pauvre femme
n'a plus souffert, je 1'ai moi-meme ensevelie,
sans verser une larme et que de retour a Saint-
Lazare, je me suis mise au travail le lendemain
mtme de samort sans que person ne m'ait jamais
vue ni pleurer ni cesser un instant de tout voir
avec calme.
Que veut-on de plus ?
Je vivrai pour la lutte, mais je ne veux pas
vivre pour la honte ni sous la honte.
MdMOIRES DE LOUISE MICHEL 277
Apres cette digression n£cessaire, je reprends
mon r^cit et j'arrive au voyage de Catedonie
.dont j'ai parte a peine.
Je n'avais jamais voyage* que de Chaumont a
Paris ; la mer fut pour moi le plus beau des spec-
tacles, quoiqueles gravures, les remits etsurtout
mon imagination m'eusseiU blas£e des l'enfance
sur l'OcSan.
On le voit bien en songe tel qu'il est, cet
Oce'an, mais quand la r£alit6 arrive, cette fois-Ia,
on reste charme* , magnetise* par 1' immensity.
Comme il y avait longtemps que j'aimais la
mer ! Je l'avais toujours aimde.
Pour premiers jouets, mon grand-pere me
faisait des bateaux, de beaux navires dont on
pouvait carguer les voiles avec des cables de gros
ill.
J'ai des fragments d'un premier rdcit de ma
vie, ou je le racontais :
Pour mes premiers jouets il mo flt des bateaux,
Do beaux bateaux pontes ayant haubans et hunes
VA dans la pierro ronde on les mettait allots,
A travers les crapauds monstres aux teintes bruncs
Qui sur les ponts parfois faisaient d'enormes bonds.
C'rftait pres du vieil ormo et des ruches d'abeilles.
Des roses do Provins aux petales vermeilles
Hteuduient lours rameaux sur les resedas blonds.
16
i*.**. .»(„„
278 MI&MOIRES DK LOUISE MICHEL
Oh! eombien tout enfant j'ai vu de blanches voiles
S'en aller sur les floU dans raes re>es le soir.
J'en yoyais un toujours, qui seul sous lea Voiles
Semblait un grand oiseau blanc a l'horizon noir.
Comme je la peignais avec sa vive allure
Et la fidre fortt de sa haute maturo,
Mon grand-pere me dit : Nous ferons ton bateau
Avec du coeur de chine et ce sera ties beau.
Car c'est une fregate
Mais nous ne la flues pas avec du coeur de
chene, la fregate du rfeve, pour la mettre a flots
sur la pierre ronde, pres des rosiers rouges, les
abeilles volant sur ses mats. Nous ne la ftmes
jamais ! et c'est sur les grands flots, apres la
deTaite, que j'ai reconnu la Virginie.
Explique qui voudra ce songe de mon enfance.
Moi, quand je revis dans la r^alite* le navire du
reve, j'avais vu trop de choses pour en etre 6mue !
J'ai parte au commencement de certaines cir-
constances qui font songer a Edgar Po6, a Bau-
delaire, aux contours de choses eHranges ; j'en
dirai peu; peut-etre memel'histoire de la Virginie,
voguant a pleines voiles telle que je la voyais en
reve, sera la seule page de ce genre.
Je dis peut-ttre, car souvent on s'emballe en
e'crivant et on va, on va, dans les souvenirs...
sans penser seulement qu'on 4crit. C'est dans
ces occasions-la surtout quo les fins de phrases
1
BitiMOIRES DE LOUISE MICHEL 270
restent dans la plume. On esttoujours loin, bien
loin de la ligne qu'on trace.
Des vers, encore, peindront mieux que tout
notre voyage (mon premier voyage). II faut con-
venir que, quand I'fitat se mele d'ea faire les
frais, il n'y regarde pas! Un voyage de long
oours sur un vaisseau de guerre, je n'aurais
jamais ose" rever pareille aubaine.
II est vrai que cela nous coutait cher: les
ndtres, par milliers, tombta dans The'catombe,
et nos meres qui ne croyaient plus nous revoir.
DANS LBS MBftS POLAIRBS
A bord de la Virfinie.
La noige tumbe, le flot roule,
L'air est glace*, le ciel est noir;
Le vaisseau craque sous la houle
Et le matin se mele au soir.
Formant une ronde pesante,
Les marins dansent en chantant;
Gomme un orgue a la voix tonnante,
Dans les voiles souffle le vent.
De peur que le froid ne les gagne,
lis disent au pdle glace*
Un air des landes de Brctagne,
Un vieux bardit du temps pass* 4 .
280 MdMOIRES DE LOUISE MICHEL
Et le bruit du vent dans les voiles,
Get air si naif et si vieux,
La neige, le ciel sans etoiles,
De larmes emplissent les yeux.
Cet air est-il un chant magique,
Pour emouvoir ainsi le coaur?
Non, c'est un souffle d'Armorique, .
Tout rempli de gendts en fleur.
Et c'est le vent des niers polaires,
Sonnant dans ses trompes d'airain,
Les nouveaui bardits populaires
De la legende de deraain.
merl calme comme une nappe d'huile, refld-
tant paisible Pombre des hautes vergues.
mer houleuse du Cap! aux montagnes de
vagues toutes blanches d'dcume, toutes noires de
profondeurs, avec soleil levant sup les flots,
les millions d^toiles phosphorescentes constel-
lant l'eau dans la nuit ; le bruit du vent faisant
un orgue dans les voiles ; que tout cela 6tait
magnifique!
Et les moutons du Cap, ces pauvres albatros
qui s'abattaient sur le navire, ou qu'on prenait a
Thamecon, pauvres albatros, pour les suspendre
par le bee jusqu'a leur mort, de peur qu'une
goutte de sang ne tachat la blancheur de leurs
HriMOIRES DE LOUISE MICHEL 281
plumes, et qui, si tristement, soulevaient la tete
le plus longtemps qu'ils pouvaieut, arrondissant
leurs cous de cygne, pour prolonger d'un instant
leur miserable agonie, ouvrant avec une expres-
sion d'horreur leurs grands yeux aux cils noirs.
Voles, oiseaux, la mer est belle.
Les flots grondent, le vent mugit;
A l'aise on peut battre de l'aile
Aulour du name qui fuit.
Voguez sur la mer ecumante,
On dirait une flotte errante,
Blanche sous le soleil qui luit !
Volez, joyeux, pres du navire;
Bientot tous y serez captifs.
Ne faut-il pas que tout empire,
Hommes, dans yos plaisira furtifs?
Pour une plus blanche fourrure
On met la bdte a la torture.
Pauvres oiseaux, soyez craintifs.
Gette mort-la n'est pas que pour les albatros ;
pour certains, on n'aimerait pas non plus les
taches de sang.
Bien des lettres et bien des vers furent e'chan-
ge> sur la Virgjnie a travers les grilles des cages ;
car a la defense de correspondre on ne se con-
forme jamais; les autres articles du reglement
16.
h
r
282 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
gtaient respects, puisqu'on nous traitait avec
e'gard.
J'ai conserve beaucoup de mes correspon-
dances jusqu'au retour ; elles ont sombre" depuis
avec bien d'autres choses.
Je les ai regrettges ; il y avait des lettres sim-
ples et grandes, des vers de bien des d£port6s,
et une d 6 die ace fort joli.e qu'un camarade, z61e"
protestant, avait inscrite sur le premier feuillet
d'un livre pieux ; je jetai le livre par-dessus bord
en conservant la dedicace; elle avait un parfum
de rayrrhe et de cinnamone.
Quelques lettres, beaucoup meme, (Haient plei-
nes du souvenir des absents ; nous les laissions
moins libres, sous le reflux de la reaction triom-
phante, que nous ne le serions dans les deserts
cale*doniens.
Les seuls fragments qui restent sont quelques
strophes de moi et une piece de vers de Roche-
fort que voici :
A MA VOISINE DE TRIBORD ARR1ERB.
J'ai dit a Louise Michel :
Nous traversons pluie et soleil
Sous le cap de Bonne-Espe'rance.
Nous serous bientdt tout la-bas,
Eh bien, je ne m'apercois pas
Que nous ayons quitte la France!
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 283
Avant d'entrer au gouffre amer,
Avions-nous moins le mal de mer?
M6me effete sous d'autres causes.
Quand mon coeur saute, k chaque bond,
J'entends le pays qui repond :
Et moi, suis-je done sur des roses?
Non loin du pdle oil nous passons,
Nous nous frottons k des gla$ons,
Pousses par la vitesse acquise. *
Je songe alors k nos vainqueurs :
Ne savons-nous point que leurs coeurs
Sont plus dures que la banquise?
Le phoque entrevu ce matin
M'a rappelc dans le lointain
Le chauve Rouher aux mains grasses;
Et les requins qu'on a pfiches
Semblaient des membres detaches
De la commission des gr&ces.
Le jour, jour de grandes chaleurs,
Od Ton deploya les couleurs
De Tartimon k la misaine,
Je crus — dois-je m*en excuser ? —
Voir Versailles se pavoiser
Pour Tacquittement de Bazaine!
Nous allons voirj sur d'autres bords,
Les faibles manges par les forts,
Tout comme le prSchent nos codes.
La loi, e'est : malheur au vaincu!
J'en etais A6\k couvaincu
Avant d'aller aux antipodes.
UWsr,!*.,,-,-...,
284 MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
Nous avon§, gtres imprudents,
Brave bien d'autres coups de dents
Car ceux dont la main s'est rougie
Dans des massacres de Karnak
Donneraient :au plus vieux Kanak
Des legons d'anthropophagie !
Ira-t-on comparer jamais,
L'Osage qui se fait des mets
D'un corps mort trouve dans les havres,
A ces amis de feu Cesar
Qui pour le moindre balthazar
S'offraient trente mille cadavres?
L'Osage, on ne peut le nier,
Assouvit sur son prisonnier
Des fringales souvent fort vives ;
Mais avant de le cuire & point,
II lui procure un embonpoint
Qui fait honneur a ses convives.
Je connais un Pantagruel,
Non moins avide et plus cruel.
Les enfants, les vieillards, les femmes,
Que tu guettes pour ton dtner,
Avant de les assassiner,
Mac-Mahon, tu les affames!
Puisque le vaisseau de l'Etat
Vogue de crime en attentat,
Dans une mer d'ignominie;
Puisque c'est lui, Tordre moral,
Saluons Focean Austral
Et restons sur la Vifginie!
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 285
II y fait trop chaud ou trop froid,
Je ne pretends pas qu'elle soit
Precis^ment hospitali&re.
Quand on marche dans le gresil,
Pr6s d'un soldat dont le fusil
Menace Favant et Tarrtere.
Ge mdt, qu'un grain fait incliner,
Le vent peut le deraciner,
Le flot peut envahir la cale ;
Mais ces dues deteints et p&lis,
Crois-tu qu'ils n'aient aucun roulis
Sur leur trdne de chrysocale?
Que nous soyons rfiveurs ou fous,
Nous allons tout droit devant nous,
Tandis, et c f est ce qui console,
Qja'h les regarder s'agiter
On devine, k n'en pas douter.
Qu'ii ont detraque leur boussole
Nous pouvons sombrer en cherain,
Mais je pr<5vois qu'avant demain, j
Sans me donuer pour un oracle,
Leur sort sera peu different.
Qui veut defter le courant,
Es . emporte par la debAcle.
D6cembre 18M, k bord de la tirgini*.
Henri Rochbfort.
Je revois tout cela ; je sens Todeur tare des
flots ; j'entends dans les voiles les orgues du
280 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
vent, et le branle-bas et les bruits des manoeuvres,
et le coup de sifflet, quand les matelots halent
sur I'ancre, s'arr&ent et tiennent bon ; et le rou-
lement rude du cable, les sons des cuivres, les
chants des matelots qui tirent au cabestan. L'har-
monie devenant une force sans laquelle il leur
serait impossible de jeter ou remonter I'ancre.
Le bateau tournant sur lui-m&me, je revois les
ports de relache, les Ganaries, Sainte-Cathe-
rine, etc.
On de"ploie les huniers, on les borde, on les
hisse; les matelots, months sur les vergues,
de*roulent les rubans de deTerlage ; la toile gon-
fle"e leur e"chappe,les voiles s'ouvrent au vent, et
la terre disparait.
Je cite une piece de vers encore, parce qu'elle
fut e'crite sous Timpression du moment et la
rendra mieux.
A nORD DE LA VIRGINIE.
io septembre 1873.
Voyez, des values aux etoiles,
Poindre ces errantes blancheurs !
Des flottes sont a pleines voiles
Dans les immenses profondeurs :
Dans les cieux, des flottes de mondcs;
Sur les flots, les facettes blondes
De phosphorescentes lueurs. '.
„.«*.4i-HW»*«Wf
1
MEM0IRES DE LOUISE MICHEL 287
Et les flottantes dtincelles,
Et lcs mondes au loin perdus,
Regardent coin me des prunelles.
Partout vibrent des chants confus,
Disant les aurores nouvelles :
Le coq gaulois frappe ses ailes.
Au gui Tan neuf, Brennus ! Brennus !
La vue de ces gouffres enivre,
Plus haut, d flotsl plus fort, d vetns!
II devient trop &roit de vivre,
Tant ici les songes sont grands !
Ah ne vaudrait-il pas mieux <Hre
Dans le fracas des elements,
A la source rendre son 6tre,
Se mdler aux ardents courantsi
Enflez les voiles, 6 tempdtes!
Plus haut, 6 flots, plus fort, d vent !
Que Peclair brille sur nos tStes.
Navire, en avant, en avant!
Pourquoi ces brises monotones?
Ouvrez vos ailes, ouragans !
Nous nous en allons aux cyclones;
Navire, en avant, en avant!
II y a peut-6tre beaucoup de vers dans mes
Mdmoires ; mais c'est la forme qui rend le mieux
certaines impressions, et oix aura-t-on le droit
d'etre soi-m&me et d'exprimer ce qu'on 6prouve t
si ce n'est dans des M^moires?
Deux ou trois feuillets me restent de mon
journal de bord ; j'y vois que nous sommes parties
I
288 MtiMOIRES DR LOUISE MICHEL
d'Auberive le mardi 24 aout 1873, entre six el
sept heures du matin.
J'avais vu ma mere la veille et remarque" pour
la premiere fois que ses cheveux devenaient
blancs.
Pauvre mere !
En traversant Langres, des ouvriers sortirenl
de leur atelier au nombre de cinq ou six et 6te-
rent leurs casquettes; c'e*taient des travailleurs
du fer, des couteliers. Leurs bras nus jusqu'au
coude 6taient noirs.
L'und'eux, dontla tete e*tait blanche, brandis-
sant son marteau, jeta un cri dont le roulemenl
de la voiture couvrit la moitie*. C'e'tait : Vive la
Commune !
Quelque chose comme une promesse de rester
digne de ce salut me traversa le cceur.
Le soir, nous arrivames a Paris dans la voi-
ture cellulaire qui allait de la gare de l'Est a la
gare d'Orle*ans; je devinai la petite boutique de
la rue Saint-Honore" ou, apres mon depart, ma
mere devait entrer chez une parente.
Le mercredi, vers quatre heures de l'apres-
midi, nous arrivames a la maison d'arret de la
Rochelle.
La ComSte, ou nous fumes traite*s en vaincus
et non en malfaiteurs, nous transporta de la Ro-
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 289
chelle a Rochefort ou nous montames a bord de
la Virginie.
Des barques amies avaient tout le jour accom-
pagne* la Comete; nous repondions de loin aleur
salut.
J'aurais voulu, en les quittant, agiter en der-
nier adieu l'e"charpe rouge que j'avais conserved,
raais elle eHait dans les bagages et je n'eus que
mon voile noir.
Cette 6charpe, de" robe"e a toutes les recherches ;
cette e"charpe rouge de la Commune a ete" divi-
s6e, la-bas, en deux morceaux, une nuit on deux
Canaques, avant d'aller rejoindre les leurs, insur-
ges contre les blancs, avaient voulu me dire adieu.
La mer 6tait mauvaise, sont-ils seulement par-
venus a l'autre rive? Ou ces malheureux qui sen
allaient a la nage, ont-ils 6te" tu<5s? J'ignore
Iaquelle de ces deux morts les a pris.
C'&aient des braves, de ceux que blancs ou
noirs aiment, les Valkinis.
J'en reviens a mon journal de bord. Jusqu'au
lundi on cdtoya les cdtes de France, puis vint
la pleine mer; d'abord deux ou ou trois navires
a Ihorizon, puis un seul, puis plus rien.
Versle 14, disparurent les derniers grands oi-
seaux de mer; deux nous accompagnerent quel-
que temps.
17
3?<i&rr'.«p'. <-.-,.,-,. .. ..,
290 M^MOIRES DE LOUlSfc MICHEL
Le 16, lamer est forte, le vent souffle entem-
pete, le soleil fait mille facettes sur les lames;
deux rivieres de diaraants serablent glisser sur
les flancs du navire.
(Test bien ma frigate, seule sous les cieuxl
Le 49 aoat,unbatimentnoirpareilauA^/<?/are,
le vaisseau spectral du nord, est en vue par mo-
ments, tantot forcant de voiles, tantdt diminuant.
II evolue comrae s'il guettait. Serait-ce des lib£-
rateurs?...
D'une fa<;on intermittente, il nous suit pendant
deux jours; on fait une manoeuvre d'exercice
dans la soiree ; deux coups de canon a blanc sont
tir^s pendant cette manoeuvre.
Le navire etrange se perd dans la nuit; il
guette encore un peu, ses voiles blanches ont
l'air d'etoiles au fond de l'ombre.
II ne revint plus !
Le 22 aout, des hirondelles de mer se per-
chent sur les vergues. Nous sommes en vue de
Palma, grandes Canaries.
Cest la, peut-etre, le reste de TAtlantide;
pourquoi pas? le sol tourmente fr^mit encore.
Des montagnes, et des montages encore, en-
tasse"es, melees aux images.
Le 24, on leve l'ancre a 9 heures du matin. En
suivant le rivage on voit toujours des cimes sans
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL 291
nombre etsans fin, et dans les gorges profondes,
des for&s ou des plantations d'un vert sombre
tachtSes de vert tendre.
Des baies ouvertes au vent du nord-ouest ; au
loin le pic de Teneriffe; plus loin encore, un
sommet bleuatre perdu dans le ciel. Est-ce l'tle
Alegranza et le mont Caldera? Non, ce doit 6tre
des sommets de nuages.
De la rade de Palma nous avons vu deux forts,
celui de Euz et celui de Santa-Catharina ; des
rochers sauvages et des ruines qu'on nous dit
etre celles d'un poste de douaniers.
Les maisons blanches" de Palma semblent sor-
tir des eaux; au nord, sur une colline, est la
citadelle nommtte Plate-Forme.
Des habitants, venus dans des barques char-
gees d'enormes raisins, nous initient a la mon-
naie du pays : les onces d'or ou Quadruples
(person ne de nous n'a besoin de s'en inquieter)
c'est 84 fr. 80.
Quant aux quarts, aux huitiemes, aux seiziemes
de piastre; aux piecettes et demi-pieeeltes, on
peut a pcu pres s'entendre, cela va de 1 franc
a 53 centimes; il y a aussi le re"al — la piece de
It francs en vaut 9 — et d'autres.
Le plusinteressant, c'est le type des habitants :
deux d'entre euxsont magnifiques. Que la science
292 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
me pardonne, mais, en me r^sumant une t'oule do
lectures, je ne crois pas me tromper; ce sont
des Gouanches et leurs ateurhabitaient l'Atlan-
tide.
Des Canaries a Sainte-Catherine, la mer est
plus de'serte ; de Sainte-Gatherine a Noumea elle
Test de plus en plus, puis, tout a fait.
Par la petite passe, c'est-a-dire par une des
breches du double rempart de corail qui enserre
la Nouvelle-Catedonie, nous pe* natrons dans
Noumea.
Ici, comme a Rome, il y a sept petites collines
bleuatres sous le ciel d'un bleu intense; plus
loin le mont d'Or aux crevasses rouges de terre
aurifcre et, tout autour, des sommets.
Je crois que je suis plus qu'a demi sauvage,
car ces cimes arides, ces gorges arrachSes,
beantes encore, d'un cataclysme, ces cdnes dont
la flam me a jailli ou jaillira, tout ce desert me
plait.
Une montagne a £te* partage*e en deux; elle
forme un V dont les deux branches en se reu-
nissant feraient rentrer dans Palveole les rochers
qui pendent a demi dcracin^s.
On cherche, comme toujours, a faire un sort
a part aux femmes. On voudrait nous envoyer a
Bourrail, sous pr&exte que la situation y est
paC*"
._.■,,..,-,*■*-■ ..---•'■" "■'■ *-' *
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL 293
meilleure, mais, par cela meme, nous protestons
ttoergiquement.
Si les ndtres sont plus malheureux a la pres-
qu'lle Ducos, nous voulons y etre avec eux.
Enfin, sur la parole du commandant de la Vir-
ginia nous descendons a la presqu'ile, conduites
par la chaloupe de ce batiment ; le commandant
a compris et fait comprendre aux autres que
nous avions raison.
Les hommes venus avec nous, dSbarque's
depuis quelques jours d6ja, nous attendaient sur
le rivage avec les autre camarades.
Pendant plus de huit jours, on nous feta de
case en case ; le premier repas fut chez le pere
Mal6zieux, ce vieux de Juin dont la tunique, au
22 Janvier, avait e*te* si crible*e de balles et qui,
depuis, avait 6chappe\ il ne savait guere com-
ment ni nous non plus, a la lutte et a l'he'ca-
tombe ; je crois que moins on fait cas de sa vie
plus elle vous reste ; il en est de cela comme de
bien d'autres choses
Lacour faisait le rdti dans un trou, a la mode
canaque.
Lacour, le meme qui, a Neuilly, pres de la
barricade Perronnet, une nuit, entendant qu'on
r^pondait de l'orgue des protestants a l'artillerie
versaillaise, tantdt comme und^fi, tantdt en imi-
|^i*>!^ , >»*iri-*
I
29i M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
tant le mieux possible le bruit diabolique de lar-
tillerie, entra avec oinq ou six gardes nationaux,
menacant celui qui attirait ainsi des obus sur la
barricade.
Celui-la, c'tHait moi! on m'avait enjoint de me
reposer, l'oratoire touchait a la barricade, l'orgue
e"tait bon, il n'avait encore eu que quelques notes
de brise'es, et jamais je ne me sentis plus en
en verve, chacun se repose a sa facon.
A Clermont, au bruit du vent qui mefaisait un
orgue, j'ai note", de souvenir, quelques mesures
de cette danse des bombes.
Au repas qui fut donntj chez Rochefort, en
notre honneur, Daoumi, Canaque de Sifou, vint
en toilette d'Europ^en, chapeau a haute forme —
ce qui deparait sa fiere tete de sauvage— et gants
de peau a ses larges mains; tout celapar un per-
nicieux conseil de Balzenq — sorte d'alchimiste
qui s'occupait d'essence de niaouli et de chau-
dronnerie, dans son trou plein de creusets, se
,Qr&enda.nt ferbtantier parce qu'il &ait ne* en Au-
vergne—ancien redacteur du journal deBlanqui.
Daoumi, celion.fort empetre" deses pattes ainsi
emprisonn^es, ne pouvait ni aider Olivier Pain
dansles confections du rati, ni mettre, comme tout
le monde, la main a la pate (a n'importe quoi);
c'est pourquoi je parvins a lui faire dire une
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 292i
chanson de guerre, tout en dormant des feuilles
a la chevre attached au ricin.
Ce chant que Daoumi disait de cette douce voix
desCanaques et qu'il me traduisitavecun superbe
aplomb, me parutbeau; en voici les paroles :
Quant a l'air une menace y hurlc en quarts de
tons, l'adieu de la fin s' Glance en veritable cri. Ces
quart3 de tons ont Ste* donnGs par les cyclones.
Les Arabes les ont tire's, eux, du simoun.
Tres beau, tres bon Ka kop,
Rouge ciel! . . Mea moa,
Rouge hache, Mea ghi,
Rouge feu, Mea iep,
Rouge sang, Mea rouia,
Salut adieu, Anda dio poura,
Homines, — braves, — Mateh malch kachtuas !
Ce couplet seul ra'est reste\ D'abord on le re"pete
trois fois, comme un refrain, ensuite il contient
lui-meme des repetitions.
L'air change a chaque strophe et se rGpete sem-
blable les trois fois, pour cette sorte de refrain.
On voit par bien des mots deja le passage des
peuplesvieuxenCal^donie. Anda dio n'apas l'al-
lure du reste.
Daoumi lui-meme, quoique fils d'un thGama de
1
CHANSON DB GUERRE
&M~£&>!iJww».
r
296 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
Lifon estpresque European a force devivre chez
les blancs. II sait lire parfaitement, il n'^crit pas
plus mal que bien d'autres et meme, sous ce mi-
serable tuyau de poele dont il a la simplicity de
s'affubler, il a un certain air d'Othello.
On pretend qu'une blanche Pa aime* et qu'elle a
failli mourir de chagrin du refus de ses parents.
Depuiscette premiere foisouj'avaisvuDaoumi,
je Pai revu bien d'autres fois. 11 s'e*tait place* a
la cantine de la presqu'lle Ducos afin de s'exercer
a la vie d'Europe. II m'a raconte* les tegendes des
tribus, m'a donne* des vocabulaires et jai tachtJ
de mon cdte* de lui dire ce que j'ai cru le plus
n£cessaire qu'il sut.
II m'a prdsente* son frere, un magnifique sau-
vage aux dents 6tincelantes, aux larges prunelles
phosphorescentes, v6tu completement en Cana-
que, c'est-a-dire pas du tout et parlant difficile-
ment notre langue moins douce que leurs dia-
lectes.
Lorsque, mes cinq ans de presqu'lle 6tant ter-
minus, je pus aller a Noumea comme ceux qui
ay ant un e"tat peuvent se suffire, ce n'&ait pas la
jeune fille blanche qui &ait morte , c'e*tait
Daoumi.
Son frere a repris le projet interrompu par le
mort ; c'est lui qui rotournera dans sa tribu avec
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 297
une certaine somme de connaissances et en fera
bMficier les siens.
Le beau sauvage est vetu en Strange European,
il sait lire, et il venait £crire chez moi ; nous par-
lions de Daoumi, du long passe* d'ombre des
tribus, du court avenir qui se prepare pour les
hommes ignorants et desarmgs avec nos avidit£s
et nos innombrables moyens de destruction.
Devant cette intelligence haute et ferme, devant
ce cceur brave et bon, je me demandais : Quel est
1'etre sup6rieur, de celui qui s'assimile a travers
mille difficult^ des connaissances etrangeres a
sa race, ou de celui qui, bien arm 6, an£antit ceux
qui ne le sont pas?
Gombien, si c'est une preuve de superiority
que les autres races s' efface nt devant la race
blanche, des legions de tigres, d'glgphants, de
lions, nous sembleraient supgrieurs si, couvrant
tout a coup l'Europe, ils mettaient la patte sur
nous ! Les monstres primitifs, a ce triomphe de
la destruction, seraientterriblement nos maitres !
Les cerveaux ne sont pas cultiv£s, il y a de
bonnes terres en friches et de vieilles cultures
bien£puisees, c'est ain si pour les races humaines.
Entre ceux qui ne savent rien, et ceux qui savent
mal — fauss6s depuis des milliers de generations,
par toutes les infaillibilit£s qui se trompent — la
47.
,««Mrt'» : -W»a»'J«i | .*»*» , "<*^- '
298 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
difference n'est pas si grandequ'oncroit, le meme
coup de vent de la science veritable passera sup
tout cela.
Dans les premiers temps ou nous habitions la
presqu'ile, peu de navires encore avaient trans-
ports des condamne"s de la Commune. II y en arriva
jusqu'a la fin.
Les dernieres condamaations ne furent pas
bien eUoignSes de l'amnis'tie a laquelle le peuple
contraignit le gouvernement.
Depuis notre arrived, chaquecourrier apportait
a ceux qui avaient le mal du pays des illusions
qui les bercaient pour le cimetiere; beaucoup
auraient triomphe" de leur d<*sir ardent duretour
si, aux lueurs de cet espoir premature*, n'eut suc-
ce*de la disillusion.
On avaitbeau lenrdire qu'une deportation dure
d'ordinaire une dizaine d'annees; que trop de
notre sangavait coule pourqu'on nous fit revenir ;
ils pre7e>aient a la voix de la raison les paroles
mensongeres qui les tuaient.
Souvent, en blouse de toile blanche, on s'en
allait paries chemins de lamontagne, la fleur du
cotonnier sauvage a la boutonniere, car lesperes
de famille, ceux qui avaient de petits enfants,
partaient les prenrers pour la d&ivrance de la
mort.
■vw*w«wWttifc
MtiMOIRES DE LOUI8E MICHEL 299
La mile de Numbo se batissait, peu a peu, chaque
nouvel arrivant ajoutant aux autres sa case de
lerre couverte de Therbe des brousses. Numbo,
dans la valine, avait la forme d'un C, dont lapointe
est e"taitla prison, la poste, la cantine ; la pointe
ouest, une foret sur les mamelons, couverts de
plantes marines; au milieu et tout le long des
baies, de Test a I'ouest, c'elaient des cases. Celle
de Bauer formait un pavilion fort joli de loin ; il
y avait devant une corbeille avec des euphorbes
qu'on cultivait quelquefois.
Au-dessus, c'&ait le Thedtre, un veritable
theatre qui avait ses directeurs, ses acteurs, ses
machinistes ses decors, son comite de direction.
Ce theatre Stait un chef-d'oeuvre, dans les con-
ditions ou on setrouvait. On yjouait tout, drames,
vaudevilles, opSrettes. On y chanta un opera par
fragments, Robert le Diable; on ne l'avait pas
complet.
II faufavouer queles jeTmes-ftr^jmieres avaient
de grosses voix, les mains dans lapoche de leurs
jupes comme si elles y cherchaient un cigare et
que meme ma robe du conseil de guerre, qui
etait fort longue, laissait leurs pieds a d^couvert
jusqu'a la cheville, carc'etaient de grands jeunes
gens.
lis finirentpar allonger leurs jupes et, a la fin,
*1
f
300 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
rien ne manquait aux costumes. On allait tous les
dimanches au thedtre. Wolowski avait exerce" les
chceurs, on parlait J'un orchestre au moment oil
je quittai la presau : ue pour Noumea.
Bepuis longtemps j'avais l'id<*e de branches
de palmier remuSes; de bambous frappe*s; de
notes d'appel tiroes d'un coquillage en forme de
come; d'effets produitspar unefeuille appliqude
sur labouche, enfind'un orchestre canaqueavec
les quarts de tons. Je croyais.al'aidedesrensei-
gnements de Daoumi et des Canaques qui
apportaient les vivres, pouvoir essayer. Mais mon
dessein fut traverse* par le comite* du theatre tege-
rement classique; on m'accusa de sauvagerie.
C'<kait justement a l'epoque de la revoke des
tribus, et je passais pres des camarades pour
etre plus canaqueque les canaques. On se disputa
un peu au bord de la mer et, afin d'envenimer
encore la situation, je parlai d'une piece canaque
qui s'usait dans ma poche absolument comme si
j'avais l'ide^e qu'on la repr^sentat en maillots noirs.
J'ajoutai meme ces details de costumes, avec
une foule d'autres destines a horripiler, et l'his-
toire alia son train, passionnant mes adversaires
et me faisant m^chamment rire au fond.
— 11 parait, me dit Baue>, que vous voulez
faire jouer une piece canaque?
MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL 301
Je me gardai bien de d£mentir, au contraire,
et ce doit etre cette fois-Ui que le poste descendit
croyant a une e'meute; il n'y avait que Bauer et
moi discutant la question canaque !
Nous n'en e* tions pas moins bons amis et cette
fois-la encore, pour nous raccommoder, apres
avoir passe* des Ganaques au type le plus intelli-
gent que nous en connaissions, Daoumi, Bauer me
donna une 6tude qu'il venait dYcrire sur Othello,
allant delaDesd£mone de Shakespeare a la Fran-
coise de* Rimini du Dante. Etude que j'avais
encore dans mes papiers il y a deux ans. Je me
souviens de cette phrase qui resume l'6tude :
« II est curieux de voir comment se transforme
la donn£e d'Othello chez une nature ou le grand
souffle dramatique fait presque absolument d£-
faut, ou en revanche excelle le g£nie comique.
Si nous ouvrons . Moliere pour y chercher une
situation analogue a celle du Maure nous tom-
bons dans Sganarelle. »
C'^tait, je crois, cette meme ann£e ou Gaulet
de Taillac, pris d'un apre d6sir de revoir sa mere
qu'il sentait mourante.-faiblit etdemanda a ren-
trer en France ; quand il arriva, sa mere £tait
morte, ce fut pour mourir lui-meme.
Que de tristes histoires ! J'ai parte de Verdure,
mort de chagrin de navoir pas de nouvelles,
®t?lt>:fiVf.;w.
4
r
302 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
quelques jours avant l'arriv^e d'un paquet de
lettres a son adresse — le courrier n'^tant pas
encore regularised
Je n'avais vu Verdure qu'une fois depuis le
4 Septembre, ou nous avions ensemble cueilli
au jardin des Tuileries des boutures d'arbres de
liberte* ; ma mere en conserva une pendant plu-
sieurs ann^es ; elle pe>it a l'hiver glacial qu'il y
eut peu avant notre retour.
Pauvre Verdure! On n'avait pas eu au temps
de la lutte beaucoup de temps pour voir ses amis.
J'aurais bien aime" a le retrouver la et a l'aider au
lieude reprendreses Aleves.
Les camarades cultivaient des fleurs sur les
tombes. Henry Lucien fit p # our celle d'Eug^nie
TifFaut, belle fille aux yeux bleu sombre morte a
seize ans, une statue de terre cuite, respected par
les cyclones jusqu'a notre depart.
Passedouet a des couronnes venant de France ;
sur la tombe d'un petit enfant, The"ophile Place,
pousse un eucalyptus.
Un suicide", Muriot, dort sous le niaouli qui
tord, toutes blanches, ses branches devotees
comme les brins d'un spectre. En bas du cime-
tiere s'entrelacent des palGtuviers, tant6t ga-
gnant sur l'Oclan, tantdt repris par les flots; au-
dessus est le rocher de marbre rose ou j'aurais
. ,..../,■*•!«
MlSMOIRES DE LOUISE MICHEL 303
tant d^sir^ qu'on gravat les noras. Peut-etre un
jour je le ferai moi-meme, laissant abrupt le roc
a demi couvert de brousse.
Lorsque nous demeurions a Numbo, dans les
baraques en bas de l'hospice, j'avais a demi
demoli celle qui 6tait inhabited pour en faire une
serre ; les gardiens furent 6pouvant6s de mon au-
dace : oser toucher a un bdtiment de VEtatt et les
deportes, eux-memes, me trouvant pas mal de
toupet, se demandaient ce qui m'en arriverait a
la visite du gouverneur.
II m'en arriva que je lui fis voir, dans le coin
leplus a lalumiere, des arbres en traitement que
je voulais cacher jusqu'a la complete r^ussite de
l'essai.
G'6taient quatre papayers que j'avais vaccinas
au pied avec de la seve d'autres papayers ma-
lades de la jaunisse.
Le gouverneur, c^tait la Richerie, comprit
l'essai et ordonna que la serve me fat laiss^e.
Mes quatre papayers eurent la jaunisse et se
retablirent; peut-etre furent-ils les seuls qui n'en
moururent pas cette' ann6e-la, surtout les pa-
payers de la presqu'ile. Mais M. Aleyron, de
grotesque et brutale memoire, ay ant envoys les
femmes a la foret Ouest, je ne sais ce que devin-
rent mes arbres.
1
bwmtmw^^*.^ -..
\
304
MriMOIRKS DB LOUISE MICHEL
J'aurais voulu i'e*ussir sup une vingtaine avant
d'en parler, d'autant plus que meme la ou tous
souffraient pour la liberty, l'empire des prejuges
t^tait tel encore qu'on entendait des choses comme
ceci : « S'il ^tait vrai que la vaccine puisse s'ap-
pliquer a toutes les maladies, la FacultS Vaurait
fait! £Jtes-vous docteur, pour vous occuper de ces
choses-la? etc. » Comme si on avait as'informer,
quand une route est bonne, si c'est un ane ou
un boeuf qui y est entre" le premier.
Jugez done, si j'avais parle* d'&endre la vac-
cine aux v6g6taux, ce que mes ultra universitaires
m'auraient r£pondu!
II n'en est pas moins vrai qu'on essaye la vac-
cine de la rage, de la peste, du cholera telle que
je l'avais essayed la-bas et que la seve 6tant du
sang, on peut I'etendre jusqu'aux maladies des
ve"g6taux.
En fait d'essais, si l'audace est utile, c'est sur-
tout quand elle s'appuie sur l'analogie qui existe
entre tout ce qui vit.
J'ai deja raconte qu'apres le depart de Roche-
fort, MM. Aleyron et Ribourt eurent le ridicule
de faire jouer pendant un certain temps autour
de nous la Tour de Nesles, avec decors gran-
dioses. On entendait dans les nuits claires, au
sommet des montagnes : « Sentinelles, garde a
MriMOIRES DE LOUISE MICHEL 305
vous ! » Et I'orabre noire des factionnaires, debout
sous le grand clair de lune, passait sur les cimes.
Apres les choses ridicules, il y eut les choses
odieuses : les deported privet de pain. Un mal-
heureux, qui ne jouissait meme pas de toutes ses
faculty, fut vise* comme on aurait fait d'un lapin,
parce qu'il rentrait un peu apres l'heure dans sa
concession.
Quelques lettres que favais pu faire passer en
fraude — on ne s'en privait pas sous Aleyron et
Ribourt — me furent rendues au moment ou on
me demandait une histoire de la deportation, his-
toire qui ne pouvait etre faite qu'a l'aide de nos
documents a tous; en voici deux:
Presqu'ile Ducos, 9 juin 1875.
Chers amis,
Yoici les pieces offlcieiles du transferement dont je vous
ai parle*.
Transferement auquel nous n'avons consent! qu'apres
qu'il eut ete* fait droit a nos protestations : 1° sur la forme
dont l'ordre avail ete" donne; 2° sur la maniere dont nous
habitions ce nouveau baraquement.
11 est de fait, qu'occuper un coin ou 1'autre de la
presqu'tle nous est fort indifferent, mais nous ne pouvions
supporter l'insolence de la premiere affiche, et nous de-
vions poser des conditions et ne consentir au changement
de residence qu'une fois les conditions remplies.
C'est ce qui fut fait.
3013 MlhlOIRES DE LOUISE MICHEL
Voici copie de la premifere affiche pos6e, le
19 mai 1875, k Numbo; c'est sous forme d'af-
fiches qu'on nous transmet les ordres du gou-
vernement :
DECISION
19 mai 1875.
Par ordre de la direction, les femmes deportees dont
les noms suivent quitteront le camp de Numbo le 20 du
courant pour aller habiter dans la baie de TOuest, le lo-
gement qui leur est affectc : Louise Michel, n°l; Marie
Schmit, n° 3; Marie Cailleux, n°4; Adele Desfosscs, n°5;
Nathalie Lemel, n° 2; la femme Dupre, n° 6.
Voici nos protestations :
Numbo, 20 mai 1875.
La deportee Nathalie Duval, femme Lemel, ne se
refuse pas a habiter le baraquement que lui assigne Tad-
ministration, mais elle fait observer :
1° Qu'elle est dans Timpossibilite d'operer elle-mdme
son demenagement ;
2° Qu'elle ne peut se procurer le bois necessaire a la
cuisson de ses aliments et le debitor ;
3° Qu'elle a construit deux poulaillers et cultive une
portion de terrain ;
4° En vertu de la loi sur la deportation qui dit : « Les
deportes pourront vivre par groupes ou par families « et
leur laisse le choix des personnes avec lesquelles il leur
platt d'etablir des rapports, la deportee Nathalie Duval,
femme Lemel, se refuse h la vie commune, si ce n'est
dans ces conditions.
Nathalie Duval, femme Lemel, n° 2.
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL 307
2° protestation :
Numbo, 20 raai 1875.
La deportee Louise Michel, n° 4, proteste centre la
mesurc qui assigne aux femmes deportees un domicile
oluigne du camp, comme si lour presence y dtait un scan-
dale. La mSme loi regit les femmes et les hommes depor-
ts, on ne doit pas y ajouter une insulte non meritee.
Pour ma part, je ne puis aller a ce nouveau domicile
sans que les motifs pour lesqueis on nous y envoie, etant
honnStes, soient rendus publics par Pafllche ainsi que la
maniere dont nous y serons traitees.
La deportee Louise Michel declare que, dans le cas
ou ces motifs seraient une insulte, elle devra protester
jusqu'au bout, quoi qu'il lui en arrive.,
Louise Michel, n° 1.
Le lendemain de nos protestations, on nous prevint
(Vavoir a demenagcr dans la journee, chose que nous nous
empressdmes de ne pas faire, ayant bien resolu de ne pas
quitter Numbo avant qu'on.eftt fait droit a nos justes
protestation et declare que nous etions prfites k aller en
prison si on voulait, mais nullement h nous dcranger
pour demenager.
Ayant affirmc, d'i reste, qii'une fois 1'afAche inso-
lente reparee et nos 'figements disposes de fa$on k ne pas
nous g^ner les unes les autres, nous n'avions nulle rai-
son pour preferer une place a I'autre.
Alices et venues, menaces du gardien-chef qui, fort
embfite, vint a cheval vers lesoir pour nous parattre plus
imposant; petarade du cheval, qui s'ennuyant de la longue
pause de son maltre devant nos cases le remporte plus
vito qu'il ne veut au < amp niilitaire..
I
308 M^MOTRES DE LOUISE MICHEL
Arrivee, trois ou quatre jours apres, du directeur de
la deportation accompagne du commandant territorial
qui promettent de faire droit h nos reclamations par uno
seconde afflche et de separer en petites cases ou nous
pourrions habiter deux par deux ou trois, comme nous
voudrions, le baraquement de la baie de l'Ouest, de facon
h laisser grouper celles dont les occupations allaient en-
semble.
Une partie des engagements fut d'abord remplie, mais
tant qu'ils ne le furent pas tout a fait il fut impos-
sible de nous faire partir de Numbo et, comme il n'y
avait pas de places pour nous a la prison, on se decida a
les remplir completement.
Nous sommes maintenant a la baie de l'Ouest; e'est
triste pour M m6 Lemel qui ne peut guSre marcher tant
elle est souffrante, e'est pourquoi je n'ose me rejouir du
voisinage de la forSt que j'aime beaucoup,
Tel est, sans passion ni colere, le recit de notre trans-
ferement.
Louise Michel, n° 1*
Baie de l'Ouest, 9 juin 1813.
J'aurais dft mettre la premiere lettre qui ter-
mine ce chapitre par ordre de date, mais je iTai
pas vouiu interrompre le r6cit commence de
notre transfferement. Celle-ci, envoy(5e b. Sydney,
parvint ci la Revue australienne.
18 avril 1875, Numbo, New-Caledonia.
Ghers amis,
Par les diffcrentes evasions qui ont eu lieu depuis peu,
vous devez connattre a peu prds la situation ou se trou-
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 309
vent les deportes, e'est-a-dire les vexations, abus d'au-
toritc, dont MM. Ribourt, Aleyron et consorts se sont ren-
dus coupables.
Vous savez que, sous l'amiral Ribourt, le secret des
lettros flit viole comme si les quelques hommes qui ont
survecu a l'hdcatombe de 1871 Assent peur aux assassins
a ravers l'ocdan.
Vous savez que, sous le colonel Aleyron, le hcros de
la caserne Lobau, un gardien tira sur un deporte chez
hi; ce deporti avail, sans le savoir, enfreint les li mites
pour aller chercher du bois; quelque temps auparavant,
un autre gardien avait tire* sur le chien du deporte Croi-
set, place entre les jambes de son maltre. Visait-on
l'h onune ou le chien?
Que de choses depuis ! 11 me semble , que j'en vais
boaucoup oublier, tant il y en a... mais on se retrouvera.
Vous avez su deja qu'on privait de pain ceux qui, se
conformant tout simplement a la loi de la deportation, se
pr 'sontent aux appels sans se ranger militairement sur
deux lignes ; la protestation a ce sujet fut energique, calme,
montrant que, malgrc les divisions introduites parmi nous,
par des gens com pie lenient etrangers a la cause et qu'on
a jetcs a dessein parmi nous, les deportes n'ont point
oublie la solidarite.
On a, depuis, privc de vivrcs, a l'cxccption du pain,
du sel et des legumes sees, quarante-cinq deportes comme
s'dtant montrcs hostiles a un travail qui n'existe que dans
l'imagination du gouvernement.
Quatre femmus en ont etc* egalement privecs comme
laissant a dtsirer sous le rapport de la conduite et de la
morality ce qui est faux. Le deporte Langlois, man dWe
do cos dames, ayant repondu cnergiquoment, puisque sa
feiuuie ne lui avait donnc aucun sujet de meeontentement,
a etc condamne a dix-huit mois de prison et 3,000 francs
d'amende
Sf'SSW'Wjijfi
I
3 '« MlSMOIRES DK LOUISE MICHEL
Le deporte" Place, dit Verlet, ayant dgalement repondu
pour sa compagne, dont la conduite mente le respect de
toute la deportation, a six mois de prison et 500 francs
d amende et, de plus, ce que rien au monde ne pour
rait liu rendre, son enfant, ne pendant sa prison prd
ventive, est mort par suite des tourments eprouves par
sa mere qui le nourrissait.
II ne lui fut pas permis de voir son enfant vivant
D'autres deportds, Cipriani, dont la dignitc* e , le cou-
rage sont connus, a dix : huit mois de prison et 3 000
francs d'amende; Nourny, condatnnation a peu pres se.n-
blable pour lettres insolentes bien mcritees par l'autorite
Dernierement, le eitoyen Malczieux, doyen de la de-
portation, se trouvant assis le soir devant sa case en com-
pagnie des deportes qui travaillent avec lui, un gardien
lvre 1 accusa de tapage nocturne, le frappa et il fut de
plus mis en prison.
Chezjios aimables vainqueurs, le plaisant se mele au
severe : il se trouve que les gens qui ont le plus travaillc
depuis leur arrivde sont sur la liste des retranchcs. Un
deporte se trouve portd a la fois sur les deux listes, le
Journal officiel de Noumea en fait preuvc : sur Tune comme
pun. pour refus de travail, sur 1'autre commc recompense
pour son travail.
Je passe une provocation faite a l'appel du soir, quel-
ques jours avant l'arrivee de M. de Pritzbuer. Un gar-
dien, connu pour son insolence, menacait les deportes, son
revolver a la main. Le plus profond mepris fit justice do
cette provocation et de bien d'autres depuis. MM. Aleyron
et Ribourt cherchaient a se justifier.
II est probable que d'autres listes de retranchcis vonl
lalre suite a la premiere et comme le travail n'exisle
pas, toutes les communications ayant ete coupees depuis
trop longtemps pour qu'on ait rien tente et, de plus, le
metier d'un certain nombre de deportes exigeant des pre-
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 311
miers frais qu'il leur est impossible de faire, vous pouvez
juger de la situation.
v Dans tous les cas ces choses auront servi a devoiler
complctement jusqu'ou peut descendre la haine des vain-
queurs et il n'est pas mauvais do lc savoir.
Non pour les imiter; nous ne sommes ni des bou-
chers ni des gedliers, mais pour connaltre et publier les
hauls faits du parti de l'ordre afln que sa premiere de-
faite soit definitive.
Au revoir, a bientdt pout-etre, si la situation exige
que ceux qui ne tiennent pas a leur vie la risquent pour
aller raconter, la-bas, les crimes de nos seigneurs et
maitrus.
Louise Michel, n° 4.
On comprendra sans peine, apres ces quelques
faits, pourquoi, a la demande de deposition qui
me fut faite au retour, je re"pondis comme suit :
CHAMBRE DES DEPUTES.
Commission n* 10.
A Monsieur lc president de la commission d'enquete sur U
r4gime disciplinaire de la Nouvelle-Cale'donie.
Paris, 2 ttvrier mi.
Monsieur le president,
Je vous remercie de i'honneur que vous me faites de
mappelef en temoignage sur les ctablissemcnts peniten-
tiaires de la Nouvelle-Caledonie.
Mais tout en approuvant la luniiere que nos amis jet-
tent sur les tourmenteurs lointains, je nirai pas on ce
moment, tandis queM. deGallifet, que j'ai vu faire fusilier
312 Mtf MOIRES DE LOUISE MICHEL
des prisonniers, dtne au Palais-Bourbon chez le chef de
l'Etat, y deposer contre les bandits Aleyron et Ribourt.
S'ils privaient de pain les deports ; s'ils les faisaient
provoquer, k 1'appel, par des surveillants, le revolver au
poing; si on tirait sur un deporte rentrant le soir dans sa
concession, ces gens-lk n'etaient pas envoyes lk-bas pour
nous mettre sur des lits de roses.
Quand Barthelemy-Saint-Hitaire est ministre; Maxime
du Camp k i'Academie; quand il se passe des faitscomme
l'expulsion de Cipriani, celle du jeune Morphy et tant
d'autres infamies; quand M. de Gallifet peut de nouveau
etendre son epee sur Paris et que la mSme voix quirfola-
niait toutes les severites de la loi contre les bandits de
la Villeite s'elevera pour absoudre et glorifier Aleyron et
Ribourt, j attends Theure de la grande justice !
Recevez, monsieur le president, l'assuranc* de mon
respect,
Louise Michel.
La fin demalettre du 18 avrili875 avait trait k
un projet dont nous nous entretenions, M me Ras-
toul et moi, au moyen d'une boite allant, pleine
de fil, pelotes ou petits objets de ce genre, de la
presqu'ile k Sydney. Nos lettres 6taient entre
deux papiers coltes dans le fond de la boite.
II s'agissait qu'une nuit, aprfes 1'appel, je de-
vais, par les sommets de la montagne, gagner
la for6t nord par le chemin de laquelle on pou-
vait, en observant trois ou quatre precautions
assez chanceuses, gagner Noumea par le cime-
ti&re.
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 313
De Ik, quelqu'un que M me Rastoul devait pr6-
venir m'eut fait passer sur le courrier.
Une fois a Sydney, j'aurais tache" d'emouvoir
les Anglais par le rScit des hauts faits d'Aleyron
et Ribourt, et j'espe>ais qu'un brick, monte* par
de hardis marins, reviendrait avec moi chercher
les autres.
Faute de quoi je serais moi-meme revenue.
C'est notre botte qui n'est plus revenue ; et j'ai
su en passant au retour par Sydney, de M me Ras-
toul maintenant M me Henry, que c'est au moment
ou je devais recevoir l'avertissement convenu
pour effectuer notre projet que lettre et boite
ont 6t6 livrGes.
J'ai toujours ignore" pourquoi l'administration
de la Nouvelle-Catedonie ne m'en parla jamais.
18
VII
DIGRESSION OBLIGOR
La note ci-jointe, relative k un jugement rendu
ees jours derniers (mai 1885), m'oblige h entrer
dans de courtes explications relativement h
diverses collaborations et aux conditions dans
lesquelles elles ont et6 faites, avant de reprendre
mon r6cit. Certaines choses n'attendent pas,
Je lis dans un journal, n° du 7 mai 1885 :
LES DEUX XADINES.
11 y a quelques anneos, M. Grippa, dit do Winter, a
public chez l'cditour Donoc un roman intitule : le Bdtard
imperial, ecrit on collaboration avec M ,le Louise Michel.
De no livro fut lire un drame signe soiilement, L.-Af. et
joue, sous le litre do Nadine, an theAtre des Boufles-du-
Xord. La piece nVut que Irois representations, el Nndine
serait sans doute tonibee a jamais dans l'oubli sans un
process venu hier k la l ro chambre du tribunal civil, et
qui en a fait un instant revivre le souvenir*
-***
MKMOIRES DE LOUISE MICHEL 315
![•»• Bertre, en literature Marie de Besneray, a piiblie
on 1884, chez Plon, un reman intitule Nadine; ce livre,
aiirte d'idylle russe, n'avait de comraun que le titre Nadine
ftvoc. Tautre Nadine, qui n'dtait qu'une apologie du nihi-
lisnie et de la Commune.
M. Grippa, cependant, a preHendu que l'ouvrage do
M<n» Bertre n'etait qu'une eontrefacon, ou au moins uw
concurrence dtfoyale faite au drame de M* Louise Michel.
II a forme une demande de doinmages-inter<Hsafixer par
(Hat, plus la publicitc du jugement dans vingt grands
joiu'naux, dans quinze revues periodiques et dans cinquante
journaux otrangors.
JUGEMENT I
« M 9 Lesenne a plaid6 pour M Be Bertre ; M e Ca-
raby, pour M. Plon.
« M e Estibal a plaide pour M. de Winter.
« Attendu que Grippa de Winter demande aux
defendeurs des dommages et interets a fixer par
etat, en reparation de prejudice que lui a cause
la publication du romun de Nadine, dont le titre
a iHe emprunte* au drame du meme nom ayant
pom' auteurs Grippa et Louise Michel.
« Eii la forme :
<c Attendu que le drame do Nadine a <He* repre*-
scnte et public" sous le nom de Louise Michel
seule, que Grippa n'^tablitpas sa collaboration a
cette ceuvre; qu'il n'a done ni inte'ret ni quality
dans Tinstance, etc., etc.
i
r
316 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
« Par ces motifs, declare Grippa non receva-
ble, en tous cas mal fornix en sa demande, Ten
dSboute et le condamne aux dfyens vis-a-vis de
toutes parties. »
Apres avoir rendu justice a M. Grippa de Win-
ter, en declarant que dans le Bdtard imperial et
Nadine il a honnetement agi en faisant sa part de
l'ouvrage et en laissant la mienne telle que je la
faisais, je declare non moins franchement que,
pour ce qui me concerne, je n'ai jamais 6t6 et ne
serai jamais disposee a des proces, pas plus litte-
raires qu'autrement. Encore moins peut-etre,
si on peut s'exprimer ainsi, quand on n'a la
coutume de s'adresser pour quoi que ce soit aux
tribunaux.
J'ajouterai que, malgr6 le profond secret gard£
par M. Grippa sur ces proces auxquels il savait
que je ne prendrais part que pour declarer
que je ne disputerais jamais a personne des
idees, comme des chiens se disputent un os,
j'ai su les divers incidents de sa petite affaire.
Je conserve les actes qui atablissent mes colla-
borations, afin d'etre libre de ne prendre aucune
part aux benefices ou pertes des proces intends
par mes collaborateurs. lis sont libres, de leur
c6te, d'agir comme ils le veulent.
Je dois ajouter que ceci n'attaque en aucune
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
facon le talent ni l'honorabilite' de M. Grippa, ni
d'aucun collaborateur qui en ferait autant; cela
depend du plus ou moins d'importance qu'on
ajoute aux choses : voila tout.
J'ai eu, depuis mon retour de Catedonie, deux
autres collaborateurs, M me Tynaire (Jean Guetre*),
a qui appartient. a peu de chose pres, la pre-
miere partie de la Misire; la seconde, a partir du
chapitre Toulon, est completement de moi. J'avais
commence^ dans le Forqat de Lille, a publier en
feuilletons cette seconde partie qui, avec quelques
lignes d'introduction, formerait un ouvrage cora-
plet.
M m0 Tynaire pourrait egalement, en ajoutant
quelques pages, en faire un avec la premiere
partie.
M me Tynaire peut etre pour moi une amie,
mais non un collaborateur, a cause de la diffe-
rence de nos manieres de voir; differences par-
faitement accentu6es dans la Misire; on peut y
reconnattre facilement nos deux parts.
* Elle attend de moyens auxquels je ne reconnais
aucune efficacite*, le bien-etre gCnCral que je ne
vois possible qu'en coupant, par des revolutions
successives, les series de transformations so-
ciales. <•
Afiu de rester bonnes amies au lieu de nous
18.
W-
r
318
MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
prendre aux plumes, j'ai renonce" a faire la
seconde partie des M4pris4es % ou j'aurais ete
obligee de faire subir aux personnages restants
des vicissitudes de caractere et d'aventures qui
eussent e*te* incompatibles avec la facon dont ils
avaient (He* presented au lecteur.
Le roman des Mepristes n'a done pas de moi
une seule ligne,
Puisque j'en suis sur cette pente-la, terminons
ce chapitre par un bilan de mes ouvrages.
Qui pourrait compter les chansons effeuille'es
aux apres bises de la Haute-Marne, dans mon aid
de Vroncourt! les vers accroche's aux aube'pines
ou aux routes des chemins! les essais oubli^s
dans mon pupitre de classe !
Et plus tard, demandez aux vents, aux prisons,
a la mer, aux cyclones. Est-ce que je sais ou tout
cela sen va !
Si je voulais pourtant parler de tout ce qui
m'est reste* dans la memoire, il y aurait de quoi
lasser le lecteur.
Des vers envoyes a Victor Hugo dans mon
enfance et dans ma jeunesse, dont j'ai cite - quel-
ques-uns au hasard, il s'en trouvera deux ou
trois pieces dans mon volume de vers : ceux qui
sont rested dans les papiers range's par Marie
Ferre" avec ma mere pendant la deportation.
MliMOIRKS DR LOUISE MICHEL 319
Le plus grand nombre de mes ouvrages, les
meilleurs sans doute, car ils etaient gros de
haine et d'indignation , ont sombre" probable-
m ent dans le panier aux ordures de monsieur
Bonaparte.
Que de maledictions je lui ai envoy6es !
J'ai parle" de diverses poesies inserees dans
differents journaux, plusieurs ann^es avant les
tenements de 1870-71, dans le Journal de la
jeunesse, V Union des poetes, dans le journal
dAdele Esquiros, dans la Raison d'Adele Cal-
delar et autres feuilles, etc.
Un article sign6 Louis Michel dans le Progres
musical, a propos d'un instrument que je revais :
un piano a archets au lieu de marteaux.
On en fait maintenant en Allemagne.
Un certain nombre de pieces de vers furent
signees Enjolras, d'autres Louis Michel, d'autres
de mon nom. Je ne sais ce que tout cela est
devenu.
J'ai continue toute ma vie la legende du barde,
il y en a partout des fragments.
D'un grand nombre .de manuscrits en prose,
le Lwre d? Hermann, la Sagesse d'un fou; Litera-
ture au crochet, les LHableries de Chaumont, etc.
quelques fragments me restent egalement; peut-
etve les reunirai-je un jour pour y rechercher,
320 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
comme dans les vers, les tranformations de Hd<5e
a travers la vie.
Les Oce'aniennes et les Legendes eanaques out
paru par fragments a Noumea et au retour.
Des masses de drames d'enfants se sont envo-
is, apres chaque distribution de prix, pendant
bien des anne*es.
De la Femme a travers les dges, la premiere par-
tie a ete" publiee dans VExcommunie deH. Place
. On y annoncait les Memoires d'Hanna la nihiliste,
quand le journal a cesse* de paraitre.
J'avais re"uni sous ce titre grand nombre des
Episodes de ma vie, avec des episodes russes.
Des ouvrages faits a Auberive, quelques pages
me restent du livre du Bagne; la Conscience et
le livre des Morts sont perdus.
J'ai laisse\ a mon dernier voyage a Lyon, le
drame du Cog-Rouge au Nouvelliste. II parait
egalement un roman dans le Forcat de Lille.
Tous les articles signe's de moi dans la Revolu-
tion sociale, YEtendard et autres journaux.
Le commencement de V EncyclopMe en famine,
faite en Cale*donie, a paru dans le Journal a" edu-
cation de M" e Gheminat.
Un certain nombre d'articles torn signe's, sont
disse* mine's.
Quant a tous les scenarios en chantier, aux
MliMOIRES BE LOUISE MICHEL 321
romans commences un peupartout, etqueje n'ai
jamais eu le temps da terminer a cause des te-
nements, je ne les compte pas.
II y a la, entre aut-es, les Pillards, dont j avaia
eu l'idee en meme temps que Digeon.
Le heros est V enfant aux cheveux rouges, ce
nauvre petit abandonne, herisse comme un chien
nerdu, qui, au 9 fevrier dernier, prit un gateau,
et a qui mes camarades, plus honnetes que moi,
voulaient le faire Jeter; j'avoue que je le pns
sous maprotection pour qu'il le mangeat; il n en
avait sans doute jamais goute.
Pauvre mdme! Combien il y en aura comme
celui-la, jusqu'a la Revolution!
Si seulement ils avaient du pain a 1 appetit de
leurs ieunes dents avides de petits loups hu-
mains, qui ne trouvent rien, meme en sortant
du bois! .
Rien! Je me trompe, ils trouveront la maison
de correction, ou la durete avec laquclle ils sont
traites prepare de futurs condamnes a mort ou
au bagne.
Allons, bon! me voila emballee ailleurs que
dans la nomenclature de mes ouvrages, et meme
je n'y pensais plus guere.
Terminons le chapitre, en nommant 1 Encyclo-
pMie enfantine qui sera publiee chez M- Keva,
1
W&^
322 MEMOIRES DK LOUISE MICHEL
et les Le'gendes canaques, publics en ce moment
Chez le meme 6diteur.
Aussi bien les Ugendes canagues sont lie"es h
mo„ sejour en Cafcdonie, que je reprends au
chapitre suivant,
t*-m1r HW ■■» »
viii
II y a, entre la for6t Ouest et la mer, une bande
de rochers volcaniques ; les uns debout pareils
aux menhirs de Carnak, les autres affectant des
formes monstrueuses; un, m&me, semble couche"
pres des menhirs; d'autres rochers sont couches,
pareils a des tombes; Tun a la forme Strange
d'une rose e*norme avec quelques petales brisks .
A la haute mer, le flot empeche ceux qui crai-
gnent la fraicheur de l'eau de rdder de ce cdte*.
Le mat des signaux domine la fordt Ouest, il
est fleuri d'hirondelles et, de loin, on dirait des
branches d'un joli bois gigantesque.
De ce lieu de repos on entend les hirondelles
bavardes se raconter, en se fendant le bee jus-
qu'aux yeux, une foule'de choses.
La for6t, deux fois par an, se couvre de Hunes*
presque toutes aux fleurs blanches ou jaunes.
Les feuilles ont toutes les formes possibles, el!e9
sont en fers de fleche comme le tarot, en fers de
*
r
324 MlSMOIRES DE LOUISE MICHEL
lance, en forme de feuilles de vigne. La liane a
pomme d'or fleurit comme Poranger; la liane
fuchsia couvre les arbres environnants d'une
neige de bouquets blancs pareils a des fuchsias,
si series qu'on voit a peine les feuilles.
Une liane a feuilles de trefle, petites, epaisses
et transparentes qu'on dirait tailless dans du
verre, fleurit en corbeilles suspendues a un fil
et pareilles a la fleur vivante du corail.
Sur la foret entiere, flottent dans les airs, ba-
lancers au vent ou jetees en folles arabesques,
des lianes pareilles a des houblons, a des clema-
tites aux fleurs d'or.
D'autres, aux feuilles de cigufi, accrochent par-
tout leurs vrilles d'un vert tendre.
Une liane aux feuilles de vigne, fragiles, trans-
parentes et couvertes d'une sorte de duvet pareil
a la fleur qu'on voit sur nos prunes, a desgraines
guilloch^es dans des fruits pareils a des paste-
ques, jaunes, petits et guilloch^s eux-memes. La
graine plate est recouverte d'une chair vermeille
semblable a la gele"e anim^e que les cyclones,
raclant le fond de la mer, jettent sur le rivage, et
qui, sans autre forme qu'un tas de chair, sans
organes, sans rien au monde, s'allonge comme
si elle se faisait des tubercules pour retourner
dans les flots.
L_
M^MOIRRS DE LOUISE MICHEL 325
Une autre liane a pour baies des milliers de
pendants d'oreilles rouges. La fleur, petite, d'un
blanc verdatre, forme des bouquets d'gtoiles.
II y a des arbustes couverts de minuscules
oeillets blancs ; d'autres ont la fleur de la pom me
de terre avec de petits tubercules a la racine; on
dirait des euphorbes arborescents.
Les pois arborescents, aux gousses poilues,
poiss6es de gomme, ont des fleurs jaunes om-
bres de rouge, de la couleur de nos giroflees.
Le haricot arborescent, petit et d'un noir bleu,
a, par extraordinaire, une fleur bleue ombrSe de
noir ; c'est peut-etre la seule fleur du pays qui ne
soit pas jaune, blanche, ou rouge. Cette derniere
couleur est rare ; a part le flamboyant, il y a peu
d'arbres aux fleurs empourprees.
Les fleurs blanches dominent.
Ensuite les jaunes.
En troisieme lieu, viennent quelques rouges ;
je n'ai vu que la bleue dont j'ai parte.
La couleur violette est representee par de
loutes petites pensees sauvages, qui croissent en
grand nombre avec des liserons roses Sgalement
fort petits et de grands resedas sans odeur, aux
endroits de sable et d'herbe courte.
Les bois sont rouges de tomates indigenes,
grosses comme nos cerises, montant hautaTom-
19
>3SSS*(* v i-*ti%*!-*«*.rr'^.,. ....... ., *, M ^*r. ■■ H*~m V »*4*v*t*'»^»w''itv&»T*WKmr*K>J-.-i**r*-r, ».?.S-
I
326 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
bre et cachets comme des fraises aux endroits
ou le soleil parvient.
Les lauriers roses ont des bouquets de fleurs
disposers comme celles de l'hortensia, quelques-
unes d'un rose pale, le plus grand nombre blan-
ches, ay ant une fratcheur de papier de riz.
Des milliers d'arbustes aux fleurs d'h&iotrope,
au bois blanc, creux et garni d'^pines, croissent
partout.
Les baies de la forme et de la couleur des
cassis ont un gout parfume" ; a peine si chaque
bouquet de fruit donne une demi-goutte de jus
qui a le gout du madere tres fort ; je crois qu'on
pourrait, de ce jus fermente\ fabriquer une liqueur
r^confortante pour les malades.
J'ai parte de la graine guilloche'e d'une lianea
f* tits jaunes; l'analogue de cette graine existe
a l'6tat vivant : c'est une carapace blanche deco-
de des memes guiliochures, affectant la memo
forme completement ferme"e, si ce n'est a l'endroit
ou devait sortir la tete et a l'oppose\
Cette strange tortue n'avait pas de pattes. Les
cyclones arrachent ces carapaces des abris ou
elles gisent sous les flots, et les jettent sur 1«
rivage.
Sur un morne naguere Emerge*, une algue aux
raisins violets attend bien vivante, attendant le
MtfMOIRES DE LOUISE MtCHEI. 327
flot qui reviendra, ou se fait terrestre, cherchant
a attacher ses racines au sol.
C'est bien ainsi que se forment ou se de" velop-
pent, de la plante a I'etre, des organes nouveaux
suivant les milieux.
Savons-nous nous servir de l'organe rudimen-
taire de la liberte" , des organes rudimentaires des
arts, plus ou meme autant que ces fucus appre-
nant la vie de la terre? Je ne le crois pas.
Vienne le cyclone reWolutionnaire, le peuple
apprendra aussi la vie nouvelle.
Une fois, deux fois par an quelquefois, une
neige grise enveloppe la presqu'ile, tourbillon-
nant par flocons; on en a quelquefois plus haut
que les chevilles : ce sont les sauterelles.
Quandellescommencentatournoyerdansl'air,
on peut Eloigner par places ces abeilles des sables
en faisant du bruit; mais elles reviennent et des
V forets aux cultures, tout n'en est pas moins de-
void, feuilles, legumes, herbe tendie ; quand il V
en a dans les vieilles brousses, tout est d^vore - , a
part les troncs des arbres.
Peut-etre avec des fosses profondes oft on
balayerait les sauterelles et qu'on recouvrirait
dassez de terre pour eviter la mauvaise odeur,
aurait-on un riche engrais*
La seconde apparition des sauterelles est due
328 MEMOIRKS DE LOUISE MICHEL
aux ceufs de la premiere qui Gclosent dans les
brousses, y sautent longtemps, sans ailes comme
des grillons, avant de prendre leur vol, de d^vo-
rer la seconde rgcolte el de s'en aller ailleurs
d<Hruire la v£ge*tation d'une autre contre'e, pon-
dre et mourir.
Rien de beau comme la neige grise et tour-
noyante des sauterelles ; tout le ciel est pris par
cette teinte uniforme; on voitau travers le soleil
tarnish par les flocons d'insectes comme a travers
un crible et les flocons gris tombent, tombent
to uj ours dans des clairs-obscurs e'trangement
noytte.
Les sauterelles n'attaquent qu'en dernier lieu
les ricins qui viennent partout et, souvent, elles
ne les attaquent pas du tout ; on pourrait done
Clever, en Nouvelle-Gale'donie, les vers a soie de
ricin presque aussi estime* dans les Indes que
ceux du marier.
Pendant dix ans,j'ai demands desoeufs de ces
vers; mais (je demande pardon aux savants qui
me les ont envoyes, de raconter ceci) comme les
ceufs e'taient d'abord dirig£s sur Paris, d'ou ils
retournaient sur l'ocean avec les lettres du cour-
rier, ils 6taient toujours eclos dans ces peregri-
nations.
Pourtant nous avons vu arriver des navires
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL 329
ayant fait relache dans les parages d'ou on
m'envoyait les vers a soie.
Apres avoir bien maudit les us et les coutumes
dcs savants, qui ne font rien tout simplement,
j'ai trouve\ la derniere annGe de mon sejour en
Cal6donie, des ricins couverts de vers, au corps
nu, aux allures qui m'ont paru celles des bombyx ;
me suis-je tromp^e? Le ver a soie de ricin existe-
t-ilal'6tat sauvage en Catedonie? C'est ce que je
verifierai peut-etre plus tard.
Au milieu de la foret Ouest, dans une gorge
form6e de petits mamelons encore impr^gne*s de
Tacre odeur des flots, est un olivier immense
dont les branches splendent horizontalement
comme celles des mdlezes ; jamais aucun insecte
no vole sur ses feuilles noiratres au gout amer.
Quelle que soit l'heure et la saison, une frat-
cheur de grotte est sous son ombre, la pense'e
y Sprouve, comme le corps, un rafratchissement
soudain.
Les fruits de cet arbre sont de petites olives
vernisse*es, d'un rouge sombre. Est-ce un olivier?
Je ne le crois pas.
Au-dessus, enveloppant tout un rocher de ses
arcades, e*tait un figuier banian, coupe* la der-
niere annexe de notre sgjour.
Jamais je ne vis insectes plus gtranges que
UHftHiu >«.'.■
"" """ ~H
330 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
ceux qui habitaient a l'ombre de ce banian, dans
les fentes du rocher 3miett£ par places.
Dans cette poussiere blanche sont de gros
vers blancs, a comes pareilles a celles du renne
et une sorte de bourgeons noirs ; j'en ai vu de
tout enveloppe's comme des cercueils, j'en ai vu
de plus ou moins ouverts, sans pouvoir surpren-
dre si c'est la premiere e*tape de la mouche-
feuille, la phyllis des naturalistes. Une seule fois
j'ai vu la mouche-fleur, je ne crois pas qu'elle
ait e*te* encore signage.
Si l'alcool ne nous eut e"te* interdit, j'aurais pu
conserver des insectes ; il y en a de curieux, d'uni-
ques peut-6tre, surtoutdans les fentes du rocher
dont je viens de parler, et dans les tas de pous-
siere forme's soudainement par l'effondrement
d'un niaouli se'culaire. On a quelquefois cette
chance a la for6t Nord.
Dans celle de l'Ouest, les niaoulis sont moins
communs; c'est sur les pentes des hauteurs qui
couronnent Numbo qu'on en voit le plus a lu
presqu'ile de Ducos. Leurs branches, e'plor^cs
sous le grand clair de lune, se levent comme des
bras de grants, pleurant sur rasservissement de
la terre natale.
Par les nuits obscures, les niaoulis de*gagent
une phosphorescence.
MtiMOIRES DB LOUISE MICHEL 331
La Catedonie est la terre des bois pr^cicux : le
bois de rose, Pacajou aux fruits jaunes ou rouges,
le bois ferde , les faux eb^niers, le dragonnier a
la seve sanglante, et tant d'autres.
Certains arbres sont en train de s'en aller, ou
viennent avec les Europeans. Gomme il arrive
avec chaque Emigration, des tribus de petits
chenes s'acclimatent ou pGrissent.
Ceux-la s'en vont, car nul chene n'a donne* la-
bas les glands d'ou ils auraient germe\
La-bas, chaque plante, chaque arbre a son
insecte, son insecte dc la couleur de son bois
quand il est chenille, de la couleur de ses fleurs
quand il est aile*.
La chenille de l'herbe porte deux bandes
vertes, celle du niaouli est un ver qu'on peut
confondre avec la branche qu'il ronge, et il
so metamorphose en une sorte de demoiselle,
dont les ailes et le corps imitent le bois et les
fcuilles du niaouli.
Sur chaque arbre vit une punaise qui n'appar-
tient qu'a cet arbre-la. Toutes sont de ve>itables
pierres prdcieuses, des rub is, des emeraudes,
<lecoresd'ornementsfinementdcssin6s;quelques-
unes sont transparentes com me du crista!. Elles
ne sentent pas mauvais, privilege qu'on ne peut
accorder aux Ganaques, lesquels s'enduisent
*&»*■* ?.-v>*. ... , _ ,. .
332 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
d'huile ranee de coco, dont la mauvaise odeur
eMoigne les moustiques.
LaNouvelle-Catedonie est le paradis des arai-
gn^es ; on les respecte parce qu'elles de*truisent,
dit-on, les cancrelats. Celles qu'on laisse a cet
efFet dans les cases appartiennent a une 6norme
espece noire, aux pattes 3normes et poilues; on
dirait des raygales.
L'araign^e a soie tisse dans les bois sa toile
attached a de gros cables tendus souvent d'un
arbre a l'autre et dont elle confie au vent le soin
d'attacher les premiers; quandelle les juge assez
solidement noue's, elle s'en sert comme d'une
arche de pont, pour les doubler, tripler un mil-
lion de fois et tendre une route de gaze, ou bien
elle barre un chemin, ne comptant pas, dans ces
solitudes, sur l'homme ni la bete pour d&ruire
son travail.
Peut-ctre pourrait-on uliliserl'araign^e a soie.
Une autre, veritable monstre, exploite le tra-
vail ou la vie de pauvres petites araign6es qui
vivent dans sa toile et la raccommodent ; les
mange-t-elle? e'est probable, a moins que leur
travail ne lui soit plus profitable que leur peau.
Nous ne l'avons pas vu, cependant.
Une petite araign£e transparente a l'air d'une
goutte de rosde rouge ; une grosse blanche, pa-
>HI
Ml&MOIRES DB LOUISE MICHEL 333
reille a une enorme noisette, est aussi estimee
pour son goat fin par les Canaques, que les sau-
terelles dont ils se font des crevettes.
La soie de plusieurs insectes est forte et lisse ;
les feuilles meme, dont quelques-unes sont en-
duites de vernis, pourraient fournir de la soie,
peut-etre aussi bonne que celle des vers ; une
jiane donne une soie fine et longue comme des
chevelures. Plusieurs especes de cotonniers sau-
vages, les uns arbres, les autres plantes, pour-
raient etre utilises, ainsi qu'un sorgho sauvagc,
aux grains 6normes.
A de rares endroits, on n'a pas encore en-
tailte la tbret pour batir, avec du bois de rose ou
de l'dblnier, la charpente des maisons de Numbo
ou de Tendu faites de briques crues comme l'an-
cienne Troie et recouvertes de l'herbe des
brousses. Dans ces endroits des forets vierges,
des centaines de roussettes pendues par les
pieds aux arbres comme de grosses poires sou-
levent leur fine tete de renard et regardent cu-
rieusement de leurs petits yeux noirs.
De rares oiseaux a lunettes s'envolent tout a
coup en froissant de leur ailes les branches en-
trelacees. Est-ce la faute des roussettes si les
oiseaux sont rares? On pretend qu'elles se nour-
rissent au contraire de fruits sauvages.
19.
>*%'«*»«
r
^
334 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Les fruits cale*doniens, figues sentant la cen-
dre, pommes apres de l'acajou, grosses mures
couvertes d'une couche blanche qui ressemble
au sucre mais qui ne sent rien, prunes jaunes a
re*norme noyau rond, ne sont pas bons dit-on;
moi, je les aime tels, bien mieux que ceux d'En-
rope.
Je les aimais surtout dans le silence profond de
la foret, quand je les cueillais aux buissons entre
les rochers et le chemin de laves ; que le vent do
mer souftlait en foudre, et que j'avais dans ma
poche, pour jusqu'au prochain courrier, quelque
bonne lettre de ma mere et de Marie.
Les insectes cale*doniens n'ont pas encore de
venin, ils connaissent l'homme depuis trop peu
de temps, sans doute, pour que la n^cessite* ait
distille* le venin. Les serpents d'eau ont les cro-
chets trop courts et leur espece (qui s'6teint par-
tout) le sera la comme ailieurs avant que les
crochets n'aient cru.
Ges serpents sont grands et tres beaux : les
uns ray6s blanc et noir par anneaux ; les autres
noir et blanc. Quelques-uns d'entre nous en ont
apprivoise\ J'enai eu un pendant longtemps dans
un trou d'eau que j'avais creuse* a cet effet dans
la baraque dont j'avais fait une serre, mais je
l'ai laissg partir a cause de ma vieille chatte qui
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 335
l'avait en horreur et le provoquait tellement en
lui crachant au visage qu'il aurait peut-6tre fini
par l'6toufFer dans ses replis. II la suivait de ses
petits yeux de reptile avec une expression peu
sympathique.
Entre eux, les animaux catedoniens emploient
les poisons dont ils ne peuvent atteindrel'homme :
la mouche bleue, de la taille d'une guepe, qui
emmene pour le sucer le cancrelat dans son
repaire, e pique avant de lui crever les yeux; il
est probable qu'elle lui injecte une sorte de
curare.
Une autre mouche, grosse comme un t'relon,
mure dans son nid, sans doute pour la nourriture
de ses larves, d'autres mouches qu'elle doit anes-
the'sier comme celles d'Europe le font aux che-
nilles qu'elles murent e*galement dans les alveoles
de leurs nids. Un scorpion, inoffensif pour
I'homme, attire, en les fascinant, les insectes
dont il fait sa proie.
II y a parmi les bruyeres roses, au so m met des
hauts mamelons de la foret Ouest, d'e'normes
rochers Reroutes comme des ruines de forte- „
resses, des lianes auxfeuilles fragiles, aux fleurs
cmbaume*es, voilant denormes mille-pieds qui
s'enlacent comme des serpents autour d'une foule
d'autres insectes; je ne les ai pas vus les man-
ty'r't. J "' ,tf ',.,'"M-«iV >>. , .
.-i-c vinn-iHAMiliW'i
V'
336 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
ger, mais j'en ai vu dtouffer leurs victimes. Est-ce
par appeHit? est-ce par plaisir ? Je n'en sais rien.
Dans les memes ruines, pleines de grandes
bruyeres roses, une araigne*e brune, velue comme
un ours, cache ses amours ; la femelle surprend
le male et le de*vore sit6t qu'il ne lui plait plus, a
la place meme ou elle l'a attache* dans sa toile.
Geci est le contraire de l'espece humaine.
La troisieme anne*e seulement, de notre sejour
a la presqu'tle Ducos, nous avons vu des papil-
lons blancs ; ces insectes sont-ils triannuels ou
est-ce une nouvelle varied cr6£e par la nouvelle
nourriture apporte*e aux insectes par les plantes
d'Europe seniles a la presqu'ile? On pourrale
verifier.
Souvent je revois ces plages silencieuses, le
bord de la mer ou, tout a coup, sous les paletu-
viers, on entend clapoter l'eau battue par une
lutte de crabes ; ou Ton ne voit que la nature
sauvage et les flots de'serts.
Et les cyclones? quand on les a vus on est
blase* sur les terribles splendeurs de la fureur
des elements.
C'est le vent, les flots, la mer qui, ces jours-la,
chantent les bardits de la tempete ! II semble, par
moments, qu'on s'en aille avec eux hurlant dans
le chceur terrible. On se sent porte" sur les ailes
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 337
qui battent dans le noir du ciel sur le noir des
flots.
Parfois un Eclair immense et rouge de*chire
i'ombre ou fait voir une seule lueur de pourpre
sur laquelle flotte, comme un crepe, le noir des
flots.
Le tonnerre, les rauquements des flots, le ca-
non d'alarme dans la rade, le bruit de l'eau ver-
sed par torrents, les e*normes souffles du vent,
tout cela n'est plus qu'un seul bruit, immense,
superbe : Torchestre de la nature sauvage.
La nuit est profonde mais les Eclairs presque
continuels ; l'ceil, l'oreille sont charme's.
Notre premier cyclone eut lieu la nuit ; ce sont
les plus beaux.
C'e*tait a la presqu'ile Ducos; le barometre
6tait descendu au plus bas; l'air, que pas un
souffle ne rafratchissait, l'avait annonce* des le
matin.
L'inquielude prit les animaux, chacun prit ses
b&tes dans sa case.
Ayant enferme" dans la mienne ma chevre et
mes chats, il me vint une ide"e que je voulus
communiquer de suite a Pe"russet (c'e'tait un an-
cien capitaine au long cours); il n'y avaitpas de
temps a perdre.
Suivant avec assez de difficulte" le chemin de
;« .,'g*-.-^. .,... , .
338 ME*MOIKES DE LOUISE MICHEL
Numbo, car la soiree s'avancait et la tempete
commencait, je parvins jusqu'a sa case qui 6tait
une des premieres du cdte* de la foret Ouest ou
nous habitions.
Je frappe.
— Qui est la, par ce temps ? Sacrd bougre !
VoilV voilal
Et, to uj ours grommelant, Pe*russet ouvrit sa
porte.
— Je viens vous chercher.
— Pourquoi faire ?
— Le bateau qui nous garde ne garde plus
rien; il ne sera pas en rade de la nuit; avec un
radeau nous pouvons nous con fie r au cyclone, il
nous portera jusqu'a la prochaine terre, Sydney,
sans doute, et a vous, un vieux loup de mer, on
donnera un brick pour revenir chercher les
autres.
Mais je le flatte en vain : Pappelant vieux loup
de mer, vieux pirate, corsaire, etc. ; mon voca-
bulaire s'e"puise, Pe*russet me regarde en silence.
II est savant, et quand la science fait r6fl£chir
on ne se livre pas volontiers al'inconnu. Enfin,
bien gravement il me dit :
— D'abord, nous n'avons pas de quoi faire un
radeau.
— II y a de vieux tonneaux; on les attache.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 339
— Ou en prendre ?
— Partout ou il y en a, a la cantine, n'im-
porte ou.
— Et quand m6me, savons-nous on nous abor-
derons ?
— Dame! c'est la chance. 11 faut la tenter; il y
a mille chances contre aucune de p£rir.
— Eh bien, nous aurons celle que vous appe-
lez aucune.
Nous nous disputons, l'orage se d6chaine, la
pluie commence.
— Voulez-vous que je vous reconduise? dit
P^russet inquiet du chemin que j'avais a faire ?
— Non, je n'ai pas besoin de vous.
Je lui jette sa porte au nez ; j'entends sa lampe
qui tombe; pauvre vieux! il rouvre la porte, mais
je lui crie de loin :
— Je suis en nombreuse compagnie.
Je lui dis cinq ou six noms! — Rentrez, nous
partons a huit.
— Est-ce bien sur?
— Mais, sans doute, je ne mentirais pas.
Ce n'est pas vrai, je suis toute seule et c'est
meilleur quand on est en colere ; me tenant aux
rochers je rentre a la baie de l'Ouest.
Que c'est beau ! que c'est beau ! Je ne pense
plus ni a Pe>usset ni a rien; je regarde, je
WMmHMMai
340 MriMOIRES DE LOUISE MICHEL
regarde de tous mes yeux et de tout mon coeur.
La mer, pareille a une nuit, &eve jusqu'aux
rochers ou je suis, d'Snormes griffes d'^cume
toute blanche ; il y a dans les flots comme une
poitrine qui rale.
En rentrant dans ma case je change de vete-
ments, les miens eHant lourds comme du plomb,
e*tant imbibes d'eau.
Voila des visites, ce sont tous les jeunes gens
mes Aleves ; ils ont eu peur qu'il ne nous arrive
quelque chose et les voila.
— Nous avons manque* , disent-ils, etre ren-
versSs par le vent.
J'en sais quelque chose.
Ah ! si pour le radeau j'avais pense* plutdt a ces
jeunes gens-la ; si le titre de capitaine au long
cours ne m'avait pas Sblouie! comme s'il y avait
a diriger quelque chose par le cyclone ! II n'y a
qu'a s'y livrer!
Ce sont ceux-la qui auraient bien trouve" ce
qu'il fallait et nous aurions tente* le sort.
Maintenant il n'est plus temps ; bah ! qu'est-
ce que cela fait? Ce qu'on voit ici a son utilite* et
sa beaute" et, e"go1ste que je suis, je me mets a
regarder, regarder tant que j'ai des yeux, cette
nuit ou tout s'^croule, gemit, hurle et qu'a tra-
vers les torrents de la pluie comme a travers un
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 341
voile de cristal, let eclairs se montrent splen-
dides d'honeur.
0»el silence au lendemain! S»r le mage
echancre, iont jetees ensemble les «pm» arra-
JZ au* entraUles de la mer et celles qu, v.en-
i-nt de la presqn'lle ou de l'lle Nou.
"t t «ne P branehe arracbe* a la foret une
femelle d'oiseau a lunettes couve ses pet.ts que
cyclone a emportes sans les briser. Jattacbe
le mieu* possible labranchette a un gomuuer;
elle sera toujours mieux qu'a terre.
Comment les oisillons ne sont-ils pas tomb s
du nid pendant leur terrible voyage? II a fallu
que la mere les tint presses sous elle.
* Dans la race humaine, par des «*"*"«*
d'autres sinistres, quelques parents affoles o»-
blient leurs enfants en s'enfuyant.
Lesecondcyclone.iel'aivudeiour.aNoumea;
c'etait beau mais moin. grand que le cyclone de
nuit a la presqu'ile Ducos.
Les toitures de t6le s'envolant comme d tm-
eses papillons faisaient un effet etrange ; la
mer aboyait avec rage et nous tremp.ons dans
Teau plus qu'elle ne iombait taut ellese versa,
comme un ocean, et, P°»^ V f * d ™r\ a
etait moins terrible; serais* «* btas * e ,ik '
dessus comme sur le reste?
342 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
L'aiguille de la boussole est affolge et cherche
le nord avec angoisse; les grands coups d'aile
du vent frappent plus fort de temps a autre an
milieu de tous ces bruits £normes.
IX
ENCORE UNE PARENTHE8E
Cette anne*e, aux jours de mai, sombres anni-
versaires de TWcatombe, les morts vont vite!
Trois tombes viennent de s'ouvrir :
Victor Hugo!
Amouroux !
Gournbt!
Toutes trois rappellent 71 : Amouroux tratna
le boulet du bagne en Nouvelle-Catedonie;
Cournet fut proscrit, et la proscription fut la
portion la plus malheureusepeut-etredesvaincus;
Victor Hugo offrit sa maison, a Bruxelles, aux
fugitifs de l'abattoir.
C'est pourquoi l'ide"e de faire parler sur cette
tombe M. Maxime Du Camp, pourvoyeur des
tueries chaudes ou froides, me fait horreur.
Tout enfant j'ai envoye* des vers a Victor Hugo ;
344 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
je lui en ai envoye* toute ma vie, sauf depuis le
retour de- Cale*donie. Pourquoi faire? Le mattre
e*tait fete" par tous, meme parceux qui, autrefois,
e*taient loin de le feter; je n'avais nul besoin
d'assister aux jours joyeux. Mais, sur la tombe
ou oseraparler M. Du Camp de Satory, je reviens,
criant de la prison, comme les morts crieraient
s'ils sentaient a travers le ne*ant, a travers la
terre : « Arriere ! les bandits I Salut au barde qui
maudissait les bourreaux ! »
AUX MANES DE VICTOR HUGO
To peux trapptr Mt homma tvec tranqoillltft.
Victor Hooo.
Aux survivants de Mai, dans la grande hecatombe,
II offrit sa maison; aujourd'hui, sur sa tombe,
C'est Maxime Du Gamp,
Du Camp de Satory I qui prendra la parole.
Pourquoi, pour saluer ce barde au Capitole,
Un front marque de sang?
De ce sang des vaincus, qui fit horreur au mattre;
Non pas dans les combats, mais apres, comme un tratlrc.
Comme a la chasse un chien
Fait lever le gibier, ce mouchard volontaire,
Six ans nous Tavons vu, pour les conseils de guerre,
Chasser au citoyen!
Le bourreau Gallifet se montre face a face;
On salt les quinze noms de ceux du coup de grace;
Dans l'abattoir sanglant
BltMOIRES DE LOUISE MICHEL 345
lis n'ont fait que tuer; lui, jetait de la boue
A ceux qu'il indiquait pour qu'on les mtt en joue,
Lui, Maxime Du Camp!
Du Camp de Satory; on peut frapper cet homme
Avec tranquillity, pas comme un autre, en somme,
Mais en le souffletant.
Car ce n'est quW d4fl, sa parole honteuse,
Comme un crachat jete* a la foule houleuse
Qui l'enloure en grondant.
Sous les arbres en fleur, au rouge anniversaire,
Comme une insulte a ceux qui dorment sous la terre,
II ne parlera pas.
mattrel nous veillons des tombes et des gedles;
Sur toi ne tombera nulle de ses paroles
Et nul bruit de ses pas.
Ah! de la part des morts, de la tombe bcante,
Le peuple jettera, fetu dans la tourmente,
Le sinistre histrion.
Qu'il aille sous le vent terrible des coleres,
Sous le vent qui dans l'air fait craquer nos banntfres,
Qu'il aille, cehaillon!
Peut-etre que ce sera au Pere-Lachaise.
Maxime Du Camp de Satory parlant au Pere-
Lachaise! Devant le mur blanc des fusiltesl Ce
monstre, qui servit pendant plus de six ans de
pourvoyeur aux bourreaux, le faisait par plaisir
et non comme les miserables vulgaires, qui le
font la plupart pour nourrir leurs petits. Que de
3*6 MI&M01HES DB LOUISE MICHEL
cboses fait faire aux mise>ables la nich6e qui
meurt de faim! Lui, Maxime Du Camp de Satory,
il faisait pour son plaisir lever les vaincus devant
les vainqueurs 1
Je l'avais un peu oublie\ au milieu de tant do
douleurs. L'e*pouvantable ide*e de le dresser
devant nous aux jours de Mai m'a rappele* ses
crimes.
Peut-etre on trouverait Ik le juste chatiment
s'il osait s'y montrer.
La-bas, en Cale'donie, sur un rocher e*norme,
ouvrant comme une rose ge*ante ses pe"tales de
granit tache*s de petites coulees noires de lave
pareilles k des filets de sang noir, est une strophe
d'Hugo que j'y ai graved pour les cyclones :
Paris sanglant, au clair de luno,
RtWe sur la fosse commune .
Gloire au general Trestaillon t
Plus de presse, plus de tribune,
Quatre-vingt-neuf portc un baillon;
La Revolution, terrible a qui la louche,
Est couchrfe k tcrre; un Cartouche
Pout cc qu'aucun Titan ne put.
Escobar rit d'un rire oblique.
On voit trainer sur toi, gdante Republique,
Tous les sabres de LiUiput ;
Le jugf, marchand en simarre,
I
MEMOIRS DE LOUISE MICHEL 347
Vend la loi.
Lazarel Lazare! Lazare!
Leve-toi !
Victor Hugo.
Que cette strophe, 6 mattre, s'effeuUle sur U
tombel . ,
ParoiUe au drame, qui n'existe plus sur les
theatres parce qu'il se deroule reel dans les rues
avec les foules de la legende nouvelle, la po<*sie
anpartient ddsormais k tous.
C'est uii sens qui se developpe comme celui
de la liberie, comme celui de Vnarmonie, avec
mille autres que nous ignorons encore, dans les
eftluves revolutionnaires ok tout bourgeonne, ou
tout fleurira, ok tout aura son fruit et fera sa
^Une cbose asse* etrange, c'est la ressemblance
qui existait entre quatre tetes de vieillards qui
viennent de tomber, faucMes avec le siede qui
unit. . n .
Louis Blanc, Victor Hugo, Blanqui, Pierre
Malczieux, V homme de Juin et de 1 1 , qui ne voulut
plus vivre le jour ok, au retour, les patrons le
trouverent trop vieux pour travailler.
La ressemblance entre, Victor Hugo et Pieffe
Malczieux etait frappante et complete : une meme
348 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
grandeur, douce chez le poete, fiere chez le
vieux lutteur, e*clairait ces deux visages d'une
superbe lumiere, et tous deux ressemblent au
vieil Homere.
Avez-vous vu de vieux lions couches vous
regardant? II y a dans ces fauves doux et forts
quelque chose de ces grands vieillards.
Le rocher dont je parlais tout a l'heure et sur
lequel, entre deux lignes de laves qui l'encadrent
comme une page de deuil, j'ai grave* la-bas des
vers d'Hugo, atteste, par le nombre de pierres
diffSrentes qui y ont &e* presses a I'&at incan-
descent et dont quelques-unes, plus vite refroi-
dies, ont garde* pure leur essence, que les terres
de la Nouvelle-Cale'donie ont subi les revolutions
g^ologiques qui ont fait ^merger des sommets
nouyeaux ou conserve en partie ceux du conti-
nent qu'elles disloquaient.
Comme l'Australie et la Nouvelle-Z&andc, la
Catedonie dut tenir a l'Asie; peut-6tre que les
lies plus petites et plus rapp rochets de la Poly-
ne*sie ont Emerge*, mais, a coup sur, certaincs
e*chancrures de baies, certains arrachements de
montagnes qui, d'une seule en ont forme* deux,
qu'on pourrait rejoindre comme les deux parties
les plus incontestablement soude*es autrefois,
attest ent les tourments du sol cale*donien. En
MdMOIRES DE LOUISE MICHEL 349
outre, le rat catedonien m'a paru semblable au
rat australien ; le chien de la Nouvelle-Zelande
est considere* comme une varied du dingo
australien, et si le crane quaternaire de ne*ander-
tal a ses analogues dans les races encore vivantes
oceaniennes, on peut done admettre qu'un
immense continent s'est Smiette* dans l'onde aux
epoques antehistoriques ; d'autres ont sombre"
ailleurs.
Je ne sais pas si les migrations des traditions
polynSsiennes, qui trouverent une autre race Ik
oil s'&ablissait la leur, sont fondles ou non, mais
les ISgendes qui s'y rattacbent sont trop nom-
breuses pour qu'il n'y ait pas un peu de v£rit<5
au fond.
Je ne sais pas non plus sur quoi s'appuient
ceux qui voient en Asie certaines peuplades
appartenant au meme type que des tribus
oc6anienncs. Mais je crois que les pretendus
albinos vus par Cook et d'autres dans ces parages
ne sont pas des albinos, mais les derniers repre"-
s. ntants d'une ramille arienne, aux longs cbe-
voux et aux yeux blew, ce qui n'appartient nulle-
nient aux albinos.
Ces Arias, chares au cours d'une migration ou
un milieu de la revolution gSologique, ont ve"cu,
se inariant entre eux, parmi les tribus ocea-
20
i
350 MiMOIRES DE LOUISE MICHEL
niennes ; c'est ce qui explique leur extinction
et les formes rachitiques de leurs derniers repre-
sentants.
Andia, le barde blanc aux longs cheveux,
Andia le Takala, qui, pres d'Atai, chantait et
fut tu6 en coinbattant, 6tait l'un des derniers, si
ce n'est le dernier; son corps 6tait tordu comme
les troncs des niaoulis, mais son cceur 6taii
brave.
Andia, sou nom 6tait bien un nom des Arias,
et, dans les traditions de sa race ou dans les
ressources de son oreille plus savante, il trouva,
au milieu des Canaques qui, pour orchestre, ont
les branches de palmier remue"es, des bambous
frappe* et la corne d'appel faite d'un coquillage,
ii trouva ou retrouva le luth, dont il fit les cordes
avec les entrailles d'un chat sauvage, descendant
d6g<$ne>6, aux pattes de derriere tres hautes, aux
pattes de devant tres basses, des chats aban-
donne*s par Cook dans les forets, chez qui la
n^cessite" de sauter dtWeloppe les jarrets du
kangourou.
Une cornemuse fut £galement faite par Naina
(d'apris les traditions de ses ancttres) ; mais, sau-
vage comme son entourage, il la fit de la peau
d'un traitre.
Ce barde au teint olivatre, aux jambes torses,
MliMOIRES DE LOUISE MICHEL 351
a la tete enorme, a la taille de nain, aux yeux
bleus pleins de lueurs, mourut pour la liberty de
la main d'un traitre.
Atat lui-meme fut frapp* par un traitre. ;Que
partout les traltres soient maudits !
Suivant la loi canaque, un chef ne peut etre
frapp* que par un chef ou par procuration.
Noudo, chef vendu aux blancs, donna sa />ro-
curation a Segou, en lui remettant les armes qui
devaient frapper Atat.
Entre les cases neigres et Amboa, Atat, avec
quelques-uns des siens, regagnait son carape-
ment, quand, se detachant des colonnes des
blancs, Segou indiqua le grand chef, reconnais-
sable a la blancheur de neige de ses cheveux.
Sa fronde roulee autour de sa tete, tenant de
la main droite un sabre de gendarmerie, de la
gauche un tomahawk, ayant autour de lui ses trois
fils et le barde Andia, qui se servait d'une sagaie
comme (Tune lance, Atat fit face a la colonne des
blancs.
II apercut Segou.
— Ah! dit-il, tevoila!
Letrattre chancelaun instant sous le regard
du vieux chef; mais, voulant en finir, il lui lance
»ne sagaie qui lui traverse le bras droit Atat,
nlors, levele tomahawk qu'il tenait du bras gauche;
1
!
MHNMMMM
352 MliMOIRES DE LOUISE MICHEL
ses fils tombent, Fun mort, les autres blesses;
Andia s'&ance, criant : tango! tango! (maudit!
maudit!) et tombe frappe' a mort.
Alors, a coups de hache, comme on abat un
arbre, Segou frappe Atat; il porte la main a sa
t6te a demi d6tach£e et ce n'est qu'apres plusieurs
coups encore qu'Ataf est mort.
Le cri de mort fut alors pousse* par les Cana-
ques, allant comme un e*cho par les montagnes.
A la mort de Gaily Passeboc, les Canaques
saluerent leur ennemi de ce m&me cri parce que,
disent-ils, ils aiment les braves.
La tete d' Atat fut envoye*e a Paris ; j'ignore ce
que devint celle du barde.
Que sur leur me*moire tombe ce chant d' Andia •
« Le Takata, dans la foret, a cueilli I'adoue'ke,
rherbe bouclier, au clair de lune, I'adoue'ke,
Pherbe de guer 'a plante des spectres.
« Les guerriers se partagent I'adoue'ke qui
rend terrible et charme les blessures.
« Les esprits soufflent la tempdte, les esprits
des peres; ils attendent les braves; amis ou
ennemis, les braves sont les bienvenus par dela
la vie.
« Que ceux qui veulent vivre s'en aillent. Voiia
la guerre ; le sang va couler comme l'eau sur la
terre; il faut que I'adoue'ke soit aussi de sang. »
mmmm
X
Depuis que j'ai vu les cyclones, je ne regarde
plus les orages d'Europe que j'aimais tant
autrefois.
La-bas, de temps a autre, les yeux fixGs sur la
mer, la pensee libre dans l'espace, je revoyais
les jours d'autrefois. Je sentais l'odeur des roses
du fond du clos, du foin coupe* au soleil d'6te\
l'apre odeur du chanvre que j'aimais tant autre-
fois ; maintenant je n'y songe plus.
Je revoyais tout; mille details qui ne m'avaient
point frapp^e jadis me revenaient dans les sou-
venirs fouiltes ; je d^couvrais les sacrifices faits
pour moi par ma pauvre mere, simplement,
sans se plaindre; elle m'eut donn6 son sang
comme elle m'avait, miette a miette, laisse* pren-
dre ce que nous possesions, pour des idees qui
n'etaient pas les siennes. Elle aurait voulu vivre
pres de moi, dans un coin paisible, quelque
ecole de village perdue au milieu des bois.
20.
,„ •H* r * l ' *<m* mwm*imm WMMMMMMMWV4WMMN 1
I
384 MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
Pauvre mere! Maintenant, tout est fini; mais,
apres toi (si ce n'est la Revolution), apres toi
plus ne m'est rien, si ce n'est d'aller pres de toi
la-bas ou tu dors.
~ Maintenant, les plumes qui ont diverse* tant
de venin sur moi peuventfouiller jusqu'au cceur,
pareilles a des bees de corbeau ; elles n'y trou-
veront plus que de la pierre.
Et pourtant cette pierre saigne encore a cer-
taines heures.
Hier, 24 mai, je ne sais quel coup de clairon
rapide a traverse l'air ; ce son de cuivre m'a fait
froid duis la poitrine. Cet appel est comme un
Ccho des jours de Mai 71 ; conduit-on encore les
soldats contre ce peuple qui voudrait les de*fendre
des Tonkins, ou leurs corps vont engraisser la
terre?
Parlons d'autrefois.
A Noumea, je pouvais, a mon e*cole du diman-
che, prendre sur le vif la race canaque.
Eh bien! elle n'est ni bete ni lache, deux
fameuses qualite's par le siecle qui court !
La curiosity de Tinconnu les tient autant que
nous , plus peut-6tre ; leur perse've'rance est
grande et il n'est pas rare qu'a force de chercher
seuls a comprendre une chose qui les inte>esse,
au bout de quelques jours, de quelques anne'es
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 355
mtme, j'ai vu cela cela, ils viennent vous dire :
« Moi compris ce que toi as dit V autre jour. »
Ils appellent c.a V autre jour.
Dans ces cerveaux, pareils a des feuillets
blancs, se graveraient bien les cboses nouvelles ;
mieux peut-£tre que dans les n6tres, tout em-
brouill£s de doctrines et tout macules de
ratures.
II faut, pour les Ganaques, des mtHhodes mou-
vementGes ; n'en faut-il pas pour tout esprit
jeune, et nous-memes n'apprenons-nous pas plus
vite ce qui nous arrive avec des couleurs drama-
tiques que par des nomenclatures arides?
Dans tous les cas, com me les Ganaques n'ont
pas le temps ni les facility d'user les culottes,
qu'ils n'ont pas toujours non plus, sur les bancs
des 6coles, et que, du reste, ceux qui leur ont
montre" jusqu'a present le peu qu'ils savent ont
hate de les conduire jusqu'a I'^criture lisible,
les moyens rapides doivent etre pre7e>4s aux
autres.
La lecture, le calcul, des cements de musique
recoivent, en les enseignant au moyen dune
baguette sur le mur ou soht traces les lettres,
les chiffres et la ported ou un bout noir figurera
les notes, une allure mouvemente'e qui en facilite
la comprehension.
«wt*W*ns MM- k #wM>»> «
356 MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
L'6criture est apprise comme par intuition;
si, au moyen de lettres mobiles on fait composer
les mots, on est tout Stonne" de voir le pauvre
noir genre tres vite les mots convenablement.
Je dis convenablement avec d'autant plus
d'assurance que les Canaques sont d'une mer-
veilleuse adresse de mains pour l'6criture comme
pour le dessin.
A propos du dessin, la confiance ou ils sont
de rSussir pour des contours quelconques aussi
bien que pour la forme des lettres les aide k
imiter avec autant de perfection un dessin qu'un
modele d'e'eriture.
De Ik a refaire en relief, sur des planchettes,
les memes contours, il n'y a pas meme un pas :
e'est la m£me chose.
J'avais a Noumea un piano dont les amis se
souviennent ; une partie des notes e* taient muettes
et, a moins de chanter constamment, on nepou-
vait s'en servir, jusqu'au moment ou Bosuf le
r6tablit tel qu'un veritable instrument; e'est
ainsi qu'il servit.
Eh bien! cela m'a servi a une portion de
mgthode qui n'est pas sans rgsultat. Avec un
piano d'6tude ou certains ressorts rendraient
muettes, momentan6ment, tant6t une partie des
notes, tant6t l'autre, les 61ev.es, en se rendant
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 357
compte des lacunes, en les comblant tant6t pap
les notes chanties du morceau qu'ils eHudient,
tant6t en cherchant d'eux-memes une phrase
musicale qui comble la lacune, arrivent a cre"er
des motifs souvent granges, quelquefois beaux.
Puisque nous en sommes la-dessus, ajoutons
que je l'ai essaye* aussi bien la-bas sur les enfants
des 6ooles qu'a mon cours canaque du dimanche.
Lafaconlaplusrapide de commencerlamusique,
c'est de faire transposer un motif extremement
facile en ajoutant comme exercice gammes et
accords, tantot plaques, tant6t en arpeges.
Tout cela le plus simplement possible.
Pour la mesure, les memes notes, changers
de mesure par l'61eve, ne sont pas mauvaises.
Ah! camarades, vous avez ri de l'orchestre
canaque, attendez un peu; il y avait, a mon
cours du dimanche, de grands Tayos aux oreilles
bien de'tache'es de la t6te, pour mieux entendre,
et bien bercSes par le vent de mer dans les pal-
miers, bien pleines du bruit des tempetes, qui,
ayant r6vasse" quelque cinq ou six ans sur le peu
qu'ils ont appris, trouveront avec ce peu-la de
quoi peut-etre nous dtonner.
Le sens des nombres chez eux, contrairement
a nous, que nos voyages et les foules ont habitue's
aux immensity, est de tout petits nombres ; il
MMUMWH»"«Mt«>
3
r
338 MKMOIRES DE LOUISE MICHEL
leur est impossible de nombrer de grandos quan-
tity, et nous, ces quantity nous semblent
petites.
Cvaluer une foule considerable serait pour un
Canaque nombarou, ce qu'on ne peut plus nom-
brer; c'est pour nous aussi nombarou, mais, en
sens contraire, cela nous parait une poignCe.
C'est done par l'algebre qu'il faut leur com-
mencer les mathe*matiques et non par rarithme"-
tique.
Laissez faire, ils reveront sur tout cela! Si,
au lieu de civiliser les peuples enfants a coups
de fusil, on envoyait dans les tribus des mattres
d'e*cole, comme le d6sirait le maire de Noumea,
M. Simon, il y a longtemps que les tribus, au
lieu de cueillir le mirarem au clair de lune,
auraient enterre' la pierre de guerre.
C'est pendant mon se^our a Noumea que mou-
rut P6russet des suites d'un naufrage auquel il
n'avait dchappe' que grace a une Anergic pen
commune.
Je lui avais pardonne* depuis longtemps, au
vieux loup de mer, son refus du soir du cyclone.
II avait faitbien d'autres actions hardies ; sentait-
ilque les flots lui seraient mortels? L'homme a
comme la b6te son instinct qui l'avertit du danger ;
c'est en le raisonnant que nous le perdons; le
-J
M^MOlRES DE LOUISE MICHEL 359
cheval n'hlsite pas a s'y livrer et trouve le che-
min cache* sous la neige, quand son maitre a bout
^intelligence lui lache la bride.
Peut-etre, s'il m'avait 6cout£e, fussions-nous
parvenus, comme bien d'autres e"paves, en rade
de Sydney, qui sait?
De temps a autre, le dimanche, pendant mes
cours canaques, j'apercevais a la fenetre la tete
de M. Simon et j'eHais sure de recevoir apres ce
qui nous manquait, blanc, planchettes pour sculp-
tor, cahiers, etc., il y avait meme en plus des pe-
tards, du tabac et autres gateries pour les Tayos.
Quant a M me Simon, aux institu* rices de Nou-
mea et a d'autres dames encore, elles savent,
comme les amis de 71 qui sont resttte la-
bas, combien leur souvenir m'est cher ; mais
faut-il tout avouer? Eb bien, ce sont mes amis
noirs surtout que je regrette, les sauvages aux
\eux brillants, au coeur d'enfant. Eh bien, oui, ■»
jc les aimais et je les aime, et ma foi ceux qui ;
m'accusaient, au temps de la r6volte,de leur sou-
haiter la conqu&te de leur liberty avaient raison.
La conquete de leur liberte ! Est-ce que
e'est possible avant qu'ils aient donnd de telles
preuves d'intelligence et de courage. Qu'on en
finisse avec la supdriorite* qui ne se manifeste
que par la destruction !
i i»m h> ■ *4 »» i n wi'l « h»* » i«p mi 4«iki
360 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
En meme temps que la nouvelle de 1'amnistie,
je recus avis que ma pauvre mere avait eu une
premiere attaque. L'ennui la tenait, elle avait peur
de ne plus me revoir, j'avais peur 6galement
d'arriver trop tard.
Mon voyage fut done triste; a peine si je mon-
tais sur le pont, de temps a autre ; la pensec
quelle serait morte avant mon arrivee ne me
quittait pas.
Pourtant le voyage eHait beau et en passant
par le canal de Suez, e'etait le tour du monde
commence sur la Virgmie que j'achevais sur le
John-Helder. II y avait, outre moi, vingt autres
deportes rencontres a Sydney ou, grace aux
lecons que je donnais et a l'aide de quelques
amis, je pus aller par le courrier afin d'arriver
plus t6t pres de ma mere.
A Sydney, le consul francais n'etait pas decide
a me rapatrier avec les autres ; mais sur la decla-
ration que dans ce cas je serais obligee de faire
pendant quelques jours des conferences sur la
Commune de Paris et d'en employer le prix a
mon voyage, il prefera m'expedier avec les autres
par le John-Helder qui partait pour Londres.
Je ne sais de quelle nature est le consul do
France a Sydney. Mais j'ai vu en Hollands un
tableau representant un bourgmestre flamuml.
MgMOIRKS DE LOUISE MICHEL 361
assis paisible devant une coupe de biere qui pour-
rait etre celle de Gambrinus; c'est exactement
son portrait, la coloration du visage, la pose, le
calme profond.
J'ai compris devant ce portrait mieux encore
r[ue devant le consul, combien nos idees doivent
lui parattre subversives et combien, outre labonte*
qui se cache au fond de la physionomie, il a da
trouver preferable de me laisser partir le plus
vite possible pour retrouver ma mere.
Nos amis, Henry et autres, nous comblerent de
gateries pour le voyage; il y eut entre nous des
discussions a qui en prendrait le moins pour lui
seul, si bien qu'on laissa le tout ensemble et
quils s'arrangerent pour m'en faire consommer
hi plus grande partie.
Je suis convaincue que bien des fois Us se
passerent-de cafe tandis. que j'en avais tou-
jours.
J'avais vu un peu les environs de Sydney avec
M me Henry; les bois, les grandes solitudes cou-
ples de larges routes, ou Ton ne voit que la foret,
toujours la forfit pleine de gommiers et d'euca-
lyptus.
On dit que le serpent-fouet et autres y sont
communs ; nous n'en avons pas vu un seul.
II est vrai que c'&ait a la fin de l'hiver et que
21
362 MEMOIRES 1)E LOUISE MICHEL
la comme ailleurs, ces animaux doivent craindie
le froid.
Je n'ai pas vu non plus de kangourous, ce qui
m'aurait beaucoup plus interess^e ; le confortable
des routes si larges et si belles coupant les forets
doit eloigner les animaux sauvages.
Sydney est de*jk une vieille ville, Melbourne
meme sent l'Europe; mais une Europe lavde par
les flots.
Quelques souvenirs.
J'ai ici un album de Sydney ou M"* Henry et
ses enfants, Lucien Henry et d'autres amis m'ont
ecrit sur les premiers feuillets. En passant a
Melbourne, des amis inconnus vinrent nous ren-
dre visite; ils y ont ccrit leurs noms.
Avant de nous separer, mes vingt compagnons
de route y ont 6galement inscrit leurs noms.
C'est tout ce qui me reste des pages. Les autre*
ont ete effeuillees sur le John-Helder; j'y. avais
esquisse" des petites tetes mignonnes et freles de
ces nombreux babies anglais dont les passage™
des troisiemes cabines avaient des collections,
«n leur double quality de gens peu fortunes et de
fils d' Albion.
Aux pauvres toujours les nombreuses nicb^es;
la nature nipare d'avance les pousses fauchecs
par la mort.
MltaOIRES DE LOUISE MICHEL 363
Le9 meres, blondes Anglaisescomuieles petits,
m'ont demands ces croquis ; c'eHait juste.
Quelques croquis de matelots a l'Snorme
carrure suivirent le ifteme chemin; il ne m'est
reste" qu'une esquisse faite pres de l'isthme de
Suez, de ce desert de sable ou les rochers ont la
forme d'Isis couchSes. Au loin toujours le sable,
et sur la rive entre le Nil et les roches feuillete'es
comme T^corce du niaouli qui torment des mu-
railles, une caravane au repos avec les chameaux
le cou allonge sur le sable.
J'eus quelques bonnes fortunes, telles que la
presence d'une dame anglaise qui s'occupe sp&-
cialement de ces malheureuses qu'on abreuve de
honte parcequ'on en a fait des prostitutes, comme
si la honte etait pour les victimes et non pOur les
assassins.
Une vieille dame anglaise avec qui je fis la tra-
versed de Melbourne a Londres, une Francaise
et bien d'autres encore. Combien de bonnes
amities pourront lier en voyage ceux qui vivront
dans une soctete* moins apre que le n6tre !
Un peu de ridicule en passant pour ceux qui
aiment a rire.
J'avais rapporte de Noumea cinq de mes plus
vieux chats, apres avoir confie les trois aulres
plus jeunes et plus beaux a des amis. I)e Noumea
mt«PT**W»«M WWM«M«im ' ''*■ *».ww-»i ■
361 MtiMOlRES DE LOUISE MICHEL
a Sydney, ils firent le trajet sur le pont, s'abri-
tant du froid com me ils purent dans une caisse.
Dans les regions froides ou le vent soufflait
rude et glace\ ils se serraient Tun contre l'autre,
regrettant probablement le chaud soleil de leur
patrie; mais avec une sorte de comprehension
qu'ils devaient s'abstenir de manifestations
bruyantes, ni la, ni sur. le John-Helder, ou apres
etre entre*s en contrebande, presses tous les
cinq dans une cage a perroquet, ils passerent
toute la traversed attache's comme des chiens au
rayon qui formait mon lit, ils ne pousserent pas
une plainte, se contentant de me caresser triste-
ment.
Mais une fois a Londres, autour d'une ^norrne
jatte de lait apportee par les amis devant le feu,
ils commencerent a s'allonger en baillant, et la
seulement le gros chat rouge et la vieille noire
exprimercnt leurs impressions sans doute pen
favorables au bateau anglais. Quant aux trois
petits ils regardaient le feu avec adoration.
Le Figaro et autres feu i lies drolatiques, au lieu
de prendre beaucoup de peine pour preter a mon
retour des Episodes burlesques, auraient mieux
fait d'ouvrir les yeux assez pour voir que Marie,
Jules Valles et moi, nous avions quelque chose
sous les bras en guise de portefeuilles.
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL 365
Ge quelque chose bien cache sous nos man-
teaux, c'&aient des chats !
• Trois sont encore vivants, la vieille noire et
deux des petits; et, en rie qui voudra, ce quelque
chose de vivant qui me reste du foyer, ces pauvres
betes qui, en mon absence depuis deux ans,
vivaient couche*es au pied de ma mere ou sur son
lit, sont pour moi un cher souvenir — autant que
quelque chose que ce soit peut tenir au coeur de
ceux qui voient devant eux la vie d£serte et le
foyer d&ruit.
Peut-etre est-il pre*fe*rable que nous soyons
ainsi; de cette facon on ne regarde plus en
arriere.
H IWM M— w^— «
XI
J'ai parle d£ja de la bonne reception qui nous
fut faite par les proscrits de Londres. On ne
s'dtait pas revu depuis dix ans ; cela nous faisait
l'effet, nous retrouvant ainsi, de revivre les jours
de la Commune.
J'avais su en chemin, par une lettre de Marie,
que mapauvremere, surl'annoncede monretour,
s'6tait un peu remise, et j'6tais heureuse de me
retrouver au milieu des n6tres ; mais j'avais trop
de hate de la revoir pour ne pas partir de suite
pour Paris
Nos places payees et chacun dix francs en
poche, les amis nous conduisirent a la gare ou
nous devions prendre le chemin de fer pour nous
conduire au bateau en partance pour Dieppe.
La gare de Londres avail 6te" 6branl4e par le
chant de la Marseillaise que de loin nous enten-
dimes longtemps gronder sans que la suscep-
tibility anglaise en ait eHe" le moins du monde
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL 367
trouble, ettant que nous Pavons entendue, nous
avons r^pondu sans que personne ait cherch£ k
nous en incriminer.
A Dieppe des amis attendaient & la gare ; k la
premiere station apr&s, c'6tait ma chfere Marie
avecM"* Camille B...
J'ai quelques documents conserves par Marie
sur mon retour.
Voici une lettre que j'adressais k Rochefort et
h Olivier Pain :
Chers ci toy ens RoehefOrt et Pain,
Je regois une dcpdche de Pain qui me demande des
details sur mon arrivee.
Mais vous savez bien que si j'accepte d'etre Tobjet
d'une de ces receptions qui ne sont pas payees trop cher
de toute une vie, je ne veux pas que ce soil ina person-
nalite, mais uniquement la Revolution sociale et les femmes
do cette Revolution auxquelles tout soit adresse
Du reste, je ne me souviens que de ceci : e'est que je
vous ai tous embrasses k mon arrivle, et qu'affolce par
Tidee de revoir ma mfcre, je n*ai rien voulu entendre et
n'ai rien compris avant d'etre h la gare Saint-Lazare J*ai
vu seulement cette gcande foule grondante que j'aimais
tant autrefois et que j'aime plus encore depuis que je
reviens du ddsert. J*ai entendu seulement la Marseillaise
et une unique impression m'a dominie : c'est.qu'au lieu
do livrer h de nouvelles hecatombes cette foule bien at mete,
il vaut mieux ne risquer qu'une tOte, et que les nihilistes
out raison.
J0tMIK» i »—■»..„..„ .„ „ . . ...*. . ru<ni i ' | — Tf— — ■■ ».. ^^— .
L
368 MtiMOIRES DE LOUISK MICHEL
J'ai hate de remercier, j'ai hate de dire qu'avec les
dix deports qui sont revenus hier, nous avous eu ega-
lement a Londres, par les derniers proscrits, un de ces
accueils frateraels qui nous avaient presque prepares a la
journee d'hier et qui prouvent combien nous sommes amis
et combien nous nous suuvenons a travers le temps, l'exil
et la mort.
J'ricris, en mdinc temps qu'a vous, a Joffrin, au sujet
de la reunion de Montraartre avant laquelle je ne puis
aller a aucune ; e'est a Montmartre que j'ai marche* autre-
fois, e'est avec Montmartre que je marche aujourd'hui.
Je vous embrassc de tout coeur,
Louise Michel.
On a vu dans les chapitres pr£c£dents la reu-
nion de Montmartre, dans cette salle de I'filysee-
Montmartre, si pleine pour moi de souvenirs.
Voici quelques-unes des autres; j'en trouve les
comptes rendus dans un des registres de Marie.
Entre autres celle de la salle Graffard. A ce
propos, j'ignore pourquoi j'ai vu si souvent sous
certaines cariAtures, sous des portraits, et je
crois a l'inscription du Muse*e Gre*vin, Louise
Michel a la salle Graffard; j'ai du etre a la salle
Graffard com me dans toute autre salle; il me
semble qu'on ne change pas de figure a une tri-
bune ou a l'autre.
Sous mon portrait qu'un tres jeune peintre,
le fils de M me Tynaire, s'est entete* afaire pour le
H.IM W —fW
MgMOIRES DE LOUISE MICHEL 369
Salon et que je lui ai laisse faire malgre* l'ennui
que j'Gprouvais de poser en ce moment : c'^tait
immediatement apres la mort de Marie, je crois
quo le jeune artiste a mis cette legende : Louise
Michel d la salle Graffard.
J'ai laisse* faire ce portrait pour ne pas con-
trarier un enfant de talent, sure que j'gtais qu'il
serait recu pour deuxraisons. Celle que je place
la premiere est qu'il peint bien ; la seconde sur
laquelle je comptais pour lui est que ce portrait
ressemble trait pour trait, et surtout expression
pour expression, non pas a moi, mais a une an-
cienne prisonniere que j'ai vue en 72,alacentrale
d'Auberive el qui s'appelle M m * Dumollard.
Je rends justice a ma laideur, mais entre cela
et le portrait, magnifiquement peint — mais ne me
ressemblant en rien — dont je parle, il y a la diffe-
rence qu'oo peut verifier par n'importe quelle
photographie de moi mise aupres du portrait.
La reaction devait se frotter les pattes en
disant : Quel monstre t
Gela m'a fait rire jusqu'a ce qu'on ait eu la
betise de laconter a ma mere divers incidents;
mais son ennui n'a pas tenu devant la scene sui-
vante :
Un bonhomme tire" au moins a un million
d'dpingles, un bonhomme bete et raide comme
ti.
r
370 MI&MOIRKS DE LOUISE MICHEL
une poupSe de bois, se pr6sente boulevard Or-
nano, 43, ou nous demeurions ma mere et moi.
— Mademoiselle Michel? me dit-il, en oubliant
d'dter son tuyau de poele et en battant sa patte
droite d'une petite badine.
— C'est moi.
— Non, ce n'est pas vpus.
— Comment! ce n'est pas moi?
— Allons done ! je connais Louise Michel, j'ai
vu son portrait au Salon.
— Ehbien?
— Eh bien ! tachez de ne pas vous moquer de
moi, et puis ce n'est pas une femme qui a che-
vanx et voitures qui ouvre elle-meme sa porte.
Allez me la faire venir! Je vous r<ipete que ce
n'est pas elle qui ouvre la porte.
— C'est elle qui la ferine aussi .
Etla-dessuscommelebonhommen'etait pas tout
afait dedans,jele poussetoutafait dehors la porte
surle nez.il deblatere un peu derriere et puis
je l'entends qui descend d<iblate>ant toujours.
C'<Hait bien vrai qu'on me disait chevaux et
voitures et qu'on faisait semblant de croire que
les reunions e"taient k mon profit.
Comme ceux qui les organisaient savent ce qui
en etait fait, j'avoue que je ne m'occupais gu6re
de ces racontars me'ehamment betet.
MEM04RE8 DE tOCISE MICHEL *»
Marie reatait prta de ma mere quand je aortaia
etlTus ainai parcourir le Midi o* lea d.vera
grapes revolutionnaire. m'avaient ««>«>*«•
8 A Bordeaux f«* «ec Cournet. Je m« »ou-
vien. q«-a une reunion intime oft ae trouvaient
"rUnteee lea diverae. fractione «ch..onn«ea
,ur le chemin que noua parcourons, on agita la
net 11 penseit a» branle-baa qui aura lieu quand
de parlout la Revolution monter. U'aaaaut de la
Vi Ceiour-uioutlemondedo»ner.,etleaie«ne 9
ett 1 rev nants de Vhecatombe. probablemen
.dernier, blanquiate.; cea lien, appuierout
lea forcea revolutionn.irea comma une armee^
En Z Soixante-et-onae prendra a. place avec
ie" Kroupea anarchiete. ou noua avona le dro.
de S r»rir auaai d.bout. Maia ne *«»» P^'f,
pas, .mi. fauchea au rouge »«»"«"»"* *?£
dmpeaux arroaea de aang condu.aent au Per*
Uchaiae. Voua «ea mort, aana ceaaer 1. lutte,
,..i au vaguement. oar je ne l.a p«a ea £«■«
depui. deux ana. ce qui s'eat paaae .« P*«
Laohaiae le 26 mai. .
CNSt.it impoaaible qu'U en fut augment; la
I
372 MEMOIR ES DE LOUISE MICHEL
defense de porter les bannieres de couleurs pro-
hibtes le faisait presage r.
, mes amis, que nul d'entre vous apres la vic-
1 toire du peuple ne soit assez fou pour songer a
1 un pouvoir quelconque.
Tous les pouvoirs feront de ces choses-la, tous !
/ Quand on a revetu la tunique de Nessus de l'au-
/ torite", on sent en meme temps les efHuves de
/ Charenton.
Que cette fois le peuple soit le maltre ; le sens
de laliberte* se deWeloppera. Peut-^tre vaudra-t-il
mieux pour lui que nous tombions dans la lutte
afin qu'apres la victoire il ne se fasse plus d'6tats-
majors, et comprenne qu'a tous le pouvoir est
juste et grand, qu'a quelques-uns il affole.
Un ami me recite un passage de journal dont
il veutque j'aieconnaissance. Apres les brutality
de ceux qu'enivrent le vin et le sang, il y a comme
en Soixante-et-onze ceux qui les applaudissent,
les encouragent, trouvent qu'iln'y a pas assez de
meurtres commis.
Nous, au lendemain de la victoire et meme a
1'instantou elle nous appartiendra, nous aurons,
je l'espere, autre chose a fa ire que des infamies
pareilles.
La Revolution est terrible; mais son but 6tant
le bonheur de 1' humanity, elle a des combattants
mmmmm
MSMOIREfl DE LOUISE MICHEL 373
audacieux, des lutteurs impitoyables, il le faut
bien.
Est-ce que vouscroyez qu'on choisit, pour tirer
les gens de l'eau ou ils se noient, si on les prend
par les cheveux ou autrement? La Revolution agit
ainsi pour tirer l'humanite' de l'oce'an de boue et
de sang ou des milliers d'inconnus servent de
puture a quelques requins.
Allons, me voila emballe'e ! Je reprends mon
re*cit.
Apres mon arrestation pour l'affaire de l'anni-
versaire Blanqui, Marie tomba malade.
Depuis dix ans elle souffrait d'une maladie de
cocur; toute emotion lui e*tait fatale; elle en eut
une violente me voyant arreted.
Pauvre Marie!
Elle dort dans un grand chale rouge qu'on
m'avait donn6 pour faire au besoin une banniere ;
il a fait un linceul ; pour nous c'est la m6rae chose
maintenant.
MARIE perils'
•
Mos amis, puisqu'il faut nous diro quelle est morte,
Qu'au seuil de nos prisons* uous ne la verrons plus ;
hiisque du froid noant nul ne rouvre la porte,
Que vers les tr4pass<?s nos cris sont superflus;
Parlons d Vile un instant ; que son nom nous reporte
Vers ceux que nous avons perdus.
. .. .» ,. M ,>.wM1
h
374 MBMOIRES DE LOUISE MICHEL
Modeste, elle savait 6tre h^roique at fl&re.
Souvent, nous admirions ce contraste charmant!
Maintenant, e'en est fait, dans Ie noir cimeti&re
Pour jamais elle dort, etnportant en mourant
Notre dernier sourire ; et mon coeur sous sa pierre
Se sent enseveli vivant.
Entre le ciel desert et la terre marAtre,
Quand, parfois, nous avons des tresors aussi beaux,
(Test afln que la raort viennd nous les abattre,
Afln que tout soit deuil sous les rouges drapeaux.
Tous ceux que nous aimons com me un sarment dans Y&liv,
Yivants sont pris par les tombeaux !
Revolution ! m&re qui nous devore
Et que nous adorons, supreme (fgalit^!
Prends nos destins brisks pour en faire une aurora.
Que sur nos morts cheris plane la liberty !
Quand mai sinistre sonne, eveille-nous encore
A ta magniflque clart^!
LOUISK MlCHfcl*.
F6vrier 1882.
Je croyais mourir aprfes ce coup terrible; ma
mfere me restait, ma m6re et la Revolution. Main-
tenant je n'ai plus que la Revolution.
Si ces M£moires auront un grand nombre de
volumes? Je n'en sais rien ! cela depend de bien
des ohoses. Si on voulait tout dire on 4crirait
sans fin.
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
375
Dans tous les cas, je f'erais bien peut-etre d'es-
quisser dans ce premier volume l'histoire de
mes prisons.
11 faut bien qu'on sache combien parmi ces
mis6rables qu'on mgprise, se trouvent de braves
coeurs; il faut bien qu'on voie une foule de choses
telles qu'elles sont, et ceux-la seuls le savent qui
les ont ve*cues! Je termine le chapitre des confe-
rences pour en arriver a celui des prisons.
Je cite quelques fragments encore ; en voici un
de notre ami Deneuvillers. C'est la contre-partie
bonnete de ce qui se passa le meme jour dans
l'autre salle. J'ai raconte* dans un chapitre pr£-
ce'dent les folies qu'y firent les rlactionnaires
devenus enrages parce que les gens de bonne
foi ttaoutaient, sans parti pris, parler de la Re* vo*
lution.
Je cite ce fragment, non par orgueil personnel,
mais par orgueil re'volutionnaire. On y verra la
conduite du peuple oppose* e a celle de ses exploi-
teurs conscients ou inconscients du rdle qu'ils
jouent.
LOUISE MICHEL A OANU
Louise Michel a donne* mercredi, au profit de la cause
sneialiste, une conference a la salle du Mont-Parnasse.
Trois mille compagnons dtaient presents et oat fait un
M* PNr**<il %<«,>*•>''»
r
, yw*.,.* ..»*W« *! » ■
376
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
accueil enthousiaste a la contendere, qui a parte sur la
propagande rSoolutionnaire.
Lorsque la citoyenne s'est retiree pour aller donner
une autre conference a l'Hippodrome, celle-ci dans un
milieu bourgeois, r&ctionnaire, l'honnfiteetvaillante popu-
lation gantoise voulait lui faire cortege pour la proteger
contre les insulteurs.
— II ne faut pas, leur a dit Louise Michel, laisser croire
aux ennemis du peuple que nous prenons pour idole les
uns ou les autres de nous. Nous ne devons faire cortege
qu'a la Revolution. C'est pourquoi je vous demande de mc
laisser partir seule.
* *
Autant les ouvriers se sont montres calmes et enthou-
siastes, autant les reactionnaires de l'Hippodrome se sont
montre's sauvages, furieux!
Les ck'ricaux en de"lire avaient depuis trois jours prepare
des choristes hurleurs qui devaient empecher d'entendre.
On ne voyait que bouches large ment ouvertes, poussant
des cris furieux, et une levee de gourdins a faire envie a
Pietri !
CdU? comique : la conferenciere a garde" comrae souve-
nir des argument ctericaux un fragment de banquette, du
poids de deux kilos, qui lui a dte" jetd sur la tdte.
Les meutes catholiques s'assemblaient dans les rues, ou
elles donnaient de la voix contre les socialistes, dont on
avait tentf d'assassiner celui qu'ils ddsignaient comme
leur chef, le courageux Anseele, qui ne leur a dchappe" des
mains que grace a notre intervention dans la lutte.
Nous avons eu jusqu'au soir le spectacle des fureurs
e*pileptiques de ceux qui, en cHouffant une conference
croient avoir sauve* la religion et la soci6tc\
Sans la protection du bourgmestre et du commissaire de
mm***
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 3T7
police en chef qui ont fait preuve d'un devouement vrai-
ment biroique en s'interposant dans la lutte au Cirque,
et jusque dans la gare, nous ne savons ce qui serait
advenu a notre amie.
Ces turpitudes n'empdcheront pas le vent de la libertc
de souffler a pleines voiles ot de rendre la Revolution plus
inevitable et plus proche.
Deneuviixers.
Je suis obligee de chercher mes citations chez
les amis, ne pouvant trouver la verite ailleurs.
Je coupe, du reste, quand c'est possible, les
choses trop flatteuses pour moi qu'ils mettent
parfois en reponse a celles qui sont trop exag6-
rees par la haine en sens contrairc.
Je ne suis pas merilante, puisque je suis ma
pente comme tous les etres et comme toutes les
choses, mais je ne suis pas non plus un monstre.
Nous sommes tous des produits de notre epo-
que, voilk tout. Chacun de nous a ses quality et
ses defauts ; c'est laloi commune ; maisqu'importe
ce que nous sommes, si notre oeuvre est grande
et nous couvre de salumiere; il ne s'agit pas de
nous dans ce que nous commencons, il s'agit de
ce qui sera pour Thumanite quand nous aurons
disparu.
Qu'on me permette de citer cet extrait de
YIntransigectnt :
nwnma'tM
WW JW^I ^ nr lin*'-'
r
378 MliMOIRES OE LOUISE MICHEL
D'une part, nous lisons dans teVoltaire :
Ce que rapporte la propagande rcvolutionnaire.
Les conferences de M"* Louise Michel, k Bruxelles, lui
ont etc payees k raison de S00 francs chacune, soit 1,500 fr.
pour les trois.
A ce prix, les appels a la revolte deviennent une assez
bonne affaire.
D'autro part, un lecteur aimable, s'etonnant du don
princier que la citoyenne Louise Michel adresse, par notre
entremise, aux victimes de Chagot, nous demande des
renseignements sur ses nioyens d'existence. Au sentimen
de ce monsieur, notre amie aurait pour speciality dedebi-
ter « des idioties que nous trouvons charmantes » et de
faire « des voyages d'agrement aux depens d'imbociles
exploited par un coinite de gredins ».
Au lecteur aimable, nous nous bornerons a soumettre
quelques chiffres, dont ils sera loisible au Voltaire de faire
son profit.
Ici, nous sommes d'autant plus a l'aise que notre cou-
rageuse et excellente amie est absente et qu'au risque de
la mccontenter, nous pouvons dire d'elle une faible partie
de ce que nous en pensons.
Sur le prix de sa premiere conference, independamment
de ce qui a etc consacre a des o&uvres de propagande re-
volutionnaire, Ylntramigeant a recu cent francs pour les
proscrits de 1871.
Sur ie prix de la seconde conference, cent francs on*
etc donnes aux mineurs du Borinage; cent autres francs
a la presse socialiste d'Anvers et trois cents francs, ie
ros te — e'est le « don princier », figuraient hier en
tete de notre souscription en faveur des prevenus de Cha-
lon-sur-Sadne et de leuys families.
tiM*,******* 1 *
MEMOIHRS DE LOUISE MICHEL »™
II n'a certainement pas dtc fait un moins digne et
moins dcmocratique usage du prix de la troisieme confe-
ri'iice.
Notre correspondant est-il satisfait?
Parlons un peu de la conference de Versailles.
Nous y 6tions altes, tout un groupe d'anarchistes,
nous attendant a tout, mais regardant comme un
devoir daller saluer de la les poteaux de Satory
et le mur du Pere-Lachaise.
II me reste une lettre sur cette conference; la
voici •
Septembre 1882.
A propos dos incidents qui se sont produits a la reunion
nronisfo dimam-he dernier, a Versailles, par un groupe
socialists rdvolutionnaire, la citoyenne Louise Michel nous
adresse la note suivante :
« Est-ce que nos amis attendaient pour nous une autre
vdcoption? .
« Nous n'avons pas besoin de parler de Revolution a ceux
qui sont rcvolutionnaires, mais a ceux qui ne le sont pas.
« Puisque nous avons commence par Versailles, jo no
ois pas d'empe-chements a ce que nous iinissions par la
Bietagne.
« Nous irons prochaineiuent faire un tour dans ces
bons pays du Roy.
« S'il s'y Irouve des gens qui nous recoivent a coups dt
foun-he, il sVn trouvera aussi qui seront acquis, par la
propagande, a la Revolution sociale. Tout lour enteMnent
V
,
380 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
breton se tournera vers le vrai; tout leur fanatisme sera
pour Tavenir au lieu d'etre pour le passe.
« II y a longtemps que j'y pense, pour ma part, a la
conqufite do cotte Bretagne, depuis le jour ou, de la place
do l'Hdtel-de- Ville, je rogardais avec indignation les largos
faces blondes des gars bretons, collces aux vitres de la
niaison commune, d'ou ils nous canardaient avec tant de
conviction, de par le plan Trochu.
« C'etait le 22 Janvier,
« Oh! oui,nous les aurons, comme tous les autres, pour
la Revolution, les fi deles du Roy, ttyit comme les autres
proletaires.
« Louise Michel. »
Notre amie la citoyenne Louise Michel, a adresse hier
au redaeteur en chef de V Intransigeant la lettre suivante,
qui vise l'article intitule Souvenirs de Satory :
« Au citoyen Rochefort,
« Mon cher compagnon de route,
« Je viens vous serrer la main pour votre article d'au-
jourd'hui.
« Comment pouvaient-ils s'imaginor, cesgens-lk, que la
poursuite et les cris d'une meute inconsciente pouvaionl
m'dmouvoir, tandis que j'avais devant moi Satory?
« C'est absolument comme si je m'ctais amusce a me
plaindre a la presqu'tle Ducos, avec Tile Nou a l'horizon.
« Nous avons pu constater, une fois de plus, que les
arguments serieux font defaut a nos adversaires. lis
ernploient les hurlements : c'est avouer qu'ils sont perdus.
« Ce troupeau, du reste, ne manquait pas de pittores-
que; il y avait surtout un mendiant boiteux, s'allongeant
. s,***^-.* v.t.-. ^ mmin r )
MriMOIRKS DE LOUISE MICHEL 38t
comnie une araignee sur ses bequilles, etvociferanlcontre
les ennemis de la proprteU.
« Vous avez vu ies Gueuv de Cailot? On odt dit eelui-la
dctachc du cadre.
« II y avait aussi quelques grands drflles de la suite
d'Amphitrite, et des gavroches (parmi lesquels plus d'un
futur insurge) ; enfin tout le tableau de la bfitise humaine.
(( N'importe! cette scene aura contribue a nous amener
plus d'un auditeur. Les choses ont une eloquence que
n'ont pas les paroles.
« Louise Michel. »
Non seuleinent les calomnies allaient leur
train, mais des idiots affotes de haine firent
paraitre dans un journal (je ne me souviens plus
lequel) d'infames calomnies qu'ils avaient es-
saySes sans succes, ou plut6t avec un succes
contraire a leurs projets, dans une assemblee ou
se trouvaient par hasard des d6port£s de la
Commune.
Cette> fois ils esperaient mieux, sans songer
que des milliers de personnes avaient vu ma vie
jour a jour. C'est un Caledonien encore, M. Loca-
mus avocat, ancien conseiller municipal, ancien
officier a Noumea (fui leur a repondu.
Je suis obligee, devant lapersistance des calom-
niateurs anonymes, a ces deux reprises, d'en finir
par cette lettre, quelque fialteuse qu'elle soit,
avec ces effrontes coquins.
■ *.y tvjuwiP^'Vb ■■j 1 *' 1 H|*-vrt"*»,* -«i w» -
I
r
382 Mtf MOIRES DE LOUISE MICHEL
Est-ce la peine? oui, puisque nous tous t&noins
de ees mensonges, nous mourrons bientdt peut-
etre, nous devons nous garder purs pour la
Revolution qui vivra 6ternellement.
II n'est pas inutile de secouer les tache de bouo.
Le citoyen Loeamus, ancien conseiller municipal do
Noumea, nous adresse la lettre suivante :
Nous croyons devoir la publier, bien que notre amie
Louise Michel n'ait besoin d'aucune attestation pour fa ire
justice d'immondes calomnies, contre lesquelles sa vie
tout entiere proteste :
« Paris, 27 tevrier.
« Monsieur le redacteur en chef,
« Je viens de lire dans V Intransigeant les quelques
lignes cxtraites de la reponse de Louise Michel a sos
raloinniateurs. Je n'ai pas lu la calomnie et je suis eon-
vaincu, comrae vous, qu*il n'y a qu'a la mcpriser.
« Cependant, puisque Louise Michel a daigne rcpondre,
je crois de inon devoir d'intervenir.
c< Noumea est loin, et la reponse a ees calomnies pour-
rait se faire trop longtemps attendre. Heureusement, il y
a des Noumeens a Paris.
« (Vest en ma qualite de conseiller. municipal de Nou-
mea, delegue a Instruction publique en 1879 et 1880, que
je viens donner a notre aneienne institutrice conununale
un certificat d'estime et de satisfaction,
« La commission de Instruction publique municipal* 1
etait composee de trois membres, M. Puech, nogocinnt
important, M. Armand deporte amnistie, et nioi.
P
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL 383
« Les ccoles la'iques que nous avons inaugurees dans id
rolonie ont donns les ineilleurs rcsultats.
« Louise Michel, appelee a nous seconder par tin arrdt"
du maire par interim, M. Simon, s'est acquittce de s«»s
functions avec un dcvouement qui ne s'est jamais dementi.
« Son concours nous a etc de la plus grande utilitc.
« J'ajouterai que la conduite et l'attitude de Louise
Michel a Noumea ont inspire le respect et l'adiniration,
iiieine a ses ennemis politiques.
« Recevez, monsieur, mes salutations sympathiques
« P. Locamus. »
Parlons des conferences de Londres. Les
depenses de voyages furent faites par les citoyens
Otterbein de Bruxelles, et Mas d'Anvers, a qui
]e les dois encore.
A Londres, j'aivecucommeprecedemmentcliez
nos amis Varlet, Armand Moreau, Viard; tous
m'ont un peu gatee comme toujours. Je suis loin de
depenser de l'argent quand je vais a Londres; ce
sont eux au coutraire qui en depensent; qtfant
au resultat des conferences, nos amis savent ce
qui devait en etre fait.
Comme la salle etait fort chere, a une reunion
des groupes revolutionnaires, il fut supplee a ce
qui manquait; V Intratisigeant ajouta encore, car il
avait ete proinis a nos amis de 71 devenus infir-
mes qu'il y aurait pour eux un petit souvenir.
La recette etait minimc devant le projet, que
1
f
384 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
nous avions forme* depuis longtemps, de creer un
etablissement plus que modeste, raais enfin ou les
anciensproscritsdevenus incapables de travailler
— ou plutdt a qui on refuse du travail, car les
communards sont fiers, et d'autres deja ont pris
la route du pere MalSzieux — ou, disons-nous,
les meurt-de-faim anciens etnouveaux eussentau
moins trouve* un peu de pain et quelques gouttes
de bouillon, sans autre titre que la misere. Avec
des reunions, nous pensions entretenir cette
maison qui, tenue par des infirmes sous ce titre,
Bouillon des proscrits, eut peut-etre sauve des
de'sespe're's.
Les journaux anglais, meme les plus aristocra-
tiques et les plus r^actionnaires, rendirent compte
avec une grande impartiality de mes conferences
de Londres. Cette bienveillance relative etait
due peut-6tre a la mauvaise foi de quelques
feuilles bourgeoises du d^partement du Nord.
Rien de plus favorable aux gens, que d'en dire
trop de mal. Apres un bon e*reintement on s'aper-
coit de suite des plus grossieres exagerations.
Quant aux comptes rendus des journaux oppor-
tunistes de Paris, ils etaient tous faits sur le
meme cliche*. Ils n'avaient pas besoin d'envoycr
des reporters. II leur suffisait de connaitre le
nom de la salle ou je parlais, le sujet traite* et le
MlSMOIRES DE LOUISE MICHEL 38S
groupe qui avait organist la reunion, pour arran-
ger de la belle facon « lafurie revolutionnaire ».
Mes conferences de Londres &ant faites dans
les quartiers riches, ou t'on ne me connaissait
que d'apres la I6gende forgSe par mes ennemis
de France, mes auditeurs britanniques furent
tout eHonnSs de ne me trouver ni aussi mal e*le-
vee, ni aussi ridicule qu'ils (Haient habitue's a l'en-
tendre dire. lis ne reconnaissaient nullement le
portrait horrible qu'on leur avait fait de moi.
Aussi tous les journaux, meme l'aristocratique
Pall Mall Gazette, furent-ils envers moi d'une
courtoisie parfaite.
Ce qui les 6tonnait beaucoup, c'est que je ne
partageais pas les id6es courantes sur les work-
houses, lis voyaient la chez moi, bien a tort du
reste, une contradiction; mais je vais developper
plus loin mes ide"es a ce sujet.
lis se trompaient en parlant de mon enthou-
siasme pour cette institution Ce n'est pas un
pareil sentiment que peuvent inspirer les work-
houses. Je constatai seulement avec plaisir que
l'Angleterre, elle, consjdere comme un devoir de
s'occuper de ceux qui n'ont ni pain ni abri.
Je ne citerai pas les noms de ceux ou de celles
qui, la-bas, me t(hnoignerent de la sympathie.
Ceux-la se souviendront de ce soir d'hiver, de
22
iWWf :*.,:. .*,.,,.,,
f
386 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
cet hiver noir tie Londres, sur lequel flotte un
linceul de brume, tombant par gouttes inces-
santes et tout a coup par larges ondttes; un soir
glace" dans la grande salle froide, devant l'audi-
toire correct et froid du grand quartier aux
immenses palais, sous lesquels les miserables
ont des trous pareils a ceux des betes! Je sends,
a travers tout cela, l'impression de l'honnetete
humaine persistant malgre" les maudites entraves
qu'on s'est tHernellement donnees.
Ceux qui etaient la ne partageaient pas mes
croyances, mais ils gtaient de bonne foi, et je ne
sais pourquoi ils me firent, graves et froids
comme ils sont, Teffet d'une famille.
Alors, coinme autrefois dans men enfance a
Vroncourt, comme au temps oil, toutejeune insti-
tutrice, je m'asseyais chez M ,,,e Fayet sur la pierre
de l'atre, en laissant s'echapper tout ce que j'avais
dans le coeur, je me mis dans la grande salle
froide, a dire les tableaux de ma vie qui passaient
devant moi, depuis Vroncourt jusqu'a laNouvelle-
Caledonie, avecla sensation presente des choses
passe*es.
II en est peut-etre qui s'en souviennent^ et je
leur ai dit, du :-este, dy penser quand, dans nos
proces, les tribunaux nous pr£sentent sous un
aspect qui n'est pas le notrc.
. ... - - -, „... Mf ,..„»-,.ww»™«.«f*»»». ■ w t m m Mnmm mmrm*UMI&
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 387
Si, comme toute notre race, il y a en nous
encore de la bete humaine, ce n'est pas la bete
qu'on exhibe, le boniment est faux; c'esten quoi
fait deTaut la prudence des serpents qui sifflent
sur le m6me cratere ou rauquent les lions, atten-
dant que la lave nous emporte.
Une chose me frappa en Angleterre, et je l'ai
dit de suite , c'est le soin avec lequel dans quelques
workhouses, Lambeth par exemple, on ouate
le nid immense ou la vieille Albion entasse la
misere, pour qu'elle la laisse attendre dans son
ile, confortablement situee pour cela, que le resle
de l'Europe ait fait sa revolution. Alors, n'imitant
pas les betises qu'elle a vu faire aux autres, elle
fera tout d'une seule fois. Albion se levera sou-
dain, secouera la poussiere de sa robe blanche
et allumera le feu sacre, ou les vents du large
lactiveront au lieu de l'^teindre et en feront une
aurore.
Pour que leurs institutions surann^es durent
plus longtemps, les Anglais les rgchauffent de
l'enthousiasme des femmes. Des femmes dirigent
les workhouses; il $• aura des femmes au Parle-
ment.
Mais les branches vertes du vieil arbre ne
peuvent rajeunir le tronc pourri ; elles produiront
des feuilles et des fleurs tant qu'elles pourront
1
m&*-
I
388 lilliMOIRKS DE LOU IsE MICHEL
vivre, en tirant, non de la seve tarie, mais de
l'air plein de chauds effluves, ce qui soutient
leur existence.
II est certain workhouse ou les vieillards et les
pauvres sont heureux ; c'est que celle qui le dirige
a senti qu'il faut la liberty pour que les malheu-
reux, comme les autres, puissent vivre.
II n'y a pas de regiement; c'est Gcrit en toutes
lettres sur le mur.
Aussi l'ordre est plus grand la que partout
ailleurs ; c'est l'horloge qui preside.
Al'heure du repas, du travail, des promenades,
chacun s'en va librement ou il faut, comme on va
chez soi a son repas ou a son travail.
Ah! vous croyez peut-etre, miss M..., miss
X..., missF..., que je vous ai oubliees? Non,
allez !
Vous croyez peut-etre, miss M..., quele hvre
n'existe plus, ou vous m'avez 6crit les paroles du
vieux de la Montagne : Ni Dieu, ni maitre!
Si, je l'ai toujours.
J'ai toujours aussi la chanson de la Chemise,
si bien traduite en vers francais par vous, sir
1 . fe. ••
Xll
Des fragments constituent ce chapitre; ce sont
des conferences diverse*. Voici d'abord une
lettre que j'adressais au journal le Cttoyen :
Phrase historique :
« On ne doit pas laisser le* cochons s'engraisser. »
^retexpriment-iU grossierement, taadis que nous em-
P Mais, tandis que les repus sont en tram de ^ r '
conference mom "«!,"?„ rtoiS^e ""»>■»* troUralt ch»-
390 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
travail, et le peuple aurait lui-ni6me sauv6 de la mort aes
freres de la deportation et du bagne.
Ce serait le commencement de faire sea affaires soi-me'inc,
Louise Michel.
(Le Citoyen du 28 Janvier 1881).
La seconde partie de cette lettre, seulement,
a trait a la fondation du bouillon des proscrits,
qu'avec rien nous espe>ions fonder; les confe-
rences et le denouement de ceux qui travaillent
aidant pour ceux qui ne travaillent pas.
De ceux qui y auraient trouv<5 la miette qui
parfois sauve une existence, quelques-uns eus-
sent aide parfois.
Quant au livre de comptes il eilt tHe" toujours
ouvert.
Encore ne faut-il pas passer pour des exploi-
ters quand on met son temps et le peu qu'on
peut gagner.
Cette id^e d'exploitation, un tas d'imb6ciles
dont les scies : que j'avais chevaux et voitures!
que je poss^dais des rentes, etc., etc., me 1'ont
fait subir pendant les trois ans que j'ai passes en
liberte" apres le retour.
Ma pauvre mere en a souvent pleure\ la bonne
et simple femme. Quand des lettres d'insulte
succ^daient a des demandes de trois ou quatre
cents francs et meme de plusieurs milliers de
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL »*H
francs, tandis qu'il n'y avail pas cent sous a la
maison!
On n'apas le temps de courir chez les editeurs
quand on passe une partie du temps pres de sa
mere malade, et l'autre aux conferences.
C'est alors qu'on collabore avec ceux qui ont
eu le temps de trouver un editeur.
Ah ! pourtant que je serais heureuse si elle
etait encore la, lachere/emme etcomme je ne
m'inqui&erais guere de Unites les accusations!
A propos d'argent, du reste, j'ai toujours eu
la coutume de garder, tant en Nouvelle-Caledo-
nie que depuis le retour, les recus ou pieces qui
etablissent, en cas de besoin, ce que j'ai fait des
diverses sommes dont j'ai pu disposer.
Je reviens a la partie de la lettre qui n'a pas
trait au bouillon des proscrits ; je l'explique, quoi-
qu'elle n'ait trait qu'a une mesquinerie, pour le
cas ou cela amuserait quelque lecteur.
On aimait a faire croire dans certains jour-
naux que j'avais dit cette betise de la Palisse :
« Quand les cochons sont gras on les tue. »
J'avais dit dans une suite de comparaisons que
le sanglier degrade par l'engraissement devient
pourceau domestique. C'est tout.
Or, chaque fois qu'on faisait allusion au com-
pagnon de saint Antoine, il etait opportuu aux
1
$Mli*
1
r
392 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
r£actionnaires de dire qu'on insultait un person-
nage du gouvernement.
Tout ce qui 6tait gras ne pouvait plus etre
nomine* ; le nom de Vitellius tHait prohibe\
Quelquefois on ne pensait pas meme au per-
sonnage en question. S'il 6tait vivant, je ne ter-
minerais pas si court a son sujet. Voici un frag-
ment auquel la lettre cit£e precedemment devait
faire allusion.
Doux specimen des projets de la prophetesse revolution-
naire M' u Louise Michel. Tandis que le cercle d*6tudea socia-
listes des v* et vn* arrondisaements proclame qu'il faut aigui-
ser les aruies de la Revolution, M ,u Louise Michel commente,
dans deux lettres, eon mot desonuais historique : Quand let
cochons sont gras, on les lite.
Ext rait d'une lettre a M. Fayet :
Quant aux craintes que vous me manifestez 8ur mon avcnir,
soyez tranquillc, je n'aurai pas besoin de I'hospice.
Voua po9sedez aaaez de mea vera d'autrcfois, pour recon-
naltre que j'ai toujoura pens6 qu'il vaut mieux qu'im seul po-
risse que tout un peuple.
Les six dernieres lignes de ce fragment oppor-
tuniste sont et seront toujours vraies.
II n'est pas deTendu de ne vouloir vivre qu'au-
tant qu'on est utile et de preTerer mourir debout
a mourir eouche\
Quant a penser qu'un seul n'est rien devant
tous, j'en ai toujours £t£ persuaded; seulement
MliMOIRES DE LOUISE MICHEL 3W
le tyrannicide n'est praticable que quand la
tvrannie n'a qu'une seule tete ou un certain
groupe de tetes. Quand elle est devenue l'hydre,
c'estla Revolution qui s'en charge.
Le mot praticable semblera peut-etre mal em-
ploye, mais sommes-nous autre chose que des
projectiles plus ou moins bien appropries a la
lutte et valons-nous la peine d'etre considers
autrement, etres irresponsables que nous som-
mes ! Ce langage froid nous convient, car notre
poussiere de sauvages ne tiendra guere de place.
La race que nous ne verrons pas et qui sera
transformed et developpee par les evenements,
meritera, peut-etre, des paroles plus elevens.
Fauves encore nous-memes, nous cherchons
a faire, cependant, la place nette pour ceux qui
* vont venir.
La Revolution sera la floraison de l'humanit<5
comme l'amour est la floraison du cceur.
Ceux-la qui y seront, marcheront dans I'epo-
pee et, seuls sauront la dire, car ils l'auront
faite etle sens rudimentaire des arts aura, a tra-
vers des effluves nouveaux, son developpement
pour tous.
En attendant, le dernier des bardes qui chan-
taient seuls, comme le vieil Homere, est mort
d'hier; nous serous, nous, le chopur des bardes
i
t
:
W'fWi'V^-
'J
r
394 MtiMOIRi£& DE LOUISE MICHEL
qui ehanteront dun bout de la terre a l'autre en
d^rapant enfin l^paye du vieux monde.
Avant d'en finir avec les conferences, parlons
de celle de Lille, pour la greve des fileuses.
Elles e^aient autour de nous a la tribune, ces
ouvrieres des caves de Lille, que leurs sabots
gris prtSservent si peu de l'eau et que le travail
tue avant I'age.
Elles ne demandaient pour continuer cette
horrible vie que deux ou trois sous de plus par
jour.
Deux ou trois sous pour le pain suftisant a
celles qui travaiilent si durement pour les riches,
pareilles au ver a soie qu'on fait bouillir quand
il a tisse" son cocon.
Elles aussi, quand le labeur est acheve\ il faut
qu' elles meurent; il faut que la vie s'arrete avec
le fil. Qu'est-ce done qui soignerait leur vieil-
lesse? Est-ce que leurs filles, a peine«Jior£jlu
berceau, ne se seront pas enchaine'es a la meme
torture? II faut bien que les riches usentet abu-
sent de leurs troupeaux.
Les vers a soie, les filles du peuple, e'est fait
pour filer. '
Et le ver sera bouilli et la fille mourra ou se
tordra corame du bois vert ploye*.
Deux ou trois sous pour un peu de pain, en
'- , *w~,
>" ■Jmrti'jntittJV -•■
ME MO IRKS DE LOUISE MICHEL 395
plus, a ceux qui gagnent des milliards aux autres !
II fallait tenir une semaine et les exploiteurs
eussent cedeT Pour cela il fallait deux mille
francs.
Gr&ce aux reactionnaires qui payerent leurs
places pour venir m'insulter, nous avons eu, en
une seule conference, les deux mille francs, que
je priai les organisateurs de mettre de suite en
surete* ; ensuite, je pus annoncer a ces messieurs
que nous avions ce qu'il nous fallait et qu'ainsi
ils £taient libres de m'entendre ou de passer le
temps a hurler, ee qui nretait parfaitement £gal,
puisque nous avions les deux mille francs qu'il
fallait.
Cette explication frunche les ayant calmes, la
conference eutlieu sdns autre incident et je pus,
vers une heure du matin, prendre le chemin de
fer pour revenir pres de ma mere. Je rapportais
pour la tombe de Marie Ferre\ comme un souve-
nir sacre\ le bouquet donne par les ouvrieres de
Lille.
Malheureusement, des ma/faiteurs, — je main-
liens le mot — fireuti a la fin de la semaine, croire
a quelques travailleuses cr^dules que les autres
rentraient au bagne capitaliste ; elles s'imagine*
rent de leur devoir d'en faire autanl, etla, yiirent
qu'on les avait trompe*es.
^>te»-
s
r
396 MtiMOlRES DE LOUISE MICHEL
II etait trop tard mais la le^on ne sera pas
perdue.
Voici un bout de journal sur les conferences
de rUnion ouvriere d f Amiens.
Amiens. — L'Union ouvriere d* Amicus avait d£l6gu6 cin-
quante de se9 inenibres, sous la pr6sidence du citoyea Delani-
bre, pour recevoir a la gare la citoyenne Louise Michel. Plus
de cinq cents personnes s'etaient jointes k la delegation.
Par les soins de T Union ouvriere, une conf6rence avait <Hc
organ is 6e au cirque Longueyille pour Tapr^s-uiidi ; quinze
cents citoyennes et citoyens y 6taient r6unis.
Apris quelques paroles du citoycn Hamet, qui presidait la
conference, Louise Michel est mont£e k la tribune. Etle a de-
peint les souffrances de la classe ouvrifere et flagellfi la con-
duite de nos gouvernants.
« Les hommes au pouvoir aujourd'hui, a-t-elle dit, sont dca
ji^suites sousle masque rGpublicain. lis envoient les soldats a
Tunis pour finir comrne k Sedan.
« Je revendique les droits de la femme, non servante de
Thomme. Si un jour nos ennemis me tiennent qu'ils ne me
ldchent pas, car je ne combats pas en amateur mais comme
ceux qui veulent vraiment, et qui trouveut qu'il est temps que
les crimes sociaux finissent. C'est pourquoi, pendant la lutte,
je serai sans merci et je n'en veux pa3 pour moi, netant dupe
ni des mensonges du suffrage universel ni des mensonges de
concessions qu'on aurait fair de fa ire aux femmes.
« Nous sommes une moi tic de l'huinanitg, nous combattous
avec tous les opprimes et nous garderons notre part de l'6ga-
lite qui est la seule justice.
« La terre appartient au paysan qui la cultive, la mine k ceux
qui la fouillent; tout est k tous, pain, travail, science, et plus
libre sera la race humaine, plus elle tirera de la nature de
richesses et de puissance.
« La vile multitude est le nombre, et quand elle votulra
clle sera la force, non pour ecraser mais pour delivrer. »
Le citoyen Gauthier a pris ensuite la parole pour exposer
ses idees sur la question du capital ou du travail.
En parlant du Nord, jepense k une tourn^ede
MEMOIRES DK LOUISE MICHEL 397
conferences avec Jules Guesde, pour une greve
encore.
Pendant le trajet, nous avions eu la comeMie :
un bonhomme racontant a un autre les enterre-
ments d'hommes c&ebres qu'il avait deja vus, et
si le diable existait, ce n'est pas lui qui raconte-
rait ainsi. Je me demandais si c'e"tait pour tout
de bon. Ayant reconnu que oui, je craignais
que Guesde ne s'avisat de de>anger l'oiseau. Le
bonhomme terminait ses espGrances de convoi
par celles dont bientot Victor Hugo, dont il sup-
putait l'age, lui procurerait le spectacle ; ayant
longtemps remue - cette idee, il commenea un
autre sujet, Thiers.
D<5cide"ment il avait le de de la conversation,
ce corbeau funebre; I'autre, dont le cou e"tait
rouge comme celui d'un dindon Tadmirait ainsi
qu'une jeune lemme aux yeux ^tonne's, quand un
oommis voyageur, un commis voyageur ni po-
seur ni vantard, le remisa en remplacmit par la
verite les betises de ce monsieur qui deplorait
los miseres des pauvres patrons.
Cette tourne"e presenta de gais incidents. Dans
un cafe*, une douzaine d'oisifs vinrent faire cer-
cle autour de nous, nous regardant comme des
betes curieuses.
Je me mis a cravonner leurs lunettes et
•23
**./..-,>■
f
f
398 MtiMOIRHS DE LOUISE MICHEL
comme l'expression s'en accusait avec une nai-
vete bestiale (elles Staient r^ussies), je mis des-
sous ces 16gendes : « Mouchard b6at. Mouchard
savant. Imbecile. Mouchard malveillant. »
lis n'6taient pas plus mouchards que nous,
mais c'&aittrop b£te de nous regarder ainsi.
L'un d'eux regarda par-dessus mon e"paule,
les autres aussi y vinrent et ils partirent; nous
en eHions debarrass^s.
A la reunion, le commissaire de police, revetu
de son 6charpe, se placa pres de nous. Groyant
sans doute les contes de la reaction, il parut
s'6tonner du calrne conserve" par nos amis.
II est vrai que l'un des quatre commissaires
de la salle (quatre hercules) avait tres gracieuse-
ment mis sous son bras, comme un jeune chat,
un petit bourgeois qui donnait le signal du bou-
can, avant qu'on n'ait rien dit encore. Les autres
petits bourgeois se calmereut comme par en-
chantement.
.....v,-f»W»«rttidVj
W H —IIIH — «—*^
X1I1
J'arrive au proces de Lyon, pour affiliation a
I' Internationale, qu'on sait ne plus exister.
Au proces de Lyon, je songeais, en regardant
M. Fabreguettes, leprofil anguleux, le bras leve
avec la manche large qui remonte, la parole
acerbe, je songeais a une gravure devant laquelle
j'ai sou vent reve" dans mon enfance et qui repre-
sente le grand inquisiteur Thomas de Torque-
mada.
A mon proces, je songeais a YEloge de la folk
d'liirasme.
Les marottes manquaient, mais le son des gre-
lots tintait a l'oreille.
Les jur£s he'be't^s, affotes du requisitoire ou
!1 lour avait et6 dit'que, s'ils ne me condam-
uaiont pas, leurs boutiques ne seraient pas en
surety ; cette idee burlesque de m'accuser d'avoir
ri sur une porte; les petits jeunes gens venus
pour m'in suite ret dont quelques-uns, cependant,
P^Vr ',„,*.
\
400 m£MOIRKS DE LOUISE MICHEL
sont sortis calm^s, pris peut-dtre par la Revolu-
tion qui souffle dans les pr^toires, je revois tout
cela.
Mais cen'estpas moi, messieurs, que vousavez
condamnee ; on sait bien que je ne cherche pas
am'enrichir; c'est ma vieille mere que vous avez
condamn6e a mort — et elle est morte.
On ne la reveillera pas, sous terre.
Qu'il me soit permis de me rendre une justice.
Cette accusation d'avoir ri n'est qu'un leurre.
On ne voulait pas me condamner autrement
parce qu'une femme est plus vite tu£e par le ridi-
cule. Retablissonsles faits : cc sont mes convic-
tions qu'on poursuit en moi ; j'ai done le droit de
mettre ici le manifeste de Lyon cornmej'avais
ma place au proces des anarchistes et j'en
partage toutes les id6es.
Ceci sera une justice, et cela etant fait, je n'au-
rai plus besoin de m'inquie"ter de mon proc6s.
MANIFESTE DES ANARCHISTES
Ce qu'est. l'anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons
lc dire i
Les aimrcbistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un
siicle ou Ton i>recbe purtout la liberty des opinions, ont era
de leur droit et de leur devoir de se recoinmauder de la liberie
illitnit^e.
MliMOIRES DE LOUISE MICHEL 401
Otii, messieurs, nous sommcs de par le monde quelquos
milliers, quelques millions peut-fitre, car nous n'avons d'autre
in6rite que de dire tout haut ce que la foule pense tout has,
nous sommcs quelques millions de travailleurs qui revendi-
quons la liberty absolue, rien que la liberty toute la liberty !
Nous voulons la liberty e'est-k-dire que nous r6clamons pour
tout fctre bumain le droit ct le moyen de faire tout ce qui lui
platt; de satisfaire integralement tous ses besoins t sans, autre
limite que les iinpossibilitfis naturelles et les besoins de ses
voisfas 6galement respectables.
Nous voulns la liberty et nous croyons son existence incom-
patible avec 1'exlstence d'un pouvoir quelconque, quelle que
soit son origine et sa forme, quil soit 61u ou impost, nionar-
chique ou r^publicain, qu'il s'inspire du droit divin ou du droit
populaire, de la Sainte- Ampoule ou du suffrage universe!.
C'est que l'bistoire est 14 pour nous apprendre que tous les
gouvernements se ressemblent et so valent. Les meilleurs sont
les pires. Plus de cynisme chez les wis, plus d'hypocrisie chez
lea autres! Au fond, toujours les niSmes procMSs, toujours la
infcine intolerance. II n'est pas jusqu'aux plus iibSraux en
apparence qui n'aient en reserve, sous la poussifere des arse-
naux lSgislatifs, quelque bonne petite loi sur Tlnternationale,
a r usage des oppositions gftnantes.
Le mal, en d'autres termes, aux yeux des anarchistes, ne
reside pas dans telle forme de gouvernement plutAt que dans
telle autre, II est dans Tid6e gouvernementale elle-mfime, il est
dans le principe d'autorit6.
La substitution, en. un mot, dans les rapports huinains,
du libre contrat, perp6tuellement revisable et r6soiuble, k la
tutuelle administrative et 16gale, k la discipline impost, tel est
notre id£al.
Les anarcbistes se proposent done d'apprendre au peuple a
se passer de gouvernement comme il commence d6jA k se passer
de Dieu.
II apprendra Sgalcment k se passer de proprtetaires. Le pirn
des tyrans, en effet, ce n'est pas celui qui vous embastille, c'est
celui qui vous affame; ce n'est pas celui qui vous prend au
collet, c*est celui qui vous prend au ventre.
Pas de liberty sans 6galite! Pas de liberty dans une soctete ou
le capital est monopolist entre les mains dune minority qui va
se rdduisant tous ies jours et oti rien n'est ^galement r^parti,
pas m&ne Tfiducatlon publique, pay6e cepeudant des deniera
de tous.
402 MlSMOIltES DE LOUISE MICHEL
Nous croyons, nous, que le capital, patrimoine coriunun de
I'huraanitt, puisqu'il est le fruit de la collaboration dea g6n6ra-
* tions passees et des generations contenoporaines, doit dtre mis
a la disposition detous, de telle sorte que nul ne puisse en £tre
cxclu; que person ne, en revanche, ne puisse en accaparer une
part au detriment du reste.
Nous voulons en un mot T6galit6; Tfigalitfi de fait, comme
corollaire ou piut6t comme condition primordiale de la liberte.
A chacun selon ses faculty a chacun selon sea besoins; voila
.ce que nous voulons sincferement, 6nergiquement; volli ce qui
sera, car il n'est pas de prescription qui puisse prfivaloir contre
des revendications h la fois legitimes et necessaires. Voil& pour-
quoi Ton veut nous vouer h toutes les fldtrissures.
Sc616rats que nous sommes! Nous r^clamons le pain pour
tou«, la science pour tous, le travail pour tous; pour tous
aussi l'ind6pendance et la justice 1
Ce manifeste 6tait sign£ par le prince Krapot-
kine, fimile Gautier, Bordat, Bernard et qua-
rante-trois autres pr^venus. C'est Gautier qui
Tavait r6dig£.
Un seul compte rendu me reste des conferences
de Lyon pendant le procfes. Je ne me rappelle
plus k quel journal il est emprunt^. Le voici :
« On t&6graphie de Lyon, 19 Janvier :
Hier soir, h la salle de r£lys6e, Louise Michel a fait une con-
ference au profit des families des detenus anarchistes.
Krapotkine et Bernard ont 6t6acclam6s presidents d'honneur.
En prenant la parole, Louise Michel reconnait d*abord que la
force seule peut transformer la soci6t6, puisqu'on reniploie
pour la d6truire.
A Lyon, dit-elle, les anarchistes sont sur le banc des accu-
ses. En Angleterre, lis sont membres de la Chambre des com-
munes.
Ette rapportait, ajouta-t-elle, une adresse, signer par les
refugi6s fran?ais de Londres, protestant contre le procfes dc
Lyon et se declarant solidaires des accuses et de leurs theories.
MtiMOIRKS Dfi LOUISE MICHEL 403
Mais, so sachant surveill£e par la police, elle a d6truit cette
piece, afln de ne compromettre personne.
Louise Michel d6veloppe longuement ses id6es sur la situation
de la femme daag la soci6t6 actuelle.
Le prGsideot met aux voix un ordre du jour concilia nt k une
prise d'armes pour se defend re contre la bourgeoisie.
Get ordre du jour est adopts
Un nomm^ Besson demande [expulsion des journalisteg.
Louise Michel proteste et dit que la liberty doit etrc 6gale
pour tous.
Un orateur demande que l'assembl6e 6mette un vceu en
Favour de Tacquittement des anarchistes.
Le president r6pond que cola est l'affaire des juges et non de
I'assembtee. Un tel vcbu, diWl, ne peut etre 6mis sans l'assen-
timent de9 prfivenus.
La stance est lev^e au milieu des acclamations des assistants.
A une autre conference, salle de la P^rle, je
crois, on imagina de faire passer derri6re la tri-
bune, en cassant une vitre, je ne sais quelle
fumerolle qui, si nous fussions rest^s sans nous
en occuper en disant que c'Gtait un true de
la police ou des imbeciles, eftt fait porter k la
fois une grande partie de la foule vers une toute
petite sortie oix il y aurait eu des accidents.
G'etaient des i nb^ciles. Honteux ils m'en-
voy^rent leurs excuses, queje lus publiquement,
sans dire les noms bien entendu.
Souvenez-vous de ceci, femmes qui me lisez :
On ne nous juge p( s comme les hommes.
Quand les homries, m6me de mauvaise foi,
accusent d'autres hommes, ils ne choisissent pas
certaines choses, si monstrueusement bfttes,
mtmfm>w,-y.....
40i MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
qu'on se demande si c'est pour tout de bon.
Quand 'une femme n'est dupe, ni de la souve-
rainete* dont on berne les peuples, ni des hypo-
crites concessions dont on berne les femmes,
c'est comme ca qu'on s'y prend avec elle.
Et il faut qu'une femme ait mille fois plus de
calme que les hommes, devanl les plus horribles
6v6nements. II ne faut pas que dans la douleur
qui lui fouille le coeur elle laisse gchapper un
mot autre qu'a I'ordinaire.
Car les amis, par la pitie" qui les trompe; les
ennemis, par la haine qui les pousse, lui ouvri-
raient bien vite quelque maison de sante\ oil elle
serait ensevelie, pleine de raison, avec des folles
qui, peut-etre, ne l'^taient pas en entrant.
L'homme, quel qu'il soit, est le maitre; nous
sommes l'6tre interme'diaire entre lui et la bete,
queProudhonclassaitainsi : me* nagere ou courti-
sane. Je Pavoue , avec peine toujours, nous
sommes la caste a part, rendue telle a travers les
ages. Quand nous avons du courage, c'est un cas
pathologique ; quand nous nous assimilons fa-
cilement certaines connaissances, c'est un cas
pathologique.
J'ai ri de cela toute ma vie. Maintenant cela
m'est 6gal comme toutes les erreurs qui tombe-
ront.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 405
Et puis, la sinistre picore des vieux cliches
rdactionnaires voit, par dela notre £poque tonr-
ment£e, les temps ou l'homme et la femme tra-
verseront ensemble la vie, bons compagnons, la
main dans la main, ne songeant pas plus a se
disputerla supr£matie que les peuples ne son-
geront k se dire chacun le premier peuple du
monde ; et c'est bon de regarder en avant.
Plusieurs semaines apres le proces de Lyon, il
me semblait que j'eusse e*te* complice d'une
lachete\ si je n'employais pas la liberte" qu'on me
laissait, je ne savais pourquoi, a appeler, au lieu
de Tlnternationale morte, une nouvelle et im-
mense Internationale debout d'un bout de la terre
a 1' autre.
Cela, je Tavais dit et fait ouvertement. On ne
m'en a pas dit un mot a mon jugement; c'e'tait
convenu que j'avais ri sur une porte, un jour que
le peuple demandait du travail, et que ma mere
m'avait supplied d'attendre qu'elle fut morte pour
aller aux manifestations.
Pendant que certains reporters causaient avec
moi dans une maison ou je nV/aw pas, d'autres
me voyaient en partie de plaisir au Boh ou je
n 6tais pas non plus. J'habitais dans les families
de mes amis Yaughan et Meusy, d'ou je me ren-
dais, v&tue en horn me, chez ma pauvre mere.
23.
1
406 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
J'aurais pu, sous ce costume, ne pas quitter
Paris, ou emmener ma mere a l'&ranger.
J'aurais pu, meme, continuer a faire de la pro-
pagande. Combien de fois suis-je alle*e dans les
reunions d'ou les femmes sont exclues! Combien
de fois, au temps de la Commune, suis-je alle*e,
en garde national ou en lignard, a des endroits
ou on n'a gufcre cru avoir affaire a une femme !
Quand vous lirez ceci, amis qui, a ce moment-
la, m'avez donne* rhospitalile* comme a un membre
de la famille, souvenez-vous bien que je regret-
tais de vous tant tourmenter; mais il fallait me
rendre avant le jugement ; c'est pour nous surtout
que nous devOns etre implacables. Les men-
songes eHaient trop honteux!
Et vous, Louise et Augustine, souvenez-vous,
mes grandes, que vous l'avez senti et que vous
m'avez dit : Vous avez raison! Moi, jene l'oublie
pas, je sais que vous serez ainsi toujours.
S'il faudra du courage a vos freres pour les
choses qu'ils verronl, il vous en faudra cent fois
davantage.
II faut aujourd'hui, qu'ou les hommes pleure-
raient, les femmes aient les yeux sees.
Et vous, les petites et les petits, croyez-vous
que je vous oublie?
Si Paul et Marius sont un jour ce que je crois
•-'*» ■■•r *-.■***-"-
MfiMOIRES DE LOUISE MICHEL 407
qu'ils seront, eux aussi aurontbesoin de courage ;
que Tun poete, l'autre musicien, fassent leur
route au grand soleil, cherchant ou Tart se leve,
degag6 des bandelettes de la mort.
Et vous, Marie et Marguerite, vous aussi, mes
petites, vous serez de la giande (Stape ou, rhuma-
nite etanten marche, les femmes ne doivent pas
faiblir. Tant pis et tant mieux !
Je reviens a mon procfcs. Plusieurs de nos
amis s'&aient proposes pour me defendre, mais,
outre que chacun de nous doit s'expliquer lui-
meme, il m'etait impossible de choisir entre ceux
qui deja avaient defendu nos amis comme on
doit defendre des hommes libres et Locamus qui,
a Noumea, defendait les deportee appetes aux
tribunaux de la colonie.
Combien de fois nous l'avons vu passer, ses
clients eHant acquitted et lui condamnS pour
insultes a la magistrature, et s'en allant en prison
avec les menottes! 11 tenait a cette mise en scene,
et se la faisait appliquer pour achever de la ridi-
culiser.
Et Locamus riait en passant, de maniere a vous
faire rire aussi.
II se carrait avec cela, tout comme Lisbonne
sous sa casaque de forcat.
Si ce n'est queTocamus tout droit secouait sa
1
:-JMr-\:,.-t. .-...
\
408 MlhlOIHES DE LOUISE MICHEL
grosse tete fris^e, et que Lisbonne, frappantsa
bdquille, relevait la sienne sous sa criniere ; tous
deux avaient des allures de lions.
Ce qui gene pour parler devant un tribunal
quand on est plusieurs accuses* c'est que vos
phrases sontguette"es pour servir, quand c'est pos-
sible, a en faire des armes a Taccusateur. J'espere
avoir eVite" cet Scueil.
Quant aux jeunes gens de'guise's en avocats, ou
peut-etre avocats de fratche date, groups s a la
facon des chceurs antiques, pour me regarder en
riant, ou autres choses de ce genre, j'espere que
les trois ou quatre qui ont cesse* les insultes ne
se sont point laisse" enr61er dans la bande qui
insulte les morts.
J'espere qu'ils ne regardent point les choses
par le petit bout de la lorgnette, et que les noms
de Valles, de Rigault, de Vermorel, de Milliere,
de Delescluze et de tant d'autres qui, eux aussi,
ont 6te* des dtudiants, leur viennent quelquefois
au souvenir.
Nous ne sommes pas tenths pour la jeunesse
des r61es de don Quichotte et tous les fourbisse-
rnents d'armets de Mambria, tous les combats
contre les moulins a vent, ne sont pas la revanche
non (tune settle, mais de toutes les hontes de l'hu-
manite*.
MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL 409
La revanche, c'est la Revolution, semant la
liberty et la paix sur la terre entiere.
Quand tout monte en seve, il faut prendre rang
d'un cdle* ou de l'autre, s'entasser dans l'orniere
avec sa caste ou secouer les delimitations
absurdes de castes et prendre sa place au soleil
avec l'&ape humaine qui se leve.
On a vu, dit-on, a lentei rement de Valles une
multitude 4mue, sur laquelle flottaient les ban-
nieres noires et rouges.
Est-ce la toute 1'arme'e rtWolutionnaire? Est-ce
l'avant-garde? C'est a peine un bataillon.
Quand l'heure sera venue, avanc^e par les
gouvernements feVoces et stupides, ce ne sera
pas un boulevard, mais la terre entiere qui fr6-
mira sous la marche de la race humaine.
En attendant, plus large sera le fleuve de sang
qui coule de l'e*chafaud ou Ton assassine les
n6tres, plus les prisons regorgeront, plus la
misere sera grande, plus les tyrannies se feront
lourdes et plus vite viendra l'heure, plus nom-
breux seront les combattants.
Gombien d'indigngs seront avec nous, jeunes
gens, quand les bannieres rouges et noires flot-
teront au vent de colere !
Quel raz de mar^e, mes amis, quand toutcela
montera autour de la vieille 6pave !
l#>-:>^.v,,.
410 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
Comme ils fileront doux, lespetitsjeunes gens
qui se pr&endent eHudiants et qui bornent la
patrie aux boues de Sedan !
Nous voulons, nous, pour tous les peuples du
monde la revanche de tous les Sedan, ou les
despotes et les imbeciles ont traine* rhumanite\
La banniere rouge qui fut toujours celle de la
liberte" effraye les bourreaux, tant elie est ver-
meille de notre sang.
Le drapeau de noir crepe" de sang de ceux qui
veulent vivre en travaillant, ou mourir en com-
battant, efFraie ceux qui veulent vivre du travail
des autres.
Oh Jflottez sur nous, bannieresnoireset rouges;
flottez sur nos deuils et sur notre espoir dam
I'aurore qui se leve!
Si Ton 6tait libre dans unpays, libred'arbore:
sa banniere ou et comment on le voudrait, on
verrait, mieux qu'a un vo&m uelconqu e, de quel
c6te* se rangerait la foule ; il n'y aurait pas moyen
de mettre quelques hommes dans sa poche comme
on y met des poigne'es de bulletins.
Ce serait une bonne maniere de s'assurer de la
majorite* non falsified, qui serait cette fois celle
du peuple.
Maisil n'estpermis d'arborernos drapeauxque
sur les morts. Nous ne sommes pas a Londres.
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 411
Gette id6e me remet en m£moire la derniere
conference de Blanqui.
La salle e'tait pavoise'e de drapeaux tricolores.
II se dressa, le vieux brave, pour maudire les
couleurs de Sedan et de Versailles qu'on faisait
flotter devant lui, symboles de redditions et d '£-
gorgements.
Gette stance fut la derniere, les hurlements
de la reaction couvraient souvent les paroles du
vieillard.
Mais souvent aussi le petit souffle de la poitrine
de l'agonisant, s'emplissant du souffle immense
de l'avenir, dominait a son tour.
Apres cette stance il se mit au lit et ne se
releva plus.
Ce n'est pas le drapeau vermeil faisant une
aurore sous le soleil qu'on poursuit, c'est tout
r6veil de liberte", ancien et nouveau, ce sont les
anciennes communes de France, c'est 1793.
c'est Juin, c'est 1871, c'est surtout la prochaine
Revolution qui s'avance sous cette aurore. Et
nous, c'est tout cela que nous deTendons.
Voila des pages qui auront bien de la peine a
passer le seuil de Saint-Lazare ; mais ce n'est pas
pour le laisser dans l'oubli qu'il y a un article
favorable dans le reglement :
BBSM**
412 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
« Les avocats peuvent recevoir cachettes les
lettres des prisonniers. »
Un d'eux a compris que ces Memoir es 6tant un
peu mon testament, j'ai le droit d'y mettre ma
pense*e telle qu'elle est.
XIV
Je reprends mon recit.
II y a eu deux ans au 14 Juillet, c'est-a-dire au
lendemain matin, que je fus emmen6e a la Cen-
trale de Clermont.
Point de bonne fete sans lendemain !
Les prisons de femmes sont moins dures que
celles des hommes: je n'y ai souffert ni du froid,
ni de la faim, ni d'aucune des vexations faites a
nos amis.
Mon livre des prisons s'appellera le Livre du
bagne; je n'ai qu'a en rassembler les feuillets;
ilssont nombreux!
Les premieres pages seront consacre"es a ces
pauvres braves ambulancieres, condamnGes a
mort et qu'on a dirige"es sur Cayenne, ou le climat
est meurtrier, parce qu'elles avaient soigne" les
blesses de la Commune et, en passant, cettx de
Versailles, quand il s'en trouvait d'abandonn^s.
Les blesses n'ont pas de camp ; souvent il fut
1
HuftM&<**-«.-
t
I
414 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
opportun aux Versaillais d'en abandonner.
Dame ! ca genait pour mieux canarder.
Victor Hugo obtint la grace de ces simples et
braves femmes, Retif et Marchais ; Su&ens, Papa-
voine, Lachaise, condamne'es aux travaux forces
pour les memes faits, les suivirent.
On dut dire au Mattre que ces femmes dtaient
des monstres, mais Versailles ne fut pas long-
temps sans se d^masquer.
Les chapitres suivants appartiendraient aux
amis rencontres dans les prisons, en commencant
par les ndtres.
A Satory, des femmes de mes amis prison-
nieres ne craignirent pas de m'embrasser,
quoique je les eusse prerenues qu'on allait me
faire mon affaire. C'^tait risquer leur vie.
Aux Chantiers, dans la grande morgue des
vivantes, sous les haillons pendus la nuit contre
les murs, il en fut de meme. Merci aux braves
coeurs; beaucoup, hilas! sont mortes. La pre-
miere fut M me Dereure ; elle ne put survivre aux
dures^preuves que, deja malade, elle eut a subir,
et, en plein Paris vaincu, devant les vainqueurs,
les couleurs de la Commune suivirent son cer-
cueil.
D'autres, sans doute, sont mortes, que nous
n'avons pas revues.
« . J .. J .-^»-»- »intMfi
MlSMOIRES DR LOUISE MICHEL 415
Que de prisons ! ai-je dit quelque part dans ce
recit. Oh! oui, que de prisons! du bastion 37 a
la Nouvelle-Cal6donie en passant par Satory, les
Chantiers, la Roehelle, la Catedonie, Clermont,
Saint-Lazare ! . . .
Quand parattra mon livre des prisons, les dix
ans et toute la mer qui avaient deja passe" sur les
premieres pages seront suivis de bien d'autres
choses. J/herbe aura pousse encore sur bien des
cadavres inconnus. L'idSe sera la meme : l'irres-
ponsabilite' de l'etre humain a travers l'abandon,
la misere, I'ignorance.
On a trouve" longtemps tres joli ce mot impi-
toyable et illogique : « Que messieurs les assas-
sins commencent. » Est-ce que les assassins, ce ne
sont pas les vieux fitats ddcr^pits oil la luttepour
Texistence est si terrible, quejes uns tournoient
sans cesse au-dessus des autres, rSclamant la
proie? On n'y entend que les cris des corbeaux
ct leurs battements d'ailes sur les peuples cou-
ches a terre. Vous savez les vers d'Hugo :
Lazaret Lazare! Lazarol
Leve-tni!
Tout n'est que pieges; les malheureuses s'y
prennent.
■to*
\mM'*»iv*.'..
i
\
416 M^MOIHES DE LOUISE MICHEL
Est-ce que c'est leur faute a ces malheureuses,
s'il n'y a de place pour les unes que sur le trot-
toir ou a l'amphith<&tre ; pour d'autres, si elles
ont pris pour vivre ou pour faire vivre leurs petits,
pour la valeur de quelques sous, quand d'autres
jettent pour leurs caprices des millions et des
milliers d'etres vivants?
Tenez, je ne puis m'empecher de parler de ces
choses avec amertume; tout s'appesantit sur la
femme.
A Saint-Lazare, cet entrepdt ge*ne*ral d'ou elles
repartent pour toutes les directions, meme pour
la liberty, on est bien place" pour les juger.
Mais ce n'est pas en y passant quelques jours,
c'est en y restant longtemps qu'on voit juste.
On sent alors combien de cceurs genereux
battent sous la honte qui les dtouffe.
Oui, leve-toi, malheureuse qui as si longtemps
combattu et qui pleures ta honte ; ce n'est pas toi
qui es coupable.
Est-ce que c'est toi qui as donne aux gros
bourgeois scrofuleux et ballonn^s leur faim de
chair fratche ? Est-ce que c'est toi qui as donne"
aux belles filles qui ne possedent rien -Tidto
de se faire marchandise ?
Et les autres, les voleuses, voyons, quand on
jette des femmes dans la rue, il est sur qu'elles
1
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 417
iront oft l'homme qu'or. appelle leur souteneur, —
parce qu'il les bat et le.i exploite — les enverra.
Elles iront seules aue si : est-ce qu'on nevapas
toujours, toujours decant soi quand on est
perdue]?
II y a aussi des ouvrieres voleuses, elles ont
garde* des bouts d'e"tolfe. Est-ce que messieurs
les grands couturiers envoient reporter lesrestes?
D'autres avaient fabriqu£ des allumettes.
Dame! les enfants avaient faim.
D'autres ont trompe* leurs maris ! Est-ce qu'ils
ne les ont jamais trompe'es?
Si on laissait les gens se choisir eux-m^mes
au lieu d'appareiller les fortunes, cela n'arrive-
rait pas si souvent.
D'autres encore (des vieilles le plus souvent),
quand elles crcvent de faim et qu' elles ont envie
de vivre encore un peu. insultent un agent pour
avoir du pain en prison.
Lorsque j'e*tais pre>enue, j'ai vu une de ces
vieilles qui n'avait rien mange depuis silongtemps
que, apres avoir pris un peu de bouillon, elle
s'affaissa comme ivre.
Quelques jours apres elle mourait, son esto-
mac ne pouvant plus s'accoutumer a aucune
nourriture.
A Clermont, en cellule, je ne voyais personne,
BHtowtw^^
,1
\
418 MtiMOIRES D£ LOUISE MICHEL
mais j'entendais des bouts de conversation. En
voici quelques fragments.
Je choisis ceux qui disent la tristesse du fond
de la misere.
— Tu sors demain, tu es heureuse!
— Ma fox non ! II fait trop froid et trop faim
dehors.
— Mais ta mere a une bonne place.
— On I'a chass^e parce que je suis en prison.
— Ou est-elle?
— Dans la rue !
— Ou vas-tualler?
— La grosse Chiffe m'a fait demander pour
battre le quart ; je donnerai mon p^cule a ma
mere et j' me renflanquerai Id.
— Mais tu reviendras encore ici, gage !
— Comment done que j'ferais pour n'y pas
revenir? Gna pas d'ouvrage pour cence qu'ont
des vannees de certificats ; e'est pas pour y en
avoiripour des numerotees.
En voici d ? autres :
— D'ou que tu sors?
— D'Saint-Lazare pardi! puisque je suis
d'Paris.
— Qu6 que t'as fait?
MtiMOlKKS DE LOUISE MICHEL
419
— Est-ce que je sais. Mon marlou a lev6 un
magot; y parait que je suis complice.
— T'en savais rien ?
— Est-ce que tu crois qu'y me dit ous qiCy va
lurbiner.
— Y t'a peut-etre donne" queque chose ?
— Lui, me donner? Y me prend plutdt. Y l'y
faut quinze balles par jour.
— Que qui fait de ca?
— Ah dame ! y n'a pas gras, faut qu'y pave
un camaro qu'a vu ce qui fait? Le camaro man-
gerait l'morceau sans ca.
— Comment que tu fais pour l'y trouver ses
quinze balles?
— I'faisais la fenStre; ca vaut mieux que le
quart dehors. Faut bien qu'on vive ! Quand je
cherchais du travail, on me renvoyait des maga-
sins parce que j'etais pas bien mise. Une fois
qu'on m'a prete" une robe, c'&ait autre chose.
J'etais trop bien mise, aiors y a un michet qui
m'a eminence et puis voila. II a fallu prendre une
earte et un marlou par-dessus.
— Oit que tu faisais la fenetre ?
— Chez la Relingue, tu sais bien, celle que se
fait ramasser pour faire la place pour sa boite
dans les centrales.
— La Relingue ! moi j'aime mieux c'te boite-ci
r
420 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
que la sienne ! Elle gagne trop de balles su no
pauv y carcasses.
— Et ous que tu veux que j'aboule ? La graine
de prison ca ne prend racine que sur le trottoir.
En voici d'autres :
— T'es triste, hein, la camuse!
— C'est que ye vas retrouver mon malheur.
— Que* que c'est que ca, ton malheur ?
— C'est le pere de mes enfants.
— Es-tu marie* e ?
— Non.
— Pourquoi que tu ne le quittes pas.
— Parce que c'est le pere de mes enfants ! Dans
le temps le pauv' mdliny s'est donne* du mal pour
les premiers ; mais les hommes c'est moins dur
a la peine que les femmes. Quand le mauvais
vent souffle faut bien qu'y couche le champ.
Et apres la sortie, n'ayant nulle part pour se
refugier? Carles asiles qu'on fait pour les femmes
sortant de prison ne peuvent les contenir toutes,
— c'est offrir une coupe a la cataracte qui coule
toujours.
Vous le voyez bien, vous qui etes de bonne
foi, qu'il faut que la Revolution y passe en ne
remplacant pas par des choses mauvaises les
,■. *» .- ^^■i«..F» i^ l ^wp ^«*""' * | j" » » l ***WiqilWWWi(IWXI
BHtottv^.
MEMOIRES DE LOUISE MICHEL 421
mauvaises qu'on d&ruit ; ennemettantpaslapeste
la d'ou on 6te le cholera. Mais en assainissant.
Si les femmes des prisons font horreur, moi
c'est la societe* quime d^goute !
Qu'on 6te d'abord le cloaque. Quand la place
sera nette sous le soleil, personne n'y enfoncera
plus dans l'ordure.
Jeunes filles aux voix douces et pures, en
voici de votre age aux voix rudes et cassees.
G'est qu'on ne vit pas comme elles vivent, sans
boire pour s'etourdir, pour oublier qu'on vit.
Saint-Lazare ! ficoutez, jeunes filles qui n'avez
jamais quitte vos meres ; il y a ici des enfants
comme vous, des enfants de seize ans. Mais
celles-la, ou elles n'ont pas de meres ou leurs
meres n'ont pas le loisir de veiller sur elles.
Les pauvres ne peuvent pas garder pres d'eux
leurs petits, ni prendre le temps de veiller leurs
morts.
Elles sont pales, fletries; c'est pour vous gar-
der des attaques de ceux qui, disent les imbe-
ciles, se jetteraient sur vous si leur faim de
chair fraiche ne trouvait pas a se repaitre dans
la rue sur la fille du peupte.
On appelle ca de l'egalite et de la justice !
Un coup d'ceil sur l'une des plus terribles mi-
seres humaines, afin que ce ne soit pas laplainte
21
„ ,*, ■. .» ,|,MH..-..lly *n-t «•» IWMIII W H-IWmWWWWWII'.^i l!(««»il*^!*»mi'«Wl,<- '.'*
422 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
sur un seul 6tre qui gonfle Le coeur du lecteur,
mais la r^volte contre les crimes sociaux.
(Test peut-etre en cellule qu'on est le mieux
pour tout entendre. Toute cellule donne surune
cour quelconque et les voix montent ; il n'y a
qu'a suivre quelques-unes des parties de cet
horrible chceur de la misere.
ficoutez : il y a entre les proprietaires des
maisons de prostitution ^change de femmes,
comme il y a e'change de chevaux ou de boeufs
entre agricuiteurs ; ce sont des troupeaux, le
bewail humain est celui qui rapporte le plus.
Quand les michets de telle ou telle ville de
province trouvent une femelle trop surmenee ou
qu'iis en sont las, le proprie'taire s'arrange pour
que la fille doive a la maison une somme dont
elle ne pourra jamais s'acquitter ; cela la fait
esclave, alors on la troque dans tous les maqui-
gnonnages possibles. II faut que le beHail aille
dans I'etable ou il sera plus profitable aux trafi-
cants.
Pour d'autres c'est un embauchage. Ellesani-
vent naives de leur pays, ou si elles sont Pari-
siennes et qu'elles n'ignorent pas qu'il y a des
ogres pour la chair fralche ou des appe*tits a re-
pattre, la misere les assouplit, et puis il y a les
oripailleries fausses qu'une fois dans 1'antre on
1
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL 423
leur fera payer six fois la valeur afin de leur
creer une dette.
II y a aussi le recrutement : de vieilles mise-
rables trouvent moyen de se faire emprisonner
pendant quelques mois, et elles recrutent, elles
racolent toutes les joliesfilles qui y sont 6chouees ;
il n'y a plus besoin qu'elles craignent d'avoir
faim ; en sortant elles feront la noce.
Oui, elles la feront, la noce, a en crever! Leur
voix deviendra un rauquement, leur corps tom-
t bera en lambeaux. C'est la noce — la noce des
' bourgeois en app£tit.
Celles de la rue sont encore les moins misC-
rables, celles des maisons ferine" es ont une vie si
horrible que cela 6tonne ceux qui ne s'6tonnent
plus.
Ce que j'entends la-dessus, je l'^crirai, paree
que c'est si 6pouvantable, si honteux, qu'il faut
qu'on le sache !
Mais en ce moment les batteuses de quart de la
rue ont le dessus pour les histoires lugubres.
Est-ce qu'on ne s'apercevra jamais que c'est
entretenir tous les crimes, et qu'une fois devenue
drdlesse, la femme s'cHourdira en se faisant
donner de Targent par des imbeciles qui devien-
dront des assassins. Tout le monde doit savoir
cela ! Alors pourquoi le continuer?
IV*Y> .■
f
424 MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
Si les grands negotiants des marches de
femmes qui parcourent l'Europe, faisant la placo
pour leur n^goce, etaient chacun au bout d'une
corde, ce n'est pas moi qui irais la couper.
Et si, quand une pauvre fille qui a cru entrer
dans une maison honn&e (il y en a) s'apercoit
ou elle est, et se trouve dans rimpossibilite* d'en
sortir, elle etranglait de ses mains vengeresses
un des mise'rables qui l'y retiennent; si elle
mettait le feu a ce lieu maudit, cela vaudrait
mieux que d'attendre le re*sultat des plaidoiries
a ce sujet, car il n'y en aura jamais d'autre que
ce qui existe, tant que les choses seront telles.
Est-ce que les hiboux qui coupent les pattes
aux souris pour les garder dans leur trou cesse-
ront jamais d'agir ainsi ?
Si la souris captive, au lieu de pousser son
petit cri plaintif entre le ciel et la terre e*galement
sourds, essayait de ronger la gorge au hibou qui
la de"vore, toutes les premieres periraient ; mais
la peur finirait par prendre la b6te avide, et
comme tout 6tre veut vivre, elle finirait parse
nourrir de graines plut6t que de crever.
C'est ainsi que doit proce*der le miserable
/ b(3tail humain ; la femme n'a pas & perdre son
temps en r£clamant des droits illusoires (ceux
qui les lui promettent n'en jouissent pas eux-
n. w i m ii wMH i > mnnwiw
MlJMOIRES DE LOUISE MICHEL 425
memes), elle a a prendre sa place en tete de
l'etape qui luttc, et en mcme temps a se d&ivrer
elle-meme de la prostitution dont nul autre
qu'elle-meme ne la delivrera.
' Quand elle ne voudra plus etre la proie des
app&its et des cupiditSs, elle saura que la mort
est preferable a cette vie-la, et elle ne sera pas
assez bete pour mourir inutilement.
Voici ce que j'entends pendant que j'^cris.
(Vest l'histoire d'un marche\
— Y a un zig qui m'a fait/wt'J su le boul des Bati-
gnolles ; y voulait me donner que vingt ronds,
moi j'avais faim et puis j'avais un martotipar ocas
avec la flique ; fallait que je le paye, y m'aurait
donne* une fiaupe'e/ moi j'ai pas voulu.
— Que* que t'avais fait des qmrante ronds du
vieux qu'Gtait siplein?
— Je les avais donnas, vingt a not* marlou, vingt
a une petite momiche qui chiolait la faim, qu'on
ne voulait plus lui faire du pain A Vvil; toute la
chieuWe chez elle allait en crever, qu'elle disait :
Moi j'ai pas seulement larnpe delajournSe, j'aime
pas quand je suis pas ftnfchc'e.
— Pourquoi que tu ne t'es pas carapatee quand
on t'a prise.
— Puisque je te dis que j'avais rien lampe,
autant HrelM M....! autant crever!
24.
■to**
.*#". *>«••*<-
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\
426 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Oui, vous avez raison, pauvres filles g6n«5-
reuses jusqu'au fond du gouffre oil vous etes,
mieux vaut crever que cette vie-la ou vous avez
besoin de boire pour ne pas sentir l'existence.
Je ne veux pas croire a la ne'cessite' pour
l'homme de se repaitre a se gorger de toutes les
saouleries. Mais il y a n^cessite* pour la femme,
quelle qu'elle soit, a ne point etre souill^e de ces
immondes brutalite*s.
Mais regardons en avant, car dans ces tortures
va naitre la jeune humanite*. C'est elle que Ferre"
au poteau de Satory ; les nihilistes du haut des
potences du tzar, les socialistes allemands la
tete sous la hache, saluentcomme je le fais devant
la vie — plus horrible que la mort.
XV
J'en arrive a la fin.
Maintenant qu'a chants pour moi l'oiseau noir
du champ fauve, il ne sera peut-6tre pas mau-
vais d'en jeter quelques lignes comme e"tude,
pour ceux qui ignorent les effets qui se produi-
sent quand on n'a plus rien a craindre, qu'on ne
peutsouffrirdavantage, et que de l'autre cdte* de
la douleur on regarde froidement se tordre les
haines qui dardent leur venin, et trottiner les
imbe'cilite's gonfle"es d'envie.
On n'a plus, devant le tas de ces idiots, que
rindiffe'rence du chiffonnier remuant de temps
a autre les guenilles avec son crochet; il n'y a
pas de noms, mais chaque chose porte son ca-
chet.
Je n'y ai pas encore trauve" de morceaux de
bare ou de toile grossiere, j'en ai trouve" de soie
et de velours trained dans les ordures.
Avez-vous remarque" combien certaines choses
428 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
puent? Ces salens sans nom sentent l'odeur fade
dcs detritus !
Si ractivite" gnorme d6ploy6e par certaines
gens pour tacher de me salir eut 6t6 mise en
mouvement pour une cause raisonnable, ils au-
raient 616 utiles. Que de quality pre*cieuses
d«5vi«5es a travers les b6tises de la society 6goKste!
J'ai vu en Gale'donie, sur un mamelon Emerge
dans les cyclones, un grand fucus encore tout
visqueux des flots dont il s'dtait nourri; deux
rumeaux qui tombent du haut sur la pente exposed
au soleil deviennent de*ja une liane nouvelle ; —
ils s'accrochent maladroitement encore a la terre
qui leur donnera des sues plus chauds, et les
feuilles, d'un vert moins noir, de*ja s'impregnent
de la lumiere.
Gombien d'^tres, eux aussi, s'imprSgneraient
de lumiere dans un autre milieu !
En attendant, que de haines de*chafne*es contrc
les mu rail les d'une prison s'usent inutilement
les dents ! Vous cherchez le bonheur pour le
ronger, pauvres fous ; passez votre chemin, le
bonbeur n'est nulle part; je l'aurais eu si j'avais
passe* ces deux ans pres de ma mere en la sen-
tant heureuse ; mais vous voyez bien qu'il n'y a
plus de crainte a avoir, puisqu'elle est morte .
rassurez-vous, je ne serai plus jamais heureuse;
mam
MdMOIRKS DE LOUISE MICHEL 429
mais ne vous agitez pas tant, vos insultes me
sont indiflferentes.
On comprendra pourquoi, sur ces terribles
douleurs, la mort de mon amie et celle de ma
m6re, je cite plutdt les amis qui ont racont6 ces
tristes jours que je ne les raconte moi-mfeme.
Le courage a des bornes, on ne les passe que
si le devoir l'exige.
Je trouve, dans le Dossier de la magistrature
d'Odysse Barot,la relation exacte de i'arrestation
de Marie FernS et je cite ces pages Sorites sous
Amotion encore vive de Thorrible sc6ne; elles
serviront de preface k sa mort*
On se rappelle le proefts de Theophile Ferro, mpmbro
do la Commune, son impassibility dedaigneuse au poteau
do Satory en face des douze chassepots qui allaient lui
donner la mort. Cette mort, il Tattendit en souriant, le
cigare k la bouche, les yeux non bandcs; ehacun sait
cela.
Seulement, il y a un detail qu'on ignore et qui n'a
(He ecrit nulle part jusqu'a ee jour : c'cst la fa$on dont
fut operee rarrestation de Ferrc, le moyen auquel on eut
recours pour dtfcouvrir sa retraite.
Toutes les recherches avaient ele infructueuses ; on
avait peut-fitre arriUe cinq ou six pseudo-Ferre comme
on a fusille cinq ou six faux Billioray, cinq ou six Val-
K»s.
Que fait-on? On se dirige vers la petite maison de
Lovallois-Perret, rue Fazilleau, que Tancien membre de la
Commune habitait avec ses parents.
430 MtiMOIRKS DR LOUISE MICHEL
— Evidemment il n*y etait pas.
— Parbleu! on savait fort bien qu*on n'avait aucune
chance de le trouver la.
— Eh bien alors, k quoi bon?
— Que vous files naif! Ne vous ai-je pas dit qu'il de-
meurait avec sa famille? Or, a quoi sert une famille si
elle ne sert pas h denoncer et a livrer les siens?
On penetre un peu brutalement, cela va sans dire,
dans le petit cottage entourc d'un jardin de la rue Fazil-
leau. Ah! tenez, je ne sais si .ma plume aura le courage
d'achever. L'autre jour, une affaire m'appelait a Levallois;
j'ai passe dans cette rue; arrive devant cette maison dont
le numero me revint soudain a la memoire, je fus force
de m'arrSter quelques minutes, Le sang me montait au
cerveau, la sueur coulait de mon front, un simple souve-
nir faisait gronder en moi des flots de colere et do
rage,
Pardonnez-moi cette emotion involontaire; car cette
indignation, cette colere, cette rage, vous allez les parta-
ger. Je continue :
On entre. Le pere etait parti pour son travail quoti-
dien, il ne restait la que deux femmes, la vieille mfcre et
la jeune soeur de Thorn me que Ton recherchait.
Cette derniere, M Ue Ferre, etait au lit, malade, dan-
gereusement malade, en proie a une fl&vre ardent*.
On se rabat sur M ma Ferre ; on la presse de questions,
on lajsomme de reveler la rachette de son Ills. Elle
affirme qu'elle Tignore et que, d'ailleurs, la connflt-ello,
on ne pouvait pas exiger d'une mere qu'elle se fit la de-
nonciatrice de son propre fils.
On redouble d'instances; on emploie, tour it tour, la
douceur, la menace.
— Arrfitez-moi, si vous voulez, mais je ne puis vous
dire ce que j'ignore, et vous n'aurez pas la cruaule do
iii'arracher d'auprfcs dulit de ma flllc.
■ - .^ti *n r+*f*w*xm *mn*n
MriMOIUES DE LOUISE MICHEL 434
La pauvre femme, a cette seule pensee, tremble do
Ions ses membres. L'un do cos hommes laissa echapper
un sourire. Une idee diabolique venait de sur^ir dans son
esprit.
— Puisque vous ne voulez pas nous dire ou est votre
flls, eh bien, nous allons emmener votre fllle.
Un cri de de"sespoir et d'angoisse s'echappe de la poi-
trine de M"» Ferre. Ses prieres, ses larmes sont impuis-
santes, on se met en devoir de faire lever et habiller la
malade au risque de la tuer.
— Courage, mere., dit M ,u Ferre ; ne fafflige pas je
serai forte; ce ne sera rien. II faudra bien qu'on me rela-
che.
On va l'emmener.
Placee dans cette opouvantable alternative, ou d'en-
voyer son flls a l.f. mort ou de tuer sa fille en la laissant
emmener, affolee de douleur, en depit des signes sup-
pliants que lui adresse l'heroique Marie, la malheureuse
mere perd la t6te, hesite!...
— Tais-toi, mere! tais-toi! munnura la malade.
Onl'emmene...
Mais e'en etait trop pour le pauvre cerveau ma-
tcrnel.
Mme pcrrd s'affaisso *ur olio- memo; une fievro chaude
so declare, sa raisons'obscurcit; des phrases incoherentes
sYchappent de sa bouche. Les bourreaux patent l'oreille
el Kuettent la moindrc parole pouvant servir d'indice.
Dans son delire, la malheureuse mere laisse echao-
\wv a plusieurs reprises, ces mots : Rue Saint-Sauveur.
llelas! il n'en fallait pas' davantage. Tandis que deux
de ces hommes gardent a vue la maison Ferre\ les autres
p.ourent en hate arhever leur oeuvre. La rue Saint-Sauveur
est cerne"e, fouillee. Theophile Ferre- est arrSte\.. Quel-
ques mois plus tard, il est fusilld.
Huit jours apres l'horrible scene de la rue Fazilleau.
\
432 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
on rendait a la courageuse enfant sa liberie. Mais on no
lui rendait pas sa mere, devenue folle et qui mourut
bientOt dans un hospice d'aliencs, a l'asile Saintc-
Anne.
Marie 6tait encore debout dix ans apres ces
horribles choses. Ceux qui avaient leur pere ou
leur frere en Catedonie ou en exil savent quels
^taientsondevouementetsoncourageinfatigable.
A Londres, les proacrils me parlaient des
quelques jours qu'elle y avait passes, comme si, en
la voyant, ils eussent revu avec elle les amis dis-
parus dans rhe*catombe ; je crois qu'ils l'aimaient
plus encore que moi. Nous ne l'avons plus.
Ceux qui dans Paris, oil Ton change si souvent
de logement,habitent le n» 27 de la rue Condorcet,
ancien appartement de M me Gamille Bias, y ver-
ront peut-etre encore une chambre tendue de
rouge ayant la forme d'une lanterne.
Marie Ferre, au moment ou M me Bias arreta cc
logement, me parla beaucoup de la chambre
rouge : « C'est un veritable nid, me disait-elle,
vous verrez comme on est tranquille. »
C'6tait un nid, en effet, — le nid de la moil.
Dans la nuit du jeudi au vendredi du 24 fdvrier
1882, apres une courte maladie a laquelle nous
dtions loin de supposer une fin aussi terrible,
c'est la que nous l'avons perdue.
.» j^^,*. fm««MMI
■mmiii-miUM— I
MlLMOIRES DB LOUISE MICHEL 433
J'avais etc* un peu jalouse que ce ne fut pas
avec moi qu'elle vint, mais elle me dit :
— J'y serai si bien ! Au bout de quelques jours
ce sera fini.
C'6tait fini en effet! S'il y avait un Dieu, ce
serait vraiment un monstre de trapper de tels
coups.
Le lit £tait place* en face de la porte, la tete
contre le mur.
Pendant les deux jours qu'elle y fut morte;
quelqu'un, qui ignorait ce qui se passait la, ne
cessa de jouer du violon en face; cela entrait
dans le cceur.
C'est ainsi dans les villes ou chaque maison
est elle-m6rae une ville.
C'est devant ce lit que nous l'avons couchee
au cercueil, bien enveloppe"e dans moo grand
chale rouge qu'elle aimait.
A la mort de Th^ophile Ferre, c'est M me Bias
qui, avec la pauvre Marie, ensevelit le fusille"
corame l'eut fait sa mere.
En face des magasins du Louvre, il y a une
petite boutique de lainages ; la, pendant la de-
portation, ma mere habita longtemps avec une
parente pour laquelle elle eut toujours une pro-
**_ ' __ «
i
\
434 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
fonde affection, avant d'aller chez ses parents de
Lagny.
Au n° 24 de la rue Polonceau, apres mon re-
tour, bien fugitifs furent les instants de joie;
ma mere et Marie pres de moi, j'avais presque
peur ; le bonheur n'est-il pas un rameau si fragile
qu'on le brise toujours en s'y reposant?
Deux vieilles amies venaient chaque jour voir
ma mere, elles avaient pour elle de ces petites
attentions qu'aiment tant les vieillards et ma
chere Marie restait pres d'elle pendant chaque
reunion ; tout cela est passe".
Au 45 du boulevard Ornano, au quatrieme
e*tage, c'est Ik qu'elle subit la longue torture de
deux anne^es passers sans moi avant sa mort.
Son lit 6tait place* parallelement au corridor
d'entree, dans la chambre du milieu.
Au-dessus de la commode etait un grand por-
trait de moi peint par M" ,e Jacqueline. Combien
de fois la pauvre femme y eut les yeux pendant
ces deux ans.
11 m'a semble, pendant les derniers instants
oil il lui £tait difficile de parler, qu'elle me faisail
comprendre de le donner a Rochefort qui me
Tavait conserved pendant ces deux ans.
„m~**ni+* n v*,miim i, ir0 1 n vm m rm*m*MMM — KW
MtiMOMES DE LOUISE MICHEL 435
Par les jours de soleil, tant qu'on put lui faire
croire seulement a un an de prison, elle restait
longtemps a sa fenetre : c'etait Ik qu'elle m'avait
si souvent attendue quand je revenais des der-
nieres tournees de conferences, ou M" e Bias
eiait rested avec elle.
A partir du 14 juilletl8fi4 il fallut tout lui dire ;
elle ne se mit plus a la fenetre.
Je ne crois pas que cette douleur infligee a la
pauvre vieille mere ait <He" bieu profitable au
bonheur de qui que ce soit.
Personne au monde n'y pent plus rien, on ne
reveille pas les morts.
Elle est morte le 3 Janvier 1885, a cinq heures
moins trojs minutes du matin.
Lorsque j'en descendis l'escalier, le matin du
jour de l'enterrement, la laissant couchee dans le
cercueil non encore cloue*, je songeais a sa dou-
leur depuis deux ans, je me sentais au coeur tout
ce qu'elle avaitsouffert, pauvre mere ! Gomme elle
eut e*te" heureuse de* passer quelques jours avec
moi!
On a bien agi en me laissant pres d'elle a sa
mort ; c'est pourquoi il faudrait peu de pudeur
pour me faire grace sur son cadavre. ■
L
436 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Quand tout le monde sortira ou que mon temps
sera fini. Jusque-la qu'on me laisse.
^ Et les cimetieres, la-bas! Vroncourt dans
Tangle en haut, sous les sapins, Andeloncom-t,
Clefmont !
Et les petites maisons- basses et sombres dcs
vi'eux oncles, la maisonnette enfonce'e en tone
de la tante Apolline, celle de l'oncle Georges lout
en haut de la c6te I
Et la maison d^cole. Qui done maintenam y
entend le bruit du ruisseau?
Oh ! maintenant plus que jamais, par la fenetrc
ouverte m'arrivent les senteurs des roses, d
chaume.des foins coupe's ausoleil d'(H3; l'odeu
acre des niaoulis metee a la frafcheur Acre ..I t- s
flots.
Et tout reparait, tout revit, les morts et les
choses disparues.
Et plus que jamais je voudrais les revoir. Il<
m'appellent et pourtant rien ne reste d'eux, plu.s
que du vent qui passe.
Lors meme que la pense*e serait une sorte d 'at-
mosphere qui enveloppe le corps, ne se dissipr
rait-elle pas avec elle?
Qu'importe! 11 faut aller jusqu'au bout; le tra-
il
MliMOIRES DE LOUISE MICHEL 437
vail (Hourdit, la douleur fait marcher comme un
eperon. C'est n^cessaire peut-etre pour fournir
_ _ _ • »
sa carriere.
Des fragments retrouve's dans mes papiers
diront mieux que moi le terrible groupement des
choses depuis 71 : toutes se tiennent, denvent
les unes des autres et m'apparaissent a la fois.
Le premier qui me tombe sous la main date
du28 novembre 1871.
C'est au camp de Satory, tout ensoleille" dans
le matin sur la neige de novembre, qu'avait lieu
l'assassinat de Ferre\ mon compagnon d'armes ;
j'aurais bien aime* y avoir ma place.
Ma mere «5tait forte encore, relativement pres-
que jeune. C'eut (He* moins cruel que la separa-
tion d'il y a deux ans.
Voicien quels termes un journal re"actionnaire
raconte la morf heVofque de B erre* :
... Les condamnes sont vraiment tres femes, Ferri, adosse
a son pot^au, jette son chapeau sur la sol. Uu sergent s'avance
pour lm bandar las yeux; il prand la bandaau et la jatta sur
son chapeau... Les trois condamnes restent seuls. Les trois
pelotons d execution qui Tiennent de s'avancer font feu.
Roesel et Bourgeois sont tombes sur le coup; quant a
Ferre, il est wete un moment debout et est tombe sur le cote
droit. Le chirurglen-major du camp r M. Dejardin, se precipite
vers es cadavres. II fait signe que Rossel est bien mort et
uppelle les soldats qui doivent donner le coup de grace a
l'errre et a Bourgeois. s ««■ ■
Eufln, le deflte continence...
Dcvant le troisieme conseil de guerre, ou il fut traduit en
J
438 MtiMOIRKS DE LOUISE MICHEL
aoot, Ferre avail pronoace pour toule defense lea paroles aui-
vantes :
« Membre de la Commune, je auis entre les mains de aes
vainqueurs :
« Us veulent ma tete, qu'ils la preonent.
« Jamais je ne sauverai ma vie par la lAchete. Libre j'ai
vecu, j'enteods mourir de mime.
« Je n'ajoute qu'un mot : La fortune est caprieieuse. Je
confie a l'avenir le soia de ma memoire et de ma vengeance. »
(La Liberie du 28 novembre 1871.)
Le second, est le fac-simile* de la demiere
lettre de Ferre* a ma chere Marie.
Celui-la m'arrive le 24 mai de ceite anne*e ; je
n'ai pas besoin qu'il y ait de lettre pour deviner
que cela vient de vous, mon cher Avronsart.
Je revois avec ce triste et fier adieu notre
comite" de vigilance du 41, cbausse*e Clignan-
court.
— Tous des poetes et des sauvages ! me disait
M me Meurice.
C'e* tait vrai ! Comme nous nous aimions lit
dedans, et comme on y e*tait bien ensemble !
Si bien, qu'on avait les yeux avec une sorte
d'anxiete sur la pendule, qui marquait l'heure
d'aller dans nos clubs ou dans ceux des partisans
des redditions et du plan Trochu, afin d'y jeter
des ide*es subversives, qui tombaient en e*tincelles
sur la foule toujours g<£ne>euse qui, elle % ne vou-
lait pas se rendre.
MEMOIRES DB LOUISE MICHEL 439
C^tait vite fait de desorganiser ces reunions
de lacheurs de luttes et de Ucheun de sang.
lis flairaient d'avance le sang des vaincus, et
revinrent a leur. heure (l'heure des chacals); il
leur faut la proie morte ou liee.
Je crois avoir toujours, avec lalettre de Marie,
la derniere qui me fut envoyge de sa cellule de
Versailles, avant qu'on ne ra'ait fait partir pour
Arras, d'ou je fus ramenee comme je Tai raconte\
Le 29 novembre au matin, au meme instant ou
Marie venait chercher le corps du fusille\ nous
e (lines la consolation de nous rencontrer.
Je ne crois pas qu'aucune perquisition m'ait
enleve ces papiers, mais les amis n'aiment pas a
les remuer, nous tous etant morts ou prisonniers,
et je leur laisse ce sentiment de tristesse sans le
heurter.
Je dirai seulementque, danscette lettre, Ferre,
au lieu de s'attendrir sur lui-meme, regardait,
par-dessus le fleuve de sang de 71, la Liberie se
lever a l'horizon lointain.
Ou done etes-vous tous, 6 mes amis?
Si ce livre trouve.Burlot dans ses forets du
Morvan, et le vieux brave Louis Moreau, je ne
sais dans quel coin du monde, eux aussi se sou-
viendront.
Je nVapercoi* que j'ecris des noms et cenx qui
Bhffitvi«'
-. v*<» i**l' i* i"*- 'f*"
4*0 MtiMOIRES DK LOUISE MICHEL
les portent vivent encore ! Je m'arrdte, mais la
page restera.
Voici la derniere lettre de ThtSophile Ferre,
Maison d'arrit cellulaire de Versailles, n« 6.
Mardi 28 nov$mbre 1871, Sfc. i/2 matin.
Ma bien chftre eteur,
Dans quelques instants je vais mourir; au dernier moment f
too souvenir me sera pr£seut; je to prie de demauder mon
corps et de le reunir k celui de Aotre malheureuse mire; si tu
le peux, fais insurer daus les journaux l'heure de mon inhu-
mation, afln que des amis puissent m'accompagaer ; biea
entendu, aucuae c£r6monie religieuse ; je meurs materialists
comme j'ai v6cu.
Porte une couronne d'immortelles sur la tombe de notre
mire.
T&che de gu6rir mon fr&re et de consoler notre pdre; dis-
leur bien k tous deux combien je les aimais.
Je t'embrasse mi lie fois et te remercie des bons soins que
tu n'as cess6 de me prodiguer; surmonte ta douleur et, comme
tu me las souvent promis, sois k la bauteur des 6v£nements;
quant k moi, je suis heureux, j'en vais finir avec mes souf-
frances, et il n*y a pas lieu de me plaindre.
Tout k toi,
Ton frere d6vou6 f
Tn. FEnnft,
Tous mes pupiers, mes vAtements et autres obfets, doivent
fitre rendus,sauf 1'argent du greffe que j'abandonne aux d6tenas
plus malbeureux.
Th. Fear*.
Je crois devoir donner quelques fragments des
journaux de 28 juin 1882, sur les obsfcques de
Marie.
1
MtMOIRKS DE LOUISE MICHEL 441
Hier matin, k 9 he u res, ont eu lieu lea obsfeques de la coura-
iteusc citoyenne Marie Ferr6 f sceur de Tb6ophile Fern* fusilte
par la reaction bourgeoise, pour sa participation iila Commune.
La vie de Marie Ferr6 ne fut qu'abnigatlon et d£vouement
& la cause pour laquelle son frfcre mourut.
Aussi est-ce avec une respectueuse admiration qu'un grand
notubre d'amis suivaient bier, k sa derntere demeure, cette
martyre de la foi r6volutionnaire.
Le cortege se composait d'un millier de personnes, paraJ
lesquelles on remarquait les citoyens Henri Rocbefort, Clovi*
Hugues; les citoyenncs Hubertine Auclert, Canaille Bias, Ca-
dolle, Louise Michel.
Arant la levdc du corps a la inaison niortuaire, des bou-
quets d'inimortelles ont 6t4 distribuis aux assistants.
Huit couronnes de roses blancbes et trois eouronnes d'im-
mortelles rouges ont 6te deposes sur le cercueil.
Les tiois courcnnes d'ixnniortelles porta) tut les inscrip-
tions suivantes : A Marie Ferr6, le Cercle d'ttudes sociales
du xvui* arrondisseaent. A Marie Fen 6, la Libre-Ptnete de
Levallols-Perret.
A neuf beures un quart, le cortege s*e»t mis en marcbe
pour Leva) lots- Per ret., ort se trouve le caveau de la famille
Ferr6 et oft le frire de la dtfunte a 6t6 inhum£ aprds avoir 4te
fusillA k Satory,
Le deuil Atait conduit par lc pere et le frire de Marie Ferr*.
M M Bias et Louise Michel.
En traversant le boulevard des Batignolles, la rue de Levis
et la rue de Tocqueville pour gagner la poite d'Asniirea, le
cortege s'est gross! de quelques centaines de personnes.
Plusieurs discours ont 6te pronoucts par des di)6gu4a des
groupes rtvolutionnaires, des cercles deludes lociales, de la
libre-peneie et du comity de vigilance duxviu*arrondissen*euL
Le citoyen Edmond Cbamolet cite les paroles du po£te :
< Elle 6tait :
Do vurro pour gtaiir, d'aeier pour retUter.
« Aussi 9 malgr£ les douleurs, nialgr£ les tortures morales et
physiques quelle subisaait, dtiueurait-elle calme eu eppa-
reuce, sinon rtsignie, au milieu des combats de I'cxistence.
« Kile vivait d'une vie trop active, d'uue vie de fi«\re, et sa
nuture lr*le et delicate fut bris<to par lea chagrins qui la mi*
25.
:ffins*v.".
.1
448 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
naient lentement; set forces la trahirent, la mort vient de nous
l'enlever k la fleur de l'Age.
« Adieu, Marie, dors auprts de ta pauvre rairo, aupr** da
ion frftre mort pour la liberty. »
u L'histoire, dit Jules Allix, assoeiera au souvenir de Thio-
phile Ferr6 le grand et sublime dtvouement |de sa scaur
Marie, dont nous saloons ici la vie simple et grande.
« FrAle et douce comme les femmes, elle Malt forte comine
les plus conrageuz d'entre les homines.
« Salut k tol, Marie FerrA! Ton souvenir vivra inalgrt le soin
que tu prenais k te cacher toi-mAme; et nous, les suppliers,
nous, les bannis et les proscrits, nous te faisons ici cortdge,
pour jut qu'au jour oft nous gloriflerons nos martyrs, morts
pour feconder la liberty.
<« La foule qui se presse auto a r de ta tombe, chftre citoyenne
au grand ccBur, fait plus que tous les discours le panigyrique
de ta vie,
i« Honneur k toi, Marie Ferr6 1 Puisse-t-on imiter ton example,
afln qu'au lieu du martyre on ait le triomphe. Vive la RApu-
bliquel Vive la Revolution! »
« En 71, dit le citoyeu Dereure, Marie Ferre qui s'ttait levie
de son lit pour marcher k la prison, avalt sa mire morte, sou
frtre ftistltt, son pftre et son second frire prisonnlers.
« Rendue k la liberty seule entre ces tombes sanglantes et
ces prisons, elle veillait avec un courage surhumaln feur ses
morts et sur ceux qui lui restaient. »
Quelques mots de Louise Michel et d'fimile
(lautier terminent la douloureuse stance.
« Citoyens, cest sur le coeur m6me de la Revo-
lution que nous remettons la pierre de cette
tombe : Souveuons-nous, souvenons-nous ! »
« Vous aves bien dit, Louise, termine fimil*
mmm
MBMOIRES DE LOUISE MICHEL 443
Gautier; souvenons-nous ! Que les souvenirs re-
vivent,nous faisant entrevoir l'aurore des jours
ou re-gneront la liberty, legalite" et la justice. »
A la mort de Marie Ferre\ les femmes reWolu-
tionnaires de Lyon du groupe Louise Michel
prirent le nom de « groupe Marie Ferre* ».
Merci aux justes et aux vaillantes.
Jai, parmi les fragments du 28 Wvrier 1882,
bien des pages touchantes Writes sur The" roique
et touchante amie que nous avons perdue.
Guand je la revis derailment a mon retour d'exil,
dit Rochefort, j'avais gard<< de la jeune fllle dalors un
souvenir ineffacable, que sa raort inattendue vient de
raviver.
Je la vois encore, glissant comme une ombre dans ses
vehement* noirs, le long du corridor qui menait au par-
loir ; nous nous rencontrions ordinairement trow dans ces
sortes de boltes qui faisaient de la piece entiere comme
une varied d'omnibus cellulaires : Rossel, Ferrf et moi.
Etant tous les Irois marques pour la mort, nous avions ete
loge-s Tun a cftte de l'autre au re*-de-chausse*e de la pri-
son avec deux surveillants qui, a travers nos guichets
ouverts, braquaient curieusement sur nous leurs yeux
inquiets.
Au parloir, M* Rossel, M»« Ferre et mes enfants se re-
trouvaient dans une inquietude commune.
Je n'oublierai jamais, quand elles surent que je n etais
omdamntf qu'k la deportation perpdtuelle dans une
enceinte fortiftee, le regard de convoitise sympathique que
les deux jeunes lilies adresserent aux miens et qui wnblait
dire t
J
I
44* MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
- Voire pere est simplement destine a finir ses jours a
six mille cinq cents lieues, chez les anthropophages fifes-
vousheureux!
Comme la soeur de Delescluze, la sceur de Ferre a lutte
bravement contre 1'amertume de ses regrets, puis elle est
tombee vaincue.
Le iour ou le calendrier clerical, que le facteur nous
apporte tous les ans, aura eteremplace par le calendrier
repubhcain, le nom de cette martyre y brillera parmi les
plus memorables et si jamais le bapteme civil succede au
bapteme relig,eux f c'est sous l'egide de sa m^moire et de
sa vertu que les honncHes femmesplacerontleursenfants.
mmmmMMM
XVI
Ma mere me restait et, forte comme elle Stait,
elle eut vdcu longtemps si les miettes de pain
prises par quelques enfants affam£s (et a qui on
en avait donne" d'abord) n'eussent 4te" aussi
cheres.
H&as! lepain estcher sous la troisieme repu-
blique.
Voici comment fut raconte* l'enterrement de
la pauvre femme, qui eut lieu le 5 Janvier 1885.
Comme elle ne souffrait plus, je n'ai pas de-
mands a aller jusque-la. Elle morte, je n'avais
plus rien a demander.
A LA MAI80N MORTITAIRI
Comme aux grands jours de revell populaire, les faubourgs
vidalent leurs ruelles Hombres. De tons les cotes arriTalt en
uiasso le Deuple* le vrai, celui des « repaires » et de l'atelier.
i .,* - - «■>» www ny » . > « ' m -xii 1 1 itw m m ' » M WflWj H
r
4i6 MtfMOIRBS DE LOUISE MICHEL
Devant le n<> 45 du boulevard Ornano, l'affluence 6tait tell*
que toute circulation 6tait devenue impossible.
A onze heures precises — trop precises, car des milliers
de citoyens sont arrives dana la demi-heure qui a suivi le
d6part, — le cercueil a 6t6 plac6 sur le corbillard.
Louise Michel, avaut de retourner k Saint-Lazare, a voulu
placer aupres du corps de sa m&re quelques souvenirs : une
photographic d'elle accoudfte sur un rocher, encadr^e de pelu-
che rouge; une inftche de ses cheveux attach6e avec un ruban
noir et m£Iang£e au bouquet d'immortelles rouge3 qu'elle a
rapports de Tenterroment de son amie Marie Ferr6 ; le por-
trait de cette dernidre; enfin quelques-unes des fleurs appor-
tees k la malade ces derniers jours.
Le citoyen C16inencean 6tait venu presenter ses condo-
lences k la famillo et s'excuser de ne pouvoir suivre le cor-
tege.
De nombreuses couronnes ont 6t6 d6pos£es sur le cercueil
et derrtere le char : A la mere de Louise Michel, YIntramigeant;
la Libre-Pemee ; la Bataille; etc.; beaucoup de bouquets aussi,
formds de fleurs naturelles, viennent se niftier aux couronnes.
Cello de Louise Michel est en perles noires et ne porta que
ces mots : A ma mere I
Le cortege s'est mis en marche dans Tordre suivant :
Imui6diateincnt aprfts le char venait le plus proche parent
do la defunte, M. Michel, vieillard k cheveux blancs, accom-
pagn6 de ses deux fllles, les cousines de la prisonntere.
Derri&re, marchaient le citoyen Henri Rochefort, son tils
atn6, Vaughan et toute la redaction de YIntransigeant*
Venaient ensuite les compagnons de lutte de la citoyenne,
ceux qui la suivirent dans la proscription et qui continuent
dans la presse ou k la tribune le combat r*volutionnaire.
Citons notamment : Alphonse Humbert, Joffrin, Eudes, Vail-
lant, flranger, Lissagaray, Champy, Henri Maret f Lucipia,
Odysse Barot, S. Picbon, conseiller municipal de Paris; An-
tonio de la Calle, ancien membre du gouvernement rtvolu-
tioonaire de Carthagdne; Mofse, conseiller d'arrondlssement;
Fr$d6ric Cournet; Victor Simond et Titard, du Radical, etc.,
beaucoup d'anciens dAportes de la presqu'lle Ducos et de for-
mats de rile Nou.
Signalons encore la presence du citoyen Deneuvillers t an-
cien proscrit de 1871, correspondant de YIntramigeant k
Bruxelles; du citoyen Th61eni, repr6sentant du Radical des
Alpes; Bariol, dAllgut du cercle des Droits de Vhomme (Vau-
tvr *»..;.l»,»i I «'. *■>*•*!
mmmmmmmmm
M^MOIRES DB LOUI8I MICHRL 447
cluse); P. Arnal, deleguede l'Associatlon fratcrnelle des repu-
hlicains des Basses-Alpes, de Vaucluse et da Var: heaucoap
dautres cltoyens, delegate de groupes de province et do
Paris, dont nous regrettons de ne pouvoir donner le*
Doms.
Au milieu de ce cortege d'aaeieos combattants de 1871 et
d Homines eprouves, se trouyait melee l'ardente jeunesse des
groupes revolutionnaires recemment crees.Ceux-la, parmi les-
quels uae cenUine d'anarchistes, ont deploy*, sitot que le
cortege s'est mis en marche, trois drapeaux rouges dont 1'un
portait cette iuScrlption : La tentineUe revolutionnaire du
xviii* arr<mdit$ment.
Derriere, et tenant toute la largeur de la chaussee, venait
une male immense apportant a Louise Michel, dans cette cir-
coastance douloureuse, le tribut de son respect et de sa
reconnaissance.
SUR LB PARCOUR8
Depute l'enterrement de Blanqui, cet imposant spectacle
< une demonstration populaire ne s'etait pas renouvele, gran-
diose et majestueux comme il letait hier.
Le cortege s'est dirige vers le cimetiere de Levallois-Perret
par les boulevards Oruano, Ney, Bessieres, Berthier et la porte
ilu Courcelles.
Les talus des remparts etaient garnis de nombreux apecta-
leurs qui s'etageaient sur les declivites. Ou cote oppose, les
uiuraiUes, les toils, les fenetres etaient egalement remplis de
curienx.
De toutes les rues qui debouchent sur la route strategique,
tme nouvelie foule d'ouvriers, de roalheureux, se rangeaient
respectueusement sur le passage du cortege ou venaient le
grossir.
La police ne se montrait pas; aussi le calme n'avaiMl pas
eessa de regner et aucun tumulte ne s'Atait produit. Un sim-
ple service d'ordre etait fait par deux gardiens sous la cou-
dmte d'un sous-brigadier.
Cependsnt, des mesures extraordinaires avaient ete prises
i P .° Ur lancer » au b«»oin, sur les manifestants, la meute armee :
» garde republiuaine se trouvdit rue Ordener, et sur tout le
parcours on avail place, dans 1'interieur dee postes-casernes.
ue» gardiens de la pais. Dans la courds la paserne de la Pepl-
itot-j... ... , . ■ immoi . i , n w*»" »* * ** « ***t >* 'ia ■■ ■■!>.
i
i
448 MEMOIRES DE LOUISE MICHEL
utere, place Saint-Augustin, etait range ua balaillon d'infan-
terie, sac au dos, prfit k marcher.
A la porte Ornano, le cortege pouvait 6tre 6valu6 k plus tie
douze mille personnes.
De temps en temps un cri puissant de « Vive la Commune ! »
ou de « Vive la Revolution sociale! » sortait de cette immense
foule.
Arrivfi pr6s du pont du chemin de fer de l'Ouest, deux cui-
rassiers porteurs de depftches se sont months. Comme ce va-
et-vient d'estafettes oificielles n'est jamais de bon augure, leg
cris de Vive la Revolution ont redouble. Les deux cavaliers ae
font empresses de se retirer nt6t leur besogne accomplie.
Au boulevard Berthier, devant le bastion 49, se trou vaunt
ranges line vingtaine dagents de police ccmmandes par lof-
iicier de paix du x\ji e arrondisstnient, Florentin le nuiLe
qui vient d'etre medailie pour avoir couvert de ea protection
le mouchard provocateur Pottery.
Le sieur Florentin s'etait sans doute promis de faire mer-
veille et de gagner de nouveaux galons et de nouvelles me-
dailles.
Au moment, en effet, oi le char passe devant le poste, lo
Florentin, suivi de ees homines, intercepte le boulevard et in-
time 1'ordre de faire disparaltre les drapeaux rouges.
D'immenses cris de « Vivela Revolution! Vive la Commune! »
lui repondent, et les manifestants, faisant bonne garde autonr
des drapeaux, semblent defier le eauveur de mouchards.
Le citoyen Rocbefort s'avance alors vers Toificier de raix
en lui disant : '
— Votre attitude co^aitue une veritable provocation ; tout
s'est passe jusqu'ici dans 1'ordre le plus parfait; votre inter-
vention est absolument deplacee.
— J'ai re?u de M. Caubet Tordre formel d'lmpecher la cir-
culation du drapeau rouge, repond Florentin, vhibleinent
intiniide.
— Ces drapeaux rouges dont vous parlez, rlpond Rocbefort,
sont des bannieres de societes qui ont parfailement le droit
de choisir la couleur qui leur convient. 11 y en avait aussi,
des banni*re« rouges, derriire le cercueil de Gambetta, et
personne n'osa s'opposer k ce qu'elles fussent deploy&ts.
Ces paroles et Tattitude energiqne des citoyens presents firent
reflechir le nomme Florentin, qui se radoucit instantaneiuent
et prit lui-mfime, avec ses vingt-cinq bommes, la tftte du cor-
tege en avant du corbillard.
m w u i nmm
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
449
Mais quand la police n'est pas fSroce, elle essaye d'Stre per-
fide; c'est ce qui est arrive hier encore.
A la porte d'Asnigres, sitdt que le char eut franchi la grille
de l'octroi, les agents qui avaient premedite leur coup, vou-
lurent refermer viveinent les portes pour couper le cortege et
etnpScher cette exhibition des drapeaux rouges qu'ils avaient
taut k coeur.
Us comptaient sans la resolution des r6volutionnaires; les
portes c6d6rent sous la pression du peuple. Quelques voi-
tures inenie, rentrant k Paris, durent & cette circonstance de
n'tHre pas visitees*
Un dernier incident : pendant que le cortege longeait la
ligne du chemin de fer de ceinture, un train passa ; tous les
voyageurs elaient aux portieres, et reconnaissant le convoi de
la mere de Louise Michel, un grand nonibre d'entre eux se
uiirent k agiter leurs chapeaux et leurs mouchoirs.
(Test ainsi qu'on arriva a Levallois Ferret.
AD CIMETl&LE
La petite ville de Levallois-Perret 6tait toute revolutionise.
Depuis longtemps on n'y avait vu autant de monde. Beau-
coup de voitures stationnaient aux abords du ciuietiere. Tous
les habitants etaient sur pied et formaient la haie sur le che-
min oft devait passer le cortfege.
Le petit ciuietiere avait fait sa toilette. Les portes etaient
$?randes ouvertes, et dej& beaucoup de citoyens, plus presses
que les autres, prenaient leur place autour de Tendroit choisi
pour l'inhumation.
C'est la toinbe de Ferre assassin^ k Satory par les Versail-
lais. II y est enterre avec sa sceur, Marie Ferr6, qui fut ramie
inliine, la compagne devouee de Louise Michel.
Le monument est modeste, entoure d'une grille et couvert
dune large dalle. Une pierre debout porte les noma du mar-
tyr et de sa soeur.
La cloche sonne, anuoneant larrivee du cortege ftmftbre.
Eu un clin d'oBil la foule a envnhi ce champ des inorts... (Test
uvec uue peine extreme que les porteurs parviennent avec le
corps jusqu*& la tombe, et ce neat qu'en faisant passer de
main en main les couronnes qu'on peut les transporter du
char au cercueiL Les drapeaux rouges sont dep!oy£s, les tombes
diaparaissent sous le Hot vivnnt qui s'6lage du sol jusqu'au
Hm^
■
I
L-
450 MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
sommet des monuments funfcbres. Le spectacle est saisissant
de grandeur et de majesty
LBS DISCOURS
Apris un moment d*attente plein de silence et de recueille-
ment, notre collaborates, Ebhbst Roche, prend le premier la
parole.
Voici le r6sumG de son discours, frGqucmmeut interrompu
par les approbations de la foule :
« Qui soinuies-nous, let, autour de ce cercueil dune fenmio
simple et b »nne, qui ne songea jamais k la c616brlte?
« Pourquoi, en cette circonstance, cette confusion des nuan-
ces rftpublicaines et sociallstes les plus diverses?
« Quel sentiment nous anlme tous? quelle attraction nous
am^ne? quelle communion des coeurs nous donne k chacun
devant cette morte le mftme respect et la mftmc indignation?
« Laissez-moi vous le dire.
a U est un drapeau sacr6 entre tous, celui que les peuples
n'arboreut qu'i certaines Spoques soleonelles, drapeau qui
61ectrise plus que les ttoffes 6clatantes : e'est le drapeau de
nos martyrs, de nos h6ros.
« Le cadavre de Lucrfece renversa les Tarquins et fonda In
RApublique romaiue ; les cadavres des hommes obscurs, fou-
droyGs le 23 fevrier par les soldals de Louis- Philippe, provo-
quferent l'6croulcment de son trdne; le cadavre de Victor Noir
causa l'6branlement de I'Empire et prftctplta sa chute.
« Le cadavre de la pauvre m6re do Louise Michel est notre
trait d f union; car il fait naltre en la conscience de chacun do
nous le mtoe sentiment d'horreur pour les criminels qui
Tout assassin6e.
« Ah! ne vous retranchez pas derrlftre lAge de votre vie-
time, Basilest Ce ne peut 6tre un argument pour atttSnner
1'odieux de votre forfait.
« Gertes, ce nest pas elle, nous le savons Wen, que vous
pr6m6ditiez d'atteindre. Pas plus quo TEmpire n'avait de
haine particulifere contre Victor Noir. Que nous importo que
votre fftrociW fauche dans nos rangs un modoste, un tacomiu
ou un illustre ? Ce martyre dont tous le couropnea suim a
notre colfere, comme il sufftt h son illustration,
« Pauvres fences! Oujc qui le** ont connuiw savent con-
i
MI&MOIRES DE LOUISE MICHEL
451
bleu elles itaient indispeosables 1*ud6 k 1'autre. La mire vivait
de cette atmosphere d'amour filial doot l'entourait sa fllle. En
la lui enlevant, vous I'avez tu6e, et cette mort eatralnera petit-
fttre une seconde victime,
« Apr** elle, ce sera le tour de Kropotkine, qui agonise dans
les cachots ; puis viendront lea autres, plus obacurs mais nou
inoins malheureux.
« Et vous ne voulez pas que nous nous emparions de ces
cadavres, que nous nous rallions autour d'eux dans une mfitne
penade de defease legitime contre ces voleursde milliards
qui ruinent notre malheureux pays en attendant qu'ils le yen-
dent & reochdre!
« C'est Ik le pacte de danger, de vengeance et de justice que
nous sommes venus signer devant la tombe de Ferr6, assas-
sin6 par les balles versaillaises. devant le cercueil de cette
femme empoisonn6e par la douleur.
« II me reste k dire, de la part de nos amis et collaborateurs
dc VIntran$igeant, au nom desqueis je prends ia parole, de la
part de ceux qui combattirent & cdt6 de la vail Ian te citoyenne,
qui partag6rent ses supplices de la proscription et ses joies
du retour, combien nous sommes touches de la douleur qui
afflige notre amie Louise Michel, et combien nous voudrions
hi all6ger le polds, si l'auiitte et Testime pouvaient 6tre des
compensations k une telle pertc. »
Le citoyen Cbabert s'expriine en ces termes :
ft Ici, ditril, il y a unanimity entre les socialistes comme au
jour de la bataille o\\ tous, les armes k la main, on descend ra
sur le terrain*
« Tous, nous sommes d'accord stir le but, nous nc difftrons
quo sur le choix des moyens.
« D6jfc, on pent voir polndre le jour des revendicatlons
sociules, car les opportunistes bourgeois ne se contcntent plus
du tuer les hommes : ils tueht maintenant les femmes.
« Soyons unis et a Tavance d^clarons bien que, si nous
dovonons les mattres, nous nc vouloris plus aucune forme de
gouvcrneineut.
« Jl faut que lo peuple soft enfln le uiattre,
« Ceux de nos 61 us qui chercheraient k nous tromper et k
ft^riger en gouvernants, nous n'avons k les chAtier que par la
mort.
*t>tv
452 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
« La bataille qu s'engagera prfisage notre victoire, parce
que la situation est telle que tous devront participer k Taction.
« Les opportunistes se laissent aller k la quietude, ils couip-
tent sur le parlementarisine ; mais ce parlementarisme, nous
le battons en brftche et nous soromes sur le point d'cn en-
foncer la porte. »
Le citoyen Diobon prend alors la parole :
« Au noin des groupes anarchistes, dit-il, nous venous glo-
rifler rh6ro!ne de la manifestation des Invalides.
« Devant cette tombe, rfialisons Talliance de tons les revo-
lutionnaires, je le veux Men, mais sur le terrain de la liberty
absolue et sans arriere-pensee.
« Je ne veux pas finir sans exprimer tout ce que j'al ainass6
de haine contre les jouisseurs qui nous oppriment. Nous
sommes les d6sh6rit6s de l'ordre social; e'est pourquoi nous
avons taAte de voir l'avdncment de la justice.
Puis, le citoyen Champy vient rendre bo in mage k Louise
Michel; il s'associe k sa douleur : « II faut, dit-il* que la Re-
volution dont elle 6tait Tapdtre donne au peuple r6gaiit£, le
bien-6tre et la satisfaction de ses droits iinprescriptibles, qu'il
conquiert par son travail. »
Les citoyens Tortelihr, Oodin, prennent ensuite la parolo,
La foule s'ost alors 6coul6c dans le plus grand calme; coin
s'explique aisement d'ailleurs. 11 n'y avait pas d'agents.
Merci, amis, vous tous qui tHiez \h.
Ainsi, je vous revois, amis, je vous reverrai
toujours autour de ma pauvre morte, r^unis,
sans distinction de groupes, dans une m6me dou-
leur, dans une m6me esp^rance. C'est qu'apres
nous plus personne ne souffrira ainsi les meres
s6par6es des filies pendant deux ans d'agonie.
MtiMOIRKS DK LOUISE MICHKL I'M
Dans la derniere lettre qu'elle ait dieted pour
moi, ma mere me disait le 27 novembre 1884 :
Ma chere fille.
No te tourmente pas, je ne vais pas plus inal; ce qui
uic fait de la peine est que tu t'inquietes toujours.
Je t'envoie des soies, fais tes tapisseries; tu feras de
ma part les vues de la mer dont je t'ai parte".
Ta derniere tapisserie n'est pas aussi bien que les
autres. je vois que tu t'attristes et tu as tort.
Ne fais pas de tricots pour moi, j'en ai assez; il ne me
faut plus rien; on depense deja trop pour moi.
Surtout ne te tourmente pas; je t'embrasse de tout
MEiir.
La pauvre femme mentait en disant qu'elle
n'allait pas plus mal, elle &ait deja au lit et ne se
releva plus.
Quant aux tapisseries dont elle me parle, les
vues de la merne sont pas encore faites; la der-
niere — « qui n'&ait pas si bien que les au-
tres », c'est que je lasentais mouri r — repr^sentait
le grand chene frappe" au coeur, ou attendait
la cognde rested dans la blessure d'ou coulait
la seve, triste souvenir que n'en gardera que
mieux celui pour qui elle fut faite, un Talleyrand-
PeVigord, qui t6t ou tard suivra le chemin pris
pur Rrapotkine et les autres fils de fitodaux qui
se sentent dans les vcines du sang de braves,
f
454 MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
car bandits c'est vrai, mais laches non, &aient
les grands fauves flgodaux.
J'ai garde" les aiguilles qu'elle m'avait envoye*es.
Elles ne serviront plus, pourtant je lui ob&rai,
un jour. Je ferai de sa part les vues de la mer
qu'elle a promises.
Voici la copie de plusieurs lettres; les unes,
au moment ou, le cholera se*vissant aParis, j'avais
doublement le droit d'etre rapproche"e de ma
mere et de la ville que je n'ai jamais quittee aux
jours d'e'preuves; les autres, au moment ou, ma
mere e*tant a ses derniers jours, je demandais a
etre conduite pres d'elle.
Ges copies de lettres doivent etre au livre des
morts ; elles contenaient une double agonie, celle
de ma mere et la mienne.
Ceux qui s'imaginaient que je m'occupais de
questions de nourriture me croyaient bien heu-
reuse.
J'e'tais bien traite*e, mais quand il en aurait etc
autrement, est-ce que je sentais autre chose que
le chagrin de ma pauvre mere?
I
MriMOIRES DE LOUISE MICHEL *&>
Central* de Clermont (Owe), n« 1327,
#
21 novembro 1884.
Monsieur le minisLre,
Je u'ai que ma mfcre au monde. Si je pouvais elever la voix,
mea plus cruels ennemis demanderaient pour moi, vu les cir-
couatances prtsentfls, un transtereinent imm6diat * Paris, puis-
que d'un iiistaut k l'auiro elle pout doublemnnt m'fitre enlev6o.
Je ue demande ni visi»es f ni lettres dang la prison o4 on
me niettra. Je n'aurai pas detraction si l'ou veut, mais je
serai k Paris respiraut le m«me air, et ma inire me saura Ik ;
e'est vivante et non morte quelle petit 6prouver ce bonheur.
Kecevei 1 assurance de mon respect,
Louise Michel.
Cadrale de Clermont (Oise) n° 13:27.
Dimanche, 15 novembro 84
(personnellt)
Monsieur le president de la R6publique,
Voici la virit* ; s'il n'est pas un cceur d'homuae. pour le cow-
prendre, qu elle soit mon t£moin.
Depuis dii-hutt mois je n*al pas hi uue ligne de journal;
roais, k travers U mur de ronde qui nous sipare de la pro-
uiennde, il m'est parvenu* un lambeau de phrase : le cholera
eit k Paris; il y a d*j& longtemps de cein, toutes Ies d6n«ga-
tions n'y feront rien pour uioi.
Puiaque pas un ne se souvlent quo j'y ai ma place en
cutte circonstance, fftt-ce dans un cachot sous terre, e'est k
vous que je die : Si ou me traite en criminelle d'filta^qu'oii *<>
souvienoe que je viens loyal einent me remeitre moi-m6m^
aux mains des juges, et qu'on a«isse de m6me k mon *gard.
LotlSK MtCUEL.
Auties fragments de lettres dans lesquelles je
demandais h 6tre oonduite pr&s de ma m6re.
i
\
456
M^MOIRES DK LOUISE MICHEL
Jo serai aussi loyale en offrant en ^change d'ane extraction
on d'un sejour dani une autre prison, que ce soft a Paris pr6 s
de ma mere, de partir pour la Nouvelle-Caledonie quand ello
n'y sera plus; j'y ai deja ett utile et je pub I'etre encore en
fondant des 6coles au milieu des tribus.
Le commencement me manque ; cela e*tait sans
doute adresse* au ministre de rintdrieur.
Autre fragment encore :
Je n'ai point eu de r6ponse et n'eu aurai probablement
jamais. Qui salt pourtant ai dans le temps ou nous vivons un
de tos petits-fils, dans la mime situation, oe rcgrettera pas
que vous ne m'ayes pas repondu.
Du resle, ce n'est pas une question politique, main la ques-
tion de toutes les mires, car je ne f erai malheureuacmciU pas
la derniere prisonniere.
Louisa Michel.
Que ces dpaves disent un peu de ce que j'ai
souffert.
Pendant longtemps je n'eus pas de reponse;
enfin je fus transfe're'e u Saint-Lazare. Si on m'y
avait amenee plus tdt, ma mere, avecsapuissante
nature qui tout de suite reprenait vie a chaque
visite, ne serait pas morte.
Pourtant on a bien agi avec moi, car j'ai pu
rester pres d'elle jasqu'a la fin, et l'ayant moi-
meme couche*e comme elle aimait h l'etre, j'ai
quitte* pour toujours la maison.
Elle ne souffrait plus. Que justice soit renduc
a tout le monde, surtout aux petits.
f
MtiMOIRBS DE LOUISE MICHEL 457
Les agents, aulieu de me tourmenter,nous ont
aidds a transporter ma mere sans secousse d'un lit
a l'autre chaque fois qu'elle le de*sirait.
Elle les a remercie*s et je m'en souviens.
lis ne sont pas de ceux qui s'occupent des poli-
tiques et je crois qu'ils n'ont pas e"te* non plus de
ceux qui assommerent le peuple le 24 mai de cette
anne*e au Pere-Lachaise. Et puis, qui done, si
ce n'est l'horrible engrenage des vieilles lois,
repond des 6tats offerts aux enfants du peuple ?
lis ne viennent pas au monde avec du pain sur
leur berceau.
Que le gouvernement qui abien agi envers moi,
en me laissant pres de ma mere mourante, ne
salisse pas cette ge'ne'rosite' d'une grace apres sa
mort.
Qu'ai-je fait plus que les autres, pour qu'on
remue toujours cette question?
Une grace ! A l'anniversaire de ce i4 Juillet oil ,
il y a deux ans, on m'emmena de Paris ou elle me
ciut pendant un an !
Qu'ai-je fait a ceux qui me croient capable de
la recevoir?
C'est si peu de chose qu'une femme qu'ennemis
comme amis sont toujours heureux de lui faire un
sort avilissant, meme quand ils savent aussi bien
les uns que les autres qu'elle ne faiblira pas.
20
«wv.*>» «»*#¥» w*lb**»w<wiaM ■
4b8 MEMOIRKS DE LOUISE MICHEL
En Russie, en Allemagne on on lutte avec les
vieux grands fauves, la lutte est plus terrible et
partant plus propre; on de'daigne de salir les
rdvolutionnaires. La corde et le billot sont la, je
preTere cela.
Une courte notice sur la vie de ma mere. Ceux
qui l'ont connue savent combien elle 6tait simple
et bonne, sans manquer pour cela d'intelligence
et me me d'une certaine gaits' de conversation.
Ma grand'mere me parlait souvent de toutes les
peines subies courageusement par ma mere. Je
n'ai vu, moi, que son ine*puisable denouement et
les horribles douleurs qu'elle a supporters
de 1870 a 1883.
Je savais bien que je l'aimais, mais j'ignorais
l'immense gtendue de cette affection; c'est en
brisant son existence que la mort me l'a fait
sentir.
Ma grand'mere, Marguerite Michel, e*tant res-
tee veuve avec six en tants, ma mere fut e'leve'e
au chateau de Vroncourt; elle m'a souvent ra-
conte* sa vie craintive de petite fille, transported
du nid : mais combien elle aimait ceux qui l'41c-
verent avec leurs fil9 et leur fille 1
Peut-etre raconterai-je plus tard sa vie labo-
rieuse et modeste.
Elle contribua a leur dissimuler que l'aisancc
MtiMOIRBS DE LOUISE MICHEL 459
n'dtait plus a la maison et a leur adoucir la tris-
tesse de la mort qui frappait largement autour
d'eux.
Je suis ce qu'on appelle batarde ; mais ceux
qui m'ont fait le mauvais present de la vie e" taient
libres, ils s'aimaient et aucun des mise>ables
contes faits sur ma naissance n'est vrai et ne peut
atteindre ma mere. Jamais je n'ai vu de femme
plus honnete.
Jamais je n'ai vu plus de reserve et de d£li-
catesse ; jamais plus grand courage ; car elle ne
se plaignait jamais et pourtant sa vie fut une vie
de douleur.
Deux jours avant sa mort, elle me dit : « J'ai
£te* bien malheureuse de ne plus te voir et de
tant co titer aux amis. » C'est la seule fois qu'elle
m'a parle" d'un accent aussi triste, sa voix qui
n'£tait plus qu'un souffle avait retrouve* un ge*-
missement.
Nos amis out reconnu souvent combien ma
mere e'tait spirituelle et causait bien, dans sa
simplicity. Moi seule, je sais combien elle e'tait
l>onne, malgre' la peine qu'elle se donnait pour
le cacher ; elle aimait souvent a parattre brusque
et en riait comme un enfant.
Des ennemis anonymes m'avaient menace - e,
pour troubler sea dcrniers instants, de taire pas-
«» . M. WTI M «■ • > *• *■ *Mtm t »ftn*" W»*#*Ml -F11M Si* t .
I-
460 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
ser sa paralysie pour une maladie contagieuse.
lis n'ont pas r£ussi, quoique tout soit possible
sur la credulity publique apres des epoques de
cholera; ces viperes n'ont pu y parvenir cepen-
dant.
lis s'en consolent en ce moment en e*crivant
de fausses lettres, en mon nom, a ceux qui sont
assez crgdules pour y croire.
J'envie le bonheur des gens qu'on pourrait
ennuyer avec ces choses-la, je ne les sens plus.
Tout le venin du monde pent tomber sur moi,
sans que je m'en apercoive.
Ce sont quelques gouttes d'eau ou tout l'oc6an
a passg.
mes mortes bien-aim^es ! Par vous j'ai com-
mence' ce livre, quand Tune de vous vivait en-
core; par vous je le termine, courbee sur la
terre ou vous dormez.
Ceux qui m'aiment et vous aimaient y ont con-
serve' ma place.
Mortes toutes deux !
Oui, la pierre du foyer est renversde.
Seul, dans la chambre ou les amis m'ont range
le lit et les meubles de ma pauvre mere comme
de son vivant, un petit oiseau s'est glisse entre
les lames des jalousies : il a fait son nid sur la
fenetre.
MtfMOIRES DE LOUISE MICHEL
461
Tant mieux! la place en est moins de'laisse'e.
Ses pauvres vieux meubles, qui faisaient comme
partie de son v6tement, ont sur eux les batte-
ments d'ailes de ces innocentes betes.
Ge sont eux qui entendent sonner la vieille
pendule qui a marque* sa mort.
A bientdt, ma bien-aim£e!
Myriam! Que votre nom a toutes deux ter-
mine ce livre avec le tien, Revolution!
FIN DU PRBM1EH VOLUME.
2«.
1
APPENDICE
IMHiniriiinwnwi
\
MES PROCES
PREMIER PROGfiS
IiA COMMUNE
comptb rendu de la Gazette des Mbunaux.
VI* C0N8BIL DE GUERRE (stant k Versailles).
HHtSlDElWB DE M. DELAtORTE, COLONEL DU 12° CHASSEURS A CBEVAL
Audience du 16 decetnbre 1871.
La Commune n*avait pas asses pour se d6fendre des homines
d6vou6s qui composaient la garde nationale, elle avail ihstitu*
des cotnpagnies d'enfants sous le nom de « Pupilles de la
Commune » ; elle voulot organiser un bataillon d'amaxones ;
et, si ce corps ne tot pas constitute ou put voir cepeodaot des
feiumes portant un costume militaire, plus ou molns fantai*
slate, et la carabine sur l'6paule, prdctdant les bataillons qui
se rendalent aux remparts. '
Parmi celles qui paraissent avoir exerc6 une influence con-
siderable dans certains quartiers, on retnarquait Louise Michel,
ex-lnslttutrice aux Batignolles, qui ne cessa de montrer un
d6vouement sans homes au gouverntment insurrectionnel.
Louise Mlehel a trente-six ans ; petite, brune, le front trAs
d6velopp6, puis fuyant brusquement ; le net et le bas du visage
trfts protminentst ses traits rAvftlentune extreme dureti. Elle
i
f
466
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
est entidrement vfttue de noir. Son exaltation est la ui£tue
qu'aux premiers jours de na captivity, et quand on l*amdne
devant le conseil, relevant brusquement son voile, elle regarde
ttxement ses jnges.
M. le capitaine Dailly occupe le siftge du miaisttre public.
M° Haussmann nomtnfi d'of&ce, assiste l'accus£e, qui cepen-
dant a declare refuser ie concours de tout avocat.
M. le grefder Duplan donne lecture du rapport suivant :
C'est en 1870, k 1'occasion de la mort de Victor Noir, que
Louise Michel commen$a k afficher ses id*es r6volutionnaires.
Institutrice obscure, presque sans 61dves 9 il ne nous a pa?
6t6 possible de savoir quelles 6taient alors ses relations et la
part k lul attribuer dans les tenements prtourseurs du mon-
strueux attentat qui a 6pouvanl6 notre tnalbeureux pays.
II est inutile, ean* doute, de retracer en entler les incidents
du 18 Mars, et cotnme point de d6t»art de l'accusation, nous
nous bornerons k prAciser la part prise par Louise Michel dans
le drame sanglant dont les buttes Montmartre et la rue dcs
Rosiers furent le thfiAtre.
La complice do l'ariestation des inforlun£t gAn6raux Lecomte
et ClAment Tnomas cralnt de voir les deux victimes lui 6chap-
per. <« Ne les lAchez pas I » crie-t-elle de toutei ses forces aux
miserable* qui les entourent.
Et plus tard, lorsque le meurtre est accompli, en presence,
pour ainsi dire, des cad«vret mulills, elle ttmoigne toute sa
joie pour le saogvers6 et ose proclamer « que c*est bien fait » ;
puis, radieuse et satisfuite de la bonne journ6e, elle se rend k
Belleville et k la Viltette, pour s*assurer « que eel quartiers
•out rest6s arm6s ».
Le 19, elle rentre ches elle, apris avoir pris la precaution
de se d£pouiller de Tuniforme f6d*r6 qui pent lacompromeltre;
mail elle epiouvo le besoin de causer un peu des 6v6nements
avec sa coocierge.
— Ah I s'£crie-t-elle, si C16menceau 6tait arrive quelqucs
instants plus tdt rue des Rosier*, on n'aurait pas fustic les
g£n6raux, porce qu'il s'y serait oppose, ttant du cdte des Ver-
saillais.
Eofia « riieure de Tav&nement du peuple a sonnA ». Paris,
au pouvoir de reirangor et des viuriens accourus de tons les
coins du moode, proclame la Gommuue.
Secretaire de la societe dlte de « Morulisatlon del ouvriAres
par le travail », Louise Michel organise le fameux ComitA cen-
APPENDICE
467
tral de rtJolou des femmea, aiosi que lea comics de vigilance
ciiargfes do recruter lea ambulauciers |et, au moment supreme,
dps travuilleuses pour lea barricades, peut-6tre mftme des incen-
diairos.
Une copie de manifesto trouv6o k la mairie du x* arron*
diaaement indique le rdle jou6 par elle dan« lesdits comitie,
aux derniera joura de la lutte. Noua reproduiaona textueliement
cet *crit
a Au nom de la revolution aociale que noua acclamona, au
noui de la revendication dea droits du travail, de L*6galit6 et
de la juatice, r Union dea femmea pour la defense de Paris el
lea aoina aux blesses proteate de toutea ae* forcea comme Tin*
digue proclamation aux citoyenoes, affich6e avant-hier et *ma-
naut d*un groupe de rdactionnairea.
« Ladite proclumatiou porta que lea femmea de Paria en
appellant k la g6n£roait6 de Veraaillea el dewandeut la paix k
tout prix.
« Non, ce n'est paa la paix, maia bien la guerre k outrance
que lea travailleuaes de Paria vienneni rtdamer.
« Aujourd hui une conciliation strait une trabisou Ce aerait
renier toutea lea aapiratioua ouvrttrea acclaiuaot la renovation
aociale absolue, f un6antissement de tou* lea rapports juridiquea
et aociaux exiatant actuellement, la suppression de toua lea
privileges, de toutea lea exploitations, la aubstitution du rigne
du travail k celui du capital, en un mot, l'aJFrancbissement
du travailleur par lui-mAuie I
« Six moia de souffrancea et de trafaieon pendant le siege,
six aemainea de luttca gigantesquea contre lea exploiteura
coalle+e, lea flota de aaug verses pour la cause de la liberty,
sout noa titrea de gloire et de veugeaace !
« La lutte actuelle ne peut avoir pour issue que le triomphe
de la eauae popolaire... Paria ne reculera pas, car il forte le
drapeau de Tavenir. L'beure supreme a sonuA I Piace aux tra-
vailleursl Arriere leurs bourreauxl Dea acteat de renergiel
« L'arbre de la llberte .crott, arrose par le aang de aea en-
nemlal...
« Toutea uniea et riaoluea, graodies et ftclairees par le<>
souffrancea que lea criaea aocialea entratnent k leur suite, pro*
foodiment convaincuea que la Commune, reprteentttnt lea
princtpea internationaux et rAvolutionnairee dea peuples, porta
en elle lea germea de la revolution socia'e, lea feminoa de
Paria prouveront k la Pranoe et an monde qu'elles anaai eau-
468
MtiMOIRES DE LOUISE MICHEL
ront, an moment da danger supreme, aux barricades, sur let
remparts de Paris, si la reaction for$ait let portes, donner,
comme leurs frfcres, leur sang et leur vie pour la defense et
le triomphe de la Commune, c'est-k-dire du peuplel Alors
*ictorieux, k mfime de s'unir et de s'entendre sur leurs intft-
rftts communs, travailleurs et travailleuses, tous solidaires par
un dernier effort... » (Cette derntere phrase est restfte ina-
cbevfte.) Vive la R6pubHque unlver*ellel Vive la Commune! »
Cumulant tous les eraplois, elle dirigealt une *cole, rue
Oudot, 24. Lk, du haut de sa chaire, elle professait, k ses
rares lolsirs, les doctrines de la I lb re pensie et falsait chanter
k ses jeuoes gift ves les pofistes tombdes de sa plume, entre autres
la chanson intituWe : les Vengeun.
P resident e du club de la Revolution, tenu & r^gUse Saint-
Bernard, Louise Michel est respoosable du vote rendu dans la
stance du 48 mal (21 Aortal an LXXIX), et ayant pour but :
€ La suppression de la magistrature, ran6antlssement dei
Codes, leur remplacement par une commission de justice;
s La suppression des cultes, l'arrestation immediate des
prttres, la vente de leurs biens et de ceux des fuyards et des
traitres qui ont soutenu les mi s6 rabies de Versailles ;
« L'exicution d*un otage sftrieux toutes les vlngt-quatre
heures, jusqu'4 la mise en Hbert6 et Tarrlvie k Paris du citoyen
Blanqui, nommfe menibro de la Commune. »
Ce nfilalt point asaez, cependant, pour cette 4me ardente,
comma veut bleu la qualifier i'auteur d'uoe notice fantalslste
qui figure au dossier, de soulever la populace, d'applaudir h
Tasfassinat, de corrompre Tenfance, de prfecher une lutte fra-
tricide, de pousser en un mot & tous les crimes, II fallait encore
donner l'exemple et payer de sa personnel
Aussi la trouvons-nous a Issy, k Clamart et k Montmartre,
combattant au premier rang, faisant le coup de feu ou rallfont
les fuyards.
Le Cri du peupte Tatteste alnsl dans son num6ro du 14 avrll :
« La citoyenne Louise Michel, qui a combattu si vaillam-
ment aux Moulincaux, a 6t6 bless6e au fort d'Issy. »
Trfes heureusement pour elle, nous nous empressoat de le
reconnaltre, rhirolue de Jules Vallts fitalt sortie de cette brtl-
lante affaire avec une simple entorse.
APPBNDICE
469
Quel est le mobile qui a pousse Louise Michel dans la vole
fatale de la politique et de la revolution T
C'est evidemment l'orguell.
Fllle lllegitime elevee par charlte, au lieu de remercier la
, Providence qui lui avalt donrie une instruction supeneure et
les moyens de vivre heureuse avec sa mere, elle ee laisie alter
h son imagination exaltee, a son caractere irascible et, aprts
avoir rompu avec ses bienfaiteurs, va courir raventure a Paris.
Le vent de la Revolution commence a souffler : Victor Noir
vient de mourir. . , ., .
C'est le moment d'entrer en scene ; maw le r6le de comparse
renuane a Louise Michel; son nom doit frapper 1 attention
publique et flgurer en premiere ligne dans les proclamations
et les reclames trompeuses. .
II ne nous reste plus qu'a donner la qualification legale aux
nctes commis par cette energumene depuis le commencement
de la crise epouvantable que la France vient de traverser jus-
qu'a la fln du combat impie auquel elle prlt part au milieu
.les tombes du cimetiere Montmartre.
Elle a assistc, avec connaissance, les auteurs de I arrestation
d.>s eeneraux Lecomte et Clement Thomas dans les faiU qui
Pout consommec, et cettc arrestation a ele suiyie de tortures
corporelles et de la mort dc ces deux infortunes.
Intimement liee avec les membres de la Commune, elle con-
uaissait d'avanca^tous leurs plans. Elle les a aide, de ton e.
e forces, de toTite sa volont6; blen plus, elle le. a awistes
et souvent elle les a depasses. Elle leur a offert do se rendre
f vTsSleVet d'assassiner le president de 1. Republlque, afln
,le terrlfler I'Asseinblee et, selon elle, de falre cesser hi lutte.
Elle est aussi coupablo que « Ferre le fler rtpublicaln .,
•melle defend d'uue facon si etrange, et dont la teta, pour
nous .ervir de .on expression, « est un deft jete aux con-
fpiance. et la reponse une revolution ».
E le a excU6 les passions de la foule. precbe la guerre sans
Jrct nl treve et/louve avide do «ng elle a provoqu* la
mort des otaaeB i»ar ses machination! infernales.
En consequence, notre avis est^u'il y a lieu de mettr.
Louise Michel en jugeinent pour t
lo Attentat ayant pour but de changer le gouvernement ;
2« AttswUt ayant pour but d'exciter la guerre civile en por-
Unt SsTtoyen. • s'armer les uns contre les autre.;
a. Pour uvoir, dans uu uiouvoment insurrectionnel, porte
17
I
470 M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
des armes apparentes et un uniforme militaire, et fait usage
de ces armes ;
4° Faux en 6criture privfie par supposition de personnes ;
' 5° Usage d'une piece fau&se ;
6° Complicity par provocation et machination d'assaseiuat
des personnes retenues soi-disant comme otages par la Com-
mune;
70 Complicit6 d'arrestations illggales, suivies de tortures
corporelles et de mort, en assistant avec connaissance les
auteurs de Taction dans les faits qui Tout consommie ;
Crimes pr6vus par les articles 87, 91, 150, 151, 59, 60, 302,
341 , 344 du code p6nal et 5 de la loi du 24 mai 1834,
INTERROGATORS DB L' ACCUSER.
if. le president : Vous avez entendu les faits dont on vous
accuse ; qu'avez-vous h dire pour votre defense?
Laccusie : Je ne veux pas me ddfendre, je ne veux pas 6tre
d6fendue; j'appartiens tout entiire h la revolution sociale, et
jo declare accepter la responsabilitd de to us mes actes. Je l'uc-
cepte tout enti&re et sans restriction. Vous me reprochez d'avoir
participS & 1'assassinat des g6n6raux ? A cela, je ripondraia
oui, si me j'6tais trouv6o & Montmartre qutnd ila ont voulu
faire tirer sur le peuple ; je n'aurais pas h£sit6 & faire tirer mui-
m6me sur ceux qui donnaient des ordres seuiblablcs; tuui.s
lorsqu'ils ont 6t6 prisonniers, je ne comprends pas qu on les
ait fusill6s, et je regarde cat acta comme une insigno 16chet6 !
Quant & Tincendie de Paris, oul $ j*y ai participd. Jc voulais
opposer une barriftre de flammes aux envabisseurs de Versailles.
Je n'ai pas de complices pour ce fait, j'ai agi d'aprfcs mou
propre mouvement.
On me dit aussi que je suis complice de la Commuue 1 Assu-
rtment oui, puisque la Commune voulait avant tout la revo-
lution sociale, et que la revolution sociale est le plus cker do
mes voeux; bicu plus, jc me fuis honneur d'fitro Tun des pro-
uioteurs do la Gonimuno qui n'ost d'aillours pour rieu, pour
rien, qu'on lc saclie bion, dans les assassinate et les iuceudiea :
mol qui ai assist* 4 toutes lus stances de l'Hdtel deVillc, jo
declare que jamais 11 ny a 6t6 question d'assassinit ou d'in-
cendie. Voulez-vous connaltro les vrais coupables? Ce sout Iob
gens de la police, et plus tard, peut-6tre, la luruliro se fera *ur
L
APPENDIGE 471
tous ces dv&nements dont oa trouve aujourd'hui tout nature!
de rendro responsables toua les partisans de la revolution
sociale.
Un jour, je proposals k Ferr6 d'envahir l'Assembtte ; je vou-
lais deux victims, M. Thiers et raoi, car j'avais fait le sacri-
fice de ma vie, et j'6tais d6cid6e k le frapper.
Jf. U president : Dans une proclamation, vous avez dit qu*on
devait, tous les vipgt-quatre heures, fusilier un otage ?
R. Non, j*ai seulement voulu menacer. Mais pourquoime de-
fend rais-je ? Je vous l'ai d6ji dtclart, je me refuse k le faire.
Vous dies des hommes qui allez ine juger; vous 6tes devant
moi k visage d£couvert| vous fetes des hommes, et moi je ne '
•uis qu'une femme, et pourtant je vous regarde en face. Je
sais bien que tout ce que je pourrai vous dire ne changera en '
rien votre sentence. Done un seul et dernier mot avant de ,
m'asseoir. Nous n'avons jamais voulu que le triomphe des "
grands prlncipes de la Revolution ; je le jure par nos martyrs
tomb£s sur le champ de Satory, par nos martyrs que j'acclame
encore ici hautement, et qui un jour trouveront bien un ven-
geur.
Encore une fois, je vous appartiena; faites de moi ce qu'il
vous plaira. Prenez ma vie si vous la voulcz; je ne suis pas
feanne k vous la disputer un seul instant.
M.le president : Vous d6clarez ne pas avoir approuv£ Tassas-
sinat des g6n6raux, et cependant on raconte que, quand ou
vous l'a appris, vous vous fttcs 6cri6e : « On les a fiisill6s, c est
bien fait. » — R. Oui, j'ai dit cela, je Tavoue. (Je me rappelle
mime que c'6tait en presence des citoyeus Le Moussu et Ferr6.)
O. Vous approuviez done l'assassinat? — R. Permettez, ccla
n 9 en Atait pas une preuve; les paroles que j'ai prononcAcs
avaient pour but de ne pas arrAter 1'glan N&voiutionuairo.
D. Vous 6crivies aussi danc les journauz; dans le Cri du
peupie, par example? — R. Oui, je ne m'en cache pas.
D. Ces journaux demandaient chaque jour la confiscation
d«m bieus du clergA et autres mesures rAvolutlonnaires sein-
bibles. Toilet Ataient done vos opinions? — R, En effet;
mn* remarquei bien que nous n'avons jamais voulu prendre
••rs hieus pour nous; nous no eongions qu'4 les dooner au
pen pie pour le bien-Atre.
1). Vous avez demands la suppression de la magistrature? —
R. t*est que j'avais toujours devant let yeux les exemplesde
*«r< ^rrours, Je me rappclais laffaire Lesurquos ot tant d autres.
i
472
MtfMOIRKS DE LOUISE MICHEL
n °d V iT reconn ate8ez avoir voulu assasslner M. Thiers? -
R. Parfaitement... Je l'ai deja dit et je le repete.
1 mune? ? *T SSJ 0W J tMM divera C0,tumM 80 «» *» Com-
i !Zlr^' J6taU v * tue comm6 d'habitude; je n'ajoutais
; q« une ceiature rouge sur mes vetements. «Y°uuus
D. N Wvouspas porte plusiours fois un costume d'homme?
- line seule fois : c'etait le 18 Mars; Je mliabillai en «£de
uational, pour ne pas atlirer les regards. 8
M^i d „ e .,i* m . 0ln8 °?J t * t « n98i 8ne8,le8 fails reprocMs A Louise
Michel n etaat pas discutes par elle.
On entend d'abord la fetnme Pouiain, marchande.
Jf. I* president : Vous connafssiez l'accusee? Vous savcz
St ? elI , e ne , 8 « a cachalt P"- Tres exaltee, on ne ToSait
qu telle dans les clubs; elle ecrlvait aussi dans les journaux
D. Vous l'avez entendue dire, h propos de l'assassinat des
gjniraux : . (Test bien fait! . - £. 6ui, manJZZT&Z
Louise Michel : Mais j'ai avoue le fait, c'eit inutile que del
teinoms viennent le cerUBer. wuiuuie que aei
Femme Botin, peintre.
vn *f '!*P r6,idmt : Louise Michel n'a-t-elle pas denonce un de
,!„« i e .JT M i ent (au t6moin ) : Vous avei tu l'accusee un jour
?ai«n?d« T °.S 8 | e P r ? meMnt au *»»«" de. garde, eti
&>K<#e JffcAeJ , Mais cela ne peut pas etre wal. car ie no
pouvai. Touloir imiter ce. reins, dont on parleYt q u?fe vou-
ert«V«riL S |- r * 0,r . d f Cap . U * e * comine Mwie-Antolnett?. L^ verltr
«m,^„ s i^ ,8t0Ut / impien,6Dt monM « en ▼oitureparce quo jo
•ouffrais d une entorse qui etait la suite d'uno chute faite a Imj
La femme Pompon, concierge, repete toutce qui seracoutait
exlltfte COttlpto de llM5CU,oe - On 1* oonnaissait oomme trfis
raccusJe DenHiat ' , * n " P rofc "'on» connaissait beaucuup
APPENDICE 473
M. le president : L'avez-vous vue babiltee en garde natio-
nal? — R. Oui, une fois, vers le 17 mars.
D. Portait-elle une carabine? — R. Je l'ai dit, mais je ne
me rappelle pas bien ce fait.
D. Vous Taves vue se promenant en voiture, au milieu des
gardes natiouaux ? — R. Oui, monsieur le president, mais jc
ne me rappelle pas ezactement les details de ce fait.
D. Vous avez aussi d6jfr dit que vous pensiez qu'elle s'itait
trouvta au premier. rang quand on avail assassin* les gin6-
raux Cl6ment Thomas et Lecomte? — R. Je ne faisais que
rdpiter ce qu'on avalt dit autour de moi.
M. le capitaloe Dailly prend la parole. II demsnde au conseit
de retrancher de la soci6t6 l*accut6e, qui est pour i>ll* un dan-
ger continued II abandonne l'accusation sur tous les chefs,
excepts sur celul de port d'armes apparentes ou cachAes dans
un mouvement insurrectionnel.
M 6 Haussraan, it qui la parole est ensuite donnie, declare
que devant la volonte formelle de l*accus6e de ne pas 6tre
d£fendue, il s'en rapporte simplement & la sagesse du conseil.
Jf. /a prisicfcnt : Accus6e, avez-vous quelque chose & dire
pour votre defense?
Louise Michel : Ce que je reclame de vous, qui vous afflrmez
conseil de guerre, qui vous donnes comme mes juges, qui ne
vous caches pas comme la commission des gr&ces, de vous
qui 6tes des milituires et qui jugez & la face de tous, e'est le
champ de Satory, oik sont dijk tomb£s nos frires.
II faut me retrancher de la socteti ; on vous dit de le faire ;
eh bien ! le commissaire de la Republique a raison. Puisqu'il /
•embl#que tout coeur qui bat pour la liberty n'a droit qu % ik un !
peu de plomb, j'en reclame une part, moi I Si vous me laissez
vivre, je ne cesser*! de crier vengeance, et je dinoncerai k la
vengeance de mes frdres les assassins de la commission des
grAces...
Jf. le president : Je nc puis vous laisser la parole si vous i
continues sur ce ton.
Louise Michel : J'ai flnl... Si vous n'dtes pas des l&ches, tun- j
mot,.,
AprAs ces paroles, qui ontcausA une profonde Amotion daus
l'audttoire, le conseil se retire pour dAlibArer. Au bout de
> \ T,w*wm x* * * m**i m *M*iMnvm» tw>^ ■'
i
\
*U M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
quelqaes instants, il rentre en seance, et, aux termes da ver-
dict, Louise Michel est a l'unanimite condamnee a la deDorta
tion dans une enceinte fortifile.
On ramene l'accnsee et on lui donne connaiuance du jinre-
ment. Qaand le greftter lul dit qu'elle a vingt-quatre henres
pour se pourvoir en revision : « Non! s^crie-t-elle il n'v a
point d'appel; mais je prefererais la mort! »
OBSERVATIONS
Je me bornerai a relever quelques erreurs :
4° Je n'ai pas 6te elevSe par charity mais par les
grands-parents qui ont trouve* juste de le faire.
J'ai quitte Vroncourt apres leur mort seulement,
et pour me preparer a mon diplome d'institutrice; je
croyais ainsi pouvoir dtre utile a ma mere.
2° Le chiffre de mes Aleves a Montmartre 6tait de
cent cinquante. Ce qui a &t& constate" par la mairie
au temps du siege.
3° Peut-etre n'est-il pas inutile de dire que contrai-
rement a la description de ma personne faite au com-
mencement du compte rendu de la Gazette des tribu-
naux,je suis plutdt grande que petite; il estbon, par
le temps ou nous vivons, de ne passer que pour soi-
mdme.
DEUXI&ME PROCES
ANNIVEBSAME DE BLANQUI
kxirait de L'Intransigeant ou 7 janvier 1882.
Police eorrectlonnelle.
La premiere accusfo appelee est Louise Michel. La vaillante
ntoyenne est tres calme. Cost de sa voix lente et d'une facon
ires precise qu'elle repond aux questions du president.
— Vous 6tes prevenue d'outrages aux agents, lui dit M. Pn-
got.
— Ce serait plutdt k nous de nous plaindre de brutalites et
d outrages, r6pond Louise Michel, car nous avons ete tres
calmes. Voici ce qui s'est passe et ce qui motive sans doute
ma presence ici :
En arrivant chez le cominiasaire de police, j'al vu en bas
plusieurs agents qui frappaient violemment un bomme. No
voulant rien dire a ces agents qui itaient tres surexcltSs, je
suls montoe au premier; j'ai trouve la deux autres agents plus
calmes nuxquels j'ai dit : Descendez vile, on assassine en bas.
M. le president : Ce recit est en disaccord avec la deposi-
tion des temoinn que nous allons entendre.
Louise Michel : Ce que j'ai dit est la verit6. D'alllours, j'ai
avoue des choses plus terribles que celle-la.
Lo temoin appele est un nomme Conar, gardion de la palx.
II raconte quil a trouv6 en arrivant chez le commissaire de
police deux femmes, dont Louise Michel, et que celle-ci lui a
dit : Vous Ates des assassins et des feignants (sic).
Louis* Michel : C'est faux !
L 'agent persiste a afflrmer la veraciW de son recit.
i .fi m w u inw n w«»i *«(»><•**«*»» -mi
mm
476
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
Malgr6 l'invraiwmblance da rtcit de Vacant i. Mi. n ..i
NOTE '
Je cite ici Ylntransigeant, non pour Staler un
compte rendu plus favorable, mais P arce que le pro-
ces ne se trouve pas dans Ja Gazette des tribunauw
wos amis ont raison de trouver invraisemblables les
paroles qui me sont attributes. J'ai dit : on assassine
ici, au lieu de la phrase d'argot qui m'est pret^e - le
mot fetgnant n'est pas de mon vocabulaire
troisieme proges
MANIFESTATION DE I/ESPLANADE
DBS INVALIDED
extrait de la Gazette des tribunaux.
COUR D f ASSISES DE LA SEINE
pbAsidencb de H. Ram6
Audience du 21 juin 1883.
Je crois inutile de donner le texte de Facte d'accu-
gation, dont voici les conclusions.
Louise Michel; Jean-Joseph-fonile Pouget; Eugene Mareuil,
sont accuses s
1° D'avoir 6t6, en man 1883 k Parishes chefs et instigateurs
du pillage, commis en bande et k force ouverte, des pains
appartenant aux epoux Augereau,boul angers;
2° D'avoir 6t6, k la mftme 6poque et au mfeme lieu, les chefs
et instigateurs du pillage, commis en bande et k force ouverl**,
des pains appartenant aux 6poux Bouch6, boulangers;
3° D'avoir £t£, k la m£me Ipoque et au mfeme lieu les chefs
et instigateurs du pillage, commis en bande et k force ouverte,
des pains appartenant aux 6poux Moricet, boulangers.
INTERROGATOR E DE LOUISE MIGUEL
D. Avez-yous d6j& 6t6 poursuivie? — R. Oui, en 1871.
D. II ne peut plus en 6tre question. Ces faits out 616 couverts
par l'amnistie. Avez-yous 6t6 condamn6e depuis? — R. J'ai
27.
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n
478
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
6t6 condamn6e k quinze jours de prison pour la manifestation
de Blanqui.
D. Yous prenez done part k toutes les manifestations ? —
R. H6las oui 1 Je suis toujours avec les mis6rables.
D. G*e8t pour cela que vous avez assiste a la manifestation
de l'esplanade des Invalides. Quel r6sultat en esp£riez-vous ?
— R. Une manifestation paciflque est tou jours sans r&ultat,
mais je pensais que le gouvernement userait de ses moyens
habituels et qu'une manifestation serait balay6e par le canon
et it eftt 6t6 lftche de ma part de ne pas y aller.
D. Yous avez recrute des adherents pour cette manifestation.
Connaissiez-vous Pouget? — R. JVais rencontr£ Pouget daoa
quelques reunions.
D. Pouget 6tait votre secr6taire. C'6tait lui qui devait distri-
buer en province les brochures propageant vos idfies. II re-
cueillait le nom de vos adherents. — R. Ce ne sont pas u
proprement parler des adherents. Ce sont des personnes
curieuses de nos id6es.
D. Vous 6tes le chef d'une petite manifestation sp6ciale qui
a suivi la manifestation g£n£rale, mais nous devons d'abord
nous occuper de celle-ci. Yous fites all6e aux Invalides et
vous avez rencontrS Pouget? — R. Oui, monsieur.
D. lStiex-vous d'accord avec Pouget et Mareuil pour vous
rendre k l'esplanade? — R. Nod, monsieur, nous nous sommes
rencontres par hasard.
D. Est-ce qu'il n'y avait k cette reunion que des ouvriers
sans ouvrage? — Oui, monsieur.
D. Est-ce que vous croyez que cette manifestation pouvait
donner du travail? — R. Je vous ai deja dit que non. J'y ai 6t6
par devoir.
D. La manifestation a 6te disperse. N'est-ce pas k ce moment
que vous avez voulu faire votre petite manifestation? — R. Ce
n'6tait pas une manifestation, c'6tait le cri des travaiileurs que
je voulais faire entendre.
D. Yous avez demands un drapeau noir ? — R. Oui, et on
m'a apport6 un chiffon noir.
D. Qui est-ce qui vous Pa donn6? — R. Un inconnu.
D. On ne trouve pourtant pas si facilement et par hasard
un drapeau sur l'esplanade des Invalides? — R. 11 sufflt d'un
haillon noir et d'un manche k balai.
APPENDIGE
479
D. 11 r£sulte de ce fait que la manifestation 6tait pr6par£e.
Qui avait prfiparft ce drapeau? — R. Personne, et ce serait
quelqu'un que je ne d&igncrais pas cette personne, ainsi que
vous pensez Men.
D. N'avez-vous pas quitt6 l'esplanade avec l'intention de faire
une manifestation? — R. Je me suis mise simplement a la tfite
d'un groupe.
D. Pouget et Mareuil n'en 6taient-ils pas? — R. Oui ils se sont
ent6t6s k me protftger.
D. Quel fitait votre but en parcourant Paris, avec un dra-
peau noir? Croyez-vous que vous procureriez ainsi du pain aux
ouvriere? — R. Non, mais je voulais faire voir qu'ils en man-
quaient et qu'ils avaient faim. C'est le drapeau des graves, le
drapeau des famines que je tenais.
M. le president ordonne k I'huissier de prendre sur la table
des pi&ces it conviction un drapeau noir que Louise Micbei
reconnalt pour fetre celui qu'elle portait le 9 mars.
D. Vous files arrivfie au boulevard Saint-Germain, Pourquoi
vous fites-vous arrfit6e devant la boulangerie du sieur Bouch6 ?
— R. J'ai constamment march6. Les gamins m'ont dit qu'on
leur donnait du pain, je ne me suis pas occup6e de ces de-
tails,
D. Vous prgtendez qu'on donnait volontairement du pain. —
R. Oui, monsieur, les gamins nous ont dit qu f on leur donnait
du pain et des sous. J'en ai mfime 6t6 trfts humiltee.
D. Et les bommes arenas de gourdins, est-ce qu'on leur
donnait volontairement du pain? — R. Nous n'avions pas
avec nous de personnes armies de gourdins, ils ne sont pas
au banc des accuses, ceux-lfr !
D. Vous ne pouvez pas contester le fait : le t6moin Boucb*
vous a vue arriver k la tfite d'une bande, et quinze ou yingt
iodividus s'en sont d6tach6s pour piller la boutique, en criant :
<( Du pain, du travail, ou du plomb. » — R. lis n'Staient pas
des ndtres. C'est la mise en ?c6ne de la police, cela.
D. Vous avez dit dans un interrogatoire que vous ne regar-
diez pas comme un dfilit de prendre du pain. — R. Oui, mais
jamais je n'en ai pris, jamais je n'en prendrai quand mfime
je mourrais de faim.
D. Quand vous avez 6t6 arrfttfie, place Maubert, avez-vous
dit k TofBcior de police : « Ne me faites pas de mal, nous ne
I-
MM
*80 MtfMOlRES DE LOUISE MICHEL
demandons que du pain »? - R. j e n'ai pat dit • « N« m„
mandon. que du pain, on ne tous fera pas de mal T
mfnt DUler me R a ji n U .!f nge / ie de M ^J^ 6 a 6M complete-
mem pmee. — R. Je n ai mjme pas vu de bo u Ian aerie to n«
connais pas M. Boucb6. ""wngerio, je ne
n *L « bouti ? afl « vance 8ur la ru e; elle creve let yeux. -
HVUS^ ^ ' 1& ml86re ' je De Pen9al8 Pa8 au * A ««-
«SJt™ R 6 jfnll 8 eD ? UUe ^P la b0Uti( * ae de M Au-
gereaur — a. j e ne connais pas M. Augereau.
» D j w ^«"u 1" ^V, *? . d «*apeau devant cette boutique. -
». J ai pu le lever et le baistfer bien des fois.
Ai?: £ VeZ *J° UB dit : tt Allez " ? ~ R - J ' ai P u »• <«re mais, i'ai da
v£ns ai r '" " AU ° n " ° U march0 ° 8 » 5 J* ne m'ei sou-
D. Combien aviez-vous de personnes devant vous ? - R. Je
6 SaiS DAS.
ne sais pas.
«iHi.PT boutu *? e de M Augereau a 616 complement
hSt 1**7 * / ne M18 pa8 et ' e m, «onne que M. Augereau bo
chose Ce8 ml86re8 * J ' Bi VU pHler et tuer b ' en aulr «
D. Alors cela vous est absolument indifferent? — R, Oui
absolument indifferent
D. Vous avez debouch* ensuite sur le boulevard Saint-Ger-
main. Vous fites-vous arr6t6e devant la boutique Moricet? -
R. Je ne sais pas et je ne comprends pas que vous me posiez
une pareille question. *
D. Vous «tes-vous mise h rire devant la boutique? — R. Je
ne sais pas ce qui aurait pu me faire rire? Est-ce la misfcre
de ceux qui m'environnaient, est-ce ce triste fitat de choses qui
nous ramftne avant 1789 ?
D. En somme vous vous pr6ten<2ez 6trang6re k tous ces
faits-l&. — R. Oui t monsieur.
D. Mais ces trois commergants d6valis6s pr6tendent que la
foule ob6issait k un signal. — R. C'est ioepte. Pour ob6ir 4 un
signal il faut qu'il soit convenu; il aurait done fallu faire
savoir dans tout Paris que je Iftveraisou ba is serai a le drapeau
devant les boulangeries.
D. Alors c'est un mouvement populaire inslinctlf. — R. C*est
APPENDICE
481
l'oeuvre de quelques enfants. Lee gens raisonnables qui m'en-
vironnaient ne s'en sont pas occup6s.
D. Vous avez quitte la manifestation place Maubert, laissant
aux mains de la police Pouget et Mareuil qui se eont fait
arrtter ponr vous sauver. Vous avez disparu. — R. Mes amis
ont exig6 que je ne me fasse pas arrfiter ce jour-li.
D. Avez-vous eu connaissance de la distribution faite en
province par Pouget d'une brochure intitule ; A Varmiet —
R. Au moment o4 les d'Orltans embauchaient ouvertement
contre la Rfipublique, j'ai voulu embaucher pour la RSpublique,
et c'est sous mon inspiration qu'a 6t6 distribute cette brochure.
C'6tait un cri de dStreese !
D. Aviez-vous connaissance des etudes sp£ciales auxquelles
Pouget se livrait sur les mati&res incendiaires? — R. Tout le
monde aujourd'hui s'occupe de science. Tout le monde lit la
Revue scientifique et cherche par \k k am^Iiorer le sort des tra-
vailleurs.
D. Nous ne sommes pas ici pour faire des theories. —
Etiez-vous au courant des etudes auxquelles se livrait Pouget?
— R. Je ne m'occupe pas de savoir si on lit ou si on ne lit
pas les revues scientiflques.
M. le president procSde ensuite k Tinterrogatoire de Pouget.
\
AUDITION DES TEMOINS
Bouche (Jules), boulaDger rue des Caneltes : Le 9 mars, vers
une neure de l'apres-midi, une vingtaine d'individus ont en-
vahi ma boulangerie. lis elaient armes de Cannes plotnbees et
demandaient « da pain ou du travail! » Je lenr ai dit : « Si
vous voulez du pain, prentz en mais ne cassez rien!
D. Reconnaissez-vous 1'accusee? — R. Non, monsieur.
D. Avez-vous laisse prendre votre pain, parce que vous ne
pouviez faire autrement? — R. H n'y avait moyen de rien faire •
toute resistance 6tait impossible.
D. fitait-ce des enfants qui sont entree chez vous? — R. Non
monsieur, c'etaient des gens raisonnables. (Rires.) '
Louise Michel : Les gens arrays de Cannes plombees n'etaient
pas des ndtres, je eais bien d'ou ils vieuoent.
D. D'ou venaient-iU done? — R. Do la police. (Rires.)
Femme Augereau, boulangere, me du Four-Saint-Germain:
*. <» v *, > * w *t>++- , *'w**#**«<***™* ***•**&'*
\i li f'r*-W-iF^ , \*t'*il*.-*t*t' t , *■■*•** *nwi*.^,'rf h ■.«r*T
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482
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
J'ai vu, dans l'aprds-midi da 9 mars, M»* Louise Michel
s'arrfiter devant ma porte. On a cri6 : « Du paint du pain I »
Gee messieurs sont entr6s et onl voifi du pain, des biscuits*
lis ont cassfi une assiette et deux carreaux,
D. fitait-ce des gamius qui out pilte votre boutique? — R. Oh!
il y avait plus de graudes persouues que de gamius.
D. Mais oil 6tait Louise Micbel pendant qu 9 on piliait? —
R. Elle 6lait plant6e juste au milieu de la rue.
D. Est-ce volontairement que vous avez donnfi votre pain?
— R. Oh non, monsieur.
D. Gombien y en avait-il? — R. Je ne puis pas vous le dire,
inais il y en avait beaucoup ; c'6tait un veritable pillage.
Fille Augereau (Rosalie), rue'du Four-Saint-Germain : Le
9 mars dernier, nous avons vu arriver une bauds, k la tfete
de laquelle il y avait une femme avec un drapeau noir, arrlvie
devant chez nous, elle a frapp6 la terre avec son drapeau,
quelqu'un a dit : « Allez ! » On a envahi la maison et tout a
6t6 pill*.
D. (k Louise Michel) : Voiifr le second temoin qui vous a vuc
arrftt6e devant la boutique.
Louise Michel : Je ne puis prendre ces d^positious-la au s6-
rieux. Je ne puis, devant des hommes s£rieux, discuter ces
cboses-14. (Rires.)
D. (au t6moin) : Est-ce une voix de femme qui a dit « Allez 1 »
— R. Oui, monsieur,
D. Y avait-il d'autres femmes dans la foule? — Je n'en ai
pas vu.
Moricet, boulanger, boulevard Saint-Germain, 125 : Le 9 mars
dernier, j'6tais couche quand ma petite-fille est venue me
r6veiller. II y avait du monde plein la boutique, j'ai vu une
femme qui s'eu allait avec un drapeau noir.
Femme Moricet, boulang&re, boulevard Saint-Germain, 125 :
Le 9 mars dernier, la foule s'est amas96e devant ma boutique.
Elle avait k sa tfite Louise Michel; cette derniftre s'est arrfitie
devant che2 moi, a frapp* la terre de son drapeau et s'est
mise k rire. lis demandaient du pain ou du travail! Je me
suis mise k leur donner du pain, mais ils n'ont pas tard* k le
prendre eux-mfimes et k tout casser.
D. (k Louise Michel) : Que pensez-vous de cette deposition?
Elle est assez nette ?
.m-r um m't^mm*"**
APPENDICK 483
Louite Michel ; Tellement nette que je n'ai jamais rien vu
de pareil. (Hires.) Comment ai-je pa rire? Madame Pa complft-
temeat rfivi.
Le timoin ; Je suis ici pour dire ce que j'ai vu.
Louise Michel ; Vous files libre de dire ce que vous voulcz,
mais je suis libre de dire que vous Pavec rfiv6.
D. (au t£moin) : Ce n'est pas librement que vous donniez
votre pain k ces gene-14? — H. Nod, moneieur, c'est quails arri-
vaient avec des gestes effrayants ; ils criaient : « Du travail et
du pain ! »
Louise Michel ; Oh I ils 6taient bien effrayants 1 J'6tais aussi
bien effrayante ! Ces dames 6taient complement hallucin6es
d'effroi; elles regardaient Louise Michel com me une esp&ce
d'bydre.
CornaU officier de paix du vi e arrondissement : Le 9 mars
dernier, apprenant qu'une bande parcourait Parrondiseement
en poussant des cris s6ditieux, je vais k sa poursuite et je
Patteignis place Maubert. La bande 6tait dirig6e par Louise
Michel, ayant k ses cdtis Pouget et Mareuil. J'arrfitai ces deux
derniers et Pouget me traita de lAche et de canaille. Quant k
Louise Michel elle put s'esquiver. Tous ces gens-lit criaient :
« Vive le Revolution I k bas la police I »
D. Louise Michel ne vous a-t-elle pasdit quelque chose? —
R. Elle m'a dit : « Ne me faites pas de mall »
Blanc, gardien de la paix au vi° arrondissement : Le
9 mars dernier, un gardien est venu pr£venir Pofficier de paix
qu'on pillait une boulangerie rue des Canettes. Nous nous
sommes mis k la poursuite de la bande et nous Pavons atteinte
place Maubert M. Tofflcier de paix a arrfit6 Louise Michel qui
lui a dit : Ne nous faites pas de mal, nous ne demandons que
du pain I Pouget a trait* M. Pofficier de paix de Jftche et de
canaille. Mareuil criait : « A bas ia police! k bas Vidocql Vive
la revolution sociale! » Lea assaillants avaient des Cannes
plombles, des revolvers et des couteaux.
Louise Michel : Je n'ai jamais dit : « Ne nous faites pas de
mal, » mais seulement : « On ne vous fera pas de mal. » Tous
ces messieurs 6taient dans le plus grand trouble.
D. (4 Louise Michel) : II n'y avait que vous de sang-froid?
— R. Nous en avons tant vu 1 je proteste pour Phonneur de
la Revolution I J'ai bien le droit de relever les variations des
t6moins, Je ne me suis jamais prostern6e devant personne. Je
,t>>**«M»-,-.*:"*~..*IH*M*l
r
484
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
n'ai jamais demand^ grAce. Vous pouvez dire tout ce que vous
voudrez, vous pouvez nous condamner, mais je ne veux pas
que vous nous d6shonoriez.
Audience du 22 juin
SUITK DES TEMOINS A CHARGE
Demoiselle Moricet ; Le 9 mars dernier, j'6tais dans la bou-
tique avec ma sceur et ma m&re, quand j'ai vu arriver devant
la maison une bande conduite par une femme arm6e d'uu
drapeau noir.
Cette femme s'est arr6t6e devant la boutique, a frappfi la terre
de son drapeau et s*est mise & tHrel
Aussitdt la bande s'est jet6e dans la boutique, a pris tout le
pain et les g&teaux qui 6taient 14, puis on a cass6 les assiettes
et les vilres; j'ai 6t6 vite chercher mon p6re.
D. Vous fetes bien sftre d'avoir vu Louise Michel s'arrfiter
devant la boutique et rire en frappant la terre de sou dra-
peau? — R # Oui, monsieur.
Louise Michel : Je suis honteuse de r6pondre & des choses
comme celles-l& I
Quand la petite Moricet ana&nerait sa sceur, sa cousine, son
petit frfere, et qui elle voudra je ne in'arrfiterai pas & rSpondrc
h des choses aussi peu s6rieuses.
J'attends le r6quisitoire pour y rSpondre.
Demoiselle Moricet, soeur de la pr£c6dente : J'etais dans la
boutique avec ma mfire, j'ai vu, tout d'un coup, toute une
baude avee une femme k sa tfite ; c'6tait madame. Elic s'cst
mite h rire en regardant la boutique et j'ai m&ne dit h ma
m&re : Tien 8, elle te connalt done I A ce moment tout le mondo
s'est jeto sur la boutique et i'a mise au pillage.
Louise Michel : Je r6p6terai ce que j'ai dit tout & Theure: il
est honteux de voir des enfants reciter ici les iejons que Ieurs
parents leur ont apprises.
Chaussadat, peintre, quai du Louvre, entendu surlademande
de la defense :
Le 9 mars, j'6tais au coin de la rue de Seine, en face la bou*
APPENDICK
485
langerie Moricet, j'ai vu arriver la foule de loin, M"' Louise
Michel est passes tans s'arr&er; — j'ai entendu plus tard,
parler du pillage de la boulangcric (ou plutdt j'ai vu jeter
du pain.)
D. Vous n'appelez pas $a pillcr ?
R. J'ai yu qu'on jetait du pain et les malheureux le ramas*
saient.
Louise Michel ; J'ai k remercierle t6moin de rendre hommage
& la v$rit6 !
Henri Roc he for t f publiciste : Un jour, en parlant des mani-
festations du mois de mars, Louise Micbel me dit que les jour-
naux avaient beaucoup parte d'une somme de 60 francs
environ qui avait 616 trouv6e sur un des accuses ; elle ajouta
que cette somme provenait d'une collecte faite k une
reunion. Louise Micbel m'a fait cette communicalion au mo-
rn eot oft elle s'est rendue chez M. Camescasse pour se cons-
titucr prisonnitre. Le m6oie jour, elle m'a confirm^ le caroc-
t6re absolament pacifique de la manifestation k laquelle elle
s*6tait livr6e. Elle n'avait ra£me pas voulu prendre le drapeau
rouge. J'ai 6t6 tr6s surpris de cette accusation de pillage port6e
contre Louise Michel.
Vaughan, publiciste : M Uo Louise Michel, le soir mime de la
manifestation, m'a dit que son ami Pouget serait trouv6 por-
teur d'une somme de 60 ou 70 francs qui lui avait 6t6 remise
par elle-mdme et qui 6tait le produit d'une collecte faite a
une r 6 union. Je suis heureux de manifester k la citoyenne
Louise Micbel ma tr6s vive sympathie.
Louise Michel : .Citoyen, je vous remercic et je t&cherai
qu'aucun citoyen n'ait jamais k rougir de moi.
Rouillon, voisin de la mire de Louise Michel : La citoyenne
Louise Michel n'avait aucune confiance dans l«ss suites de la
manifestation. Elle me l'a d6clar6 avant d'y alter. La citoyenne
n'y allait que par devoir.
Le Wmoin entre ensuite dans d'assez longs details sur des
violences et des menaces dont auraient 6t6 I'objet Louise
Micbel et sa famille.
Louise Michel : Vous voyez bien qu'on assassine nos families
chez nous, et cela est permis 1
Meusy, r6dacteur de VIntransigeant, confirme ce qu'a rap-
port* le t6moin Vaughan k propos de la somme de 71 francs
trouv6e sur l'accus6 Pouget.
. w «nn' - ***"+• ■ •»■■*• ' <*n< M mW0m m-~**K &t«*M> .-»».■ 'ummmi- '
486
M^MOIRES DE LOUISE MICHEL
* G'est le dernier t£moin k d6charge,
La parole est donnSe ensuite k Tavocat g6n6ral Quesnay de
Beaurepaire. Puis M. Balandreau, avocat nommg d'offlce,
declare que Louise Michel entend se d6fendre elle-mdme.
PLAIDOIRIE DE LOUISE MICHEL
C'est un veritable procfts politique qui nous est fait ; ce n'est
pas nous qu'on poursuit,, c'est le parti anarchiste que Ton
poursuit en nous, et c'est pour cela que j'ai dft refuser lea
offres qui m'6taient faites par M ? Balandreau et par notre ami
Laguerre qui, il n'y a pas longtemps, prenait si cbaleureu-
sement la defense dc nos amis de Lyon.
M. l'avocat g6n6ral a invoqu6 centre nous la loi de 18*71 ; je
ne in'occuperai pas de savoir si cette loi de 1871 n'a pas 6t6
faite par les vainqueurs contre les vaincus, contr* ceux qu'ils
6crasaient alors comme la meule 6crase le grain j c'^tait le
moment oii on chassait le f£d£r£ dans les plaines, oil Gallifet
nous poursuivait dans les catacombes, ob il y avait de cbaque
cdt6 des rues de Paris dea monceaux de cadavres. II y a une
chose qui vous 6tonne, qui vous gpouvante, c'est une femme
qui ose se d£fendre. On n'est pas habitufi k voir une femme
qui ose penser; on veut eelon I'expression de Proudhon, voir
dans la femme une m£nag&rc ou une courtisane 1
Nous avons pris le drapeau noir parce que la manifestation
devait 6tre essentiellement pacifique, parce que e'est le dra-
peau noir des grfeves, le drapeau de ceux qui ont faim. Pou-
vions-nous en prendre un autre? Le drapeau rouge est clouS
dans les cimeti&res et on ne doit le reprciidre que quand on
peut le d6fendre. Or, nous ne le pouvions pas ; je vous 1'ai
dit et je le r6p6te, c'6tait une manifestation essentiellement
pacifique.
Je suis all6e k la manifestation, je devais y aller. Pourquoi
m'a-t-on arrfitee? J'ai parcouru 1'Europe, disant que je ne
m reconnaissais pas de fronti&res, disant que ThumaniU entire
\ a droit k l'h£ritage de l'humanitl. Et cet heritage, il n'appar-
\ tiendra pas k nous, habitu6s k vivre dans l'esclavage, mais k
ceux qui auront la liberty et qui sauront en jouir. Voilk com-
ment nous ddfendons la R6publique et quand on nous dit que
nous sommes ses ennemis, nous n'avons qu'une chose k
r6pondre, e'est que nous I'avons fondle sur trente-cinq mille
de nos cadavres.
APPENDICE 487
Vous parlei de discipline, de soldats qui tirent sur leurs
chefs. Croyez-vous, monsieur l'avocatg6n6ral, que si, k Sedan,
ils avaient tir6 sur leurs chefs qui les trahissaient, ils n'auraient
pas bien fait. Nous n'aurions pas eu les boue* dc Sedan.
M. ravocat g£u£ral a beaucoup parte des soldats ; il a vant£
ceux qui rapportaient les manffestcs anarchistes a leurs chefs.
Y a til beaucoup d'officiers, y a-t-il beaucoup de gSnfiraux qui
aient rapports les largesses de Ghantilly et les manifestes de
N. Bonaparte ? Non pas que je faste le procfis aux d'Orl6ans
ou it M. Bonaparte, nous ne faisons le proc&s qu'aux id£es.
On a acquits M. Bonaparte et on nous poursuit ; je pardonne
k ceux qui commettent ie crime, je ne pardonne pas au crime.
Est-ce que ce n'est pas laloi des forts qui nous domine?Nous
voulons la remplacer par le droit, et c'estUt tout notre crime !
> Au-dessus'des tribunaux, au-del& des vingt ana de bagne
que vous pouvez prononcer, au-deli mfime de reternitS du
bagne si vous youlei, je vois l'aurore de la liberty et de F6ga-
lite qui so live. Et tenez, vous aussi, vous en 6tes las, vous
en fetes £cceur6s de ce qui se passe autour de vous 1... Peut-
on voir de sang-froid le prolfetaire souffrir con stam meat de la
faim pendant que d'autres se go r gent.
Nous savions que la manifestation des I rival ides n'abou-
tirait pas et cependant il fatlait y aller. Nous sofrmies aujour-
d'hui en pleine misfire... Nous n'appelons pas ce r6gime-l&
une ripublique. Nous appellerious r£publique un regime o&
on irait de l'avant, oA il y aurait une justice, oft il y aurait \
du pain pour tous. Mais en quo! votre Rgpublique difffere-elle *
de l'Empire ? Que parlez-vous de liberty de la tribune avec
cinq ans de bagne au bout ?
Je n'ai pas voulu que le cri des travailleurs fftt perdu, vous
ferez de moi ce que vous voudrez ; il ne s'agit pas de moi, il
s'agit d'une grande partie de la France, d'une grande partie
du monde, car on devient de plus en plus anarchiste. On est
6cceur6 de voir le pouvoir tel qu'il 6tait sous M* Bonaparte.
On a dbjk fait bien des revolutions ! Sedan nous a d£barrass6s
de M. Bonapart*, on en a fait une au 18 Mars. Vous en verrez
sans doute encore, et c'est pour cela que nous marchons pleins
de confiance vers l'avenir ! Sans 1'nutoritA d*un seul, il y au-
rait la lumidre, il y aurait la v£rit6, il y aurait la justice. L'au-
torit6 d'un seul, c'est un crime. Ce que nous voulons, c'est
1'autoriti de tous. M. l'avocat g6n6ral m'accusait de vouloir
fetre chef; j v ai trop d'orgueil pour cela, car je ne saurais m'a« \
baisser et fetre chef c'est s'abaisser.
MHUkv*-' .,■ .^fiKf -rtAfclW ' <
488 MriMOIRES DB LOUISE MICHEL
Nous voili Men loin de M. Moricet, et j f ai quelque peine k
revenir k ces details, Faut-il parler de ces miettes distributes
k des enfants? Ce n'est pas ce pain-J& qu'il nous fallait, c'6tait
le pain du travail qu'on demandait. Comment voulez-vous que
dea hommes raisonnablcs s'amusent k prendre quelques pains ?
Que des gamins aient 616 recueilHr des miettes, je le veux bien
mais il invest p£nible de discuter des choses aussi peu s6rieuses!
J'aime mieux revenir k de grandes id6es. Qu<*la jeunesse tra-
vaille au lieu d'aller au caf6, et elle apprendra k latter pour
am61iorer le sort des mis6rables, pour preparer Favenir.
On ue connalt de patrie que pour en faire un foyer de
guerre; on ne connalt de fronti&res que pour en faire Tobjet
de tripotages. La patrie, la' famille, nous les concevons plus
larges, plus fitendues. Voili nos crimes.
Nous sommes k une 6poque d'anxi£t6, tout le monde cher-
che sa route, nous dirons quand mfime : Advienne que pourral
Que la liberty ee fasse 1 Que P6galit6 se fasse, et nous serons
heureux 1
L'audience est lev6e a cinq heures, et la suite des dfibats
est renvoyge k demain.
Audience du 23 juin.
La parole est donn£e & M° Pierre, dfifenseur de Pouget, puis
a Pouget lui-m£me. M« Pierre defend ensuite Moreau, qui avait
6t6 arr6t6 pendant le proc&s.
M 6 Laguerre prend la parole le dernier en faveur des trois
prgvenus restgs libres.
Apr6s quelques mots de r6plique de M. Tavocat g6n£ral,
M. le prfisident demande aux accuses s'ils ont quelque chose
k ajouter pour leur defense. Louise Michel, seule, prend la
parole en ces termes :
Je ne veux dire qu'un mot : ce procfcs est un procfes poli-
tique ; c'est un proc6s politique que vous allez avoir k juger.
Quant ii moi, on me donne le rdle de premiere accus&e. Je
raccepte. Oui, je suis la seule ; j'ai fanatis6 tous mes amis ;
mais, alors, frappez-moi seule I Ii y a longtemps que j'ai fait le
sacrifice de ma personne et que le niveau a pass6 sur ce qui
peut m'6tre agrtable ou d6sagr6able. Je ne vois plus que la
Revolution! C'est elle que je servirai toujours; c'est elle que
APP'ENDICE
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je gaiuel Palsse-UUe 86 lever sur des hommes au lieu de se
lever sur des mines!
A. trois heures moius nh quart, le jury entre dans la chambre
de ses deliberations; il n'en sort qu'i quatre heures un quart.
Lc chef da jury donne lecture du verdict. II est affirmatif,
mais mitigi par des circonstances atttauantes, en ce qui con-
cern Louise Michel, Pouget et Moreau, dit Gareau; nftgatif
pour les autres accuses.
En consequence de ce verdict, Mareuil, Onfroy, Martinet et
la femme BouiUet sont immSdiatement acquittis.
April uue demi-heure de dilibiration, la cour rend un
arret par lequel elle condamne les deux accuses coutumaces,
Gorget et Thierry, chacun k deux ans de prison, Louise Michel,
A six ans de r 6 elusion, Pouget. & huit ans de inclusion, et
Moreau dit Gareau k un an de prison.
Louise Michel et Pouget sont en outre places sous la sur-
veillance de la haute police pendant dix annies.
Jtf. le president : Gondamn£s, vous avez trois jours francs
pour vous poiirvoir en cassation contre i'arrfit qui vient d'etre
rendu.
Louise Michel ; Jamais ! Vous imitez trop bien les magistrate
do r Empire.
De violentes protestations, parties du fond de la salle, oat
accueilli la condamnation des accuses. Quelques cris : « Vive
Louise Michel 1 » se font entendre et c f est au milieu du bruit
et des cris les plus varies que l'audience est levie.
Le tumulte se continue en dehors et le citoyen Lisbonne,
qui se fait remarquer par la vihimence de ses protestations,
est expuls6 du Palais. La foule continue & stationner pendant
quelque temps sur la place Dcuphine.
NOTE
Puisque e'estaujourd'hui k la foule que je m'adresse,
jo dit ai ce que je n'ai pas cru devoir dire devant 1'ac-
cusation; nous ne chercherions pas & apitoyer nos
juges (chose inutile du reste; nous sommes jugis
d'a vance).
»AVIH«|t»d«IW niMMIIM IMIIWMMMM
!!
&
M^MOIRBS DE L0UI8E fiUCHBL
^Non seulementjene me lil j*. ^ 4 ^ Mte .
ment sur one porte; mais venant de qullter ma m &re
q*»me suppliait d'attendre q«»ell e $m plua p^
aUer aux manifestotione j'eyaie peu envie de L
.Own* achoisir laboulangerie Moricet pour cita-
delle dun mouvement rivplutionnaire, je tfai pas
besom deme deiendrede cette absurdity
d* monde ent.er qu'il faut a la race humaifie tout
entiere, sans exploiter et sans exploited . . ;\
KIN DK l'apPENDICE
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Soemux. — imp. Chan** et fa.
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