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HISTOIRE
DES ORIGINES
DU CHRISTIANISME
LIVRE QUATRIÈME
QUI COMPREND DEPUIS L'ARRIV^E DE SAINT PAUL A HOME
JUSQD*A LA FIN DE LA RéVOLDTlON JUIVE
(61-73)
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CHEZ LES MÊMES ÉDITEUnS
ŒUVRES COMPLETES
D'ERNEST RENAN
PORIIAT llf.80
Vr di JésuB, — 18* édUUm 1 Tolume.
Lbb ApotBis 1 Tolnme.
Saekt Paul, âToc une caite des Toyages de saint Paul 1 volamo.
L'AimtCHRifT 1 Tolume.
La RiPOBMi niTBLLBCTDiLLB BT MOBALB. — 8« édtiîon, 1 volame.
QuBsnom comtimpobairbs. — S* édiUon 1 Tolume.
HiSTOIRB OilftEALI DBS LAROUBS SilIRIQUBS. — 4< édition. —
Imprimerie impériale . 1 Tolome.
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BSSAIS OB MORALB BT DB CBITIQUB. — 8« édUtofl, 1 TOlume.
Lb LtVBB DB Job, traduit de l'hébreu, avec une étude sur l'Age et le
caractère du pofime. — 8* édition» 1 volume.
Lb Cartiqub DBS CAMTiQUBS, traduit de l'hébreu, avec une étude sur
le plan, l'Age et le caractère du poème. — 8« édition. .... 1 volume.
Db L'oRianiB DU laboaob. — 4« édUion, 1 volume.
àVBRBote BT l'avbrkoIsmb, esssi historique. — 8> édition 1 volume.
Db hk PABT DBS PBUPLBS SÉMITIQUBS DANS L'BISTOIRB DB LA CIVI-
LiBATioif. — S* édition Brochure.
La Chaibb D'HéBRBU AU Ck>LUloB DB Prarcb, explicalions â mes
collègues. — 8« édition. Brochure.
HisTOiRB LrrT^RAiRB DB LA Francb AU xtv* siftcLB, par Victor Le
Clerc et Ernest Renan * Tolumes.
PARIS. — '. CLAYB, IMPRIMBUn, 7, RUB 8 A INT - DRÎfOIT. — (18331
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L'ANTECHRIST
PAB
ERNEST RENAN
mMBRI DE L'ilIBTITOT
4
•^P'
PARIS
MICHEL LËYY FRÈRES, ÉDITEURS
ROB AOBBR, 3, PLACB BB L*OPéBA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOCLBTARO DBB ITALIINS, 15» AU COIN DB LA RUB OB ORAMIiOMT
1873
I>rQiCf de reproduction et de traduction réserrés
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5ICG0O 00
INTRODUGTION
T^ CRITIQUE DBS PRINCIPAUX DOCUMENTS ORIGINAUX
W EMPLOYÉS DANS CE LIVRE.
r
«>
Après les trois ou quatre ans de la vie publique
de Jésus, la période que le présent volume embrasse
fut la plus extraordinaire de tout le développement
du christianisme. On y verra, par un jeu étrange de
ce grand artiste inconscient qui semble présider
^ aux caprices apparents de Phistoire, Jésus et Néron,
c le Christ et TAntechrist opposés, affrontés, si j'ose le
^ dire, comme le ciel et l'enfer. La conscience chré-^
tienne est coniplète. Jusqu'ici elle n'a guère su
qu* aimer; les persécutions des juifs, quoique assez
rigoureuses, n*ont pu altérer le lien d'affection et de
reconnaissance que l'Église naissante garde dans son
cœur pour sa mère la Synagogue, dont elle est à
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II L'ANTECHRIST.
peine séparée. Maintenant, le chrétien a de quoi
haïr. En face de Jésus, se dresse un monstre qui est
l'idéal du mal, de même que Jésus est Tidéal du
bien. Réservé comme Hénoch, comme Élie, pour jouer
un rôle dans la tragédie finale de T univers, Néron
complète la mythologie chrétienne, inspire le* pre-
mier livre saint du nouveau canon, fonde par un
hideux massacre la primauté de TÉglise romaine,
et prépare la révolution qui fera de Rome une ville
sainte, une seconde Jérusalem. En même temps,
par une de ces coïncidences mystérieuses qui ne sont
point rares aux moments des grandes crises de
l'humanité, Jérusalem est détruite, le temple dispa-
raît; le christianisme, débarrassé d'une attache de-
venue gênante pour lui, s'émancipe de plus en plus,
et suit, en dehors du judaïsme vaincu, ses propres
destinées.
Les dernières épîtres de saint Paul, l'épître aux
Hébreux, les épîtres attribuées à Pierre et à Jacques,
l'Apocalypse, sont, parmi les écrits canoniques, les
documents principaux de cette histoire. La première
épttre de Clément Romain, Tacite, Josèphe, nous
fourniront aussi des traits précieux. Sur une foule
de points, notamment sur la mort des apôtres et les
relations de Jean avec l'Asie, notre tableau restera
dans le demi-jour; sur d'autres, nous pourrons con-
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INTRODUCTION. ni
centrer de véritables rayons de lumière. Les faits
matériels des origines chrétiennes sont presque tous
obscurs ; ce qui est clair, c'est l'enthousiasme ardent^
la hardiesse surhumaine, le sublime mépris de la
réalité, qui font de ce mouvement le plus puissant
effort vers l'idéal dont le souvenir ait été conservé.
Dans l'Introduction de notre Saint Paul, nous
avons discuté l'authenticité de toutes les épîtres qu'on
attribue au grand apôtre. Les quatre épîtres qui se
rapportent à ce volume, les épîtres aux Philippiens,
aux Colossiens, à Philémon, aux Éphésiens, sont de
celles qui prêtent à certains doutes. Les objections
élevées contre l'épîlre aux Philippiens sont de si peu
de valeur, que nous y avons à peine insisté. On a vu
et on verra par la suite que l'épître aux Colossiens
donne beaucoup plus à réfléchir, et que Tépître aux
Éphésiens, quoique très-autorisée, présente une phy--
sionomie à part dans l'œuvre de Paul. Nonobstant
les graves difficultés qu'on peut soulever, je tiens
répître aux Colossiens pour authentique. Les interpo-
lations qu'en ces derniers temps d'habiles critique*
ont proposé d'y voir ne sont pas évidentes *. Le sys-
tème de M. Holtzmann, à cet égard, est digne de
son savant auteur ; mais que de dangers dans cette
1. H. J. HoUzmann, Krilik der Epheser- und Kolosserbriefe,
Leipzig, 4872.
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IV L'ANTECHRIST.
méthode, trop accréditée en Allemagne, ou l'on part
d'un type a priori qui doit servir de critérium absolu
pour l'authenticité des œuvres d'un écrivain ! Que
rinterpolation et la supposition des écrits apostoli-
ques aient été souvent pratiquées durant les deux
premiers siècles du christianisme, on ne saurait le
nier. Mais faire en pareille matière un strict discer-
nement du vrai et du faux, de l'apocryphe et de l'au-
thentique, est une tâche impossible à remplir. Nous
voyons avec certitude que les épîtres aux Romains,
aux Corinthiens, aux Galates sont authentiques. Nous
voyons avec la même certitude que les épîtres à Timo-
thée et à Tite sont apocryphes. Dans l'intervalle,
entre ces deux pôle de l'évidence critique, nous
tâtonnons. La grande école sortie de Christian Baur
a pour principal défaut de se figurer les juifs du
i" siècle comme des caractères entiers , nourris de
dialectique, obstinés en leurs raisonnements. Pierre,
Paul, Jésus même, ressemblent, dans les écrits de
cette école, à des théologiens protestants d'une uni-
versité allemande, ayant tous une doctrine, n'en
ayant qu'une et gardant toujours la même. Or ce
qui est vrai, c'est que les hommes admirables qui
sont les héros de cette histoire changeaient et se
contredisaient beaucoup ; ils usaient dans leur vie
trois ou quatre théories; ils faisaient des emprunts à
J
Digitized by VjOOQ IC
INTRODUCTION. v
ceux de leurs adversaires envers qui , à une autre
époque, ils avaient été le plus durs. Ces hommes,
enviss^gés à notre point de vue, étaient susceptibles,
personnels, irritables, mobiles; ce qui fait la fixité
des opinions, la science, le rationalisme, leur était
étranger. Ils avaient entre eux, comme les juifs de
tous les temps, des brouilles violentes, et néanmoins
ils faisaient un corps très-solide. Pour les compren-
dre, il faut se placer bien loin du pédantisme inhé-
rent à toute scolastique; il faut étudier plutôt les
petites coteries d*un monde pieux, les congréga-
tions anglaises et américaines, et principalement
ce qui s'est passé lors de la fondation de tous les
ordres religieux. Sous ce rapport, les facultés de
théologie des universités allemandes, qui seules pou-
vaient fournir la somme de travail nécessaire pour
débrouiller le chaos des documents relatifs h ces
curieuses origines, sont le lieu du monde ou il était
le plus difficile qu'on en fît la vraie histoire. Car This-
toire, c'est l'analyse d'une vie qui se développe, d'un
germe qui s'épanouit, et la théologie, c'est l'inverse
de la vie. Uniquement attentif à ce qui confirme ou
infirme ses dogmes, le théologien, même le plus
libéral, est toujours, sans y penser, un apologiste;
il vise à défendre ou à réfuter. L'historien, lui, ne
vise qu'à raconter. Des faits matériellement faux,
Digitized by VjOOQ IC
VI L'ANTECHRIST.
des documents même apocryphes ont pour lui une
valeur, car ils peignent T âme, et sont souvent plus
vrais que la sèche vérité. La plus grande erreur, à
ses yeux, est de transformer en fauteurs de thèses
abstraites ces bons et naïfs visionnaires dont les rêves
ont été la consolation et la joie de tant de siècles.
Ce que nous venons de dire de l'épître aux Colos-
siens, et surtout de l'épître aux Éphésiens, il faut
le dire à plus forte raison de la première épître attri-
buée à saint Pierre, et des épîtres attribuées à Jac-
ques, à Jude*. La deuxième épître attribuée à Pierre
est sûrement apocryphe. On y reconnaît au premier
coup d'œil une composition artificielle, un pastiche
composé avec des lambeaux d'écrits apostoliques,
surtout de l'épître de Jude*.. Nous n'insistons pas sur
ce point, car nous ne croyons pas que la 11^ Pétri ait,'*
parmi les vrais critiques, un seul défenseur. Mais la
fausseté de la //* Pétri, écrit dont l'objet principal est
h. Sur celte dernière, voir Saint Paul, p. 300 et suiv.
%. Comparez surtout le second chapitre de la //« Pelri à
réptire de Jude. Des traits comme //« Pelri, i, U, 46-<8; m, 4,
î, 5-7, 15-16, sont aussi des indices certains de fausseté. Le style
n'a aucune ressemblance avec celui de la l^ Pelri (observa-
tion de saint Jérôme, Epist. ad Hedib., c, hh \ cf. De viris ili,
c. 4). Enfin Tépltre n'est pas citée avant le m* siècle. Irénée
{Adv, hœr., IV, ix, «) et Origène (dansEusèbe,//. E., VI, ÎS)
iie la connaissent pas ou Texcluent. Cf. Eus., H. E., \V, 25.
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INTRODUCTION. vu
de faire prendre patience aux fidèles que lassaient les
longs relards de la réapparition du Christ, prouve
en un sens Tauthenticilé de la A" Pétri. Car, pour
être apocryphe, la /f* Pétri est un écrit assez an-
cien; or l'auteur de la //* Pétri ci-oyait bien que la
/* Pétri élait l'œuvre de Pierre, puisqu'il s'y réfère
et présente son écrit comme une « seconde épître »,
faisant suite à la première (m, 1-2) *. La A* Pétri est
un des écrits du Nouveau Testament qui sont le plus
anciennement et le plus unanimement cités comme
authentiques*. Une seule grave objection se tire des
emprunts qu'on y remarque aux épîtres de saint Paul
et en particulier à l'épître dite aux Éphésiens*. Mais
le secrétaire dont Pierre dut se servir pour écrire la
lettre, si réellement il récrivit, put bien se permettre
de tels emprunts. A toutes les époques, les prédica-
teurs et les publicistes ont été sans scrupules pour
4 . Les imitations que Fauteur des épUres à Timothée et à Tite
ferait, dit-on, de la /« Pétri, en ce qui concerne les devoirs des
femmes et des anciens, ne sont pas évidentes. Comp. cep?Qdant
1 Tim., II, 9 et suiv.; m, 41, à I Pétri, m, 4 et suiv.; I Pétri,
V, \ et suiv., à lit., i, 5 et suiv.
2. Ptipias, dans Eusèbe, //. E., lU, 39; Polycarpe, Epi$t., h
(cf. I Pétri, I, 8; Eusèbe, H. E.,Vf, 44); ïrénée, Adv. hœr,,
iV, IX, 2; XVI, 5 (cf. Eusèbe, //. E., V, 8); Clément d'Alex.,
Sirom., ill, 48; IV, 7; TerlulKen, Scorpiace, 42; Ori gène, dans
Eusèbe, H. E,, VI, 25; Eusèbe, //. E,, III, 25.
3. Voir ci-dessous, p. 4 1 2-1 4 3.
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VIII L'ANIECHRIST.
s'approprier ces phrases tombées au domaine public,
qui sont en quelque sorte dans Tair. Nous voyons de
même le secrétaire de Paul qui a écrit Tépître dite
aux Éphésiens copier largement Tépître aux Colos-
siens. Un des traits qui caractérisent la littérature des
épîtres est d'offrir beaucoup d'emprunts aux écrits du
même genre composés antérieurement*.
Les quatre premiers versets du chapitre v de la
I" Pelri excitent bien quelques soupçons. Ils rappel-
lent les recommandations pieuses, un peu plates,
empreintes d'un esprit hiérarchique, qui remplissent
les fausses épîtres à Timothée et à Tite. En outre,
l'affectation que met l'auteur à se donner pour « un
témoin des souffrances du Christ » soulève des ap-
préhendions analogues à celles que nous causent les
écrits pseudo-johanniques par leur persistance à se
présenter comme les récits d'un acteur et d'un spec-
tateur. Il ne faut pourtant point s'arrêter à cela.
Beaucoup de traits aussi sont favorables à l'hypo-
thèse de l'authenticité. Ainsi les progrès vers la hié-
rarchie sont dans la /* Pétri à peine sensibles. Non-
seulement il n'y est pas question d'episcopos*; chaque
i. Voir, outre les épîtres insérées au Canon, les épîtres de
dénient Romain, dignace, de Polycarpe.
\ 2. I Pétri, ii, 25, montre que le sens du mot n'élait pas encore
spécialisé.
y
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INTRODUCTION. ix
Église n'a même pas un presbyleros ; elle a des près-
byleri ou « anciens » , et les expressions dont se
sert l'auteur n'impliquent nullement que ces anciens
formassent un corps distinct*. Une circonstance qui
mérite d'être notée, c'est que l'auteur*, tout en cher-
chant à relever l'abnégation dont Jésus fit preuve
dans sa Passion, omet un trait essentiel raconté par
Luc, et donne ainsi à croire que la légende de Jésus
n'était pas encore arrivée*, lorsqu'il écrivait, à tout
son développement.
Quant aux tendances éclectiques et conciliatrices
qu'on remarque dans TÉpître de Pierre, elles ne consti-
tuent une objection que pour ceux qui, avec Chris-
tian Baur et ses disciples, se figurent la dissidence de
Pierre et de Paul comme une opposition absolue. Si
la haine entre les deux partis du christianisme pri-
mitif avait été aussi profonde que le croit cette école,
la réconciliation ne se serait jamais faite. Pierre n'était
point un juif obstiné comme Jacques. Il ne faut pas,
en écrivant cette histoire, songer seulement aux Ho-
mélies pseudo-clémentines et à l'Épîtreaux Galates;
il faut aussi rendre compte des Actes des apôtres.
L'art de l'historien doit consister à présenter les
\. I Peiri, V, \ : «ptcSuTe^ouç Jv 6jûv, leçon de Va^etSiw.;
TcpioÊuTepcu; tco; £v &aîv, leçon reçue.
2. I Pelri, ii, 23. Cf. Luc, xxiii, 34. U
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X L'ANTECHRIST.
choses d'une façon qui n'atténue en rien les divi-
sions des partis (ces divisions furent plus profondes
que nous ne saurions l'innaginer) , et qui permette
néanmoins d'expliquer comment de pareilles divi-
sions ont pu se fondre en une belle unité.
L'Épître de Jacques se présente à la critique à
peu près dans les mêmes conditions que TEpître de
Pierre. Les difficultés de détail qu'on peut y oppo-
ser n'ont pas beaucoup d'importance. Ce qui est
grave, c'est cette objection générale tirée de la facilité
des suppositions d'écrits, dans un temps où il n'exis-
tait aucune garantie d'authenticité, et où l'on ne se
faisait aucun scrupule des fraudes pieuses. Pour des
écrivains comme Paul, qui nous ont laissé, de l'aveu
de tout le monde, des écrits certains, et dont la bio-
graphie est assez bien connue, il y a deux critérium
sûrs pour discerner les fausses attributions : c'est
i* de comparer l'œuvre douteuse aux œuvres univer-
sellement admises, et 2° de voir si la pièce en litige
répond aux données biographiques que l'on possède.
Mais s'il s'agit d'un écrivain dont nous n'avons que
quelques pages contestées et dont la biographie est
peu connue, on n'a le plus souvent pour se décider que
des raisons de sentiment, qui ne s'imposent pas. En
se montrant facile, on risque de prendre au sérieux
bien des choses fausses. En se montrant rigoureux,
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INTRODUCTION. \i
on risque de rejeter comme fausses bien des choses
vraies. Le théologien, qui croit procéder par des cer-
titudes, est, je le répète, un mauvais juge pour de
telles questions. L'historien critique a la conscience
en repos, quand il s'est étudié à bien discerner les
degrés divers du certain, du probable, du plausible,
du possible. S'il a quelque habileté, il saura être
vrai quant â la couleur générale, tout en prodiguant
aux allégations particulières les signes de doute et
les « peut-être » .
Une considération que j'ai trouvée favorable à ces
écrits (première épître de Pierre, épîtres de Jacques
et de Jude) trop rigoureusement exclus par une cer-
taine critique, c'est la façon dont ils s'adaptent à un
récit organiquement conçu. Tandis que la deuxième
épître attribuée à Pierre, les épîtres prétendues de
Paul à Timothée et à Tite sont exclues du cadre d'une
histoire logique, les trois épîtres que nous venons de
nommer y rentrent pour ainsi dire d'elles-mêmes.
Les traits de circonstance qu'on y rencontre vont au-
devant des faits connus par les témoignages du dehors,
et s'en laissent embrasser. L' Épître de Pierre répond
bien à ce que nous savons, surtout par Tacite, de la
situation des chrétiens à Rome vers l'an 63 ou 6ft.
L'Épître de Jacques, d'un autre côté, est le tableau
parfait de l'état des ébionim à Jérusalem dans les
Digitized by VjOOQ IC
XII L'ANTECHRIST.
années qui précédèrent la révolte; Josèphe nous donne
des renseignements tout à fait du même ordre * . L'hy-
pothèse qui attribue TÉpître de Jacques à un Jacques
différent du frère du Seigneur n'a aucun avantage.
Cette épître, il est vrai, ne fut pas admise dans les
premiers siècles d'une façon aussi unanime que celle
de Pierre*; mais les motifs de ces hésitations pa-
raissent avoir été plutôt dogmatiques que critiques ;
le peu de goût des Pères grecs pour les écrits
judéo-chrétiens en fut la cause principale.
Une remarque du moins qui s'applique avec
évidence aux petits écrits apostoliques dont nous
parlons, c'est qu'ils ont été composés avant la chute
de Jérusalem. Cet événement introduisit dans la situa-
tion du judaïsme et du christianisme un tel change-
ment, qu'on discerne facilement un écrit postérieur
à la catastrophe de l'an 70 d'un écrit contemporain
du troisième temple. Des tableaux évidemment rela-
tifs aux luttes intérieures des classes diverses de la
société hiérosolymitaine, comme celui que nous pré-
4. Voir ci-dessous, p. 52-53.
2. Clément Romain (/ ad Cor., c. 40 et H ; cf. Jac, ii, 24,
23, 2o), l'auteur du Pasteur (mand., xii, % 5; cf. Jac, iv, 7),
Irénée {Adv. hœr., IV, xvi, 2; cf. Jac, ii, 23) paraissent l'avoir
lue. Origène [In. Joh., tom. XIX, 6), Eusèbe [H. E , II, 23),
saint Jérôme [De viris ilL, 2) expriment des doutes.
Digitized by VjOOQ IC
INTRODUCTION. xiii
sente TÉpître de Jacques (v, i et suiv.), ne se con-
çoivent pas après la révolte de Tan 66, qui mit fin au
règne des sadducéens.
De ce qu'il y eut des épîtres pseudo-apostoli-
ques, comme les épîtres à Timothée, à Tite, la
11^ Pétri y l'épître de Bainabé, ouvrages où l'on eut
pour règle d'imiter ou de délayer des écrits plus
anciens, il suit donc qu'il y eut des écrits vraiment
apostoliques, entourés de respect, et dont on dési-
rait augmenter le nombre*. De même que chaque
poète arabe de l'époque classique eut sa kasida,
expression complète de sa personnalité; de même
chaque apôtre eut son épître, plus ou moins authen-
tique, où l'on crut garder la fine fleur de sa pensée.
Nous avons déjà parlé de l'Épître aux Hébreux *.
Nous avons prouvé que cet ouvrage n'est pas de saint
Paul, comme on l'a cru dans certaines branches de
la tradition chrétienne ; nous avons montré que la
date de sa composition se laisse fixer avec assez de
vraisemblance vers l'an 66. Il nous reste à examiner
si l'on peut savoir qui en fut le véritable auteur, d'où
elle a été écrite , et qui sont ces « Hébreux » aux-
quels, selon le titre, elle fut adressée.
4. Voir y/« Pelri, m, 45-16, où les épitres de Paul sont
expressément mises parmi les Écritures sacrées.
2. Saint Paul, p. li-lxi.
Digitized by VjOOQ IC
XIV L'ANTECHRIST.
Les traits de circonstance que présente Tépître
sont les suivants. L'auteur parle à l'Église destina-
taire en maître bien connu d'elle. Il prend à son
égard presque un ton de reproche. Cette Église a reçu
depuis longtemps la foi ; mais elle est déchue sous
le rapport doctrinal, si bien qu'elle a besoin d'in-
struction élémentaire et n'est pas capable de com-
prendre une bien haute théologie*. Cette Église, du
reste, a montré et montre encore beaucoup de cou-
rage et de dévouement, surtout en servant les saints*.
Elle a souffert de cruelles persécutions, vers le temps
où elle reçut la pleine lumière de la foi ; à cette épo-
que, elle a été comme en spectacle \ Il y a de cela
peu de temps ; car ceux qui composent actuellement
l'Église ont eu part aux mérites de cette persécution,
en sympathisant avec les confesseurs, en visitant les
prisonniers, et surtout en suppoi tant courageusement
la perte de leurs biens. Dans l'épreuve, cependant,
il s'était trouvé quelques renégats, et on agitait la
question de savoir si ceux qui par faiblesse avaient
apostasie pouvaient rentrer dans l'Église. Au moment
où l'apôtre écrit, il semble qu'il y a encore des
4. ïlebr., v, 4N44; vi, 41-4?; x, 24-25; xiii entier.
2. ÀixKcynaxvrc; tcî; à-yiciç xal ^loxov&ûvri;. vi, 40.
3. Hebr., x, 32 et suiv. ; cf. xn, 4 et^uiv., 23.
^ Digitizedby Google
INTRODUCTIOX. xv
membres de l'Église en prison ^ Les fidèles de
l'Église en question ont eu des chefs * illustres, qui
leur ont prêché la parole de Dieu et dont la mort a
été particulièrement édifiante et glorieuse \ L'Église
a néanmoins encore des chefs, avec lesquels l'auteur
de la lettre est eji rapports intimes*. L'auteur de
la lettre, en effet, a connu l'Église dont il s'agit, et
paraît y avoir exercé un ministère élevé ; il a l'in-
tention de retourner près d'elle, et il désire que ce
retour s'effectue le plus tôt possible*. L'auteur et
les destinataires connaissent Timothée; Timothée a
été en prison dans une ville différente de celle où
l'auteur réside au moment ou il écrit; Timothée vient
d'être mis en liberté. L'auteur espère que Timothée
viendra le rejoindre ; alors tous deux partiront ensem-
ble pour aller visiter l'Église destinataire®. L'auteur
termine par ces mois : âaiçàJ^ovrai ujxaç ot iizh txç 'ira-
\ioL<;\ mots qui ne peuvent guère désigner que des
Italiens demeurant pour le moment hors de l'Italie*.
Quant à l'auteur lui-même, son trait dominant
4. Hebr., xiii, 3.
3. Hebr., xiii, 7.
4. Hebr., xiii, 47, 24.
' 5. Hebr., xiii, 49.
6. Hebr., xiii, Î3.
7. Hebr., xiii, 24.
8. Telle est k force de ano. Opposez ci îv Tf Âaîa (Il Tim.,
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XVI L'ANTECHRIST.
est un usage perpétuel des Écritures, une exégèse
subtile et allégorique, un style grec plus abondant,
plus classique, nioins sec, mais aussi moins natu-
rel que celui de la plupart des écrits apostoliques.
Il a une n^édiocre connaissance du culte qui se pra-
tique au temple de Jérusalem S et pourtant ce culte
lui inspire une grande préoccupation. Il nô se sert
que de la version alexandrine de la Bible, et il fonde
des raisonnements sur des fautes de copistes grecs *.
Ce n'est pas un juif de Jérusalem; c'est un helléniste,
en rapport avec l'école de PauP. L'auteur, enfin, se
donne non pour un auditeur immédiat de Jésus, mais
pour un auditeur de ceux qui avaient vu Jésus, pour
un spectateur des miracles apostoliques et des pre-
mières manifestations du Saint-Esprit*. Il n'en tenait
pas moins un rang élevé dans l'Église : il parle avec
autorité * ; il est très-respecté des frères auxquels
il écrit®; Timothée paraît lui être subordonné. Le
seul fait d'adresser une épître à une grande Église
I, <o), y, iv BaêuXwvi (rjvexXïXTiî (I Pétri, V, 13). Notez cependant
Acl.j XVII, 13.
1. Hebr., ix, 1 etsuiv.
2. Hebr., x, 5, 37-38.
3. llebr., m, 23.
4. Hebr., ii, 3-4.
5. Hebr., v, H-12; vi, 11-12; x, 24 25; xiii entier.
6. Hebr., xiii, 19-24.
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INTRODUCTION. xvii
indique un homme important, un des personnages
qui figurent dans Thistoire apostolique et dont le nom
est célèbre.
Tout cela néanmoins ne suffît pas pour se pronon-
cer avec certitude sur l'auteur de notre épître. On Fa
atlribuée avec plus ou moins de vraisemblance à
Barnabe, à Luc, à Silas, à ÂpoUos, à Clément
Romain. L'attribution à Barnabe est la plus vraisem-
blable. Elle a pour elle l'autorité de Tertullien S qui '
présente le fait comme reconnu de tous. Elle a sur-
tout pour elle cette circonstance que pas un seul des
traits particuliers que présente l'épître ne contredit
une telle hypothèse. Barnabe était un helléniste chy-
priote, à la fois lié avec Paul et indépendant de Paul.
Barnabe était connu de tous, estimé de tous. On
conçoit, enfin, dans cette hypothèse que l'épître ait
été attribuée à Paul : ce fut, en effet, le sort de Bar-
nabe d'être toujours perdu en quelque sorte dans les
4. De pudicitia, 20. « Exstat enim et Barnabae titulus ad
Uebraeos. » Ces mois prouvent que le manuscrit dont se servait
Tertullien offrait en tète de l'épître le nom de Barnabe. Cf. saint
Jérôme, De viris ilL, 5. C*est à tort qu*on a présenté Tassertion
de Tertullien comme une conjecture personnelle, mise en avant
pour renforcer Tautorité d*un écrit qui servait ses idées monta-
nistes. Sur l'argument tiré de la slîchométrie du Codex claro-
mmUmus, voyez Saint Paul, p. liii-liv, note. L'épître d'ordi- *
naire attribuée à saint Barnabe est un ouvrage apocryphe, écrit
vers Tan 440 après J.-C.
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XVIII L'ANTECHRIST.
rayons de la gloire du grand apôtre, et si Barnabe a
composé quelque écrit, comme cela paraît bien pro-
bable, c'est parmi les œuvres de Paul qu'il est natu-
rel de chercher les pages sorties de lui.
La détermination de l'Église destinataire peut être
faite avec assez de vraisemblance. Les circonstances
que nous avons énumérées ne laissent guère de choix
qu'entre l'Église de Rome et celle de Jérusalem *. Le
titre npoç 'EêpaCouç fait d'abord songer à l'Église de
Jérusalem*. Mais il est impossible de s'arrêter à
une telle pensée. Des passages comme v, ii-14;
\ VI, 11-12, et même vi, 10 % sont des non-sens, si 1
on les suppose adressés par un élève dés apôtres à
cette Église mère, source de tout enseignement. Ce
qui est dit de Timothée * ne se conçoit pas mieux ;
des personnes aussi engagées que l'auteur et que
4. G*est bien gratuitement qa'on a pensé à PÉgiise d'Alexan-
drie. D*abord, il n'est pas prouvé qu'Alexandrie eût déjà une
Église vers Tan 66. Cette Église, en tout cas, si elle existait, n'eut
aucun rapport avec Técole de Paul; elle ne devait pas connaître
Timothée. Les passages v, 42 ; x, 32 et suiv., et bien d*autres
encore, ne conviendraient pas à une telle Église.
2. Comp. Act., VI, 4; Irénée, Adv. hœr,, III, i, 4; Eusèbe,
Hist. eccL, III, 24, 25.
3. Aïootcviiv Tcî; à^ictç (cf. Surtout Rom., xv, 25) s'applique aux
devoirs de toutes les Églises envers l'Église de Jérusalem, et ne
convient pas bien à T Église de Jérusalem.
4. Hebr., xni, 23.
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INTRODUCTION. \ix
Timothée dans le parti de Paul n'auraient pu adresser
èi l'Église de Jérusalem un morceau supposant des
relations intimes. Comment admettre, par exemple,
que l'auteur, avec cette exégèse uniquement fondée
sur la version alexandrine, cette science juive incom-
plète, cette connaissance imparfaite des choses du
temple, eût osé faire la leçon de si haut aux maîtres par
excellence, à des gens parlant hébreu ou à peu près,
vivant tous les jours autour du temple, et qui savaient
beaucoup mieux que lui tout ce qu'il leur disait?
Comment admettre surtout qu'il les eût Iraités en
catéchumènes à peine initiés et incapables d'une forte
théologie? — Au contraire, si l'on suppose que les
destinataires de l'épttre sont les fidèles de Rome, tout
s'arrange à merveille. Les passages, vi, 10 ; x, 32 et
suiv. ; XIII, 3, 7, sont des allusions à la persécution
de l'an 64 * ; le passage xiii, 7 s'applique à la mort
des apôtres Pierre et Paul ; enfin o.t cctto ttîç 'ira^iaç
se justifie alors parfaitement; car il est naturel que
l'auteur porte à l'Église de Rome les salutations de
la colonie d'Italiens qui était autour de lui. Ajoutons
que la première épître de Clément Romain * (ouvrage
I. eiarpiCoiAsvci surtout prend alors un sens précis.
î. Comp. Epist.Clem. Ro:n, al C9i\ /, ch. 17, à llebr., xi,
37; — c. 36àHdbr., i, 3, 5,7, 13; —«.9 à Hibr., xi, 5, 7; —
«. 42 à Hebr., xi, 31.
\-
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x\ L'ANTECHRIST.
certainement romain) fait à TÉpître aux Hébreux des
emprunts suivis, et en calque le mode d'exposition
d'une manière évidente.
Une seule difficulté reste à résoudre : Pourquoi le
titre de l'épître porte-t-il npoç 'Eêpaiou;? Rappelons
que ces titres ne sont pas toujours d'origine aposto-
tique, qu'on les mit assez tard et quelquefois à faux,
comme nous l'avons vu pour l'épître dite npoç 'Eçe<yîou;.
L'épître dite aux Hébreux fut écrite, sous le coup de
la persécution, à l'Église qui était la plus poursuivie.
En plusieurs endroits (par exemple, xni, 23), on
sent que l'auteur s'exprime à mots couverts. Peut-
être le titre vague npoç 'Eêpaîouç fut-il un mot de
passe pour éviter que^a lettre ne devînt une pièce
compromettante. Peut-être aussi ce titre vint-il de ce
qu'on regarda, au ii® siècle, l'écrit en question comme
une réfutation des ébionites , qu'on appelait 'Eêpaioi. .
Un fait assez remarquable, c'est que l'Église de Rome
eut toujours sur cetle épître des lumières toutes par-
ticulières ; c'est de là qu'elle émerge, c'est là qu'on
en fait d'abord usage. Tandis qu'Alexandrie se laisse
aller à l'attribuer à Paul, l'Église de Rome maintient
toujours qu'elle n'est pas de cet apôtre, et qu'on a
tort de la joindre à ses écrits *.
De qielle ville TËpître aux Hébreux fut-elle
4. Voir Saml Paul, p. lvii.
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INTRODUCTION. xxi
écrite? Il est plus difficile de le dire. L'expression
ot fltiro TYjç 'iTaXiaç montre que l'auteur était hors
d'Italie. Une chose certaine encore, c'est que la ville
d'où l'épître fut écrite était une grande ville, où il
y avait une colonie de chrétiens d'Italie, très-liés
avec ceux de Rome. Ces chrétiens d'Italie furent pro-
bablement des fidèles qui avaient échappé à la persé-
cution de l'an 64. Nous verrons que le courant de
l'émigration chrétienne fuyant les fureurs de Néron
se dirigea vers Éphèse. L'Eglise d'Ephèse, d'ail-
leurs, avait eu pour noyau de sa formation primitive
deux juifs venus de Rome, Aquila et Priscille ; elle f /^
resta toujours en rapport direct avec Rome. Nous ^j.
sommes donc portés à croire que l'épître en question '
fut écrite d'Éphèse. Le verset xiii, 23, est, il faut
l'avouer, alors assez singulier. Dans quelle ville, dif-
férente d'Éphèse et de Rome, et cependant en rap-
port avec Éphèse et Rome, Timothée avait-il été em-
prisonné? Quelque hypothèse que l'on adopte, il y a
là une énigme difficile à expliquer.
L'Apocalypse est la pièce capitale de cette his-
toire. Les personnes qui liront attentivement nos
chapitres xv, xvi, xvii, reconnaîtront, je crois, qu'il
n'est pas un seul écrit dans le canon biblique dont
la date soit fixée avec autant de précision. On peut
déterminer cette date à quelques jours près. Le lieu
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XXII L'ANTECHRIST,
OÙ l'ouvrage fut écrit se laisse aussi entrevoir avec
probabilité. La question de Tauteur du livre est sujette
à de bien plus grandes incertitudes. Sur ce point, on
ne peut, selon moi, s'exprimer avec une pleine assu-
rance. L'auteur se nomme lui-même en tête du livre
(i, 9) * : « Moi, Jean, votre frère et votre compagnon
de persécution, de royauté et de patience en Christ.»
Mais deux questions se posent ici : 1° l'allégation
est-elle sincère, ou bien ne serait-elle pas une de ces
fraudes pieuses dont tous les auteurs d'apocalypses
sans exception se sont rendus coupables ? Le livre, en
d'autres termes, ne serait-il pas d'un inconnu, qui
aurait prêté à un homme de premier ordre dans
l'opinion des Églises, à Jean l'apôtre, une vision
conforme à ses propres idées? — 2° Étant admis que
le verset 9 du chapitre i de l'Apocalypse soit sincère,
ce Jean ne serait-il pas un homonyme de l'apôtre?
Discutons d'abord cette seconde hypothèse ; car
c'est la plus facile à écarter. Le Jean qui parle ou
qui est censé parler dans l'Apocalypse s'exprime avec
tant de vigueur, il suppose si nettement qu'on le
connaît et qu'on n'a pas de difficulté à le distinguer
de ses homonymes*, il sait si bien les secrets des
Églises, il y entre d'un air si résolu, qu'on ne peut
4. Coup. Apoc, I, 4, et xxii, 8. C. i, 4-?.
t. Apoc, xicii, 8.
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INTRODUCTION. xxnr
guère se refuser à voir en lui un apôtre ou un dignU
taire ecclésiastique tout à fait hors de ligne. Or Jean |
l'apôtre n'avait, dans la seconde moitié du pre^ ^
mier siècle, aucun homonyme qui approchât de son
rang. Jean-Marc, quoi qu'en dise M. Hitzig, n'a rien à
faire ici. Marc n'eut jamais des relations assez suivies
avec les Églises d'Asie pour qu'il ait osé s'adresser à
elles sur ce ton. Reste un personnage douteux, ce
Presbyteros Johannes, sorte de sosie de l'apôtre,-
qui trouble comme un spectre toute l'histoire de
l'Église d'Éphèse, et cause aux critiques tant d'em-^
barras *. Quoique l'existence de ce personnage ail été
niée, et qu'on ne puisse réfuter péremptoirement
l'hypothèse de ceux qui voient en lui une ombre de
l'apôtre Jean, prise pour une réalité, nous inclinons
à croire que Presbyteros Johannes a en effet son idenn
tité à part * ; mais qu'il ait écrit l'Apocalypse en 68
4. Voir Vie de Jésus, 43« édit., p. lxxii-lxxui et p. 460.
2. Papias, dans Eus., H. E., III, 39; Denys d'Alexandrie, dans
Eus., H. E,, VII, 25. Ces deux passages ne créent pas la certi**
tude. En effet, Denys d'Alexandrie se contente d'induire a priori
de la différence du quatrième Évangile et de TApocalypse la
dislinclioD de deux Jean, hypothèse dont il trouve la confirmai
iiOD dan» deux tombeaux « qu'on dit avoir existé à Éphèse et
porter tous les deux le nom de Jean. » Le passage de Papias est
peu précis, et, en toute hypothèse, paraît avoir besoin de correo»
ion. Le passage Const, apost,, VII, 46, est de médiocre autorité;
Quant à Eusèbe (//. E., III, 39), il fait simplement un rappro^
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/
XXIV L'ANTECHRIST.
OU 69, comme le soutient encore M. Ewald, nous le
nions absolument. Un tel personnage serait connu
autrement que par un passage obscur de Papias et une
thèse apologétique de Denys d'Alexandrie. On trou-
verait son nom dans les Évangiles, dans les Actes,
dans quelque épître. On le verrait sortir de Jérusalem.
L'auteur de l'Apocalypse est le plus versé dans les
Écritures, le plus attaché au temple, le plus hébraïsant
des écrivains du Nouveau Testament ; un tel person-
nage n'a pu se former en province; il doit être ori-
ginaire de Judée; il tient par le fond de ses entrailles
à l'Église d'Israël. Si Presbyteros Johannes a existé,
il fut un disciple de l'apôtre Jean, dans l'extrême
vieillesse de ce dernier*; Papias paraît l'avoir tou-
ché d'assez près ou du moins avoir été son contem-
porain *. Nous admettons même que parfois il tint la
chement entre le passage de Papias et celui de Denys, et il n'affirme
nullement l'existence des doux tombeaux. Saint Jérôme, De viris
ilL, 9, 48, affirme la réalité des tombeaux; mais il nous apprend
que de son temps beaucoup de personnes y voyaient deux memO'
riœ de Tapôtre Jean.
4. Étant admis que le passage ConsUl. apost., VII, 46, se rap-
porte à lui, et que ce passage ait quelque valeur, Presbyteros au-
rait été le successeur de Fapôlre Jean dans Tc^piscopat d'Éphèse. •
2. Papias, dans Eus., H, E., III, 39. W semble qu'il faut lire,
dans ce passage, cl tou xuptou [(xa(b]TÛv] p,a6TiTeii Xe-^cjoiv. Car Xt^ou-
<nv suppose Aristion et Presbyteros Johannes vivant vers le temps
de Papias. La phrase met Aristion et Presbyteros Johannes dans
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INTRODUCTION. sxv
plume pour son maître, et nous regardons comme
plausible Topinion qui lui attribuerait la rédaction du
quatrième Évangile et de la première épître dite de
Jean. La deuxième et la troisième épître dites de
Jean , où l'auteur se désigne par les mots i irpea-
êiîtepoç, nous paraissent son œuvre personnelle et
avouée pour telle*. Mais certainement, à supposer que
Presbyteros Johannes soit pour quelque chose dans la
seconde classe des écrits johanniques (celle qui com-
prend le quatrième Évangile et les trois épîtres), il
n'est pour rien dans la composition de l'Apocalypse.
S'il y a quelque chose d'évident, c'est que l'Apoca-
lypse, d'une part, l'Évangile et les trois épîtres,
d'autre part, ne sont pas sortis de la même main *.
L'Apocalypse est le plus juif, le quatrième Évangile
est le moins juif des écrits du Nouveau Testament '*.
En admettant que l'apôtre Jean soit l'auteur de quel-
une autre calégorie que les apôtres, « disciples du Seigneur ».
Eusèbe exagère, en tout cas, en concluant de la phrase de Papias
que ce dernier a été auditeur d'Âristion et du Presbyteros.
4. Nous reviendrons sur tous ces points dans notre tome Y.
î. (Test ce que Denys d'Alexandrie, dans la seconde moitié du
m* siècle, avait déjà parfaitement aperçu. Sa thèse, bornée à cela,
est un modèle de dissertation philologique et critique. Eusèbe,
H. £., VII, 25.
3. Le nom de « Juif », toujours pris comme synonyme
a d'adversaire de Jésus », dans le quatrième Évangile, est dans
TÂpocalypse le litre suprême d'honneur (n, 9 ; m, 9).
l
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XXVI L'ANTECHRIST.
qu^un des écrits que la tradition lui attribue, c'est
sûrement de TApocalypse, non de TÉvangile. L'Apo-
calypse répond bien à l'opinion tranchée qu'il semble
avoir adoptée dans la lutte des judéo-chrétiens et de
Paul; l'Évangile n'y répond pas. Les efforts que
firent, dès le m' siècle, une partie des Pères de
l'Église grecque pour attribuer l'Apocalypse au Pres-
bytères S venaient de la répulsion que ce livre
inspirait alors aux docteurs orthodoxes *. Ils ne
pouvaient supporter la pensée qu'un écrit dont ils
trouvaient le style barbare et qui leur paraissait tout
empreint des haines juives fût l'ouvrage d'un apôtre.
Leur opinion était le fruit d'une induction a priori
sans valeur, non l'expression d'une tradition ou d'un
raisonnement critique.
Si Tsyà) Iwavvyiç du premier chapitre de l'Apoca-
lypse est sincère, l'Apocalypse est donc bien réelle-
ment de l'apôtre Jean. Mais l'essence des apocalypses
est d'être pseudonymes. Les auteurs des apocalypses
de Daniel, d'Hénoch, de Baruch, d'Esdras, se pré-
sentent comme étant Daniel, Hénoch, Baruch, Esdras,
en personne. L'Église du ii* siècle admettait sur le
même pied que l'Apocalypse de Jean une Apocalypse
4. Denys d'Alexandrie, dans Eusèbe, H, E., VU, 25; Eusèbe,
H. E., m, 39; saint Jérôme, De viris ill., 9.
2. Vie de Jésus, 43" édit., p. 897, note 3, et ci-après, p. 460.
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INTRODUCTION. xxvu
de Pierre, qui était sûrement apocryphe *. Si, dans
l'Apocalypse qui est restée canonique, l'auteur donne
son nom véritable, c'est là une surprenante exception
aux règles du genre. — Eh bien, cette exception,
nous croyons qu'il faut l'admettre. Une différence
essentielle sépare, en effet, l'Apocalypse canonique
des autres écrits analogues qui nous ont été conser-
vés. La plupart des apocalypses sont attribuées à des
auteurs qui ont fleuri ou sont censés avoir fleuri des
cinq et six cents ans, quelquefois des milliers d'années
en arrière. Au n*^ siècle, on attribua des apocalypses
aux hommes du siècle apostolique. Le Pasteur et les
écrits pseudo-clémentins sont de cinquante ou soixante
ans postérieurs aux personnages à qui on les attribue.
L'Apocalypse de Pierre fut probablement dans le
même cas ; au moins, rien ne prouve qu'elle eut rien de
particulier, de topique, de personnel. L'Apocalypse
canonique, au contraire, si elle est pseudonyme,
aurait été attribuée à l'apôtre Jean du vivant de ce
dernier, ou très-peu de temps après sa mort. N'était
les trois premiers chapitres, cela serait strictement
possible ; mais est-il concevable que le faussaire eut
eu la hardiesse d'adresser son œuvre apocryphe aux
4. Canon de Muralori, lignes 70-72; sticbométrie du Codex
claromontanus, dans Credner, Gesch. der neulesL Kanon,
p. 477.
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XXVIII L'ANTECHRIST.
sept Églises qui avaient été en rapport avec l'apôtre?
Et si l'on nie ces rapports, avec M. Scholten, on
tombe dans une diiBculté plus grave encore ; car il
faut admettre alors que le faussaire, par une ineptie
sans égale, écrivant à des Églises qui n'ont jamais
connu Jean, présente son prétendu Jean comme ayant
été à Patmos, tout près d'Éphèse S comme sachant
leurs secrets les plus intimes et comme ayant sur
elles une pleine autorité. Ces Églises, qui, dans l'hy-
polhèse de M. Scholten, savaient bien que Jean
n'avait jamais été en Asie ni près de l'Asie, se fussent-
elles laissé tromper à un artifice aussi grossier ? Une
chose qui ressort de l'Apocalypse, dans toutes les
hypothèses*, c'est que l'apôtre Jean fut durant quelque
temps le chef des Églises d'Asie. Cela établi, il est
bien difficile de ne pas conclure que l'apôtre Jean
fut réellement l'auteur de l'Apocalypse ; car, la date
du livre étant fixée avec une précision absolue, on ne
trouve plus l'espace de temps nécessaire pour un
faux. Si l'apôtre, en janvier 69, vivait en Asie, ou
seulement y avait été, les quatre premiers chapitres
sont incompréhensibles de la part d'un faussaire. En
4. Supposer l'apôtre venu à Patmos, c*est le supposer venu à
' Éphèse, Patmos étant en quelque sorte une dépendance d'Éphèse,
au point de vue de la navigation.
2. Voir l'appendice à la fin du volume, p. 559 et suivantes.
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INTRODUCTION. xxix
supposant, avec M. Scholten, l'apôtre Jean mort au
commencement de l'an 69 (ce qui ne paraît pas
conforme à la vérité), on ne sort guère d'embarras.
Le livre, en effet, est écrit comme si le révélateur était
encore vivant; il est destiné à êlre répandu sur-le-
champ dans les Églises d'Asie; si l'apôtre eût été
mort, la supercherie était trop évidente. Qu'eût-on
dit à Éphèse, vers février 69, en recevant un pareil
livre comme censé provenir d'un apôtre qu'on savait
bien ne plus exister, et que, selon M. Scholten, on
n'avait jamais vu?
L'examen intrinsèque du livre, loin d'infirmer
cette hypothèse, l'appuie fortement. Jean l'apôtre
paraît avoir été, après Jacques, le plus ardent des
judéo-chrétiens ; l'Apocalypse, de son côté, respire
une haine terrible contre Paul et contre ceux qui se
relâchaient dans Tobservance de la loi juive. Le livre
répond à merveille au caractère violent et fanati-
que qui paraît avoir été celui de Jean *. C'est bien là
l'œuvre du « fils du tonnerre », du terrible boa-
nergcy de celui qui ne voulait pas qu'on usât du
nom de son maître si on n'appartenait au cercle le
plus étroit des disciples, de celui qui, s'il l'avait
pu, aurait fait pleuvoir le feu et le soufre sur les
4. Voir ci-dessous, p. 347-348.
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XXX L'ANTECHRIST.
Samaritains peu hospitaliers. La description de ia
cour céleste, avec sa pompe toute matérielle de trônes
et de couronnes, est bien de celui qui, jeune, avait
mis son ambition à s'asseoir, avec son frère, sur des
trônes à droite et â gauche du Messie. Les deux
grandes préoccupations de l'auteur de l'Apocalypse
sont Rome (ch. xm et suiv.) et Jérusalem (ch. xi
et XII ). Il semble qu'il a vu Rome, ses temples, ses
statues, la grande idolâtrie impériale. Or un voyage
de Jean à Rome, à la suite de Pierre, se laisse facile-
ment supposer. Ce qui concerne Jérusalem est plus
frappant encore. L'auteur revient toujours à a la
ville aimée » ; il ne pense qu'à elle ; il est au courant
de toutes les aventures de l'Église hiérosol y mitaine
durant la révolution de Judée (qu'on se rappelle le
beau symbole de la femme et de sa fuite au désert) ;
on sent qu'il avait été une des colonnes de cette
Église, un dévot exalté du parti juif. Cela convient
très-bien à Jean *. La tradition d'Asie Mineure semble
de même avoir conservé le souvenir de Jean comme
celui d'un sévère judaïsant. Dans la controverse de
la Pâque, qui troubla si fortement les Églises durant
ia seconde moitié du ii* siècle, l'autorité de Jean
est le principal argument que font valoir les Églises
4 . Gai., II, 9. Jean paraît très-souvent en compagnie de Pierre :
Act., m, 4, 3, 4, M; iv, 43, 49; viii, 44.
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IHTRODUCTIOX. ixii
d*Asie pour mamtenir la célébration de la P&que,
couronnement à la loi juive, au ili de nisan. Poly-
carpe, en 160, et Polycrate, en 190, font appel à
son autorité pour défendre leur usage antique contre
les novateurs qui, s'appuyant sur le quatrième Évan-
gile, ne voulaient pas que Jésus, la vraie pâque, eût
mangé l'agneau pascal la veille de sa mort, et qui
transféraient la fête au jour de la résurrection ^
La langue de l'Apocalypse est également une
raison pour attribuer le livre à un membre de l'Église
de Jérusalem. Cette langue est tout à fait à part dans
les écrits du Nouveau Testament. Nul doute que l'ou-
vrage n'ait été écrit en grec * ; mais c'est un grec
calqué sur l'hébreu, pensé en hébreu, et qui ne pou-
vait guère être compris et goûté que par des gens
sachant l'hébreu'. L'auteur est nourri des prophéties
et des apocalypses antérieures à la sienne à un degré
qui étonne; il les sait évidemment par cœur. 11 est
familier avec la version grecque des livres sacrés * ;
4 . Polycrate et Irénée, dans Eusèbe, //. E.j V, 24.
2. ff Je suis Talpha et l'oméga. » — L^ mesures et les poids
sont grec3.
3. Sans parler des mots sacramentels et du chiffre de la Bète,
qui sont en hébreu (ix, 41 ; xvi, 16), les hébraïsmes se remarquent
à chaque ligne. Nolez en particulier, i, 4, rindéclinabilité de la
traduction grecque du nom de Jëhovah.
4. n adopte plusieurs des expressions des Septante, même
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xxxii L'ANTECHRIST.
mais c*est dans le texte hébreu que les passages
bibliques se présentent à lui. Qjelle différence avec
le style de Paul, de Luc, de Fauteur de l'Épître aux
Hébreux, et même des Évangiles synoptiques! Un
homme ayant passé des années à Jérusalem, dans
les écoles qui entouraient le temple, pouvait seul être
à ce point imprégné de la Bible et participer aussi
vivement aux passions du peuple révolutionnaire,
à ses espérances, à sa haine contre les Romains.
Enfin, une circonstance qu'il n'est pas permis de
négliger, c'est que l'Apocalypse présente quelques
traits qui ont du rapport avec le quatrième Évangile
et avec les épîires attribuées à Jean. Ainsi l'expres-
sion 6 >ayoç toO ôeoO, si caractéristique du quatrième
Évangile, se trouve pour la première fois dans l'Apo-
calypse *. L'image des « eaux vives » * est commune
aux deux ouvrages. L'expression d' « agneau de
Dieu », dans le quatrième Évangile', rappelle l'ex-
dans ce qu'elles ont d'inexact : ojcyivtj tcO [laprupioo := tj^^q Sni<;
6 iravToxpaTwp = Jéhovah Seboolh. Le verset du Ps. ii, qu'il cite
souvent: « Il les fera pattre avec une houlette de fer, » est entendu
d'aprèfi les Septante, et non d'après l'hébreu, sans doute parce que
le passage était passé sous celte forme dans l'exégèse messianique
des chrétiens.
4. Apoc, XIX, 43.
2. Apoc., XXI, 6; xxn, 4, 47. Cf. Jean, iv ot x.
3. Jean, i, $9, 36.
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INTRODUCTIOxN. xxxiii
pressioîi d^Agneau, qui est ordinaire dans l'Apoca-
lypse pour désigner le Christ. Les deux livres appli-
quent au Messie le passage de Zacharie, xii, 10, et
le traduisent de la même manière *. Loin de nous la
pensée de conclure de ces faits que la même plume
ait écrit le quatrième Évangile et l'Apocalypse;
mais il n'est pas indifférent que le quatrième Évan-
gile, dont l'auteur n'a pu être sans lien quelconque
avec l'apôtre Jean, offre dans son style et ses images
quelques rapports avec un livre attribué pour des
motifs sérieux à l'apôtre Jean.
La tradition ecclésiastique est hésitante sur la
question qui nous occupe. Jusque vers l'an 150, l'Apo-
calypse ne semble pas avoir eu dans l'Église l'im-
portance qui, d'après nos idées, aurait dû s'attacher à
un écrit où l'on eût été assuré de posséder un mani-
feste solennel sorti de la plume d'un apôtre. Il est dou-
teux que Papias l'admît comme ayant été rédigéepar
l'apôtre Jean. Papias était millénaire de la même ma-
nière que l'Apocalypse ; mais il paraît qu'il déclarait
tenir cette doctrine « de la tradition non écrite ». S'il
avait allégué l'Apocalypse, Eusèbe le dirait*, lui qui
relève avec tant d'empressement toutes les citations
4, Apoc , I, 7; Jean, xix, 37. Celte traduction diffère de celle
des Seplanle, et est plutôt conforme à l'hébreu.
2. Hist. eccl., Ill, 39. Les témoignages d'André et d'Aréthas
de Gappadoce sur ce point sont peu concluants.
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XXXIV L'ANTECHRIST.
que cet ancien Père fait d'écrits apostoliques. L'auteur
du Pasteur d'Hermas connaît, ce semble, l'Apocalypse
et l'imite*; mais il ne suit pas de là qu'il la tînt pour
un ouvrage de Jean l'apôtre. C'est saint Justin qui,
vers le milieu du if siècle, déclare le premier haute-
ment que l'Apocalypse est bien une composition de
l'apôtre Jean * ; or saint Justin, qui ne sortit du sein
d'aucune des grandes Églises, est une médiocre auto-
rité en fait de traditions. Méliton, qui commenta cer-
taines parties de l'ouvrage', Théophile d'Antioche*
et Apollonius % qui s'en servirent beaucoup dans leurs
polémiques, semblent cependant, comme Justin, l'a-
voir attribué h l'apôtre. Il en faut dire autant du
Canon de Muratori^. A partir de l'an 200, l'opinion
4. Voir surtout Vis., iv, 4,2; Simil., ix, 4 et suiv.
t. Dial. cum Tryph,, 81 .
3. Eusèbe, H. E., IV, 26; saint Jérôme, De viris ilL, 2i.
Comp* Méliton, De verilale, sub fin.
4. Eus., H. E., IV, 24. On peut se demander si le mot 'ittoCv-
vcu, dans les deux passages d'Eusèbe relatifs à Méliton et à Théo-
pbile« n'est pas une addition explicative de Thistorien ecclésias-
tique. Mais Eusèbe étant attentif à relever les passages d'où il
résulte qu'on a douté de l'authenticité de l'Apocalypse^ on doit
supposer qu'il n'eût pas ajouté le mot 'luawou, s'il ne l'eût ren-
contré dans les auteurs dont il parle.
5. Eusèbe, ^.7?.^ V, 48.
6. Lignes 47-48, 70-72. Ce second passage semble cependant
marquer une tendance à placer le livre parmi les apocryphes*
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INTRODUCTION. xxw
la plus répandue est que le Jean de l'Apocalypse est
bien l'apôtre. Irénée *, Tertullien*, Clément d'Alexan-
drie', Origène*, l'auteur des Philosophumena^j n'ont
là-dessus aucune hésitation. L'opinion contraire est
toutefois fermement soutenue. Pour ceux qui s'écar-
taient de plus en plus du judéo-christianisme et du
millénarisme primitifs, l'Apocalypse était un livre
dangereux, impossible à défendre, indigne d'un
apôtre, puisqu'il renfermait des prophéties qui ne
s'étaient pas accomplies. Marcion, Cerdon et les
gnostiques la rejetaient absolument • ; les Constitua
lions apostoliques l'omettent dans leur Canon'; la
vieille Peschilo ne la contient pas. Les adversaires
des rêveries montanistes, tels que le prêtre Caïus % les
4. Adv. hcBT. ,iy^ XX, 44 ; V, xxvi, 4 ; xxvin, 2; xxx, 4 ; xxxiv,
î, etc. Cf. Eusèbe, H, E„ V, 8.
2. Adv, Marc, m, 44; IV, 5,
3. Strom., VI, 43; Pœdag., Il, 42.
4. Dans Eus., H, E., VI, 25; In MaHh,, tom. XVr, 6; în
Joh., lom. 1, 44; II, 4, etc.
5. Philosopha VII, 36.
6. Terlullien, ^Irfu. J^arc, IV, 5; livre Adv. omnes hœreses,
parmi les œuvres de Terlullien, 6.
7. Cmislit. apost,, II, 57; Vlir, 47 (Canons apost*, n° 85)*
8. Caïus, dans Eusèbe, H, E., III, 28. Les doutes que peut
laisser ce passage sont levés par le fragment de Denys d'Alexan-
drie, dans Eusèbe, VU, 25, et par ce qu'Êpiphane dit des aloges*
La traduction • comme s'il était un grand apôtre » est insoutenable.
Cf. Théodoret, Hcer. fab., II, 3.
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XXXVI L'ANTECHRIST.
alogesS feignirent d'y voir l'œuvre de Cérinlhe.
Enfin, dans la seconde moitié du m* siècle, l'école
d'Alexandrie, en haine du millénarisme renaissant
par suite de la persécution de Valérien, fait la cri-
tique du livre avec une excessive riguteur et une
mauvaise humeur non dissimulée; l'évéque Denys
démontre parfaitement que l'Apocalypse ne saurait
être du même auteur que le quatrième Évangile, et
met à la mode l'hypothèse du Presbyteros * . Au
IV* siècle, l'Église grecque est tout à fait partagée '.
Eusèbe, quoique hésitant, est en somme défavorable
à la thèse qui attribue l'ouvrage au ûls de Zébédée.
Grégoire de Nazianze et presque tous les chrétiens
lettrés du même temps refusèrent de voir un écrit
apostolique dans un livre qui contrariait si vivement
leur goût, leurs idées d'apologétique et leurs préjugés
d'éducation. On peut dire que, si ce parti avait été
le maître, il eût relégué l'Apocalypse au rang du
Pasteur et des àvTi>.cYO(jLeva dont le texte grec a
presque disparu. Heureusement, il était trop tard
pour que de telles exclusions pussent réussir. Grâce
4. Épiph., haer. li, 3-4, 32-35.
2. Hist. eccL, Yll, 25. Il est probable que la question avait
déjà été discutée par saint Hippolyte. Voir la liste de ses écrits
dans Corpus inscr, gr,, n» 86«3, A, 3.
3. Eus., H. E,j 111, 24; saint Jérôme, Epist, cxxix, ad Darda-
num, 3.
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INTRODUCTION. xxxvii
à d'habiles contre-sens, un livre qui renferme d'atroces
injures contre Paul s'est conservé à côté des œuvres
mêmes de Paul, et forme avec celles-ci un volume
censé provenir d'une seule inspiration.
Cette protestation persistante, qui constitue un
fait si important de l'histoire ecclésiastique, est-elle
d'un poids bien considérable aux yeux de la critique
indépendante? On ne saurait le dire. Certainement
Denys d'Alexandrie est dans le vrai, quand il établit
que le même homme n'a pas pu écrire le quatrième
Évangile et l'Apocalypse. Mais, placée devant ce
dilemme, la critique moderne a répondu tout autre-
ment que la critique du ih* siècle. L'authenticité de
l'Apocalypse lui a paru bien plus admissible que celle
de l'Évangile, et si, dans l'œuvre johannique, il
faut faire ime part à ce problématique Presbyteros
Johannes, c'est bien moins l'Apocalypse que l'Évan-
gile et les épîtres qu'il conviendrait de lui attribuer.
Quel motif eurent, au m* siècle, ces adversaires du
montanisme, au rv* siècle, ces chrétiens élevés dans
les écoles helléniques d'Alexandrie, de Césarée, d'An-
tioche, pour nier que l'auteur de l'Apocalypse fût
réellement l'apôtre Jean? Une tradition, un souvenir
conservé dans les Églises? En aucune façon. Leurs mo-
tifs étaient des motifs de théologie a priori. D'abord,
l'attribution de l'Apocalypse à l'apôtre rendait
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xxxvin L'ANTECHRIST.
presque impossible pour un homme instruit et sensé
d'admettre l'authenticité du quatrième Évangile, et
Ton eût cru alors ébranler le christianisme en doutant
de l'authenticité de ce dernier document. En outre,
la vision attribuée à Jean paraissait une source d'er-
reurs sans cesse renaissantes ; il en sortait des recru-
descences perpétuelles de judéo-christianisme, de
prophétisme intempérant, de millénarisme auda-
cieux? Quelle réponse pouvait-on faire aux monta-
nistes et aux mystiques du même genre, disciples par-
faitement conséquents de l'Apocalypse, à ces troupes
d'enthousiastes qui couraient au martyre, enivrés
qu'ils étaient par la poésie étrange du vieux livre de
l'an 69? Une seule : prouver que le livre qui servait
de texte à leurs chimères n'était pas d'origine apo-
stolique. La raison qui porta Caïus, Denys d'Alexan-
drie et tant d'autres à nier que l'Apocalypse fût
réellement de l'apôtre Jean est donc justement celle
qui nous porte à la conclusion opposée. Le livre est
judéo-chrétien, ébionite; il est l'œuvre d'un enthou-
siaste ivre de haine contre l'empire romain et le
monde profane; il exclut toute réconciliation entre le
christianisme, d'une part, l'empire et le monde, de
l'autre ; le messianisme y est tout matériel ; le règne
des martyrs pendant mille ans y est affirmé; la fin du
monde est déclarée très-prochaine. Ces motifs, ou les
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INTRODUCTION. xxxix
chrétiens raisonnables, sortis de la direction de Paul,
puis de récole d'Alexandrie, voyaient des difficultés
insurnoontables, sont pour nous des marques d'an- I
cienneté et d'authenticité apostolique. L'ébionisme et
le montanisme ne nous font plus peur; sinoples histo-
riens, nous affirmons même que les adhérents de ces
sectes, repoussés par l'orthodoxie, étaient les vrais
successeurs de Jésus, des Douze et de la famille du
Maître. La direction rationnelle que prend le christia«
nisme par le gnosticisme modéré, par le triomphe
tardif de l'école de Paul, et surtout par l'ascendant y
d'hommes tels que Clément d'Alexandrie et Origène, \
ne doit pas faire oublier ses vraies origines. Les chi-
mères, les impossibilités, les conceptions matéria-
listes, les paradoxes, les énormités, qui impatien-
taient Eusèbe, quand il lisait ces anciens auteurs
ébionites et millénaristes, tels que Papias, étaient le —
vrai christianisme primitif. Pour que les rêves de ces
sublimes illuminés soient devenus une religion sus-
ceptible de vivre, il a fallu que des hommes de bon
sens et de beaux génies, comme étaient ces Grecs
qui se firent chrétiens à partir du m* siècle, aient
repris l'œuvre des vieux visionnaires, et, en la repre-
nant, l'aient singulièrement modifiée, corrigée, amoin-
drie. Les monuments les plus authentiques des naïve-
tés du premier âge devinrent alors d'embarrassants
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XL L'ANTECHRIST.
témoins, que Ton essaya de rejeter dans l'ombre. Il
arriva ce qui arrive d'ordinaire à l'origine de toutes
les créations religieuses, ce qui s'observa en parti-
culier durant les premiers siècles de Tordre francis-
cain : les fondateurs de la maison furent évincés par
les nouveaux venus; les vrais successeurs des pre-
miers pères devinrent bientôt des suspects et des
hérétiques. De là ce fait que nous avons eu souvent
occasion de relever, savoir que les livres favoris du
judéo-christianisme ébionite et millénaire* se sont
bien mieux conservés dans les traductions latines et
orientales que dans le texte grec, PÉglise grecque
orthodoxe s'étant toujours montrée fort intolérante à
l'égard de ces livres et les ayant systématiquement
supprimés.
Les raisons qui font attribuer l'Apocalypse à
l'apôtre Jean restent donc très-fortes, et je crois que
les personnes qui liront notre récit seront frappées
de la manière dont tout, en cette hypothèse, s'ex-
plique et se lie. Mais, dans un monde où les idées
en fait de propriété littéraire étaient si différentes de
4. Livre d*Hénoch, Apocalypse de Banich, Assomption de
WoYse, Ascension d'ïsaïe, 4« livre d'Esdras, et jusqu*à ces derniers
temps, le Pasteur, l'Épttre de Barnabe. Par là 8*explique aussi la
perte plus ou moins complète du- texte grec de Papias, de saint
Ifénée.
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INTRODUCTION. xli
ce qu'elles sont de nos jours, un ouvrage pouvait ap-
partenir à un auteur de bien des manières. L'apôtre
Jean a-t-il écrit lui-n)ême le manifeste de l'an 69? On
en peut certes douter. Il suffit pour notre thèse qu'il
en ait eu connaissance, et que, l'ayant approuvé, il
l'ait vu sans déplaisir circuler sous son nom. Les trois
premiers versets du chapitre i^, qui ont l'air d'une
autre main que celle du Voyant, s'expliqueraient
alors. Par là s'expliqueraient aussi des passages
comme xvm, 20; xxi, 14, qui inclinent à croire que
celui qui tenait la plume n'était pas apôtre. Dans
Eph., n, 20, nous trouvons un trait analogue, et là
nous sommes sûrs qu'entre Paul et nous il y a l'in-
termédiaire d'un secrétaire ou d'un imitateur. L'abus
qui a été fait du nom des apôtres pour donner de la
valeur à des écrits apocryphes* doit nous rendre
très-soupçonneux. Beaucoup de traits de l'Apocalypse
ne conviennent pas à un disciple immédiat de Jésus*.
On est surpris de voir un des membres du comité in-
time où s'élabora l'Évangile nous présenter son ancien
ami comme un Messie de gloire, assis sur le trône de
4 . Aux preuves tant de fois alléguées, ajoutez Caïus et Denys
d'Alexandrie, dans Eusèbe, H, E., III, 28.
2. Le verset Apec., i, 2, ne signifie pas que l'auteur ait été
lénioin de la vie de Jésus. Comp. i, 9, 49, 20; vi, 9; xx, 4;
XXII, 8.
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XLii L'ANTECHRIST.
Dieu, gouvernant les peuples, et si totalement diffé-
rent du Messie de Galilée que le Voyant à son aspect
frissonne et tombe à demi mort. Un homme qui avait
connu le vrai Jésus pouvait difficilement, même au
bout de trente-six ans, avoir subi une telle modification •
dans ses souvenirs. Marie de Magdala, apercevant
Jésus ressuscité, s'écrie : « mon maître ! » et Jean ne *> ^
verrait le ciel ouvert que pour y retrouver celui qu'il '^
aima transformé en Christ terrible!... Ajoutons que
Ton n'est pas moins étonné de voir sortir de la plume
d'un des principaux personnages de l'idylle évangé-
lique une composition artificielle, un vrai pastiche,
où l'imitation à froid des visions des anciens prophètes
se montre à chaque ligne. L'image des pêcheurs de
Galilée qui nous est offerte par les Évangiles synop-
tiques ne répond guère à celle d'écrivains, de lecteurs
assidus des anciens livres, de rabbins savants. Reste
à savoir si ce n'est pas le tableau des synoptiques
qui est faux, et si l'entourage de Jésus ne fut pas
beaucoup plus pédant, plus scolastique, plus ana-
logue aux scribes et aux pharisiens, que le récit de
Matthieu, Marc et Luc ne porterait à le supposer.
Si l'on admet l'hypothèse que nous avons dite, et
d'après laquelle Jean aurait plutôt accepté l'Apoca-
lypse qu'il ne l'aurait écrite de sa main, on obtient
un autre avantage, c'est d'expliquer comment le livre
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INTRODUCTION. xtui
fut si peu répandu, durant les trois quarts de siècle
qui suivirent sa composition. Il est probable que l'au-
teur, après Tan 70, voyant Jérusalem prise, les Fla-
vius solidement établis , l'empire romain reconstitué,
et le monde obstiné à durer, malgré le terme de
trois ans et demi qu'il lui avait assigné, arrêta lui-
même la publicité de son ouvrage. L'Apocalypse,
en effet, n'atteignit toute son importance que vers
le milieu du ii* siècle, quand le millénarisme
devint un sujet de discorde dans l'Église, et sur-
tout quand les persécutions redonnèrent aux invec-
tives contre la Bête du sens et de l'à-propos *. La
fortune de l'Apocalypse fut ainsi attachée aux alter-
natives de paix et d'épreuves que traversa l'Église.
Chaque persécution lui donna une vogue nouvelle;
c'est quand les persécutions sont finies que le livre
court de véritables dangers, et se voit sur le point
d'être chassé du Canon, comme un pamphlgt men-
songer et séditieux.
Deux traditions dont j'ai admis en ce volume la
plausibilité, savoir la venue de Pierre à Rome et
le séjour de Jean à Éphèse, ayant donné lieu a de
longues controverses, j'en ai fait l'objet d'un appen-
dice à la fin du volume. J'ai en particulier discuté le
4 . Voir la lettre des Églises de Vienne et de Lyon, dans Eusèbe,
H, E., V, I, 40, 58 (notez -h 7P*çio).
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XLiv L'ANTECHRIST.
récent mémoire de M. Scholten sur le séjour des apô-
tres en Asie avec le soin que méritent tous les écrits
de réminent critique hollandais. Les conclusions aux-
quelles je suis arrivé, et que je ne tiens, du reste,
que pour probables, exciteront certainement, comme
l'emploi que j'ai fait du quatrième Évangile en écri-
vant la Vie de Jéms, les dédains d'une jeune école
présomptueuse, aux yeux de laquelle toute thèse est
prouvée dès qu'elle est négative, et qui traite pé-
remptoirement d'ignorants ceux qui n'admettent pas
j d'emblée ses exagérations. le prie le lecteur sérieux
de croire que je le respecte assez pour ne rien négli-
ger de ce qui peut servir à trouver la vérité dans
l'ordre des études dont je l'entretiens. Mais j'ai pour
principe que l'histoire et la dissertation doivent être
distinctes l'une de l'autre. L'histoire ne peut être bien
faite qu'après que l'érudition a entassé des biblio-
thèques entières d'essais critiques et de mémoires;
mais, quand l'histoire arrive à se dégager, elle ne
doit au lecteur que l'indication de la source originale
sur laquelle chaque assertion s'appuie. Les notes
occupent le tiers de chaque page dans ces volumes
que je consacre aux origines du christianisme. Si
j'avais dû m'obliger à y mettre la bibliographie, les
citations d'auteurs modernes, la discussion détaillée
des opinions, les notes eussent rempli au moins
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INTRODUCTION. xlv
les trois quarts de la page. Il est vrai que la mé-
thode que j'ai suivie suppose des lecteurs versés dans
les recherches sur l'Ancien et le Nouveau Testament,
ce qui est le cas de bien peu de personnes en France.
Mais combien de livres sérieux auraient le droit
d'exister si, avant de les composer, l'auteur avait dû
être sûr qu'il aurait un public pour les bien com-
prendre? J'affirme d'ailleurs que même un lecteur qui
ne sait pas l'allemand, s'il est au courant de ce qui a
été écrit dans notre langue sur ces matières, peut fort
bien suivre ma discussion. L'excellent recueil inti-
^ f tulé Rexfae de théologie^ qui s'imprimait jusqu'à ces
dernières années à Strasbourg, est une. encyclopédie
d'exégèse moderne, qui ne dispense pas sûrement
de remonter aux livres allemands et hollandais, mais
où toutes les grandes discussions de la théologie sa-
vante depuis un demi-siècle ont eu leur écho. Les
écrits de MM. Reuss, Réville, Scherer, Kienlen,
Coulin, et en général les thèses de la faculté de
Strasbourg* offriront également aux lecteurs dési-
4. Où m*a si souvent reproché les courtes listes bibliogra-
phiques d'ouvrages français que j'ai données dans les volumes
antérieurs, bien que j'eusse formellement averti que ces listes
n'avaient d'autre but que de répondre à ceux qui m'accusaient de
supposer chez le lecteur français des connaissances antérieures
qu'il ne pouvait avoir, que je me les interdis celle fois-ci. Le
pédantisme, l'ostentation du savoir, le soin de ne négliger aucun
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XLVi L'ANTECHRIST.
reux de plus amples renseignements une solide in-
struction. Il va sans le dire que ceux qui pourront
lire les écrits de Christian Baur, le père de toutes
ces études, de Zeller, de Schwegler, de Volkmar,
de Hilgenfeld, de Lûcke, de Lipsius, de Holtzmann,
d'Ewald, de Keim, de Hausralh, de Scholten, se-
ront mieux édifiés encore. J'ai proclamé toute ma
vie que TAllemagne s'était acquis une gloire éter-
nelle en fondant la science critique de la Bible et les
études qui s'y rapportent. Je l'ai dit assez haut pour
qu'on n'eût pas dû m' accuser de passer sous silence
des obligations que j'ai cent fois reconnues. L'école
des exégètes allemands a ses défauts ; ces défauts
sont ceux qu'un théologien , quelque libéral qu'il soit,
ne peut éviter; mais la patience, la ténacité d'es-
prit, la bonne foi qui ont été déployées dans cette
œuvre d'analyse sont chose vraiment admirable.
Entre plusieurs très-belles pierres que l'Allemagne
a posées dans l'édifice de l'esprit humain, élevé à
frais communs par tous les peuples, la science bi-
de ses avantages, sont tellement devenus la règle de certaines
écoles, qu'on n*y admet plus l'écrivain sobre qui, selon la maxime
de nos vieux maîtres de Port-Royal, sait se borner, ne fait jamais
profession de science, et dans un livre ne donne pas le quart des
recherches que ce livre a coûtées. L'élégance, la modestie, la
politesse, Talticisme passent maintenant pour des manières de
gens arriérés.
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INTRODUCTION. xlvu
blique est peut-être le bloc qui a été taillé avec le
plus de soin, celui qui porte au plus haut degré le
cachet de l'ouvrier.
Pour ce volume, comme pour les précédents, je
dois beaucoup à l'érudition toujours prêle et à l'iné-
puisable complaisance de mes savants confrères et
amis, MM. Egger, Léon Renier, Derenbourg, Wad-
dington, Boissier, de Longpérier, de Witte, Le Blant,
Dulaurier, qui ont bien voulu me permettre de les
consulter journellement sur les points se rapportant
à leurs études spéciales. M. Neubauer a revu la
partie talmudique. Malgré ses travaux à la Chambre,
M. Noël Parfait a bien voulu ne pas me discontinuer
ses soins de correcteur accompli. Enfin, je dois ex-
primer ma vive reconnaissance à MM. Amari, Pietro
Rosa, Fabio Gori, Fiorelli, Minervini, de Luca, qui,
durant un voyage d'Italie que j'ai fait l'année der-
nière, ont été pour moi les plus précieux des guides.
On verra comment ce voyage se rattachait par plu-
sieurs côtés au sujet du présent volume. Quoique je
connusse déjà l'Italie, j'avais soif de saluer encore
une fois la terre des grands souvenirs, la mère savante
de toute renaissance* Selon une légende rabbinique,
il y avait à Rome, durant ce long deuil de la beauté
qu'on appelle le moyen âge, une statue antique
conservée en un lieu secret, et si belle que les
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XLViii L'ANTECHRIST.
Romains venaient de nuit la baiser furtivement. Le
fruit de ces embrassements profanes fut, dit -on,
l'Antéchrist *. Ce fils de la statue de marbre est
bien certainement au moins un fils de l'Italie. Toutes
les grandes protestations de la conscience humaine
contre les excès du christianisme sont venues autre-
fois de cette terre ; de là encore elles viendront dans
. l'avenir.
Je ne cacherai pas que le goût de l'histoire, la
jouissance incomparable qu'on éprouve à voir se
dérouler le spectacle de l'humanité, m'a surtout
entraîné en ce volume. J'ai eu trop de plaisir à le
faire pour que je demande d'autre récompense que
de l'avoir fait. Souvent je me suis reproché de tant
jouir en mon cabinet de travail, pendant que ma
pauvre patrie se consume dans une lente agonie;
mais j'ai la conscience tranquille. Lors des élections
de 1869, je m'offris aux suffrages de mes conci-
toyens ; toutes mes affiches portaient en grosses let-
tres : « Pas de révolution; pas de guerre; une
guerre sera aussi funeste qu'une révolution. » Au
mois de septembre 1870, je conjurai les esprits éclai-
rés de ^Allemagne et de l'Europe de songer à l'af-
freux malheur qui menaçait la civilisation. Pendant
le siège, dans Paris, au mois de novembre 1870, je
\ VoirBuxtoïf, Lex. chald. talm. rabb.j p. t%î.
Digitized by VjOOQ IC
INTRODUCTION. \li%
m'exposai à une forte impopularité en conseillant la
réunion d'une assemblée, ayant les pouvoirs pour
traiter de la paix. Aux élections de 1871, je répondis
aux ouvertures qu'on me fit : « Un tel mandat ne
peut être ni recherché, ni refusé. » Après le réta-
blissement de Tordre, j'ai appliqué tout ce que j'ai
d'attention aux réformes que je considère comme les
plus urgentes pour sauver notre pays. J'ai donc fait
ce que j'ai pu. Nous devons à notre patrie d'être
sincères avec elle; nous ne sommes pas obligés d'em-
ployer le charlatanisme pour lui faire accepter nos
services ou agréer nos idées.
Peut-être, d'ailleurs, ce volume, bien que s'adres-
sant avant tout aux curieux et aux artistes, contien-
dra-t-il plus d'un enseignement. On y verra le crime
poussé jusqu'à son comble et la protestation des
saints élevée à des accents sublimes. Un tel spec-
tacle ne sera pas sans fruit religieux. Je crois autant
que jamais que la religion n'est pas une duperie
subjective de notre nature, qu'elle répond à une
réalité extérieure, et que celui qui en aura suivi les
inspirations aura été le bien inspiré. Simplifier la
religion n'est pas l'ébranler, c'est souvent la fortifier.
Les petites sectes protestantes de nos jours, comme le
christianisme naissant, sont là pour le prouver. La
grande erreur du catholicisme est de croire qu'on
d
J-
Digitized by VjOOQ IC
L L'ANTECHRIST.
peut lutter contre les progrès du matérialisme avec
une dogmatique compliquée, s'encombrant chaque
jour d'une nouvelle charge de merveilleux.
Le peuple ne peut plus porter qu'une religion
sans miracles; mais une telle religion pourrait être
bien vivante encore, si, prenant leur parti de la dose
de positivisme qui est entrée dans le tempérament
intellectuel des classes ouvrières, les personnes qui
ont charge d'âmes réduisaient le dogme autant qu'il
est possible, et faisaient du culte un moyen d'éduca-
tion niorale, de bienfaisante association. Au-dessus
de la famille et en dehors de l'État, l'homme a be-
soin de l'Église. Les États-Unis d'Amérique ne font
durer leur étonnante démocratie que grâce à leurs
sectes innombrables. Si, comme on peut le suppo-
ser, le catholicisme ultramontain ne doit plus réussir,
dans les grandes villes, à ramener le peuple à ses
temples, il faut que l'initiative individuelle crée des
petits centres oîi le faible trouve des leçons, des se-
cours moraux, un patronage, parfois une assistance
matérielle. La société civile, qu'elle s'appelle com-
mune, canton ou province, État ou patrie, a des
devoirs pour l'amélioration de l'individu; mais ce
qu'elle fait est nécessairement limité. La famille doi t
beaucoup plus; mais souvent elle est insuffisante;
quelquefois elle manque tout à fait. Les associations
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INTRODUCTION. li
créées au nom d'un principe moral peuvent seules
donner à tout homme venu en ce monde un lien qui
le rattache au passé, des devoirs envers Tavenir,
des exemples à suivre, un héritage de vertu à rece-
voir et à transmettre, une tradition de dévouement
à continuer.
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L'ANTECHRIST
CHAPITRE PREMIER.
PAUL CAPTIF A ROME.
Les temps étaient étranges, et jamais peut-être
Tespèce humaine n'avait traversé de crise plus
extraordinaire. Néron entrait dans sa vingt-quatrième
année. La tête de ce malheureux jeune homme, placé
à dix-sept ans par une mère scélérate à la tête du
monde, achevait de s'égarer. Depuis longtemps bien
des indices avaient causé de l'inquiétude à ceux qui le
connaissaient. C'était un esprit prodigieusement dé-
clamatoire, une mauvaise nature, hypocrite, légère,
vaniteuse; un composé incroyable d'intelligence
fausse, de méchanceté profonde, d'égoïsme atroce
et sournois, avec des raffinements inouïs de sub-
tilité. Pour faire de lui ce monstre qui n'a pas de
1
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2 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61J
second dans l'histoire et dont on ne trouve l'ana-
logue que dans les annales pathologiques de Técha-
faud, il fallut cependant des circonstances par-
ticulières*. L'école de crime oîi il avait grandi,
t' exécrable influence de sa mère, l'obligation où
cette femme abominable le mit presque de débuter
dans la vie par un parrifiide, lui firent bientôt conce-
voir le monde comme une horrible comédie, dont il
était le principal acteur. A l'heure où nous sommes,
il s'est détaché complètement des philosophes, ses
maîtres ; il a tué presque tous ses proches, mis à la
mode les plus honteuses folies; une partie de la
société romaine, à son exemple, est descendue au
dernier degré de la dépravation. La dureté antique
arrivait à son comble ; la réaction des justes instincts
populaires commençait. Vers le moment où Paul
entra dans Rome, la chronique du jour était celle-ci :
Pedanius Secundus, préfet de Rome, personnage
cansulaire, venait d'être assassiné par un de ses
esclaves, non sans qu'on pût alléguer en faveur du
coupable des circonstances atténuantes. D'après la
k)î, tous les esclaves qui, au moment du crime, avaient
habité sous le même toit que l'assassin devaient être
mis à mort. Près de quatre cents malheureux étaient
4. Voir la réflexion de Pausanias, VU, xvii, 3.
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[An 61] L'ANTECHRIST. 3
dans ce cas. Quand on apprit que Tatroce exécution
allait avoir lieu, le sentiment de justice qui dort
sous la conscience du peuple le plus avili se révolta.
Il y eut une émeute; mais le sénat et l'empereur
décidèrent que la loi devait avoir son cours*.
Peut-être parmi ces quatre cents innocents, immo-
lés en vertu d'un droit odieux, y avait-il plus d'un chré-
tien. On avait touché le fond de l'abîme du mal; on ne
pouvait plus que remonter. Des faits moraux d'une
nature singulière se passaient jusque dans les rangs les
plus élevés de la société*. Quatre ans auparavant, on
s'était fort entretenu d'une dame illustre, Pomponia
Graecina, femme d'Aulus Plautius, le premier con-
quérant de la Bretagne*. On l'accusait de « supersti-
tion étrangère ». Elle était toujours vêfue de noir et
ne sortait pas de son austérité. On attribuait bien
cette mélancolie à d'horribles souvenirs, surtout à la
mort de Julie, fille de Dnisus, son amie intime, que
Messaline avait fait périr; un de ses fils parait aussi
avoir été victime d'une des monstruosités les plus
énormes de Néron*; mais il était clair que Pomponia
4. Tac, Aim., XIV, 42 etsuiv.
t. Tertullien, Apolog., I .
3. Voir Borgbesi, Œuvres compK, t. II, p. 17-27; Ovide,
Ponliques, I, vi; II, vi; IV, ix. Cf. Tacite, Agricola, 4.
4. Suétone, Néron j 35.
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4 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
Graecina portait au cœur un deuil plus profond et
peut-être de mystérieuses espérances. Elle fut re-
mise, selon l'ancienne coutume, au jugement de son
mari. Plautius assembla les parents, examina l'af-
faire en famille et déclara sa femme innocente. Celte
noble dame vécut longtemps encore, tranquille sous
la protection de son mari, toujours triste, et fort
respectée. Il semble qu'elle ne dit son secret à per-
sonne*. Qui sait si les apparences que des observa-
teurs superficiels prenaient pour une humeur sombre
n'étaient pas la grande paix de l'âme, le recueil-
lement calme, l'attente résignée de la mort, le
dédain d'une société sotte et méchante, l'ineffable
joie du renoncement à la* joie? Qui sait si Pomponia
Graecina ne fut pas la première sainte du grand
monde, la sœur aînée de Mélanie, d'Eustochie et de
Paula*?
Cette situation extraordinaire , si elle exposait
rÉglise de Rome aux contre-coups de la politique, lui
donnait en retour une importance de premier ordre,
4. Tac, .4;tn.,Xni, 38.
t, La famille des Pomponius Grœcinus, selon cerlainBs hypo-
thèses, aurait eu, durant des siècles, une grande importance dans
rÉglise de Rome; ce nom figurerait au cimetière de Saint-Cal-
liste (inscription du m* «a iv* siècle, d'une restitution dou-
teuse : de Kossi, Roma êotterranea, I, p. 306 et suiv. ; II, p. 360
et suiv.; inscr. tav. xlix-l, q* S7). L'identification de Pomponia
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[Aa 61] L'ANTECHRIST. 5
quoiqu'elle fût peu nombreuse*. Rome, sous Néron,
ne ressemblait nullement aux provinces. Quiconque
aspirait à une grande action devait y venir. Paul
avait, à cet égard, une sorte d'instinct profond qui
le guidait. Son arrivée à Rome fut dans sa vie un évé-
nement presque aussi décisif que sa conversion. Il
crut avoir atteint le sommet de sa vie apostolique, et
se rappela sans doute le rêve où, après une de ses
journées de lutte. Christ lui apparut et lui dit:
« Courage! comme tu m*as rendu témoignage ^
Jérusalem, tu me rendras témoignage à Rome*. » .
Dès qu'on fut près des murs de la ville éternelle,
le centurion Julius conduisit ses prisonniers aux
castra prœtoriana, bâtis par Séjan, près de la voie
Nomentane, et les remit au préfet du prétoire*. Les
appelants à l'empereur étaient, en entrant dans Rome,
tenus pour prisonniers de l'empereur, et comme tels
confiés à la garde impériale*. Les préfets du pré-
toire étaient d'ordinaire au nombre de deux ; mais à
Grœcina avec la Luoina dont le souvenir est rattaché aux plus
anciennes sépultures chrétiennes nous parait plus que hasardée.
Il n'y a eu qu'une seule Lucina, celle du m* siècle.
^ 4. Act,, XXVIII, 21 etsuiv.
i. AcL, XXIII, 41. Cf. XIX, 21 ; xxvii, 24.
3. Phil., I, 13; AcL, xxviii, 16; Suétone, Tibère, 37.
4. Comp. Pline, EpisL, X, 65; Jos-, Anl., \.Sl\\y vi, 6,7;
Philostrate, Soph., II, xxxii, 4.
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6 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
ce moment il n'y en avait qu'un*. Cette charge
capitale était depuis l'an 51 entre les mains du
noble Afranius Burrhus*, qui, un an après, devait
expier par une mort pleine de tristesse le crime
d'avoir voulu faire le bien en comptant avec le mal.
Paul n'eut sans- doute aucun rapport direct avec
lui. Peut-être cependant la façon humaine dont
l'apôtre paraît avoir été traité fut-elle due à l'in-
fluence que cet homme juste et vertueux exerçait
autour de lui. Paul fut constitué à l'état de custodia
militaris, c'est-à-dire confié à un frumentaire préto-
rien', auquel il était enchaîné, mais non d'une façon
incommode ou continue. Il eut la permission de
vivre dans une pièce louée à ses frais, peut-être
dans l'enceinte des castra prœtoriana, oîi tous venaient
librement le voir*. Il attendit deux ans en cet état
l'appel de sa cause. Burrhus mourut en mars 62; il
fut remplacé par Fenius Rufus et par l'infâme
Tigellin, le compagnon de débauches de Néron,
l'instruipent de ses crimes. Sénèque, à partir de ce
4 . V. Tillemont, Hist. des emp., I, p. 702.
t. Cf. Jos., AnL, XX, VIII, 9.
3. Act., xxvni, 20. Comp. Saint Paul, p. 536; Jos., Anl.,
XVIII, VI, 7; Sénèque, De trmq, animœ, 10. On trouve des
frumenteires appartenant à tous les corps [Renier] .
4. Act., xvfiii, 16, 47, 20, 23, 30; Phil., i, 7, 13, U, 17, 30;
Col., IV, 3, 4, 48; Eph., ii, 4 ; m, 4; vi, 49-20.
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[An OIJ L'ANTECHRIST, 7
moment, se retire des affaires. Néron n'a plus pour
conseils que les Furies.
Les relations de Paul avec les fidèles de Rome
avaient commencé, nous Pavons vu, pendant le der-
nier séjour de l'apôtre à Corinthe. Trois jours après
son arrivée, il voulut, conmie il en %vait Tbabitude,
se mettre en rapport avec les principaux hakamim.
Ce n'est pas au sein de la synagogue que la chré-
tienté de Rome s'était formée; c'étaient des croyants
débarqués à Ostîe ou à Pouzzoles qui en se grou-
pant avaient constitué la première Église de la capi-
tale du monde; cette Église n'avait presque aucune
liaison avec les diverses synagogues de la même ville*.
L'immensité de Rome et la masse d'étrangers qui s'y
-rencontraient* étaient cause que l'on s'y connaissait
peu et que des idées fort opposées pouvaient s'y pro-
duire côte à côte sans se toucher. Paul fut donc
amené & se comporter selon la règle qu'il suivait, lors
de sa première et de sa seconde mission, dans les
villes où il apportait le germe de la foi. Il fit prier
quelques-uns des chefs de synagogue de venir le
1. AcL, xxvui, t\ et suiv.
2. La population juive de Rome pouvait être de vingt ou trente
mille âmes, en comptant les femmes et les enfants. Jos., AnU, \
XVII, XI, 4 ; XVIII, III, 5 ; Tacite, Ann,, II, 85. Le passage célèbro
du Pro Flacco suppose à peu près le même chiffre.
I
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8 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An GIJ
trouver. Il leur présenta sa situation sous le jour le
plus favorable, protesta qu'il n'avait rien fait et ne
voulait rien faire contre sa nation, qu'il s'agissait
de l'espérance d'Israël, e' est-à-dire de la foi en la
résurrection. Les juifs lui répondirent qu'ils n'avaient
jamais entendu parler de lui, ni reçu de lettre de
Judée à son sujet, et exprimèrent le désir de l'en-
tendre exposer lui-môme ses opinions. « Car, ajou-
tèrent-ils, nous avons ouï dire que la secte dont
tu parles provoque partout de vives contradictions. »
On fixa l'heure de la discussion, et un assez grand
nombre de juifs se réunirent dans la petite chambre
occupée par l'apôtre pour l'entendre. La conférence
dura une journée presque entière; Paul énuméra tous
les textes de Moïse et des prophètes qui prouvaient,
selon lui, que Jésus était le Messie. Quelques-uns
crurent; le plus grand nombre resta incrédule. Les
juifs de Rome se piquaient d'une très-exacte obser-
vance*. Ce n'est pas là que Paul pouvait avoir beau-
coup de succès. On se sépara en grand discord; Paul,
mécontent, cita un passage d'Isaïe*, très-familier aux
prédicateurs chrétiens', sur l'aveuglement volontaire
4. <»a^vToXoi. Voir Saint Paul, p. 404 et suiv.
8. Is., vi, 6 et suiv.
3. Mattb.) XIII, 44; Marc, xiv, 42; Luc, viii, 40; JeaD, xii,
40; Rom., xi, 8.
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|An 61] L'ANTECHRIST. 9
des hommes endurcis qui ferment leurs yeux et bou-
chent leurs oreilles pour ne voir ni entendre la vérité.
Il termina, dit-on, par sa menace ordinaire de porter
aux gentils, qui le recevraient mieux, le royaume de
Dieu, dont les juifs ne voulaient pas.
Son apostolat parmi les païens fut, en effet, cou-
ronné d'un bien plus grand succès. Sa cellule de
prisonnier devint un foyer de prédication ardente.
Pendant les deux ans qu'il y passa, il ne fut pas gêné
une seule fois dans l'exercice de ce prosélytisme*.
11 avait près de lui quelques-uns de ses disciples, au
moins Timothée et Aristarque*. Il semble que tour
à tour ses amis demeuraient avec lui et partageaient
sa chaîne'. Les progrès de l'Évangile étaient surpre-
nants*. L apôtre faisait des miracles, passait pour |
disposer de la puissance céleste et des esprits". La
prison de Paul fut ainsi plus féconde que ne Tavait
été sa libre activité. Ses chaînes, traînées au prétoire
et qu'il montrait partout avec une sorte d'ostenfa-
4. Act., XXVIII, 30-31 ; Phil., i, 7.
2. PhiL, I, 4 ; ii, 19 et suiv. ; Col., iv, 10; Philem., 24. Luc
dut faire une absence; car Paul n'envoie pas son salut aux Philip-
piens.
3. Col., IV, 10; Philem , 13, 23.
4. Phil., i, 12.
5. Rom., XV, 18-19, mis en rappbrt avec la légende de Simon
le Magicien.
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10 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 6i]
tion, étaient à elles seules comme une prédication*.
A son exemple, et animés par la façon dont il sup-
portait la captivité, ses disciples et les autres
chrétiens de Rome prêchaient hardiment.
Us ne rencontrèrent d'abord aucun obstacle *. La
Campanie même et les villes du pied du Vésuve
reçurent, peut-être de l'Église de Pouzzoles, les
germes du christianisme, qui trouvait là les condi-
tions où il avait accoutumé de croître, je veux dire un
premier sol juif pour le recevoir*. D'étranges con-
quêtes se firent. La chasteté des fidèles était un
attrait puissant; ce fut par celte vertu que plusieurs
4. Phil., I, 48.
2. Ibid,, I, 14.
3. Garrucci, dans le BulleUino archeologico napolUano, nouv.
série, V année, p. 8; de Rossi, Bull, di arch. crisl., 4864, p. 69
et suiv., 92 et suiv.; Zangemeister, Inscr. parielariœ, n® 679.
Pour les juifs à Pouzzoles, voir Minervini, dans le BulleUino
archeologico napolUano, nouv. série, 3« année, p. 405. Pour les
juifs à Pompéi, voir Garrucci, même recueil, 2« année, p. 8 (Ques
tioni pompeiane, p. 68) . Sur les Tyriens, Syriens, Nabatéens,
Alexandrins, Maltais de Pouzzoles, voir SaiyU Paul, p. 444;
Mommsen, Inscr. regni neapoU, n« 2462 ; Fiorelli, Iscr, laL del
museo di Nap., W^ 694, 692, 693; Minervini, Monum, antichi
inedili, I (Naples, 4852), p. 40-43; append., p. vii-ix; Zeilschrifl
der d, m. G., 4869, 450 et suiv.; Journal asiatique, avril 4873.
Cf. Gervasio dans les Mem. délia R, Accad. Ercolanese, t. IX ;
Scherillo, La venula di S, f^ielro in Napoli (Naples, 4859),
p. 97-449. Notez Terlullien, ApoU, 40.
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[An 61) L'ANTECHRIST. Il
dames romaines furent amenées au christianisme*;
les bonnes familles, en effet, conservaient encore
pour les femmes une solide tradition de modestie et
d'honnêteté. La secte nouvelle eut des adeptes jusque
dans la maison de Néron*, peut-être parmi les juifs,
qui étaient nombreux ' dans les rangs inférieurs du
service, parmi ces esclaves et ces affranchis, consti-
tués en collèges, dont la condition confinait à ce qu'il
1. Cette idée sert de base aux Actes de Pierre, tels qu'ils
sont rapportés par le Pseudo-Lin.
2. Phil., IV, Î2 (cf. Philosophumena, IX, 12; Gruter, 648,8;
Cardinali, Dipl., p. 224, n*> 410). Ce que disent saint Jean Chry-
sostome (Opp., 1, p. 48; II, p. 168; IX, p. 349; XI, p. 673, 722,
édit. Montfaucon), saint Astère (édit. CombeGs, p. 168), Tbéophy-
lacte (in II Tim., iv, 16), Glycas {Ann., p. 236, édit. de Paris) des
rapports de Paul avec une des maltresses et avec un domestique
favori de Néron provient d'anciens actes de Pierre et Paul. Comp.
les Passions apocryphes de Pierre et de Paul attribuées à saint
Lin, dans BibL patrum maxima, t. II, 1'« part., p. 67etsuiv.;
les actes de saint Tropez, dans Acla 55. Maii, IV, l'^part., p. 6
(où l'expression d'Adon, magnus in ojficio Cœsaris Neronis, est
notable; cf. Gruter, 599, 6; Rhein. Muséum, nouv. série, t. VI,
p. 16); Acta Pétri et Pauli, publiés par Tischendorf [Acta
apost, apocr,), $31,80, 84 (ms. de Paris). C'est sans motif qu'on
a identifié cette courtisane légendaire avec Acte. Cependant Tin-
scription, Orelli, 735, n'est pas une objection. Cette inscription
n'est pas Fépitaphe d'Acte, ainsi qu'on Ta cru. Greppo, Trois
mémoires (Paris, 18i0), 1" mém. et additions.
3. Voir ci-après, p. 157 et suiv. Rappelons la juive Acmé, ser-
vante de Livie; le samaritain Thallus, affranchi de Tibère (Jos.,
Ant., XVII, V, 7; XVIIÎ, vi, 4; B. J., I, xxxiii, 6;xxxiii, 7.)
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12 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
y avait de plus infime et de plus élevé, de plus bril-
lant et de plus misérable*. Quelques vagues indices
feraient croire que Paul eut des relations avec des
membres ou des affranchis de la famille Annœa*. Une
1. Tac, Hist,,U,n.
2. On a découvert il y a quelques années à Ostie Tinscription
suivante, laquelle parait du iii« siècle :
D^M (I>e Rossi, BulL, 1867,
M-ANNEO- p. 6 et suiv. ; cf. Defys
PAVLO-PETRO* <i'AIex dans E«sèbe,^i.^
eccl., VIÏ, XXV, U; dès le
M-ANNEVS-PAVLVS- „,. gièCe, ii y a de nom-
FILIO'CARISSIMQ ' breux Pierre : Pierre de
Lampsaque, Pierre d'Alexandrie, Pierre qu'on associe à Marcel-
lin ; les Paul sont plus nombreux encore : Paul de Samosale, etc.)
A partir du iv« siècle , Topinion de rapports entre Sénèque et
saint Paul est reçue, et amène la fabrication d'une correspon-
dance apocryphe (saint Jérôme, De viris ilL, 42; Augustin,
Epist,, cLiii, ad Macedon., 44; cf. Pseudo-Lin, p. 70-71).
Cette opinion venait de ressemblances qu'on avait cru remar-
quer entre les doctrines du philosophe et celles de Papôtro
(Tertullien, De anima j 20), ressemblances qui ne supposent
'nullement un emprunt. Paul eut des rapports avec Gallion,
frère de Sénèque, et des relations officielles (non peut-être
personnelles) avec Burrhus, ami de Sénèque; mais le peu de souci
que ces gens d'esprit avaient des superstitions populaires {Act,,
xviii, 42 et suiv.) ne nous laisse pas le droit de supposer a prîori
que la curiosité de Sénèque ait été le moins du monde éveillée
sur Paul. L'opinion d'après laquelle Sénèque aurait dû, comme
consul du second semestre de l'an 57 (de Rossi, B(//Z., i866,^p. 60,
62), juger de l'appel de saint Paul repose sur une chronologie
insoutenable de la vie de l'apôtre. Dans son livre perdu Contre les
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[An 61] L'ANTECHRIST. 13
chose hors de doute, en tout cas, c'est que dès cette
époque la distinction nette des juifs et des chrétiens
se fit à Rome pour les personnes bien informées. Le
christianisme parut une « superstition » distincte,
sortie du judaïsme, ennemie de sa mère et haïe de
sa mère*. Néron, en particulier, était assez au cou-
rant de ce qui se passait, et s'en faisait rendre compte
avec une certaine curiosité. Peut-être déjà quelqu'un
des intrigants juifs qui Tentouraient enflammait-il
son imagination du côté de TOrient, et lui avait-il
promis ce royaume de Jérusalem qui fut le rêve de
.— ses dernières heures, sa dernière hallucination*.
Nous ne savons avec certitude le nom d'aucun
des membres de cette Église de Rome du temps de
Néron. Un document de valeur douteuse énumère,
comme amis de Paul et de Timothée, Eubule, Pudens,
superstitions, Sénèque parlait des juifs, non des chrétiens (saiut
Augustin, 7>e civit. Dei, VI, 4 4}. L'antipathie qu'il avait contre les
juifs (saint Augustin, loc, cit.) lui eût fait mal accueillir saint
Paul et les chrétiens, s'il avait été en rapport avec eux. Un
homme qui parle du judaïsme comme il le fait n'a ^u être disciple
de Paul.
4. < Has superstitiones , licet contrarias sibi, iisdem tamen '
auctoribus profectas; christianos ex judaeis exstitisse. » Phrase ,
de Tacite ^ conservée par Sulpice Sévère. Bernays, Ueher die
Chrofiik des Sulpicius Severus (Berlin, 4861), p, 57. Cf. Tac,
i4wt.^XV, 44.
t. Suétone, Néron, 40.
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14 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
Claudia et ce Linus que la tradition ecclésiastique pré-
sentera plus tard comme le successeur de Pierre dans
répiscopat de Rome*. Les éléments nous manquent
également pour apprécier le nombre des fidèles, même
d'une manière approximative '.
Tout semblait aller au mieux ; mais l'école
acharnée qui avait pris pour tâche dé combattre
jusqu'au bout du monde l'apostolat de Paul ne
s'était pas endormie. Nous avons vu les émissaires
de ces ardents conservateurs le suivre en quelque
sorte à la piste, et l'apôtre des gentils laisser der-
rière, lui dans les mers ou il passe un long sillage
de haine. Paul, présenté sous les traits d'un homme
funeste, qui enseigne à manger des viandes sacrifiées
aux idoles et à forniquer avec des païennes, est
1. II Tim., IV, 21. Ce passage a servi plus tard de base aux
légendes relatives au sénateur Pudens et à sa famille. Sur le nom
de Linus, voir Le Bas, Imcr,, III, n*" 1084. Ces noms grecs à
Rome indiquent, en général, des esclaves ou des affranchis. Cf. Sué-
tone, Claude, 25; Galba, 14 ; Tacite, Hist,, I, <3. Le cognomen
genlililium des affranchis pouvait seul être latin. Pour Claudia,
comp. Claudia Asler (ci-après, p. 458-159), KXôu^ta moH (inscr.
à Rome, Orelli, I, p. 367). Notez aussi, parmi les affranchis d'Acte,
Claudia (Orelli, n*» 735; Fabrelti, Inscr., p. 124-426). Sur Rom.,
XVI, voir Saint Paul, p. lxv et suiv.
2. Pour le chiffre de la population juive de Rome, voir ci-dessus,
p. 7, note 2. La population chrétienne n'était sans doute qu'une
faible fraction de la population juive.
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[Xm Cl] L'ANTECHRIST. 15
signalé d'avance et désigné à la vindicte de tous.
On a peine à le croire, mais on n'en peut douter ,
puisque c'est Paul lui-même qui nous l'apprend*.
Même à ce moment solennel, décisif, il trouva encore
devant lui de mesquines passions. Des adversaires,
des membres de cette école judéo-chrétienne que
depuis dix ans il rencontrait partout sous ses pas,
entreprirent pour lui faire pièce une sorte de contre-
prédication de l'Évangile. Envieux, disputeurs, aca-
riâtres, ils cherchaient les occasions de le contra-
rier, d'aggraver la position du prisonnier, d'exciter
les juifs contre lui, de rabaisser le mérite de ses
chaînes. La bonne volonté, l'amour, le respect que
lui témoignaient les autres, leur conviction haute-
ment proclamée que les chaînes de Tapôtre étaient
la gloire et la meilleure défense de l'Évangile, le
consolaient de tous ces déboires. « Qu'importe, d'ail-
leurs? » écrivait-il vers ce temps'
Pourvu que le Christ soit prêché, que le prédicateur soit
sincère ou que la prédication soit pour lui un prétexte, je
me réjouis et je me réjouirai toujours. Quant à moi, j'ai le
ferme espoir que cette fois-ci encore les choses tourneront
à mon plus grand bien, à la liberté de l'Évangile, et
I 4. Phil., I, l5-t7; u, 20-21.
2. Ibid., I, ISetsuiv.
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id ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61J
que mon corps, soit que je vive, soit que je meure, servira
à la gloire de Christ. D*ud côté, Christ est ma vie, et mou-
rir est pour moi un avantage; de l'autre, si je vis, je verrai
fructifier mon œuvre; aussi ne sais-je lequel choisir. Je
suis comprimé entre deux désirs contraires : d'une part,
quitter ce monde et aller rejoindre Christ; de l'autre,
rester avec vous. Le premier serait meilleur pour moi;
mais le second vaut mieux pour vous.
Cette grandeur d'âme lui donnait une assurance,
une gaieté, une force merveilleuses. « Si mon sang,
écrit-il h une de ses Églises, est la libation dont
doit être arrosé le sacrifice de votre foi, tant mieux,
tant mieux! Et vous aussi, dites : tant mieux! avec
moi*. » Il croyait cependant plus volontiers à son
acquittement, et même à un prompt acquitte-
ment*; il y voyait le triomphe de l'Évangile, et
partait de là pour de nouveaux projets. Il est vrai
qu'on ne voit plus sa pensée se diriger vers l'Occi-
dent. C'est à Philippes, c'est à Colosses qu'il songe
à se retirer jusqu'au jour de l'apparition du Sei-
gneur. Peut-être avait-il acquis une connaissance
plus précise du monde latin, et avait-il vu que, hors
de Rome et de la Campanie, pays devenus par l'immi-
gration syrienne fort analogues à la Grèce et à l'Asie
4. Phi)., II, 47-48.
t. Phîl., I, «5; II, Î4; Col., iv, 3-4; Philem., 22.
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lAn 61] L'ANTECHRIST. 17
Mineure, il rencontrerait, ne fût-ce qu'à cause de la
langue, de grandes difficultés. Il savait peut-être un
peu de latin*; mais il n'en savait pas assez pour une
prédication fructueuse. Le prosélytisme juif et chré-
tien, au premier siècle, s'exerça peu dans les cités vrai-
ment latines ; il se renferma dans des villes telles que
Rome, Pouzzoles, où, par suite des constants arrivages
d'Orientaux, le grec était très-répandu. Le programme
de Paul était suffisamment rempli; l'Évangile avait été
prêché dans les deux mondes* ; il avait atteint, selon
les larges images du langage prophétique % les extré-
mités de la terre, toutes les nations qui sont sous
le ciel. Ce que Paul rêvait maintenant, c'était de
prêcher librement à Rome*, puis de revenir vers
ses Églises de Macédoine et d'Asie % et d'attendre
patiemment avec elles, dans la prière et l'extase, la
venue du Christ.
En somme, peu d'années dans la vie de l'apôtre
furent plus heureuses que celles-ci*. D'immenses
consolations venaient de temps en temps le trouver;
4. Le trait rapporté par Dion Gassius, LX, 47, porterait à le
croire par induclion.
t. AcLj I, 8; XXIII, M ; Col., i, 23.
3. Comp. Rom., XV, 49.
4. Col., IV, 3-4.
5. Phil., I, 26-27; ii, 24; Philem., 22.
6. Phil., I, 7.
2
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18 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An (MJ
il n'avait rien à craindre de la malveillance des
juifs. Le pauvre logement du prisonnier était le
centre d'une étonnante activité. Les folies de la Rome
profane, ses spectacles, ses scandales, ses crimes,
les ignominies de Tigellin, le courage de Thraséas,
l'horrible destin de la vertueuse Octavie, la mort de
Pallas louchaient peu nos pieux illuminés. La figure de
ce monde passe, disaient-ils. La grande image d'un
avenir divin leur faisait fermer les yeux sur la boue
pétrie de sang où leurs pieds étaient plongés. Vrai-
ment, la prophétie de Jésus était accomplie. Au
milieu des ténèbres extérieures, ou règne Satan, au
milieu des pleurs et des grincements de dents, est
fondé le petit paradis des élus. Ils sont là, en leur
monde fermé, revêtu à l'intérieur de lumière et
d'azur, dans le royaume de Dieu leur père. Mais au
dehors, quel enfer!... Dieu, qu'il est affreux de
demeurer dans ce royaume de la Bête, oîi le ver ne
meurt pas, où le feu ne s'éteint pas !
Une des plus grandes joies que Paul ressentit à
cette époque de sa vie fut l'arrivée d'un message de sa
chère Église de Phih'ppes *, lapremière qu'il eût fondée
en Europe, et où il avait laissé tant d'affections dé-
vouées. La riche Lydie, celle qu'il appelait « sa vraie
4. Phil., I, 43, etn, 83, semblent indiqaer que ceci eut lieu
peu de temps après Tarrivée de Paul à Rome.
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[An 61) L'ANTECHRIST. 19
épouse* », ne l'oubliait pas. Épaphrodite, envoyé de
l'Église, apportait une somme d'argent*, dont l'apôtre
devait avoir grand besoin, vu les frais qu'entraînait
son nouvel état. Paul, qui avait toujours fait uneexcep-
tion pour l'Église de Philippes, et reçu d'elle ce qu'il ne
voulait devoir à aucune autre', accepta encore cette
fois avec bonheur. Les nouvelles de l'Église étaient
excellentes. A peine quelques petites querelles entre les
deux diaconesses Evhodie et Syntyché étaient-elles
venues troubler la paix * . Des tracasseries suscitées par
des malveillants, et d'où il résulta quelques emprison- '
nements , ne servirent qu'à montrer la patience des
fidèles'. L'hérésie des judéo-chrétiens, la préten-
due nécessité de la circoncision, rôdait autour d'eux
sans les entamer ®. Quelques mauvais exemples de
chrétiens mondains et sensuels , dont l'apôtre parle
avec larmes*^, ne venaient pas, à ce qu'il semble, de
leur Église. Epaphrodite resta quelque temps auprès
de Paul et fit une maladie, conséquence de son
4. Voir dans Satnr Paul, p. U8-149, les doutes qui restent
sur ce point.
î. Phil., 11, Î5, 30; iv, 40 et suiv.
3. Voir Saint Paul, p. U8.
4. Phil., I, Î7; ii, « et suiv.; iv, 2.
5. Phil., 1, Î8-30. Corap. Act,, xvi, 23,
6. Phil., m, t et suiv.
7. /6k/., 111, 48-49.
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20 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
dévouement, qui faillît le conduire à la mort. Un vif
désir de revoir Philippes s'empara de cet homme
excellent; il souhaita calmer lui-même les inquié-
tudes que concevaient ses amies. Paul , de son
côté, voulant faire cesser au plus vile les craintes
des pieuses dames, le congédia promptement*, en
lui remettant pour les Philîppiens une lettre pleine
de tendresse % écrite de la main de Timothée.
Jamais il n'avait trouvé de si douces expressions
pour rendre l'amour qu'il portait à ces Églises
toutes bonnes et toutes pures, qu'il portait en son
cœur.
Il les félicite, non-seulement de croire au Christ,
mais d'avoir souffert pour lui. Ceux d'entre eux qui
sont en prison doivent être fiers de subir le traitement
qu'ils ont vu autrefois infliger à leur apôtre et auquel ils
savent qu'il est actuellement soumis. Ils sont comme
un petit groupe élu d'enfants de Dieu au milieu d'une
race corrompue et perverse, comme des flambeaux
4. Phil., II, 25 et suiv.
2. On a supposé que Tépltre aux Philippiens telle que nous
Tavons se compose de deux épltres cousues ensemble, et dont la
première finirait aux mots : to Xotîrôv, iBtXc^ jxcu, x^?**^* ^'* xuptu
(m, 4), le préambule de la deuxième ayant été supprimé. Ta aura
semble en effet se rapporter à une épttre antérieure, et Polycarpe
admet qu'il y eui plusieurs épltres de Paul aux Philippiens
{AdPhil,,Z).
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[An 6!1 L'ANTECHRIST. 21
au milieu d'un monde obscur*. II les prémunit
contre l'exemple des chrétiens moins parfaits*, c'est-à-
dire de ceux qui ne sont pas dégagés de tout préjugé
juif. Les apôtres de la circoncision sont traités avec
la plus grande dureté* :
Gare aux chiens , aux mauvais ouvriers , à tous ces
mutilés! C'est nous qui sommes les vrais circoncis, nous
qui adorons selon Tesprit de Dieu, qui mettons notre
gloire et notre confiance en Christ Jésus, non en la chair.
Si je voulais me relever par ces distinctions charnelles, je
le pourrais à meilleur droit que personne ; moi, circoncis
le huitième jour, de la pure race d'Israël , de la tribu de
Benjamin, Hébreu fils d'Hébreux, ancien pharisien, ancien
persécuteur, ancien observateur zélé des justices légales.
Eh bien , tous ces avantages, je les tiens au point de vue
du Christ pour des infériorités, pour des ordures, depuis
que j'ai appris ce qu'a de transcendant la 'connaissance
du Christ Jésus. Pour gagner Christ, j'ai perdu tout le reste ;
j'ai échangé ma propre justice, venant de t'observation de
la Loi, contre la vraie justice selon Dieu , qui vient de la
foi en Christ, afin de participer à sa résurrection et de
ressusciter, moi aussi, d'entre les morts, comme j'ai parti-
cipé à ses souffrances, et comme j'ai pris sur moi l'image
de sa mort. Je suis loin d'avoir atteint ce but; mais je le
I. Phil., I, 29-30; ii, 1î-<8.
î. Ihid,, IV, 18-49.
3. lbid,,\\\, 45-17.
4. Ibid,, ni, t et suiv. * . 1
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n ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An Ci]
poursuis. Oubliant ce qui est en arrière, toujours tendu vers
ce qui est en avant, j'aspire comme le coureur au prix de
la victoire placé à Textrémité de la carrière. Tel est le sen-
timent des parfaits.
Et il ajoute :
Notre patrie est dans le ciel, d'où nous attendons pour
sauveur le Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre
corps misérable et le rendra semblable à son corps glo-
rieux, par rétendue de sa puissance et grâce au décret
divin qui lui a soumis toute chose. Voilà, frères que j'aime
et regrette de ne plus voir, vous, ma joie et ma couronne,
voilà la doctrine à laquelle il faut nous tenir, mes bien-
aimés ^.
Il les exhorte surtout à la concorde et à Tobéis-
sance. La forme de vie qu'il leur a donnée, la façon
dont ils Font vu pratiquer le christianisme est la
bonne ; mais, après tout, chaque fidèle a sa révéla-
tion, son inspiration personnelle, qui vient aussi de
Dieu*. Il prie « sa vraie épouse » (Lydie) de récon-
cilier Evbodie et Syntyché, de leur venir en aide, de
les seconder dans leur office de servantes des pauvres'.
Il veut qu'on se réjouisse* : « lb Seigneur est pro-
4. PhiL, 111,30,24; iv, 4.
2. Ibid., m, 45-17.
3. Jbid., IV, 2-3.
4. Ibié,, II, 4 , 48 ; m, 4 ; iv, 4.
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[An 6iJ L*AMKCHRIST. 23
CHE *. » Son remercîment pour l'envoi d'argent que lui
ont fait les riches dames de Philippes est un modèle
de bonne grâce et de vive piété :
J'ai éprouvé une grande joie dans le Seigneur à propos
de cette refloraison tardive de votre amitié, qui vous a fait
enfin penser à moi; vous y pensiez bien; mais vous n'aviez
pas d'occasion. Je ne dis pas cela pour insister sur ma
pauvreté; j'ai appris à me contenter de ce que j'ai. Je
sais être dans la pénurie et je sais avoir du. superflu; je
suis habitué à tout, à être rassasié et à souffrir la faim, à
surabonder et à manquer du nécessaire. Je puis tout en
celui qui me fortifie. Mais vous, vous avez bien fait de con-
tribuer à soulager ma détresse. Ce n'est pas au don que je
regarde, mais au profit qui en résulte pour vous. J'ai tout
ce qu'il me faut, je surabonde même, depuis que j'ai reçu
par Épaphrodite votre offrande, sacrifice de bonne odeur,
hostie bien accueillie, agréable à Dieu * !
Il recommande l'humilité, qui nous fait regarder
les autres comme supérieurs à nous, la charité, qui
nous fait songer aux autres plus qu'à nous, selon
l'exemple de Jésus. Jésus avait en lui toute la divi-
nité en puissance; il aurait pu, durant sa vie ter-
restre, se montrer dans sa splendeur divine; mais
l'économie de la rédemption eût alors été renversée.
1. Phil., iv,5.
t. /W(/.^ IV, 40-18.
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«4 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6i]
Aussi s'est-il dépouillé de son éclat naturel, pour
prendre l'apparence d'un esclave. Le monde l'a vu
semblable à un homme; à ne regarder que les dehors,
on l'eût pris pour un homme. « Il s'est humilié
lui-même, se faisant obéissant jusqu'il, la mort, et à
la mort de la croix. Voilà pourquoi Dieu l'a exalté, et
lui a donné un nom au-dessus de tout autre, voulant
qu'au nom de Jésls tout genou fléchisse au ciel,
sur la terre et dans les enfers, et que toute langue
confesse le Seigneur Jésus-Christ, à la gloire de Dieu
le Père*. »
Jésus, on le voit, grandissait d'heure en heure
dans la conscience de Paul. Si Paul n'admet pas
encore sa complète égalité avec Dieu le Père, il
croit à sa divinité et présente toute sa vie terrestre
comme l'exécution d'un plan divin, réalisé par une
incarnation. La prison faisait sur lui l'eiTet qu'elle
produit d'ordinaire sur les fortes âmes. Elle Texal-
tait, et provoquait dans ses idées de vives et pro-
fondes révolutions. Peu après avoir expédié la lettre
aux Philîppiens, il leur envoya Timolhée, pour s'in-
former de leur état et leur porter de nouvelles
instructions*. Timothée dut revenir assez promp-
(4. PhiL, 11,4-44.
2. Phil., II, 49-23. Il n'est pas sûr cependant que Paul ait
exécuté le projet qu*il énonce dans ce passage.
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fAo 61] L^ANTECHRIST. 25
tement * . Luc paraît aussi vers ce temps avoir fait
une absence de courte durée*.
4 . Il est près de Paul, en effet, quand celui-ci écrit aux Goios-
siens et à Philémon.
2. Il ne figure pas dans Tépllre aux Pbilippiens, et il figure
dans les épitres aux Golossiens et à Philémon.
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CHAPITRE IF.
PIERRE A ROME.
Les chaînes de Paul, son entrée à Rome, toute
triomphale selon les idées chrétiennes, les avantages
que lui donnait sa résidence dans la capitale du monde
ne laissaient point de repos au parti de Jérusalem. Paul
était pour ce parti une sorte de stimulant, un émule
actif, contre lequel on murmurait et que Ton cher^
chait néanmoins à imiter. Pierre, notamment, toujours
partagé, envers son audacieux confrère, entre une
vive admiration personnelle et le rôle que son entou-
rage lui imposait, Pierre, dis-je, passait sa vie, tra-
versée aussi par de nombreuses épreuves*, à copier
Paul, à le suivre de loin dans ses courses, à trouver
après lui les fortes positions qui pouvaient assurer le
succès de l'œuvre commune. Ce fut probablement à
l'exemple de Paul qu'il se fixa, vers l'an 54, à An-
4. Glém. Rom., Ad Cor. I, cb. 5.
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[Au 01] L'ANTKCHHIST. 27
lioche. Le bruit répandu en Judée et en Syrie, dans la
seconde moitié de l'an 61, de l'arrivée de Paul à Rome
put de même lui inspirer l'idée d'un voyage vers l'Oc-
cident.
11 semble qu'il vint avec toute une société aposto-
lique. D'abord son interprète Jean-Marc, qu'il appelait
« son fils » , le suivait d'ordinaire*. L'apôtre Jean, nous
l'avons plus d'une fois remarqué, paraît aussi en
général avoir accompagné Pierre*. Quelques indices
1. Col., IV, 40; Philem., 24; I Pelri, v, 43. Cf. Papias, dans
Eus.j H, E„ III, 39; Irénée, Adv. hœr.j III, i, 1; Tertullien,
Adv. Marc, IV, 5; Clément d'Alex., dans Eusèbe, H, £., VI, U;
Origène, dans Eusèbe, //. E., VI, 25; Eusèbe, //. E„ II, 15;
Épipb., Adv. hœr,, li, 6; saint Jérôme, ep. 450, ad Hedibiam,
c. 4 4 . Notez un personnage appelé Mapxo; n^rpoç, probablement
chrétien. Fan 278 à Bostra (Waddington, Inscr,, n»4909).
2. Act., I, 43; III, 4, 3, 4, 44 ; IV, 43, 49; vui, 44; Jean, xxi
entier; Gai., ii, 9. L'impression des massacres de Fan 64 et Tbor-
reur de la ville de Rome sont si vives dans TÂpocalypse, qu'on est
porté à croire que l'auteur de ce livre s'était trouvé mêlé auxdits
événements, ou du moins qu'il avait vu Rome (notez surtout les
ch. xiii, xvii). Le choix qu'il fait de Patmos pour y placer sa
vision s'explique bien aussi dans cette hypothèse, Patmos étant
un bon port de relâche et en quelque sorte la dernière station pour
celui qui va en cabotant de Rome à Éphèse. Nous montrerons,
quand il s'agira de l'Apocalypse, que ce choix ne peut guère
s'expliquer par aucun autre motif. Nous discuterons plus tard la
tradition sur Jean devant la porte Latine. Quoique le quatrième
Évangile ne soit pas l'œuvre personnelle de Jean, relevons cepen-
dant ce qu'a de particulier le passage Jean, xxr, 45-23 (voir les
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28 ORlGlxNES DU CHRISTIANISME. [An 61]
portent même à croire que Barnabe fut du voyage*.
Enfin, il n'est pas impossible que Simon de Gilton se
soit de son côté transporté dans la capitale du
monde*, attiré par l'espèce de charme que cette ville
exerçait sur tous les chefs de secte*, les charlatans,
les magiciens et les thaumaturges*. Rien n'était
Apôtres, p. 33-3i). Cela est bien de quelqu'un qui a vu Pierre,
a reçu ses confidences, a été témoin de sa mort.
\ . L'auteur de PÉpUre aux Hébreux semble avoir été k Rome ;
or Barnabe paraît Tauteur de TËpUre aux Hébreux. Voir Tintrod.
2. Justin, Apol, /, 86, 56 ; ïrénée, Adv, hœr,, I, xxiii, 4; PM-
losophufti^na, VI, 20 ; Conslit. aposl,, VI, 9; Eusèbe, H, E., II, \ 3-
44. li est vrai que les indices sur lesquels Justin et ïrénée se fondent
provenaient de singulières bévues. Voir les Apôtres,^, 266 et suiv.
La présence de Simon à Rome est la base des Actes apocryphes
de Pierre (Tischendorf, Acla aposL apocr,,p, 4 3 et suiv.; cf. Réco-
gnitiom, II, 9.; Ill, 63-64), dont la première rédaction fut ébio-
nite. Eusèbe en admet la donnée fondamentale (H, E., II, 44).
Ïrénée môme (I. c.) semble sV rapporter. Cf. Constit, apost., 1. c,
et Philosoph,, I. c. La façon dont Tauteur des Actes des apôtres
parle de Simon, laissant croire à la possibilité de sa conversion
(viii, 24), semble supposer que Simon vivait encore quand il écri-
vait. Le passage Tacite, Ann., XII, 52, n'est pas une objection
contre le séjour de Simon à Rome. Cf. Tac, Ann., XIV, 9;
Hisl.j I, 22. L'emploi abusif qui fut fait au ii* siècle du nom
de Simon pour désigner Paul ne prouve ni contre l'existence
réelle dé Simon, ni même contre son voyage à Rome.
3. Les chefs de sectes gno3tiquesdu w siècle viennent presque
tous à Rome.
4. Jamais les mathenuUici, les chaldcei, les ^ouTtc de toute
sorte n'avaient abondé à Rome autant qu'à ce moment. Tac^^nn.^
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[An 61] L'ANTECHRIST. 29
plus familier aux Juifs que le voyage d'Italie. L'his-
torien Josèphe vint à Rome en Tan 62 ou 63 pour
obtenir la délivrance de prêtres juifs, très-saints per-
sonnages qui, pour ne rien manger d'impur, ne
vivaient en pays étranger que de noix et de figues, et
que Félix avait envoyés rendre raison d'on ne sait
quel délit à l'empereur*. Qui étaient ces prêtres ? Leur
affaire était-elle sans lien avec celle de Pierre et de
Paul? Le matîque de preuves historiques laisse planer
sur tous ces points beaucoup de doutes. Le fait même
sur lequel les catholiques modernes font reposer l'édi-
fice de leur foi est loin d'être certain*. Nous croyons
XIÏ, 52; Hisl,, I, Î2; II, 62; Dion Cassius, LXV, i ; LXVf, 9 ; Sué-
tODe, 7i6.^36; Vilellius^ 44; Juvénal, vi, 542 et suiv.; Eusèbe,
Chron,, année 9 de Domitien ; Zonaras, Ann., VI, 5.
4. Jos., Vila,3,
2. U est bien sûr que Pierre n*était pas à Rome quand Paul
écrivit Fépître aux Romains (cf. Denys de Cor., dans Eus., //. E,,
11,25). Paul ne se mêlait jamais des Églises fondées par les apôtres
de la circoncision (Gai., n, 7-8; II Cor., x, 16; Rom., xv,
48-20}. Il n'y était pas non plus quand Paul y arriva. Jc(.^ xxviii,
47 et suiv., le prouve. Le système d'Eusébe (Chron,, ad ann. 2
Claudii; //. E,, II, 44) et de saint Jérôme {De viris illustr., 4)
sur la venue de Pierre à Rome Tan 42 est par conséquent insou-
tenable. Mais rien ne s'oppose à ce qu'il y soit venu plus tard,
et certains indices rendent cela probable : 4» une tradition établie
dès le second siècle (Denys de Corinthe, Caïus, Clément d'Alexan-
drie, Origène, cités dans Eusèbe, H. E,, II, 45, 25; III, 4 ; VI, 44;
Ignace, Ad Rom., 4 ; Irénée, Ado. hcer,, III, i, 4 ; m, 3 ; Terlul-
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30 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61J
cependant que les « Actes de Pierre », tels que les
racontaient les ébionites, n'étaient fabuleux que
dans le détail. La conception fondamentale de ces
Actes, Pierre courant le monde à la suite de Simon le
Magicien pour le réfuter, apportant le vrai Évangile
lien, Scorp., 15; Prœscr,, 36; KiîpuTpwt liauXou, cité dans le De
non iterando baplismo,^ la suite des Œuvres de saint Cyprien,
p. 439, édit. Rigault), et qui n'est pas sans poids, bien qu'on y
ait mêlé des erreurs évidentes et qu'on y puisse voir un parti pris
a priori de donner le prince des apôtres pour fondateur à l'Église
de la capitale du monde (l'Église de Gorinthe voulut aussi avoir
Pierre pour fondateur; or Pierre n'a certainement pas fondé
l'Église de Gorinthe) ; i? le fait certain que Pierre est mort martyr
(voir ci-après, ch. viii) ; or ce n est guère qu'à Rome qu'un tel mar-
tyre se conçoit ; 3« l'épUre / Pétri, qui se donne cx)mme ayant été
écrite à Rome; cet argument garde toute sa force, même si Tépttre
est l'œuvre d'un faussaire; il raterait bien remarquable, en effet, |
que le faussaire, pour donner de la créance à son attribution,
datât l'épttre de Rome; 4^ le système, légendaire dans la forme,
mais très-sérieux au fond, qui veut que Pierre ait suivi par
tout le monde les traces de Simon le Magicien (entendez : Paul),
et soit venu à Rome pour le combattre (iTipic^ci et Ktipu-^a
n^Tpcu, ouvrages qui servirent de base aux Récognitions et
aux Homélies pseudo-clémentines, puis au ntrpcu xol HaûXcu
xYipuTp^a, déjà cité par Héracléon et Clément d'Alexandrie : Lip-
sius, Rœmische Pelrussagcip, 13 efsuiv.; Hilgenfeld, Nov. Test,
extra can, rec, IV, 52 et suiv.; cf. Eus., H, E,, II, U; Philo-
8ophum,j VIÏ, ÎO; Consl. apost., VI, 9; comp. le Kiip^^ft*
syriaque de Pierre, dans Cureton, Ane. syr, doe.y p. 35-44). —
Quant aux lieux de Rome où l'on rattache les souvenirs du séjour
de Pierre, tels que la maison de Pudens sur le Viminal, la maison
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fAn 61] L'ANTECHRIST. 31
qui doit renverser l'Évangile de l'imposteur *, « venant
après lui comme la lumière après les ténèbres, comme
la science après l'ignorance, comme la guérison après
la maladie », cette conception est vraie, quand on a
mis le nom de Paul à la place de celui de Simon, et
qu'au lieu de la haine féroce que les ébionites témoi-
gnèrent toujours contre le prédicateur des gentils, on
se figure entre les deux apôtres une simple opposition
de principes, n'excluant ni la sympathie ni l'accord
sur le point fondamental, l'amour de Jésus. Dans ce
voyage entrepris par le vieux disciple galiléen pour
suivre la trace de Paul, nous admettons même vo-
lontiers que Pierre , suivant Paul de près, toucha à
Corinthe, oîi il avait avant sa venue un parti consi-
dérable*, et qu'il y donna beaucoup de force aux
de Prisca sur rAventin, l'endroit dit ad nymphas B. Pétri, ubi
baplizaba4j sur la voie Nomentane, leurs titres sont faibles ou nuls,
bien que ce dernier endroit soit un très-vieux centre chrétien.
V. Bosio, Roma sait,, édit. de 4650, p. 400-402 ; de Rossi, Roma
soU., [, p. 189 et suiv.; BulL, 1867, p. 37 et suiv., 48, 49 et
suiv. ; Actes de sainte Pudentienne et de sainte Praxède, AcL 55.
Maii^ IV, I" partie, p. 299 et suîv. (pour Pio, lisez Paulo); Actes
de saint Marcel, Acla 55. /an.^ II, p. 7. L'inscription publiée dans
le numéro du 47 mars 1870 du journal de Naples, // Irionfo délia
Chiesa caltolica, est une fraude grossière. Voir l'appendice à la
fîn du volume.
1. Hom. pseudo-clém., n, 17; m, 59.
2. I Cor., I, 12; m, 22; ix, 5.
v
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32 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
judéo-chrétiens, de telle sorte que plus tard
l'Église de Corinthe put prétendre avoir été fondée
par les deux apôtres, et soutenir, en faisant une
légère erreur de date, que Pierre et Paul avaient été
chez elle en même temps et de là étaient partis de
compagnie pour trouver la mort à Rome*.
Quelles furent à Rome les relations des deux
apôtres? Certains indices portent à croire qu'elles
furent assez bonnes*. Nous verrons bientôt Marc,
le secrétaire de Pierre, chargé d'une mission de son
maître, partir pour l'Asie avec une recommandation
de Pauls en outre, l'épître attribuée à Pierre, écrit
d'une authenticité très-soutenable, présente de nom-
breux emprunts faits aux épîtres de Paul. Deux véri-
tés sont nécessaires à maintenir dans toute cette his-
toire : la première est que des divisions profondes (bien
plus profondes que celles qui furent jamais, dans la
suite de l'histoire de l'Église, la matière d'aucun
schisme) partagèrent les fondateurs du christianisme,
4. Denys de Corinthe, dans Eusèbe, llist. eccLj II, 25 (édit.
Heinichen; le texte est incertain et obscur). Ori gène, Ëusèbe, Epi*
pbane, saint Jérôme adnaettent une prédication de Pierre en Asie
Mineure, uniquement à cause de / Pelrij i, 4, motif tout à fait
insuffisant.
2. Cf. le Kiap'Jifaa HoûXtu, cité dans l'ouvrage De non lier.
hapL, I. c.
3. Col., IV, 10.
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lAn W] L'ANTECHRIST. 33
et que la forme de la polémique, conformément aux
habitudes des gens du peuple, fut entre eux singu-
lièrement âpre*; la seconde, c'est qu'une pensée
supérieure réunit, même de leur vivant, ces frères
ennemis, en attendant la grande réconciliation que
l'Église devait opérer d'office entre eux après leur
mort. Cela se voit souvent dans les mouvements
religieux. Il faut aussi, dans l'appréciation de ces
débats, tenir grand compte du caractère juif, vif et
susceptible, porté aux violences de langage. Dans
ces petites coteries pieuses, on se brouillait, on se
raccommodait sans cesse; on avait des mots aigres,
et néanmoins on s'aimait. Parti de Pierre, parti de
Paul, ces divisions n'avaient pas beaucoup plus de
conséquence que celles qui séparent de nos jours les
différentes fractions de l'Église positiviste. Paul avait
à ce sujet un mot excellent :<( Que chacun reste dans
le type d'enseignement qu'il a reçu*; » règle admi-
rable que rÉglise romaine ne suivra guère plus tard.
L'adhésion à Jésus suffisait; les divisions confession-
nelles, si l'on peut s'exprimer ainsi, étaient une
4. Voir rÉpître de Jude, les chapitres ii et ni de TApocalypse,
les traits fanatiques attribués à Jean (II Job., 4 (Ml ; Irénée^ Adv.
hœr., m, in, 4), sans parler des duretés que présentent à cbaque
page les épttres de Paul.
t. Bhhf «ofi^^ttiiTt TuKOv ^i^ax^^ (Rom., VI, 47). T
3
M
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34 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61J
sknple questiwi d'origine indépendante des mérites
personnels du croyant.
Un fait pourtant qui a sa gravité, et qui porterait
à croire que les bwis rapports ne se rétablirent pas
entre les deux apôtres, c'est que, dans le souvenir de
la génératk)n suivante, Pierre et Paul sont les chefs
de partis opposés au sein de l'Église ; c'est que l'au^
teur de l'Apocalypse, le lendemain de la mort des
apôtres, au moins de la mort de Pierre, est, de tous
les judéo-chrétiens, le plus haineux contre Paul*.
Paul se regardait comme le chef des païens convertis
partout oU il y en avait ; c'était là son interprétation
du pacte d'Antioche; les judéo-chrétiens Tenten-
daient évidemment d'une façon différente. Il est pro-
bable que ce dernier parti, qui avait toujours été très-
fort à Rome, tira de l'arrivée de Pierre une grande
cause de prépondérance. Pierre devint son chef et le
chef de l'Église de Rome. Or le prestige sans égal de
Rome donnait à un pareil titre la plus grande impor-
tance. On voyait quelque chose de providentiel
dans le rôle de cette ville extraordinaire*. Par
suite de la réaction qui se produisait contre Paul,
Pierre devenait de plus en plus, en vertu d'une
4. Voir Saint Paul, p. 367 et suiv. Notez surtout Apec, xxi»
U, qui exclut Paul du nombre des apôtres.
5. Voir TApocalypse tout entière.
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[An 61] L'ANTECHRIST. 35
sorte d'opposition, le chef des apôtres *. Le rappro-
chement se fit bien vite chez des esprits faciles à frap-
per. Le chef des apôtres dans la capitale du monde I
quoi de plus parlant ? La grande association d'idées
qui devait dominer les destinées de l'humanité pen-
dant des milliers d'années venait de se constituer.
Pierre et Rome deviennent inséparables ; Rome est
prédestinée à être la capitale du christianisnae
latin; la légende de Pierre, premier pape, est écrite
d'avance; mais il faudra quatre ou cinq siècles pour
que cela se débrouille. Rome, en tout cas, ne se
douta guère, le jour où Pierre y mit le pied, que ce
jour réglait son avenir, et que le pauvre Syrien qui
venait d'entrer dans ses murs prenait possession d'elle
pour des siècles.
La situation morale, sociale, politique, s'aggra-
vait de jour en jour. On ne parlait que de prodiges et
de malheurs*; les chrétiens en étaient plus aiTectés
que personne'; l'idée que Satan est le dieu de et
4. Leitre de Clément à Jacques, en tôte des Homélies pseudo-
clémentines, 4 .
8. Tacite, Ann., XIV, 12, 22; XV, 22; Suétone, Néron,
36, 39; Dion Cassius, LXI, 16, 18 ; Philostrtte, ApolL, IV, 43;
Sénèque^ Quœsl. nat.,\ly 1, p. 454; Eusèbe, Chron., aux années
7,9, 10 de Néron.
3. Voir TApocalypse.
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36 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
monde s'enracinait chez eux de plus en plus*. Les
spectacles leur paraissaient démoniaques. Ils n'y
allaient jamais; mais ils entendaient les gens du
peuple en parler. Un Icare qui, dans l'amphithéâtre
en bois du Champ de Mars, prétendit se soutenir en
l'air, et qui s'en vint tomber sur la stalle même de
Néron, en le couvrant de son sang *, les frappa beau-
coup, et devint l'élément capital d'une de leurs
légendes. Le crime de Rome atteignait les dernières
limites du sublime infernal; c'était déjà un usage
dans la secte, soit par précaution contre la police,
soit par goût du mystère, de ne désigner cette ville
que par le nom de Babylone'. Les juifs avaient cou-
tume d'appliquer ainsi à des choâes modernes des
noms propres symboliques empruntés à leur vieille
littérature sacrée*.
Cette antipathie peu dissimulée pour un monde
qu'ils ne comprenaient pas devenait le trait caraclé-
•ristique des chrétiens. « La haine du genre humain «
i. n Cor., iv, 4; Eph., vi, 12 ; Jean, xii, 3i ; xiv, 30.
S. Suétone, Néron, M. V. ci-après, p. 44.
3. I Pétri, v, 43. Comp. Apocal., xiv-xviu; Carm. sihyll.,
V, 442, 458.
4. C'est ainsi ({M'Èdom servit à désigner Rome et l'empire
romain. V. Buxtorf, Lex. chald., latm., rabb,, au mot DTTH.
Il en fut de môme du nom de CtUhéen, appliqué aux Samaritains
et en général aux gentils.
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[Aq 61J L'ANTECHRIST. 37
' passait pour le résumé de leur doctrine*. Leur
mélancolie apparente était une injure à a ia féli-
cité du siècle » ; leur croyance à la fin du monde
contrariait l'optimisme officiel, selon lequel tout
renaissait. Les signes de répulsion qu'ils faisaient en
passant devant les temples donnaient Tidée qu'ils ne
songeaient qu'à les brûler*. Ces vieux sanctuaires de
la religion romaine étaient extrêmement chers aux
patriotes; les insulter, c'était insulter Évandre, Numa,
les ancêtres du peuple romain, les trophées de ses
victoires'. On chargeait les chrétiens de tous les
méfaits; leur culte passait pour une superstition
sombre, funeste à l'empire; mille récits atroces ou
honteux circulaient sur leur compte ; les hommes les
plus éclairés y croyaient et regardaient ceux qu'on
désignait ainsi à leur haine comme capables de tous
les crimes.
Les nouveaux sectaires ne gagnaient guère d'adhé-
rents que dans les basses classes; les gens bien élevés
évitaient de prononcer leur nom, ou, quand ils y
étaient obligés, s'excusaient presque*; mais, dans
4. Tacite, Ann.,\Y, 44 (cf. Hisl.^Y, 5); Suétone, Néron, ^6.
2. Cf. I Pétri, iv, 4. a Pessimus quisque, spretis religiooibus
patriis... » Tacite, Hist.,^^ 5.
3. Tacite, Am., XV, 41, 44 ; Hist.^ V, 5.
4. aQuos... vulgus christianos appellabat.»Tacite, Anru,^N^ 44.
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38 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 611
le peuple, les progrès étaient extraordinaires; on eût
dit une inondation, quelque temps endiguée, qui fai-
sait irruption ^ L'Église de Rome était déjà tout un
peuple*. La cour et la ville commençaient sérieuse-
ment à parler d'elle; ses progrès furent quelque
temps la nouvelle du jour^ Les conservateurs son-
geaient avec une sorte de terreur à ce cloaque d'im-
mondices qu'ils se figuraient dans les bas-fonds de
Rome; ils parlaient avec colère de ces espèces de
mauvaises herbes indéracinables, qu'on arrache tou-
jours, qui repoussent toujours*.
Quant à la populace malveillante, elle rêvait des
forfaits impossibles pour les attribuer aux chrétiens.
On les rendait responsables de tous les malheurs
publics. On les accusait de prêcher la révolte contre
l'empereur et de chercher à soulever les esclaves *.
Le chrétien arrivait à être dans l'opinion ce que
fut par moments le juif du moyen âge, le bouc
émissaire de toutes les calamités, l'homme qui ne
4 . « Rursus erumpebat. » Tacile, Ann., XV, 44.
5. « Multiludo ingODS. » Tacite, ibid.
3. « Genushominum superstilionis novae acmaleficœ. » Sué-
tone, Néron, 16.
4. « Genus hominum in civilate nostra et vetabitur semper et
retinebitur. » Tac, Hist., I, 22; cf. Ann., XII, 52. KoXouoOiv (Uv
iroXXflpttC, aùÇiiOfv ik iicl irXuorov. Dion Cassius, XXX YII, 47.
5. Rom., XIII, 4 et suiv.; I Pétri, ii, 13, 48.
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lAn 6iJ L'ANTECHRIST. 39
pense qu'au mal, l'empoisonneur de fontaines, le
mangeur d'enfants, l'allumeur d'incendies*. Dès qu'un
crime était commis, le plus léger indice suffisait pour
arrêter un chrétien et le faire mettre à la torture.
Souvent le nom seul de chrétien suffisait pour ame-
ner l'arrestation. Quand on les voyait s'éloigner des
sacrifices païens, on les injuriait*. L'ère des persécu-
tions était ouverte en réalité; elle durera désormais
avec de courts intervalles jusqu'à Constantin. Dans
les trente années qui se sont écoulées depuis la pre-
mière prédication chrétienne, les Juifs seuls ont per-
sécuté l'œuvre de Jésus ; les Romains ont défendu
les chrétiens contre les Juifs; maintenant les Romains
se font persécuteurs à leur tour. De la capitale, ces
terreurs, ces haines se répandaient dans les provinces
et provoquaient les plus criantes injustices ^ Il s'y
mêlait d'atroces plaisanteries; les murs des lieux où
se réunissaient les chrétiens étaient couverts de cari-
catures et d'inscriptions injurieuses ou obscènes
contre les frères et les sœurs*. L'habitude de repré-
1. Tacite, Am., XV, 44; Suétone, Néron, 16; Sénèque, cité
par saint Augustin, De civ. Dei, Vï, 44 ; I Pétri, ii, 42, 45; m,
46; cf. II Pétri, ii, 48.
2. I Pétri, IV, 4.
3. I Pétri, 1, 6; ii, 49-20; m, 44; iv, 42 et suiv.; v, 9, 48;
Jac, II, 6; TertuUien, Ad ncU.,!^ 7.
4. De Rossi, Bull, di arch. crist., 4864, p. 69 etsuiv.
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40 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 61]
senter Jésus sous la forme d'un homme à tête d*âne
était déjà peut-être établie*.
Personne ne doute aujourd'hui que ces accusa-
tions de crimes et d'infamie ne fussent calomnieuses ;
mille raisons portent même à croire que les directeurs
de l'Église chrétienne ne donnèrent pas le moindre
prétexte au mauvais vouloir qui allait bientôt amener
contre eux de si cruelles violences. Tous les chefs
des partis qui divisaient la société chrétienne étaient
d'accord sur l'attitude à garder envers les fonction-
4. M. de Rossi (BulLj 4864, p. 72) croit avoir lu sur les murs
d'une salle de Pompéi qui lui semble avoir servi à des réunions
chrétiennes : Mulus hic mmcellas docuil (V. Zangemeister, Inscr.
parielariœ, n* 2046 : mtisciiUas). Comp. la pierre gravée publiée
par Stefanone (Gemmœ, Venise, 4646, tab. xxx), représentant un
âne faisant le maître d'école devant quelques enfants respeciueu-
sèment inclinés (republiée par Fr. MUnter, Primordia Ecclesiœ
africanœ, Hafniae, 48Î9, p. 248 [cf. p. 467 et suiv.], et par F.-X.
Kraus, Dos SpoU-crucifix vom Palaiin, Vienne, 4869, traduit par
Ch.de Linas, Arras, 1870). Le musée de Luynes (Bibl. nat., cabinet
des antiques, terres cuites, n» 779) possède une terre cuite, pro-
venant de Syrie, qui semble représenter Jésus en caricature, sous
la forme d'un petit homme à longue robe, tenant un livre ; grosse
tète d'âne, longues oreilles, yeux auxquels on a voulu donner une •
expression mystique et doucereuse, détail obscène. Gomp. aussi
le cruciûx grotesque du Palatin (Garrucci, Il crocifiêso graffio,
Rome, 4857; Kraus-Linas précité; Comptes rendus de FAcad.
des inscr,, 4870, p, 32-36 : le? doutes dé la page 36 se sont, for-
tifiés pour nous). VoirTôrtuUien, Apol,,^6; Minutius Félix, 9, 28
Celse, dans Origène, Contra Celsum, VI, 31 •
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[An 6IJ L'ANTECHRIST. 41
naires romains. On pouvait bien au fond tenir ces
magistrats pour suppôts de Satan, puisqu'ils proté-
geaient l'idolâtrie et qu'ils étaient les soutiens d'un
monde livré à Satan ^; mais, dans la pratique, les
frères étaient pour eux pleins de respect. La faction
ébionite seule partageait les sentiments exaltés des
zélotes et autres fanatiques de Judée. Les apôtres, en
politique, se montrent, à nous comme essentiellement
conservateurs et légitimistes. Loin de pousser l'esclave
à la révolte, ils veulent que l'esclave soit soumis au
maître, même le plus injuste et le plus dur, comme
s'il servait Jésus -Christ en personne, et cela non
par nécessité, pour échapper aux châtiments, mais
par conscience, parce que Dieu le veut. Derrière
le maître, il y a Dieu lui-même. L'esclavage était
si loin de paraître contre nature, que les chrétiens
avaient des esclaves, et des esclaves chrétiens*.
Nous avons vu Paul réprimer la tendance aux sou-
lèvements politiques qui se manifestait vers l'an 57,
prêcher aux fidèles de Rome et sans doute de bien
d'autres Églises la soumission aux puissances, quelle
que soit leur origine , établir en principe que le gen-
darme est un ministre de Dieu et qu'il n'y a que les
4. Luc, IV, 6; Jean, xii, 3i ; Eph., vi, it.
t. I Pétri, II, 18; Col., ni, 22, Î5; iv, 1 ; Eph., vi,5 et suiv.,
I et répisode d'Onésime.
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42 ORIGINES DO CHRISTIANISME. [An 61|
méchants qui le redoutent. Pierre, de son côté, était
le plus tranquille des hommes; nous allons bientôt
trouver la doctrine de la soumission aux puissances
enseignée sous son nom, presque dans les mêmes
termes que chez Paul*. L'école qui se rattacha plus
tard à Jean partageait les mêmes sentiments sur
[l'origine divine de la souveraineté*. Une des plus
grandes craintes des chefs était de voir les fidèles
compromis dans de mauvaises affaires, dont Todieux
vînt à retomber sur l'Église tout entière ^ Le langage
des apôtres, à ce moment suprême, fut d'une extrême
prudence. Quelques malheureux mis à la torture,
*
quelques esclaves fustigés s'étaient laissés aller à
l'injure, appelant leurs maîtres idolâtres, les me-
naçant de la colère de Dieu*. D'autres, par excès
de zèle, déclamaient tout haut contre les païens et
leur reprochaient leurs vices; les confrères plus
sensés les appelaient avec esprit « évoques » ou « sur-
veillants de ceux du dehors* ». Il leur arrivait de
cruelles mésaventures; les sages directeurs de la
communauté, loin de les exalter, leur disaient assez
4. I Pétri, ii, 43 et suiv.
5. Jean, iix, 44.<^ •
3. I Pétri, ii, 44-42; iv, 45.
4» IbicL, II, 83.
5. ÂXXcTpicimoxoiroc.
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|An 6IJ L'ANTECHRIST. 43
clairement qu'ils n'avaient que ce qu'ils méritaient*.
Toutes sortes d'intrigues que l'insuffisance des docu-
ments ne nous permet pas de démêler aggravaient la
position des chrétiens. Les Juifs étaient très-puissants
auprès de l'empereur et de Poppée*. Les « mathémati-
ciens » , c'est-à-dire les devins, entre autres un certain
Balbillus d'Éphèse, entouraient l'empereur, et, sous
prétexte d'exercer la partie de leur art qui consistait à
détourner les fléaux et les mauvais présages, lui don*
naient d'atroces conseils'. La légende qui mêle à tout
ce monde de sorciers le nom de Simon le Magicien* est-
elle sans aucun fondement? Cela se peut sans doute;
mais le contraire se peut aussi. L'auteur de l'Apoca-
lypse est fort préoccupé d'un « faux prophète », qu'il
représente comme un suppôt de Néron, comme un
thaumaturge faisant tomber le feu du ciel, donnant
4. I Pétri, iv, 45.
2. Voir ci-dessous, p. 457-459.
3. Suét., Nér., 34, 36, 40 ; Tac, HisL, I, M.
4. Homélies pseudo-clém., ii, 3i ; Récognitions, I, 74 ; III, 47,
57, 63, 64 ; Faux actes de Pierre, Tischendorf, p. 30 et suiv. ;
Pseudo-Lin, en Bibl. max. Palrum,\\^ 4" partie, p. 67; Pseudo-
Marcellus, dans Fabricius, Codex apocr. N. T., lU, p. 635 et
suiv. ; Pseudo-Abdias, I, 46 et suiv. ; Const, apost,, VI, 9; Iré-
née, Adv. hœr,, I, xxiii, 4 ; Eusèbe, H. E., Il, 44; Pseudo-
Hégésippe, De excidio Hieros,, III, S; Ëpipbane, haer. xxi, 5;
Ârnobe, Adv. génies, II, 43; Philastre, bser. xxix; Sulpice
Sévère, H, S8, etc. Cf. de Rossi, BulleUino, 4867, p. 70-74.
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44 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [AnôlJ
(la vie et la parole à des statues, marquant les hommes
*du caractère de la Bête*. C'est peut-être de Bal-
billus qu'il s'agît; il faut reconnaître cependant que
les prodiges attribués au Faux Prophète par l'Apoca-
lypse ont beaucoup de ressemblance avec les tours
d'escamotage que la légende attribue à Simon*. L'em-
blème d'un agneau-dragon, sous lequel le Faux Pro-
phète est désigné dans le même livre % convient mieux ^
également k un faux Messie le! qu'était Simon de Gitton -
qu'à un simple sorcier. D'un autre côté , la légende
de Simon précipité du ciel n'est pas sans analogie
avec un accident qui arriva dans l'amphithéâtre,
sous Néron, à un acteur qui jouait le rôle d'Icare*.-^—
Le parti arrêté chez l'auteur de l'Apocalypse de s' ex- .
primer en énigmes jette sur tous ces événements
beaucoup d'obscurité; mais on ne se tronjpe pas
en cherchant derrière chaque ligne de ce livre
étrange des allusions aux circonstances anecdoliques
les plus minutieuses du règne de Néron.
Jamais, du reste, la conscience chrétienne ne fut
' '4. Apoc., xm, 44-47; xvi, 43; xix, 20.
%. Récognitions, II, 9; Philosophumena, VI, 20; Constil.
aposL, VI, 9.
3. Âpoc, XIII, 44.
— ' 4. Suétone, Néron, 42; Dion Chrysostome, Orat. xxi, 9; Ju-
vénal, m, 78-80. Cf. Récognitions, H, 9. Juvénal suppose le faux
Icare né en Grèce.
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fAn 61] L'ANTECHRIST. 45
plus oppressée, plus haletante qu'à ce moment. On se
croyait en un état provisoire et de très^courte durée.
On attendait chaque jour F apparition solennelle. « Il
vient!... Encore une heure !^.. Il est proche!... »
étaient les mots qu'on se disait à tout instant ^
L'esprit du martyre, cette pensée que le martyr
glorifie le Christ par sa mort, et que cette mort est
une victoire, était déjà universellement répandu*.
Pour le païen, d'un autre côté, le chrétien devenait
une chair naturellement dévolue au supplice. Un
drame qui avait vers ce temps beaucoup de succès
était celui de Laureolus^oh l'acteur principal, sorte de
Tartuffe fripon, était crucifié sur la scène aux applau-
dissements de l'assistance et mangé par un ours. Ce
drame était antérieur à l'introduction du christianisme
à Rome ; on le trouve représenté dès l'an 41 ; mais
il semble au moins qu'on en fit l'application aux mar-
tyrs chrétiens ; le petit nom de LaureoluSj répondant
à StéphanoSj pouvait provoquer ces allusions '.
1. Phil., IV, 5; Jac., v, 8; I Pétri, iv, 7; Hebr, x, 37 ; I Joh.,
II, 48.
2. Phil., I, 20 ; Jean, xxi, 49. Gomp. Pexpression rpoTrota dans
Caïus, cité par Eus., //. E., II, 25.
3. Suétone, CaiuSj 57; Juvénal, via, 486 et suiv.; Martial,
Speclac., VII.
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CHAPITRE III.
éTAT DES ÉGLISES DE JUDÉE. ^ MORT DE JACQUES.
Le mauvais vouloir dont TEglise chrétienne était
l'objet à Rome, peut-être même en Asie Mineure et
en Grèce, se faisait sentir jusqu'en Judée * ; mais la
persécution avait ici de tout autres causes. C'étaient
les riches sadducéens, l'aristocratie du temple, qui se
montraient acharnés contre les bons pauvres et blas-
phémaient le nom de « chrétien* ». Vers le temps où
nous sommes, se répandit une lettre de Jacques,
« serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ »,
adressée « aux douze tribus de la dispersion ^ » . C'est
un des plus beaux morceaux de la première littéra-
ture chrétienne, rappelant tantôt l'Évangile, tantôt la
i. Jac, I, î-i, 4 J; IV, 9; v, 7 et suiv. L'épUre de Jacques et
celle de Pierre débutent par une exhortation à la patience.
^. Jac, II, 6-7; v, I et suiv.
3. Voir ci-après, p. IIM'iS.
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[An 62J L'ANTECHRIST. 47
sagesse douce et reposée de TEcclésiaste^ L'authen-
ticité de tels écrits, vu le nombre des fausses lettres
apostoliques qui circulaient*, est toujours douteuse.
Peut-être le parti judéo-chrétien, habitué à faire
jouer à son gré l'autorité de Jacques, lui attribua-t-il
ce manifeste, où le désir de contredire les novateurs
se fait sentir ^ Certainement, si Jacques y eut quelque
part, il n'en fut pas le rédacteur. Il est douteux que
Jacques sût le grec; sa langue était le syriaque*; or
rÉpître de Jacques est de beaucoup l'ouvrage le mieux
écrit du Nouveau Testament; la grécité en est pure
^.-^t presque classique*. A cela près, le morceau con-
vient parfaitement au caractère de Jacques. L'auteur
est bien un rabbin juif; il tient fortement à la Loi;
pour désigner la réunion des fidèles, il se sert du mot
de a synagogue* »; il est adversaire de Paul; son
épître ressemble pour le ton aux Évangiles synop-
tiques, que nous verrons plus tard sortir de la
famille chrétienne dont Jacques avait été le chef. ^^
Et néanmoins, le nom du Christ y est mentionné ^
4. Voir surtout le ebap. m, sur la langue, cbarmant petit mor-
ceau dans le goût des anciens parabolistes hébreux.
2. II Thess., II, «.
3. Comp. Rom., m, «7-28; iv, 2-5; v, 4, à Jac, ii, 21-24.
4. Eusèbe, Demonstr, evang.j III, 5 et 7.
5. UÉpître de Jude a le même caractère.
6. Jac., II, 2. Plus loin, v, 4 4, il emploie bUknM.
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48 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
à peine deux ou trois fois, avec la simple qualité
de Messie, et sans aucune des hyperboles ambi-
tieuses qu'entassait déjà Tardente imagination de
Paul.
Jacques, ou le moraliste juif qui a voulu se cou-
vrir de son autorité, nous introduit tout d'abord dans
un petit cénacle de persécutés. Les épreuves sont un
bonheur, car, en mettant la foi au creuset, elles
produisent la patience ; or la patience est la perfec-
tion de la vertu ; Thomme éprouvé recevra la cou-
ronne de vie*. Mais ce qui préoccupe surtout notre
docteur, c'est la différence du riche et du pauvre. Il
avait dû se produire dans la communauté de Jéru-
salem quelque rivalité entre les frères favorisés de
la fortune et ceux qui ne Tétaient pas. Ceux-ci se
plaignaient de la dureté des riches, de leur superbe,
et gémissaient entre eux\
Que le frère humble songe à sa noblesse et le riche à
sa bassesse; car la richesse passera comme la fleur des
champs^... Mes frères, point de différence de personnes en la
foi de Notre-Seigneur Jésus, le Christ de gloire. Je suppose
qu'il entre dans votre synagogue un homme ayant un
anneau d'or au doigt et revêtu d'habits brillants, qu'il
4. Jac, 1,2-4, 12.
2. Cf. Jac, IV, 4<; V, 9.
3. Jac, 1,9-41.
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[An 62] L*ANTEGHRIST. 49
entre aussi un pauvre en habits sales, que vous disiez au
preD#er : tt Toi« prends cette bonne place, » et que vous
disiez au pauvre : « Toi, reste debout, » ou bien a Assieds-
toi sous l'escabeau de mes pieds » ; n'est-ce pas là ce qut
s'appelle faire des distinctions entre frères, vous établir
juges, dans le mauvais sens 7 Écoutez , mes frères bien-
aimés. Dieu n'a-t-il pas choisi les pauvres selon le monde
pour les enrichir selon la foi et les constituer héritiers du
royaume qu'il a promis à ceux qui Taiment? Et après cela,
vous faites affront au pauvre I Ne sont-ce pas les riches qui
vous tyrannisent et qui vous traînent devant les tribunaux?
Ne sont-ce pas eux qui blasphèment le beau nom^ qu'on
prononce en vous nommant*?...
L* orgueil, la corruption, la brutalité, le luxe des
riches sadducéens étaient, en effet, arrivés à leur
comble •. Les femmes achetaient d' Agrippa II le
pontificat pour leur mari à prix d'or *. Martha,
fille de Boêthus,rune de ces simoniaques, quand elle
allait voir officier son mari, faisait étendre des tapis
4. C'est-à-dire le nom de c Christ », d'où christianui est
dérivé.
2. Jac, II, 4 et saiv.
3. Talm. de Bab., loma, 9 a, 35 b; Derenbourg, Hist. de
la PaUsl,, p. 234-236.
4. Ainsi Martha, fille de Boëthus, pour Jésus fils de Gamala.
•^Mischna, Jebamoth, vi, 4 ; Talm. de Bab., Jebamoth, 61 a; loma,
48 a; Jos., AnU, XX, ix, 4, 7; Derenbourg, Hw(. de la Pal,
p. 248-49.
4
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50 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62J
depuis la porte de sa maison jusqu'au sanctuaire ^
Le pontificat s'était ainsi singulièrement abaissé#Ges
prêtres mondains rougissaient de ce que leurs fonctions
avaient de plus saint. Les pratiques du sacrifice étaient
devenues repoussantes pour des gens raffinés, que leur
devoir condamnait au métier de boucher et d'équar-
risseur ! Plusieurs se faisaient faire des-gants de soie,
pour ne pas g&ter parle contact des victimes la peau
de leurs mains. Toute la tradition talmudique, d'ac-
cord sur ce point avec les Évangiles et avec l'Épître de
Jacques, nous représente les prêtres des dernières
années avant la ruine du temple comme gourmands,
adonnés au luxe, durs pour le pauvre peuple. Le
Talmud contient la liste fabuleuse de ce qu'il fallait
pour l'entretien de la cuisine d'un grand prêtre ; cela
dépasse toute vraisemblance, mais indique l'opinion
dominante. « Quatre cris sortirent des parvis du
temple, dit une tradition; le premier : « Sortez d'ici,
« descendants d'Éli ; vous souillez le temple de l'Éter-
cc nel; » le second: « Sortez d'ici, Issacharde Kaphar-
« Barkaï, qui ne respectez que vous-même, et qui
« profanez les victimes consacrées au ciel » (c'était
celui qui s'enveloppait les mains de soie en faisant
son service) ; le troisième : « Ouvrez-vous, portes ;
4. Mldrasch EA-a, 1, 46.
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[An 62J L'ANTECHRIST. 51
« laissez entrer Ismaël, fils de Phabi, le disciple
« de PinehasS pour qu'il remplisse les fonctions du
« pontificat ; » le quatrième : « Ouvrez-vous, portes ;
a laissez entrer Jean, fils de Nébé^ée, le disciple des
« gourmands, pour qu'il se gorge de victimes *. »
Une sorte de chanson ou plutôt de malédiction contre
les familles sacerdotales, qui courut vers le même
temps les rues de Jérusalem, nous a été conservée :
Peste soit de la maison de Boëthus!
Peste soit d'eux à cause de leurs bâtons I
Peste soit de la maison de Hanan !
Peste soit d'eux à cause de leurs complots!
Peste soit de la maison de Canthéras I
Peste soit d'eux à cause de leurs kalams!
Peste soit de la famille d'Ismaël fils de Phabi !
Peste soit d'eux à cause de leurs poings 1
ns sont grands prêtres, leurs fils sont trésoriers, leurs gendree
préposés, et leurs valets frappent sur nous avec des bâtons'.
La guerre était ouverte entre ces prêtres opu-
4. Allusion au fils d'ËIi, qui profitait des sacrifices, et non au
pontife modèle des temps mosaïques. Ce Pinebas, fils d'ÉIi, n'est
pas, il est vrai, un personnage légendaire; son frère Hophni avait
autant de droits d'être cité que lui; mais on a pu choisir Pinebas
pour amener un jeu de mots. V. Derenbourg, Hist. de la PalesL,
p. 233-234, note.
2. Talm. de Bab., Pesachim, 57 a; Kerilholh, 28 a.
3. Tosifla Menachotk, ad calcem; Talm. de Bab., Pesachim,
57 a. Derenbourg, Hisl. de la Pal., p. 233 et suiv.
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59 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
lents, amis des Romains, prenant les emplois lucra-
tifs pour eux et leur famille, et les prêtres pauvres,
soutenus par le peuple. C'étaient tous les jours des
rixes sanglantes. L'impudence et Taudace des familles
pontificales alla jusqu'à envoyer leurs gens sur les
aires pour enlever les dîmes qui appartenaient au
haut clergé; ils battaient ceux qui refusaient; les
pauvres prêtres étaient dans la misère*. Qu'on se
figure les sentiments de l'homme pieux, du démo-
crate juif, riche des promesses de tous les prophètes,
maltraité dans le temple (sa maison!) par les laquais
insolents de prêtres épicuriens et incrédules! Les
chrétiens groupés autour de Jacques faisaient cause
commune avec ces opprimés, qui probablement étaient
comme eux de saintes gens {hasidim)^ très-agréables
au peuple. La mendicité semblait devenue une vertu
et le signe du patriotisme. Les classes riches étaient
amies des Romains, et, à vrai dire, la grande fortune
dépendant des Romains, on ne pouvait guère y
arriver que par une sorte d'apostasie et de trahi-
son. Haïr les riches était ainsi une marque de piété.
Forcés pour ne pas mourir de faim de travailler à
ces constructions des Hérodiens, où ils ne voyaient
qu'un pompeux étalage de vanité, les hasiditn se con-
4. Jos., Ant,, XX, viii, 8 ; ix, 2.
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[An 62J L'ANTECHRIST. 53
sidéraient comme victimes des infidèles. « Pauvre »
passait pour synonyme de « saint* ».
Maintenant, riches, pleurez, hurlez sur les malheurs qui
vont vous arriver. Vos richesses sont pourries ; vos habits
sont mangés aux vers ; votre or, votre argent sont rouilles;
leur rouille rendra témoignage contre vous^, et mangera vos
chairs comme un feu. Vous avez thésaurisé dans les derniers
jours' I Voilà que le salaire des ouvriers qui ont mois-
sonné vos campagnes crie, et la voix des faucheurs est
venue jusqu'aux oreilles du Seigneur Sabaoth. Vous avez
fait bonne chère sur la terre, vous avez vécu dans les
délices; vous avez été comme les bêtes, qui mangent le
jour où on doit les égorger. Vous avez condamné, vous
avez tué le juste qui ne vous résistait pas^.
On sent déjà fermenter dans ces curieuses pages
Tesprit des révolutions sociales qui allaient dans
quelques années ensanglanter Jérusalem. Nulle part
ne s'exprime avec autant de force le sentiment
d'aversion pour le monde qui fut l'âme du christia-
nisme primitif. « Se garder immaculé du monde »
4. Voir Vie dejénus, p. 487 et suiv. (43« édit.). ^
5. Cette rouille prouve, en effet, que le riche est avare et «>
amasse depuis très-longtemps.
3. Thésauriser, quand la fin du monde est si évidemment
proche, ne peut passer que pour de la folie.
4. Jac, V, 4 et suiv.
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54 X)RIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62J
est le précepte suprême *• « Celui qui veut être Tami
du monde est constitué l'ennemi de Dieu*. » Tout
désir est une vanité, une illusion^. La fin est si
proche! Pourquoi se plaindre les uns des autres?
Pourquoi se faire des procès? Le vrai juge arrive ; il
est à la porte*.
Et maintenant, vous autres qui dites : <( Aujourd'hui
ou demain, nous irons dans telle ville, et nous y passerons
un an, et nous ferons le commerce, et nous gagnerons de
Targent, » sans savoir ce que sera demain votre vie (car
vous n^êtes qu'une vapeur visible un moment, puis dispa-
raissant), que vous feriez bien mieux de dire : « Si le
Seigneur veut et si nous vivons, nous ferons ceci ou cela'I ))
Quand il parle de Thumilité, de la patience, de
la miséricorde, de l'exaltation des humbles, de la joie
^ qui est au fond des larmes % Jacques semble avoir
gardé le souvenir des propres paroles de Jésus. On
sent néanmoins qu'il tenait beaucoup à la Loi''. Tout
un paragraphe de son épître® est consacré à prému-
4. Jac, I, 27.
%. Jbid., IV, 4.
3. Jbid,, I, 44 et suiv.; iv, 4 etsuiv.
4. Ibid., IV, 4 ; v, 7-9.
h, Jac, IV, 43-45. Gomp. Luc, xii, 45 et suiv.
6é Jàc, II, 8 et suiv.; iv, 6 et suiv.; v, 7 et suiv.
7. Ibid., Il, 40 et suiv.; iv, 44,
%4 Jbid.y II, 44 et suiv.
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[An 62] L*ANTECHRIST. 55
nir les fidèles contre la doctrine de Paul sur Tinutilité
des œuvres et sur le salut par la foi*. Une phrase
% I de Jacques (ii, 24) est la négation directe d'une
\ 1 phrase de TÉpître aux Romains (m, 28). En opposi-
tion avec Tapôtre des gentils (Rom., iv, i et suiv.),
Tapôtre de Jérusalem soutient (n, 21 et suiv.)
qu'Abraham fut sauvé par les œuvres, que la foi
sans les œuvres est une foi morte. Les démons ont la
foi, et apparemment ne sont pas sauvés. Sortant ici
de sa modération habituelle ^ Jacques appelle son
( adversaire un « homme creux* ». Dans un ou deux
autres endroits •, on peut voir une allusion détournée
aux débats qui divisaient déjà l'Église, et qui rempli-
ront l'histoire de la théologie chrétienne quelques
siècles plus tard.
Un esprit de haute piété et de charité touchante
animait cette Église de saints. « La religion pure et
immaculée devant le Dieu Père, disait Jacques, est
de veiller sur les orphelins et les veuves dans leur
détresse*. » Le pouvoir de guérir les maladies, sur-
i. En cela Jacques est ébionite. Voir PhUosophmma, YII^
34; X, «2.
2. Jac, II, 20. Comparez le mot de Rabbi Siméon, contem-
'porain de Jacques. Pirke aboth, i, 47.
3. Jac, I, 22 et suiv., v, 49-20.
4. Ibid., I, 27.
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M ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
tout par des onctions d'huile ^ , était considéré
comme de droit commun parmi les fidèles ; même
les non-croyants voyaient dans cette médicamen-
tation un don particulier aux chrétiens^. Les anciens
furent censés en jouir au plus haut degré, et devin-
rent ainsi des espèces de médecins spirituels. Jac-
ques attache à ces pratiques de médecine surnaturelle
la plus grande importance. Le germe de presque tous
les sacrements catholiques était déjà posé. La con-
fession des péchés, depuis longtemps pratiquée par
les juifs', était regardée comme un excellent moyen
de pardon et de guérison, deux idées inséparables
dans les croyances du temps*.
4 Cf. Grégoire de Tonrs, I, 44 . La médeciDe par Fhuile et la
prière a toujours été par excellence la médecine sémitique. On la
retrouve chez les Arabes.
2. Voir les récits des guérisons opérées par des minim de
Capbar-Nahum (chrétiens) , dans le Talmud. Le guérisseur en
pareil cas s'appelle presque toujours Jacques (Jacob de Caphar-
Schekania, Jacob de Gaphar-Naboria, Jacob de Caphar-Hanania),
et la guérison s'opère au nom de Jésus, 61s de Pandéra. Midrasch
Kohéleth, i, 8; vu, Î6; Talm. de Babyl., Aboda zara, Î7 h;
Talmud de Jérusalem, Aboda zara, ii, fol. 40 d; Schabbalh,xiy,
sub fin. Ces traditions se rapportent au premier siècle. Cf. Vie de
Jésus, 43« édit., p. 506, note 3.
3. II Sam., XII, 43 ; Lévit., v, 4 ; Ps. xxxu; Jos., i4«^, VIII,
V, 6; Mischna, loma, m, 9; iv, «; vi, 3.
4. Math., m, 6; Marc, i, 5; Aci., xix, 48. Cf. Vie de Jésus,
p. 260 et suiv.
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[An 62) L*AN1ECHRIST. 57
Quelqu'un parmi vous est-il dans la peine? qu*il prie.
Quelqu'un est-il dans la joie? qu'il chante. Quelqu'un
parmi vous est-il malade? qu'il appelle les anciens de
l'Église, et que ceux-ci prient sur lui, en Toignant d'huile
au nom du Seigneur, et la prière de la foi sauvera le
malade, et le Seigneur le rétablira, et, s'il a commis des
péchés, ils lui seront remis. Confessez donc vos péchés les
uns aux autres, et priez l'un sur l'autre, afin que vous
guérissiez. Car la prière d'un juste est bien forte, quand
elle s'applique à un objet déterminé.
Les apocalypses apocryphes, où les passions reli-
gieuses du peuple s'exprimaient avec tant de force,
étaient avidement accueillies dans ce petit groupe
de juifs exaltésS ou plutôt naissaient à côté de lui,
presque dans son sein, de telle sorte que le tissu de
ces écrits singuliers et celui des écrits du Nouveau
Testament sont souvent difficiles à démêler l'un de
l'autre*. On prenait réellement ces pamphlets, nés
de la veille, pour des paroles d'Hénoch, de Baruch,
de Moïse. Les croyances les plus étranges sur les
enfers, sur les anges rebelles, sur les géants cou-
pables qui amenèrent le déluge, se répandaient et
avaient pour source principale les livres d'Hénoch*.
O
\. Jud., 6, 9, 44-45; I Pelri, m, 49-20.
t. Voir Vie de Jésus, 43« édit., p. xui-xun, note 4. •^. ■*
3. I Pelri, m, 49-«0, t%\ Jud., 6, 9; Apoc., xx, 7; H Pétri,
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H
58 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
Il y avait en toutes ces fables de vives allusions aux
événements contemporains. Ce prévoyant Noé, ce pieux
Hénoch, qui ne cessent de prédire le déluge à des
étourdis qui, pendant ce temps-là,, mangent, boivent,
se marient, s'enrichissent S que sont-ils, si ce n'est
les voyants des derniers jours, avertissant en vain une
génération frivole, qui ne veut pas admettre que le
monde est près de finir ? Une branche entière, une sorte
de période de vie souterraine s'ajoutait à la légende
de Jésus. On se demandait ce qu'il fit durant les
trois jours qu'il passa dans le tombeau*. On voulut
que pendant ce temps il fût descendu, en livrant un
combat à la Mort , dans les prisons infernales où étaient
renfermés les esprits rebelles ou incrédules *; que là
il eût prêché les ombres et les démons, et préparé leur
délivrance*. Cette conception était nécessaire pour
II, 4, 4<. Voir Hénoch, ch. 6 et suiv., en comparant Gen., v, %t;
VI, 4 et suiv.; Etienne de Byz., au mot txoviov.
4. Cf. Luc, XVII, Î6 et suiv.
%. Pour Tacheminement de l'imagination vers ce dogme, voir
Acl.,ïU «4, «7,31.
^ 3. I Pétri, m, tî, Vulgale.
4. I Pétri, m, 49-20, 28; iv, 6; passage interpolé de Jérémie;
Justin, Dial, cum Tryph., 72; Irénée, III, xx, 4; IV, xxii, 4 ;
xxvii, 2; xxxui, 4, 42; V, xxxi, 4^ Tertullien, De anima, 7^ 65;
Clém. d'Alex., Strom., VI, 6; Origène, Contra Cels., II, 43 ;
Hippolyte, De Antichristo, c. 26. Les efforts des théologiens pro-
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[An 62] L'ANTECHRIST. 59
que Jésus fût, dans toute la force du terme, l'univer-
sel sauveur; aussi saint Paul s'y prétait-il en ses
derniers écrits*. Pourtant les fictions dont il s'agit
ne prirent point leur place dans le cadre des Évan-
giles synoptiques, sans doute parce que ce cadre était
déjà fixé quand elles naquirent. Elles restèrent flot-
tantes hors des textes évangéliques, et ne trouvèrent
leur forme que bien plus tard dans l'écrit apocryphe
dit « Évangile de Niçodème* ».
Le travail par excellence de la conscience chré-
tienne s'accomplissait cependant dans le silence en
Judée ou dans les pays voisins. Les Évangiles synop-
tiques se créaient membre par membre, comme un
organisme vivant se complète peu à peu et atteint,
sous l'action d'une mystérieuse raison intime, la
parfaite unité. Â la date oii nous sommes, y avait-il
déjà quelque texte écrit sur les actes et les paroles de
Jésus? L'apôtre Matthieu, si c'est de lui qu'il s'agit,
avait-il rédigé en hébreu les discours du Seigneur?
testants poar atténuer ce vieux mythe chrétien pèchent contre
toute critique.
4. Phil., II, 40; Col., i, JO; Ephes., i, 40; iv, 9. Voir déjà
Rom., XIV, 9. Cf. Hermas, PasL, Sim.j ix, 46; Clém. d'Alex.,
Slrom., 11,9; VI, 6.
i. Deuxième partie de cet écrit. Cette partie peut n'être que
du IV* siècle. Comp. symbole de Sirmium, dans Socrate, Hist. \
eccL, II, 37.
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M ,
r.
60 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
Marc, ou celui qui prit son nom, avait-il confié au
papier ses notes sur la vie de Jésus*? On en peut
douter. Paul, en particulier, n'avait sûrement entre
les mains aucun écrit sur les paroles de Jésus. Possé-
dait-il du moins une tradition orale, et en quelque
sorte mnémonique, de ces paroles ? On remarque chez
lui une telle tradition pour le récit de la Cène^, peut-
être pour celui de la Passion, et jusqu'à un certain
point .pour celui de la Résurrection', mais non pour
les paraboles et les sentences. Jésus est à ses yeux
une victime expiatoire, un être surhumain, un ressus-
cité, non un moraliste. Ses citations des paroles de Jésus
sont indécises et ne se rapportent pas aux discours
que les Évangiles synoptiques mettent dans la bouche
de Jésus*. Les épîtres apostoliques que nous possé-
dons, outre celles de Paul, ne font non plus supposer
l'existence d'aucune rédaction de ce genre.
Ce qui paraît résulter de là, c'est que certains
4. Papias, dansEusèbe, H. E,, III, 39. Que TÉvangile de Luc
n^existât pas, c'est ce que I Pétri, ii, 23, comparé à Luc, xxni,
34, suffirait pour prouver.
t. I Cor., XI, 23 et suiv. La version de Paul se rapproche
surtout de celle de Luc.
3. I Cor., XV, 3 et suiv.
4. I Thess., IV, 8, 9; v, 2, 6 jaL, v, U; I Cor., vu, 40,
4Î, Î5, 40; XIII, 2; Il Cor., m, 6; Rom., xii, 44, 49; xiii, 9, 40.
Act.j XX, 35, ne prouve rien pour Paul.
•-\
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[An 68] L'ANTECHRIST. 61
récits 9 comme celui de la Cène, de la Passion
et de la Résurrection, étaient sus par cœur, en des
termes qui n'admettaient que peu de variantes*.
Le plan des Évangiles synoptiques était déjà proba-
blement arrêté* ; mais, tandis que les apôtres vivaient,
des livres qui eussent prétendu fixer la tradition dont
ils se croyaient les seuls dépositaires n'auraient eu
aucune chance de se faire accepter*. Pourquoi, d'ail-
leurs, écrire la vie de Jésus? Il va revenir. Un monde
à la veille de finir n'a pas besoin de livres nouveaux.
C'est quand les témoins seront morts qu'il sera capital
de rendre durable par l'écriture une image qui va
s'effaçant chaque jour*. A cet égard, les Églises
de Judée et des pays voisins avaient une grande *
supériorité. La connaissance des discours de Jésus
y était bien plus exacte et plus étendue qu'ailleurs.
4. I Cor., XI, 23 et suiv. Notez la ressemblance du récit de C
la Passion dans le quatrième Évangile et dans les synoptiques.
2. Il est bien remarquable que la légende de la vie souter-
raine de Jésus n'entre pas dans ce plan. Or la légende de la vie
souterraine se forma vers Tan 60.
3. Irénée, Adv, hosr,, 111,4, veut que Marc n'ait écrit qu'après
la mort de Pierre.
4. L*ÉgIise saint-simonienne présente de nos jours un phé-
nomène du même ordre. La mort d'Enfantin a été le signal d'ou-
vrages sur Saint-Simon et les origines de la secte; de son vivant,
Enfantin n'eût pas souffert de tels écrits, qui eussent été une
diminution de son importance.
1 '
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62 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (Aq 62]
On remarque sous ce rapport une certaine différence
entre TÉpître de Jacques et les épîtres de Paul. Le
petit écrit de Jacques est tout imprégné d'une sorte de
parfum évangélique; on y entend parfois comme un
écho direct de la parole de Jésus; le sentiment de la
vie de Galilée s'y retrouve encore avec viyacité*.
Nous ne savons rien d*historique sur les missions
envoyées directement par l'Église de Jérusalem. Cette
Église, d'après ses principes mêmes, devait n'être
I guère portée à la propagande. En général, il y eut
1 peu de missions ébionites et judéo-chrétiennes. L'es-
V prit étroit des ébionim n'admettait que des mission-
naires circoncis. D'après le tableau qui nous est tracé
par des écrits du second siècle, suspects d'exagéra-
tion, mais fidèles à l'esprit hiérosolymitain, le pré-
dicateur judéo-chrétien était tenu dans une sorte de
suspicion; on s'assurait de lui; on lui imposait des
épreuves, un noviciat de six ans * ; il devait avoir
des papiers en règle, une sorte de confession de foi
libellée, conforme à celle des apôtres de Jérusalem.
I
i. Notez Jac, i, 6, 27; ii, 4 et suiv., 8, 40, 43; iv, 41 et
suiv., 43ret suiv.; v, 42, et surtout le passage v, 14 et suiv., si con-
forme aux idées des synoptiques sur les guérisons de malades et
la rémission des péchés. Notez aussi dans Jacques l'exaltation de
la pauvreté et la haine des riches.
2. Attestation de Jacques, en tête des Homélies pseudo-clémen-
tines, S <- Cf. Saint Paul, p. 292.
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[An 62] L'ANTECHRIST. 63
De telles entraves étaient un obstacle absolu à un
apostolat fécond; dans de pareilles conditions, le
christianisme n'eût jamais été prêché. Aussi les
envoyés de Jacques nous paraissent-ils bien plus
occupés de renverser les fondations de Paul que de
fonder pour leur compte. Les Églises de Bithynie,
de Pont, de Cappadoce, qui apparaissent vers ce
temps h côté des Églises d'Asie et de Galatie S ne
provenaient pas, il est vrai, de Paul ; mais il n'est
pas probable qu'elles fussent davantage l'œuvre de
Jacques ou de Pierre ; elles durent sans doute leur
fondation à cette prédication anonyme des fidèles qui
fut la plus efficace de toutes. Nous supposons, au
contraire, que la Batanée, le Hauran, la Décapole et
en général toute la région à l'est du Jourdain, qui
sera bientôt le centre et la forteresse du judéo-
christianisme, furent évangélisés par des adeptes
de l'Église de Jérusalem. On trouvait bien vite de
ce côté la limite de la puissance romaine. Or les pays
arabes ne se prêtaient nullement à la prédication
nouvelle, et les terres soumises aux Arsacides étaient
peu ouvertes aux efforts venant des pays romains.
Dans la géographie des apôtres, la terre est fort
petite. Les premiers chrétiens ne songent jamais au
\
4. I Pétri, i, 4.
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64 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
monde barbare ni au monde persan ; le monde arabe
lui-même existe à peine pour eux. Les missions de
saint Thomas chez les Partbes, de saint André chez les
Scythes, de saint Barthélemi dans l'Inde appar-
tiennent à la légende. L'imagination chrétienne des
premiers temps se tourne peu vers l'Est ; le but des
pérégrinations apostoliques était l'extrémité de l'Oc-
cident*; à l'Orient, on dirait que les missionnaires
regardent déjà le terme comme atteint.
Édesse entendit-elle dès le premier siècle le nom
de Jésus? Y eut-il dès cette époque du côté de l'Os-
rhoène une chrétienté parlant syriaque? Les fables
dont cette Église a entouré son berceau ne permettent
pas de s'exprimer sur ce point avec certitude*. 11 est
4 . V. Saint Paul, p. 493 et suiv.
2. La liste régalière des évéques d'Édesse commence vers Taa
300. V.Âssémani, B%bl,or.,\^ p.424 et suiv. Ce qu*on lit dansCu reton.,
Ancient syriac documents relative to tfie earliest establishment
of christianity in Edessa (Londres, 4 864] , p. 23, 61 , 71 -72 , est plein
d'anachronismes et de contradictions. Tout ce qui concerne Tapo-
stolatde Thaddée ou Adée (ce deuxième nom n'est qu'une altération
du premier) et le christianisme de l'Abgar Ucbamas est apocryphe
et fabuleux. Le faux Leboubna d'Édesse, dansCureton, ouvr. cité,
p. 6-23 (cf. ibid., 408-142); le même, traduit de Tarménien,
publié par Alishan (Venise, 4868), et dans V.Langlois, Coll. des
hist, de l'Arm.j I, p. 34 3 et suiv. (cf. Cureton, p. 4 66). Comp. Moïse
de Khorène, Hist, d'Arm., II, ch. 26-36; Fauslus de Byzance,
III, 4 ; Généal. de la fam. de saint Grég,, 4 (Langlois, Coll.
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[An 62] L'ANTECHRIST. 65
bien probable cependant que les fortes relations- que le
judaïsme avait de ce côté* servirent à la propagation
du christianisme. Samosate et la Comagène eurent de
bonne heure des personnes instruites faisant partie
de rÉglise ou du moins très-favorables à Jésus*. Ce
fut d'Antioche en tout cas que cette région de l'Eu-
phrate reçut la semence de la foi*.
Les nuages qui s'amoncelaient sur TOrient trou-
blèrent le cours de ces prédications pacifiques. La
bonne administration de Festus ne put rien contre le
mal que la Judée portait dans son sein. Les brigands,
les zélotes, les sicaires, les imposteurs de toute espèce
précitée, t. II); Eusèbe, H, E., 1, 43; II, h ; Âssém., BibL or,, I,
318; III, k^ part., p. 289, 302, 614 ; Nicéphore, II, 7, 40; saint
Ëphrem, Carmina nisibena, p. 438 (édit. Bickell); Lequien,
Oriens christ., II, col. 4101-4402. Les actes des martyrs Scherbil
et Barsamia, qui auraient souffert sous Trajan (Curetoo, ouvr.
cité, p. 44-72; cf. Acla SS. Jan,, II, p. 4026), n'ont pas beaucoup
de valeur. La version Peschilo est de la 6 n du second siècle.
Bardesane, il est vrai, suppose avant lui un assez long établisse-
ment du christianisme.
4 . Se rappeler tout ce qui concerne le séjour de la famille royale
de l'Adiabène à Jérusalem.
2. Lettre de Mara, fils de Sérapion, dans Cureton, Spicil.
syr., p. 73-74. Cet écrit est probablement de Tan 73.
3. Le faux Leboubna, dans Cureton, op. cit., p. 23 ; dans
Langlois, p. 325. Édesse et même Séleucie sur le Tigre recon-
nurent d'abord la suprématie ecclésiastique d'Anlioche. Assémani,
Bibl. or., II, p. 396; III, %• partie, p. dcm; Lequien, Or,
christ., U, col. 4404-4.405.
5
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66 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Âa 62]
couvraient le pays. Un magicien se présenta, après
vingt autres, promettant au peuple le salut et la fin
de ses maux, s'il voulait l'accompagner au désert.
Ceux qui le suivirent furent massacrés par les soldats
romains ^ ; mais personne ne fut désabusé des faux
prophètes. Festus mourut en Judée vers le commen-
cement de l'an 62. Néron lui donna pour successeur
Albinus. Vers le même temps, Hérode Agrippa II
ôta le pontificat à Joseph Cabi pour le donner à
Hanan, fils du célèbre Hanan ou Anne, qui avait con-
tribué plus que personne à la mort de Jésus. Ce
fut le cinquième des fils d'Anne qui occupa cette
dignité*.
Hanan le Jeune était un homme hautain, dur,
audacieux. C'était la fleur du sadducéisme, la com-
plète expression de cette secte cruelle et inhumaine,
toujours portée à rendre l'exercice de l'autorité
insupportable et odieux. Jacques, frère du Seigneur,
était connu dans tout Jérusalem comme un âpre
défenseur des pauvres, comme un prophète à la façon
\ L J08., AnL, XX, VIII, ^0;B. J., If, xiv, I.
S. Jos., Ant., XX, IX, I. Josèphe, dans la Guerre des Juifs,
parle de Hanan le Jeune avec beaucoup d'éloges {B, J,, lY, y, t);
mais on sent, dans la Guerre^ la tendance à relever tous ceux que
les révolutionnaires de Jérusalem ont assassinés. Les Antiquités
méritent ici plus de créance.
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l
[An 62] L'ANTECHRIST. 67
antique, invectivant contre les riches et les puis-
sants*. Hanan résolut sa mort. Profitant de l'absence
d'Agrippa et de ce que Albinus n'était pas encore
arrivé en Judée, il rassembla le sanhédrin judiciaire,
et fit comparaître devant lui Jacques et quelques
autres saints. On les accusait de violation de la Loi ;
ils furent condamnés à la lapidation. L'autorisation
d'Agrippa était nécessaire pour rassembler le sanhé-
drin *, et celle d'Albinus eût du être légalement re-
quise pour procéder au supplice ; mais le violent Hanan
passait par-dessus toutes les règles. Jacques fut en
effet lapidé, près du temple. Comme on avait peine
à l'achever, un foulon lui cassa la tête avec le bâton
qui lui servait po,ur apprêter les étoffes. Il avait,
dit-on, quatre-vingt-seize ans *.
La mort de ce saint personnage fit le plus mau-
vais effet dans la ville. Les dévots pharisiens, les
4. Jac, V, 4 et suiv. II n'est pas impossible que ce morceau
ait été publié dans Jérusalem comme une sorte de propliétie. Le
verset 4 semble contenir une allusion au fait raconté par losèphe^
AnL, XX, VIII, 8 ; ix, 2.
2. Dans le membre de phrase x«*p''Ç '^î wutvcu 7veif/.r,î, Uiiu^
parait se rapporter au roi; cette explication est plus conforme à
ce qu'on sait de la constitution d'alors.
3. Jos., Ant.,XX^ IX, 4 ; Hégésippe, dans Eus., //. E., If, Î3,
et IV, 22; Clément d'Alex., dans Eus., H. E., II, 4; Épiph.,
haer. lxxviii, 44. Le récit d'Hégésippe est légendaire dans les
détails.
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68 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62J
stricts observateurs de la Loi furent très-mécontents.
Jacques était universellement estimé; on le tenait
pour un des hommes dont les prières avaient le plus
d'efficacité. On prétend qu'un réchabite (probable-
ment un essénien) ou, selon d'autres, Siméon, fils de
Clopas, neveu de Jacques, s'écria pendant qu'on le
lapidait : « Cessez; que faites-vous? Quoi! vous tuez
le juste, qui prie pour vous ? » On lui appliqua le
passage d'Isaïe, m, 10, tel qu'on l'entendait alors :
V Supprimons, disent-ils, le juste, parce qu'il nous
est incommode; voilà pourquoi le fruit de leurs
œuvres est dévoré. » On fit sur sa mort des élégies
hébraïques, pleines d'allusions à des passages bibli-
ques et à son nom d'Obliam^ Presque tout le monde
enfin se trouva d'accord pour inviter le roi Hérode
Agrippa II à mettre des bornes à l'audace du grand
prêtre. Albinus fut informé de l'attentat de Hanan,
quand il était déjà parti d'Alexandrie pour la Judée.
Il écrivit à Hanan une lettre menaçante, puis il
le destitua. Hanan n'occupa ainsi le pontificat que
trois mois. Les malheurs qui fondirent bientôt sur
la nation furent regardés par beaucoup de per-
sannes comme la conséquence du meurtre de Jac-
ques*. Quant aux chrétiens, ils virent dans cette
^. On en sent des traces dans le morceau d'Hégésippe.
2. Josèphe et Eusèbe, endroits cités. V. Saint Paul, p. 80,
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[An 62] L'ANTECHRIST. 69
mort un signe des temps, une preuve que les cata-
strophes finales approchaient*.
L'exaltation, en effet, prenait à Jérusalem des
proportions étranges. L'anarchie était à son comble;
les zélotes, quoique décimés par les supplices, étaient
maîtres de tout. Albinus ne ressemblait nullement à
Festus; il ne songeait qu'à faire argent de sa conni-
vence avec les brigands ^ De toutes parts, on voyait
les pronostics de quelque chose d'inouï. Ce fut sur la
fm de l'an 62 qu'un nommé Jésus, fils de Hanan,
sorte de Jérémie ressuscité, commença à courir jour
et nuit les rues de Jérusalem en criant : « Voix de
l'Orient ! Voix de TOccident 1 Voix des quatre vents!
Voix contre Jérusalem et le temple ! Voix contre les
mariés et les mariées ! Voix contre tout le peuple! »
On le fouetta: il répéta le même cri. On le battit de
verges jusqu'à ce qu'on lui découvrit les os ; à chaque
coup, il répétait d'une voix lamentable : « Malheur!
malheur sur Jérusalem ! » On ne le vit jamais parler
à personne. Il allait répétant toujours : « Malheur!
malheur sur Jérusalem ! » sans injurier ceux qui le
note 4, pour ce qui concerne Taddition faite par Origène au pas-
sage de Josèphe.
1 . Il est permis de voir des allusions à la mort de Jacques dans
Matlh., XXIV, 9; Marc, xiii, 9 et suiv.; xxi, 42 et suiv.
2. Jos., Ant.jXK, ix; B.J., II, xiv, 4.
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70 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62|
battaient, ni remercier ceux qui lui donnaient Tau-
mône. Il continua ainsi jusqu'au siège, sans que sa
voix parût jamais affaiblie ^
Si ce Jésus, fils de Hanan, ne fut pas disciple de
Jésus, son cri fatidique fut au moins l'expression vraie
de ce qu'il y avait au fond de la conscience chré-
tienne* Jérusalem avait comblé la mesure. Cette
ville qui tue les prophètes , lapide ceux qu'on lui
envoie, flagelle les uns, crucifie les autres, est désor-
mais la ville de l'anathèmc. Vers le temps où nous
sommes arrivés, se formaient ces petites apocalypses
que les uns attribuaient à Hénoch', les autres à Jésus,
et qui offrent les plus grandes analogies avec les
exclamations de Jésus, fils de Hanan \ Ces morceaux
entrèrent plus tard dans le cadre des Évangiles
synoptiques; on les présenta comme des discours
que Jésus aurait tenus en ses derniers jours*. Peut-
être déjà le mol d'ordre était-il donné de quitter la
•-* t, Josèphe, B. J., VI, r, 3.
2. Cf. Ëpttre de Barnabe, 4, 16 (texte grec), en comp. Matth.,
XXIV, «2; Marc, xiii, 20. Voir Vie de Jésus, 43« édit., p. xlii-
XLiii, note 4.
3. Comparez surtout çuvyi inl vujxçicu; xou vù{xça( (Jos., /. c.) à
Matth. XXIV, 49; Marc, xiii, 47; Luc, xxi, 23.
4. Matth., XXIV, 3 et suiv.; Marc, XIII, 3 et suiv.; Luc, xxi, 7
; t suiv.
/
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[An 62] L'ANTECHRIST. 71
Judée et de fuir vers les montagnes ^ Toujours est-il
que les Évangiles synoptiques portèrent profondé-
ment le signe de ces angoisses; ils en gardèrent
comme une marque de naissance, une empreinte
indélébile. Aux tranquilles axiomes de Jésus, se
mêlèrent les couleurs d'une apocalypse sombre, les
pressentiments d'une imagination inquiète et trou-
blée. Mais la douceur des chrétiens les mit à Fabri
des folies qui agitaient les autres parties de la nation
possédées comme eux des idées messianiques. Pour
eux, le Messie était venu; il avait été au désert; il
était monté au ciel depuis trente ans; les impos-
teurs ou les exaltés qui cherchaient à entraîner le
peuple derrière eux étaient de faux christs et de faux
prophètes*. La mort de Jacques et peut-être de
quelques autres frères* les portait, d'ailleurs, de
plus en plus à séparer leur cause de celle du ju-
daïsme. En butte à la haine de tous, ils se con-
solaient en songeant aux préceptes de Jésus. Selon
plusieurs, Jésus avait prédit qu'au milieu de toutes
4. Malth., XXIV, 46; Marc, xiii, U; Luc, xxi, 24.
t. Comp. Jos., Anl,,\X, viii, 6, 40, à MaUh., xxiv, 6, 44, 23,
26; Marc, xui, 6, 24, 22; Luc, xxi, 8.
3. Tivà; éTtpooç, dit Josèphe, Ant,, XX, ix, 4. Mais il n'est pas
sûr que ces « quelques autres & fussent chrétiens.
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72 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
ces épreuves, un seul de leui's cheveux ne tom-
berait pas ^
La situation était si précaire, on sentait si bien
qu'on était à la veille d'une catastrophe, qu'il ne fut'
pas donné de successeur immédiat à Jacques dans la
présidence de l'Église de Jérusalem*. Les autres
« frères du Seigneur », tels que Jude, Siméon, fils
de Clopas, continuèrent d'être les principales auto-
rités dans la communauté. Après la guerre, nous
les verrons servir de point de ralliement à tous les
fidèles de Judée'. Jérusalem n'a plus que huit ans
à vivre, et même, bien avant l'heure fatale, l'érup-
tion du volcan lancera au loin le petit groupe de
Juifs pieux que rattachait les uns aux autres le sou-
venir de Jésus.
\4. Luc, XXI, 18-19.
2. Easèbe,^w/. eccL,lll, 11.
3. Eusèbe, Hist. eccL, III, 11 ; IV, 5, 20, 22 (d'après Hégé-
sippe); Const, apost., Vn, 46.
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CHAPITRE IV.
DERNIÈRE ACTIVITE DE PAUL.
Paul, cependant, subissait en prison les lenteurs
d*une administration à moitié détraquée par l'extra-
vagance du souverain et son mauvais entourage.
Timothée, Luc, Aristarque et, selon certaines tradi-
tions, Titus, étaient avec lui, Tychique l'avait rejoint
de nouveau. Un certain Jésus, surnommé /li^/u^ S
lequel était circoncis, un Démétrius ou Démas, pro-
sélyte in circoncis*, qui était, ce semble, de Thes-
salonique, un personnage douteux du nom de Cres-
cent, figurent encore près de sa personne et lui
servent de coadjuteurs*. Marc, qui, selon notre hypo-
4. Cf. pour ce nom chez les juifs, Corp, inscr. gr., n«9922;
Bereschith rabba, sect. vi.
2. Cette circonstance se conclut des versets Col., iv, 44 et
44, comparés entre eux.
3. Col., I, 4 ; IV, 7, 40, 44, 44 ; Philémon, 4, J4; Eph., vi,
24 ; II Tim. (apocryphe), iv, 9-42.
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74 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
thèse, était venu à Rome en compagnie de Pierre,
se réconciliaj paraît-il, avec celui dont il avait par-
tagé la première activité apostolique, et dont il
s'était séparé violemment*; il servait probablement
d'intermédiaire entre Pierre et l'apôtre des gentils*.
En tout cas, Paul, vers ce temps, était très-mécon-
tent des chrétiens de la circoncision ; il les jugeait
peu bienveillants envers lui, et déclarait ne pas trouver
parmi eux de bons collaborateurs \
D'importantes modifications, amenées peut-être
par les relations nouvelles qu'il eut dans la capitale
de l'empire, centre et confluent de toutes les idées,
s'accomplissent, vers le temps où nous sommes, dans
la pensée de Paul, et rendent les écrits de cette
époque de sa vie sensiblement différents de ceux
qu'il composa durant sa deuxième et sa troisième
mission. Le développement interne de la doctrine
chrétienne s'opérait rapidement. En quelques mois
de ces années fécondes, la théologie marchait plu»
vite qu'elle ne le fit ensuite en des siècles. Le dogme
nouveau cherchait son équilibre, et se créait de tous
les côtés, pour appuyer ses parties faibles, des sup-
4. \o\r Saint Paul, p. 20, 32.
%. Col., IV, 40; Pbilémon, 24; II Tim., iv, 44; I Petri,
V, 43.
3. Col, IV, 44.
\f-
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[An 62J L'ANTECHaiST. 75
pléments, des étais. On eût dit un animal dans sa
crise génétique, se poussant un membre, se transfor-
mant un organe, se coupant un appendice, pour
arriver à l'harmonie de la vie, c'est-à-dire à Télat
où tout dans l'être vivant se répond, s'épaule et se
lient.
Le feu d'une activité dévorante n'avait jamais
jusque-là laissé à Paul le loisir de mesurer le temps,
ni de trouver que Jésus tardait beaucoup à reparaître;
mais ces longs mois de prison le forcèrent à se replier
sur lui-même. La vieillesse, d'ailleurs, commençait à
venir pour lui*; une sorle de maturité triste succédait
aux ardeurs de sa passion. La réflexion se faisait
jour et l'obligeait à compléter ses idées, à les réduire
en théorie. Il devenait mystique, théologien, spécu-
latif, de pratique qu'il était. L'impétuosité d'une
conviction aveugle et absolument incapable de revenir
en arrière ne pouvait l'empêcher de s'étonner par-
fois que le ciel ne s'ouvrît pas plus vile, que la
trompette finale ne retentît pas plus tôt. La foi de
Paul n'en était pas ébranlée, mais elle voulait
d'autres points d'appui. Son idée du Christ se mo-
difiait. Son rêve désormais, c'est moins le Fils de
l'homme, apparaissant sur les nuées, et présidant
1 . Philéroon, 9. .
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70 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 02]
à la résurrection générale, qu'un Christ établi dans
la divinité, incorporé à elle, agissant en elle et
avec elle. La résurrection pour lui n'est plus dans
l'avenir; elle a l'air d'avoir eu déjà lieu*. — Quand
on a changé une fois, on change toujours; on peut être
à la fois le plus passionné et le plus mobile des
hommes. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les grandes
images de l'apocalypse finale et de la résurrection,
qui étaient autrefois si familières à Paul, qui se
présentent en quelque sorte à chaque page des lettres
de la seconde et de la troisième mission, et même dans
l'épître aux Philippiens*, ont une place secondaire
dans les derniers écrits de sa captivité '. Elles y sont
remplacées par une théorie du Christ, conçu comme
une sorte de personne divine, théorie fort analogue à
celle du Logos^ qui, plus tard, trouvera sa forme
définitive dans les écrits attribués à Jean.
Le même changement se remarque dans le style.
La langue des épîtres de la captivité a plus d'am-
pleur; mais elle a perdu un peu de sa force. La
pensée est menée avec moins de vigueur. Le diction-
naire diffère notablement du premier vocabulaire de
Paul. Les termes favoris de l'école johannique,
4. Col., II, 42; lu, 4. Voir cependant II Tim., ii, 48.
«. Phil., i, 6; II, 40; m, 20 et suiv.; iv, 5.
3. Col., III, 4.
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-.1
[An 62] L'ANTECHRIST. 77
« lumière», « ténèbres », « vie », « amour », etc.,
deviennent dominants ^ La philosophie syncrétique
du gnosticisme se fait déjà sentir. La question de la
justification par Jésus n'est plus aussi vive; la guerre
de la foi et des œuvres semble apaisée au sein de
l'unité de la vie chrétienne, composée de science et
de grâce*. Christ, devenu l'être central de l'univers,
concilie en sa personne divinisée Tantinomie des deux
christianismes. Certes, ce n'est pas sans motifs qu'on
a suspecté l'authenticité de tels écrits; ils ont pour
eux cependant de si fortes preuves', que nous aimons
mieux attribuer les différences de style et de pensée
dont nous venons de parler à un progrès naturel
dans la manière de Paul. Les écrits antérieurs et cer-
tainement authentiques de Paul contiennent le germe
de ce langage nouveau. « Christ » et « Dieu » s'y
échangent presque comme des synonymes; Christ y
exerce des fonctions divines; on l'invoque comme
Dieu; il est l'intermédiaire obligé auprès de Dieu.
L'ardeur avec laquelle on s'attachait à Jésus faisait
qu'on lui rapportait toutes les théories qui avaient
4. Col., ij 2, 43; m, 4; Ephe3.,v, 8,44,43.Corap. Phil.,u,46.
2. Col., I, 40, m, 9-40; Eph., ii, 8-40. Notez'tÇ fp^wv, et non
plus il ^n«^ vofAou (Gai., n, 46), qui n'aurait guère eu de sens pour
les hellénistes purs.
3. Voir Sainl Paul, introd., p. vu et suiv.
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78 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 02)
de la vogue dans quelque partie du monde juif. Sup-
posons qu'un homme répondant aux aspirations assez
diverses de la démocratie s'élève de nos jours. Ses
partisans diraient aux uns : « Vous êtes pour Forga-
nisalion du travail ; c'est lui qui est l'organisation du
travail ; » aux autres : « Vous êtes pour la morale
indépendante; c'est lui qui est la morale indépen-
dante; » à d'autres: « Vous êtes pour la coopération;
c'est lui qui est la coopération ; » à d'autres : «Vous êtes
pour lu solidarité ; c'est lui qui est la solidarité. »
La nouvelle théorie de Paul peut se résumer à
peu près ainsi qu'il suit * :
Ce monde est le règne des ténèbres, c'est-à-dire
de Satan et de sa hiérarchie infernale, laquelle rem-
plit l'atmosphère. Le règne des saints, au contraire,
sera le règne de la lumière. Or les saints sont ce
qu'ils sont, non par leur propre mérite (avant Christ,
tous étaient ennemis de Dieu), mais par Tapplication
que Dieu leur fait des mérites de Jésus-Christ, le fils
de son amour. C'est le sang de ce fils, versé sur
la croix, qui efface les péchés, réconcilie avec Dieu
toute créature et fait régner la paix au ciel et sur
la terre. Le Fils est l'image du Dieu invisible, le
4. Épttre aux Golossiens et ÉpUre aux Éphésiens, tout
entières.
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[An 62] L'ANTECHRIST. 79
premier-né des créatures; tout a été créé en lui,
par lui et pour lui, choses célestes et terrestres,
visibles et invisibles, trônes, puissances, domina-
lions*. Il était avant toute chose, et tout existe en
lui. L'Église et lui forment un seul corps, dont il est
la tête. Comme en toute chose il a toujours tenu le
premier rang, il le tiendra aussi dans la résurrection.
Sa résurrection est le commencement de Funiverselle
résurrection. La plénitude de la divinité habite cor-
porellement en lui. — Jésus est ainsi le dieu de
l'homme, une sorte de premier ministre de la créa-
lion, placé entre Dieu et l'homme*. Tout ce que le
monothéisme dit des rapports de l'homme avec Dieu
peut, selon la théorie actuelle de Paul, être dit des
rapports de l'homme avec Jésus*. La vénération
pour Jésus, qui chez Jacques ne dépasse pas le
culte de dulie ou d'hyperdulie*, atteint chez Paul
la proportion d'un véritable culte de latrie, comme
\i
4. Qasses d'anges. Gomp. Rom., vm, 38; I Cor., xv, S4;
I Pelri, in, 22 ; Test, des douze pair., Lévi, 3 et suiv.
2. C'est ainsi que Philon appelle le Verbe iô^«v tôv àrtXôv Oco'ç.
Legis aUeg., III, 73.
3. Je fais abstraction du verset Col., ii, 2. La complète incer-
titude de la vraie leçon de la 6n de ce verset empêche qu'on
paisse raisonner dessus.
4. Jac, 1, 4 . ^
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80 ORIGINES DU CHRISTIAxNISME. [Aa 62J
aucun Juif n'en avait jusque-là voué au fils d'une
femme.
Ce mystère, que Dieu préparait depuis l'éternité,
la maturité des temps étant venue, il l'a révélé à ses
saints des derniers jours. Le moment est arrivé où
chacun doit compléter pour sa part l'œuvre de Christ;
or on complète l'œuvre de Christ par la souffrance; la
souffrance est donc un bien dont il faut se réjouir, se
glorifier. Le chrétien, en participant de Jésus, est rem-
pli comme lui de la plénitude^ de la divinité. Jésus,
en ressuscitant, a tout vivifié avec lui. Le mur de sé-
paration que la Loi créait entre le peuple de Dieu et
les gentils, Jésus l'a fait tomber; avec les deux por-
tions de l'humanité réconciliées, il' a fait une nou-
velle humanité; toutes les vieilles haines, il les a
tuées sur la croix. Le texte de la Loi était comme le
billet d'une dette dont l'humanité ne pouvait s'acquit-
ter; Jésus a détruit la valeur du billet, en le clouant
à sa croix. Le monde créé par Jésus est donc un
monde entièrement nouveau; Jésus est la pierre
angulaire du temple que Dieu se bâtit. Le chrétien
est mort à la terre, enseveli avec Jésus au tombeau ;
sa vie est cachée en Dieu avec Christ. En attendant
que Christ apparaisse et l'associe à sa gloire, il mor-
4. uxi^v^a. Col., II, 40; Ephes., m, 49; comp. Jean, i, 46.
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(Aa 0'2J L'ANTECHRIST. 81
lifie son corps, éteignant tous ses désirs naturels,
prenant en tout le contre-pied de la nature, dépouil-
lant le « vieil homme », revêtant « le nouveau »,
renouvelé selon l'image de son Créateur. A ce point
de vue, il n'y a plus de Grec ni de Juif, de cir-
concis ni d'incirconcis, de barbare ni de «Scythe,
d esclave ni d'homme libre; Christ est tout; Christ
est en tous. Les saints sont ceux à qui Dieu, par don
gratuit, a fait TappHcation des mérites de Christ, et
qu'il a ainsi prédestinés à l'adoption divine, avant
même que le monde existât. L'Église est une, comme
Dieu lui-même est un ; son œuvre est l'édification du
corps de Christ ; le but final de toutes choses est la
réalisation de l'homme parfait, l'union complète de
Christ avec tous ses membres, un état où Christ sera
vraiment la tête d'une humanité régénérée selon son
propre modèle, d'une humanité recevant de lui le
mouvement et la vie par une série de membres liés
entre eux et subordonnés les uns aux autres. Les
puissances ténébreuses de l'air combattent pour empê-
cher cet avènement. Une lutte terrible aura lieu entre
elles et les saints. Ce sera un mauvais jour; mais,
armés des dons du Christ, les saints triompheront.
De telles doctrines n'étaient pas entièrement ori-
ginales. C'étaient en partie celles de l'écolç juive
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»2 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 02]
d'Egypte, et notamment celles de Philon. Ce
Christ devenu une hypostase divine est le logos de
la philosophie juive alexandrine , le mémera des
paraphrases chaldaïques, prototype de toute chose,
par qui tout a été créé *. Ces puissances de l'air *,
auxquelles l'empire du monde a été donné ^, ces
hiérarchies bizarres, célestes et infernales*, sont
celles de la cabbale juive et du gnosticisme. Ce plé-
roma mystérieux, but final de l'œuvre de Christ,
ressemble fort au pléroma divin que la gnose place
au sommet de l'échelle universelle. La Ihéosophie
gnostique et cabbaliste, qu'on peut regarder comme
4. Philon, De profilais, 2, 49, 20, 26; VUa Mosis, II, 42;
De mundi opif.j 4-8; De confxis, ling.j 44, 49, 28; De migr.
Abr,,k-%\ De somniis,\^ 43, 37, 44; II, 37; De motiarchia,
'^ \\y 3; Quod Deus immui., 6, 36: De agric, Noe, 42; De plant.
- Noe,t^ 4; Legis alleg., J, 48; III, 34, 59-61; De cherubim,
44, 35; De mundoj 2, 3; Quis rer. div, hœres, 26, 38, 42, 44, 48;
De poêler. Caini, 35; fragm. dans Eus., Prœp, evang., VII, 43;
dans Jean Damascène (Mangey, II, p. 655).
^. Pbilon, De sonvms, I, 22; Teslam. des douze pair.,
Lévi, 3; Benjamin, 3; Mischna, Abolhj v, 6; Talmud de Baby-
lone, Beracolh, 6 a; Tanhuma, fin de la section Mischpalim;
lalkout sur Job, § 943. Comp. Plutarque, Quœsl. rom., 44.
3. Cf. Jamblique, De mysL ^gypL, IF, 3, p. 44-43, Gale;
Teslanienl de Salomon, dans Fabricius, Cod, pseud. V, T., l,
4047.
4. Cf. I Pétri, m, 22 ; Ignatii (ut fertur) ad Trallianos
Bpist.,4, 5.
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[An 62J L'ANTECHRIST. 83
la mythologie du monothéisme, et que nous avons
cru voir poindre chez Simon de Gilton, se pré-
sente dès le i" siècle avec ses caractères princi-
paux. Rejeter systématiquement au ii' siècle tous
les documents où Ton trouve des traces d'un pareil [ \
esprit est fort téméraire. Cet esprit était en germe
dans Philon et dans le christianisme primitif. La
conception théosophique du Christ devait sortir
nécessairement de la conception messianique du Fils
de l'homme, quand il serait bien constaté, après une
longue attente, que le Fils de l'homme ne venait
pas. Dans les épîtres les plus incontestablement au-
thentiques de Paul, il y a certains traits qui restent
peu en deçà des exagérations que présentent les
épîtres écrites en prison *. L'Épître aux Hébreux ,
antérieure à Tan 70, montre la même tendance à
placer Jésus dans le monde des abstractions méta-
physiques. Tout cela deviendra sensible au plus
haut degré quand nous parlerons des écrits johan-
niques. Chez Paul, qui n'avait point connu Jésus,
cette métamorphose de l'idée du Christ était en
quelque sorte inévitable. Tandis que l'école qui pos-
sédait la tradition vivante du maître créait le Jésus
4. Par exemple, II Cor., iv, 4, Satan est appelé a le dieu de
ce monde ». Gomp. Jean, \ii, 34.
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8i ORIGINES DU CHRISTIANISME. fAii G2J
(les Évangiles synoptiques, l'homme exalté qui n'avait
vu le fondateur du christianisme que dans ses rêves le
transformait de plus en plus en un être surhumain,
en une sorte d'archée métaphysique qu'on dirait
n'avoir jamais vécu.
Cette transformation, du reste, ne s'opérait pas
seulement dans les idées de Paul. Les Eglises issues
de lui marchaient dans le même sens. Celles d'Asie
Mineure, surtout, étaient poussées par une sorte de
travail secret aux idées les plus exagérées sur la divi-
nité de Jésus. Cela se conçoit. Pour la fraction du
christianisme qui était sortie des entretiens familiers
du lac de Tibériade, Jésus devait toujours rester
l'aimable fils de Dieu qu'on avait vu passer parmi les
hommes avec cette attitude charmante et ce fin sourire ;
mais, quand on prêchait Jésus aux gens de quelque
canton perdu de la Phrygie, quand le prédicateur dé-
clarait ne l'avoir jamais vu et affectait presque de ne
rien savoir de sa vie terrestre S que pouvaient penser
ces bons et naïfs auditeurs de celui qu'on leur prê-
chait? Comment pouvaient-ils se le figurer ? — Comme
un sage? comme un maître plein de charme? Ce
n'est nullement ainsi que Paul présentait le rôle de
Jésus. Paul ignorait ou feignait d'ignorer le Jésus
U 4. II Cor., v, 46.
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(Au 62] L'ANTECHRIST. 85
historique. — Comme le Messie, comme le Fils de
rhomme devant apparaître dans les nues au grand
jour du Seigneur? Ces idées étaient étranges pour
les gentils et supposaient la connaissance des livres
juifs. — Évidemment, l'image qui devait le plus sou-
vent s'offrir à ces bons provinciaux était celle d'une
incarnation, d'un Dieu re vêlant une forme humaine
et se promenant sur la terre *. Celte idée était très-
familière à TAsie Mineure; Apollonius de Tyane allait
bientôt l'exploiter à son profit. Pour concilier une
telle manière de voir avec le monothéisme, un seul
parti restait : concevoir Jésus comme une hypostase
divine incarnée, comme une sorle de dédoublement
du Dieu unique, ayant pris la forme humaine pour
l'accomplissement d'un plan divin. 11 faut se rappeler
que nous ne sommes plus en Syrie. Le christianisme
a passé de la terre sémitique aux mains de races
ivres d'imagination et de mythologie. Le prophète
Mahomet, dont la légende est si purement humaine
chez les Arabes, est devenu de même, chez les schiites
[de la Perse et de l'Inde, un être complélement sur-
Inaturel, une sorte de Vischnou et de Bouddha.
Quelques relations que l'apôtre eut avec ses
Églises d*Asie Mineure, justement vers ce temps, lui
4 . Voir Fépisode de Paul à Lystres. Saint Paul, p. 44-46.
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80 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62J
fournirent Toccasion d'exposer la nouvelle forme
qu'il s'était habitué à donner à ses idées. Le pieux
Épaphrodite ou Épaphras, docteur et fondateur de
l'Église de Colosses, et chef des Eglises des bords du
Lycus, arriva près de lui avec une mission desdites
Églises *. Paul n'avait jamais été dans cette vallée;
mais on y admettait son autorité *. On l'y recon-
naissait même pour l'apôtre du pays, et chacun s'en-
visageait comme lui devant la foi '. Apprenant sa
captivité, les Églises de Colosses, de Laodicée sur le
Lycus, d'Hiérapolis députèrent Épaphras pour par-
tager sa chaîne *, le consoler, l'assurer de l'amitié
des fidèles et probablement lui offrir les secours
d'argent dont il pouvait avoir besoin *. Ce que rap-
portait Épaphras du zèle des nouveaux convertis
remplit Paul de satisfaction® ; la foi, la charité, l'hos-
pitalité étaient admirables ^; mais le christianisme
prenait dans ces Églises de la Phrygîe une direction
singulière. Loin du contact des grands apôtres,
4. Col., I, 7^; II, 4; iv, 4 M 3, 45-46.
2. Col,, II, 4, 5; Ephes., m, 2; iv, 21.
3. PhiL, 49.
4. Philem., 23.
5. Col., I, 7. Je lis Orip uowv, avec Griesbach, Tischendorf, le
texte reçu et le Sinatiicus.
6. Col., I, 4, 9; Ephes., i, 45.
7. Col., I, 4.
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[Au CiJ L'ANTECHRIST. «7
soustraites à toute influence juive, composées presque
uniquement de païens S ces Églises inclinaient à
une sorte de mélange du christianisme, de la philo-
sophie grecque et des cultes locaux *. Dans cette
paisible petite ville de Colosses, au bruit des
cascades, au milieu des gouffres d'écume, en face
d'Hiérapolis et de son éblouissante montagne %
grandissait chaque jour la croyance à la pleine divi-
nité de. Jésus -Christ. Rappelons que la Phrygie était
un des pays qui avaient le plus d'originalité reli-
gieuse. Ses mystères renfermaient ou avaient la pré-
tention de renfermer un symbolisme élevé. Plusieurs
des rites qu'on y pratiquait n'étaient pas sans
analogie avec ceux du culte nouveau*. Pour des
chrétiens sans tradition antérieure, n'ayant pas tra-
versé le même apprentissage de monothéisme que
les juifs, la tentation devait être forte d'associer le
dogme chrétien à de vieux symboles, qui se présen-
4. Ephes., II, 49 elsuiv. ; m, 4 etsuiv. ; iv, 17, 22 ; en se rap-
pelant que répUre dile aux Éphésiens fut, à ce qu'il semble, des-
tinée aux Églises de la vdlée du Lycus. V. Saint Paul, p. xiv et
suiv., et ci-après, p. 91-93.
2. Col. II, 4, 8.
3. Voir Saini Paul, p. 358-360.
4. Gamicci, Tre sepolcri (Naples, 4852), et Les mystères da
syncrétisme phrygien, dans les AféL d'arch. des PP. Cahier et
Martin, vol. IV (4856), p. 4 et suiv.
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88 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62J
taient ici comme un legs de la plus respectable anti-
quité. Ces chrétiens avaient été de dévots païens,
avant d'adopter les idées venues de Syrie ; peut-être
en les adoptant n'avaient-ils pas cru rompre formel-
lement avec leur passé. Et d'ailleurs, quel est l'homme
vraiment religieux qui répudie complètement l'en-
seignement traditionnel à l'ombre duquel il sentit
d'abord l'idéal, qui ne cherche pas des conciliations,
souvent impossibles, entre sa vieille foi et celle à
laquelle il est arrivé par le progrès de sa pensée?
Au II* siècle, ce besoin de syncrétisme prendra
une importance extrême et amènera le plein déve-
loppement des sectes gnostiques. Nous verrons, à la
fin du I" siècle, des tendances analogues remplir
l'Église d'Éphèse de troubles et d'agitation. Cé-
rinthe et l'auteur du quatrième Évangile partaient
au fond d'un principe identique, de l'idée que la
conscience de Jésus fut un être céleste distinct de son
apparence terrestre *• Dès l'an 60, Colosses était déjà
atteint du même mal. Une théosophie mêlée de
croyances indigènes % de judaïsme ébionite % de phi-
losophie *, et de données empruntées à la prédication
4. Irénée, Adv, hœr., T, xxvi, 4.
«. Concile de Laodicée de Tan 364, canons 35 et 36 ; Théo-
dorel, sur Col., u, 47 et 48.
3. Col., II, 44-4Î, 46-Î3.
4 Col., II, 8.
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(An 62] L'ANTECHRIST. 89
nouvelle, y trouvait déjà d'habiles interprètes *. Un
culte d'éons incréés, une théorie très-développée
d'anges et de démons *, le gnosticîsme, enfin, avec
ses pratiques arbitraires, ses abstractions réalisées,
commençait à se produire, et, par ses trompeuses
douceurs, minait la foi chrétienne en ses parties les
plus vives et les plus essentielles. Il s'y mêlait des
renoncements contre nature, un faux goût de l'hu-
miliation, une prétendue austérité refusant son droit
à la chair ', en un mot toutes les aberrations du
sens moral qui devaient produire les hérésies phry-
giennes du II* siècle (montanistes, pépuziens, cata-
phryges), lesquelles se rattachaient elles-mêmes au
vieux levain mystique des galles, des corybantes, et
dont les derniers survivants sont les derviches de (
nos jours. La différence des chrétiens d'origine
païenne et des chrétiens d'origine juive se marquait
ainsi de jour en jour. La mythologie et la métaphy-
sique chrétiennes naissaient dans les Églises de Paul.
Sortis de races polythéistes , les païens convertis i /
trouvaient toute simple l'idée d'un Dieu fait homme, ( ^
4. Col., H, 4,8.
2. Col., 1, 46; II, 40, 45, 48; Eph., i, 24 ; vi, 42. Comp. I Tim., i,
4; VI, 20; Epiph., hœr. xxi, 2; Tertullien, Prœscr., 33; Irénée,
I, XXXI, 2.
3. Col., Il, 48, 22, 23.
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DO ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
tandis que rincarnation de la divinité était pour les
juifs quelque chose de blasphématoire et de révol-
tant.
Paul, voulant garder près de lui Épaphras, dont
il songeait à utiliser l'activité S résolut de répondre
à la dépulation des Colossiens en leur envoyant
Tychique d'Éphèse, qu'il chargea en même temps de
commissions pour les Églises d'Asie *• Tychique
devait faire une tournée dans la vallée du Méandre*,
visiter les communautés, leur donner des nou-
velles de Paul , leur transmettre de vive voix sur
la situation de l'apôtre à l'égard des autorités ro-
maines des détails qu'il ne croyait pas prudent de
confier au papier *, enfin remettre à chacune des
Églises des lettres séparées que Paul leur adres-
sait \ Il était recommandé à celles de ces Églises
1. Col., IV, 42-13; Pliilem., 23.
2. Col., IV, 7-8; Ephes., vi, 21-22; cf. II Tim., iv, 42. Voir
Saint Paul, p. 539.
3. La route la plus commode pour aller de Rome en cette par-
lie de la Phrygie était d'aborder à Éphèse ou à Milet et de remon-
ter les vallées du Méandre et du Lycus.
4. Ces sortes de précautions se remarquent dans plusieurs
épîtres, dans les Actes et dans TApocalypse. Cf. l Job., 12;
lIJob., 13.
5. Col., IV, 13, 16. Les deux villes de Laodicée et de Hiéra-
polis sont si voisines, qu*on peut supposer que la môme épître
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[An G'iJ I/ANTEGHRIST. 91
qui étaient voisines les unes des autres de se com-
muniquer réciproquement leurs lettres, et de les lire
tour à tour en assemblée *. Tychique put, en outre,
être porteur d'une espèce d'encyclique, calquée sur
répître aux Colossiens, et préservée pour les Églises
auxquelles Paul n'avait rien de particulier à dire.
L'apôtre paraît avoir laissé à ses disciples ou secré-
taires le soin de rédiger cette circulaire % sur le plan
qu'il leur donna, ou d'après le type qu'il leur montra'.
L'épître adressée dans cette circonstance ai\^
Colossiens nous a été conservée *. Paul la dicta à
Timothée% la signa et ajouta de son écriture : Souve-
nez'vous de mes chaînes ®. Quant à l'épître circu-
laire que Tychique remit sur son chemin aux Eglises
servit à toutes les deux. Paul les associe, iv, 43. Si, au verset
IV, 16, il ne nomme que Laodicée, c est que Laodicée est un peu
plus près de Colosses que Hiérapolis.
4. Col., IV, 46.
2. Il est remarquable que la suscription de Tépllre dite aux
Éphésiens ne porte pas le nom de Timolhée. Le style de cette
épUre diffère non-seulement du style ordinaire de Paul, mais
même du style particulier de Tépltre aux Colossiens.
3. Voyez Saint Paul, p. xx et suiv. L'épître aux Romains
parait avoir eu le même caractère de circulaire.
4. Pour les doutes sur rauthenticité de cette épîtro, voir Sa<n(
Paulj p. VII et suiv.
5. Col., I, 4.
6. Col., IV, 48.
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92 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aii.62J
qui n'avaient pas de lettre nominative, il semble que
nous l'avons dans l'épître dite aux Ephésiens *.
Certainement, celte épître n'eut pas les Ephésiens
pour destinataires, puisque l'apôtre s'y adresse
exclusivement à des païens convertis *, èi une Église
qu'il n'avait jamais vue %et à laquelle il n'a pas d'avis
spécial à donner. Les anciens manuscrits de l'épître
dite aux Ephésiens portaient en blanc dans la sus-
cription la désignation de l'Église destinataire * ; le
manuscrit du Vatican et le Codex sinaïlicus olTrent
une particularité analogue *. On a supposé que celte
prétendue lettre aux Ephésiens est en réalité la lettre
aux Laodicéens, qui fut écrite en même temps que
celle aux Colossiens ^ Nous avons dit ailleurs ' les
raisons qui nous empêchent d'admettre cette opinion,
4. Voir Saint Paul, p. xu et suiv.
2. Il, 44 et suiv., 49 et suiv.; m, 4 et suiv.; iv, 47, 22.
3. 1, 45; m, 2; iv, 24.
4. Saint Basile, Contra Eunomium, II, 49; saint Jérôme,
sur Eph., I, 4 . Remarquez aussi le vague des formules finales, vi,
23, 24.
5. Dans ces deux manuscrits, iv tc^iatA a été ajouté par une
m ain plus moderne. Le manuscrit de Vienne (67} présente les
mots h Éçcfftt biffés.
6. Col., IV, 46. C'était Fopinion deMarcion. Tertullien, Adv.
Marc, V, 44 ; Épiphane, hser. xlii, 9, 44. Cf. Canon de Muratori,
lignes 62 et suiv.
7. Saint Paul, p. xx-xxi, note.
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|Aa C2J L'ANTECHRIST. 93
et qui nous portent à voir plutôt dans la pièce dont
il s'agît une lettre doctrinale que saint Paul aurait
fait reproduire à plusieurs exemplaires et répandre
en Asie. Tychique, en passant à Éphèse, sa patrie,
put montrer un de ces exemplaires aux anciens;
ceux-ci purent le garder comme morceau d'édifica-
tion, et il est parfaitement admissible que ce soit cette
copie qui ait servi, quand on fit la collection des
lettres de Paul * ; de là viendrait le titre que l'épîlre
en question porte aujourd'hui. Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est que l'épîlre dite aux Éphésiens n'est guère
qu'une imitation paraphrasée de l'épître aux Colos-
siens, avec quelques additions tirées d'autres épîtres
de Paul et peut-être d' épîtres perdues.
Cette lêpître dite aux Éphésiens forme, avec
l'épître aux Colossiens, le meilleur exposé des théories
de Paul vers la fin de sa carrière. Les épîtres aux
Colossiens et aux Éphésiens ont, pour le dernier
période de la vie de l'apôtre, le même prix qu'a
l'épître aux Romains pour l'âge de son grand apo-
stolat. Les idées du fondateur de la théologie chré-
tienne y sont arrivées au plus haut degré d'épura-
tion. On sent ce dernier travail de spiritualisation |
4 . Pour réplire aux Romains, ce fut aussi Texemplaire de
l'Église la plus célèbre qui fit loi.
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04 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62J
que les grandes âmes près de s'éteindre font subir
à leur pensée, et au delà duquel il n'y a plus que la
mort.
Certes, Paul était dans le vrai en combattant cette
dangereuse maladie du gnosticisme, qui allait bientôt
menacer sérieusement la raison humaine, cette chi-
mérique religion des anges S à laquelle il oppose
son Christ supérieur à tout ce qui n'est pas Dieu *.
On lui sait gré encore du dernier assaut qu'il livre
à la circoncision, aux vaines pratiques, aux préjugés
juifs '. La morale qu'il tire de sa conception trans-
cendante du Christ est admirable à beaucoup d'égards.
Mais que d'excès, grand Dieu ! Que cet audacieux
dédain de toute raison, ce brillant éloge de la folie,^
cette fougue de paradoxe préparent de'#evers à la
parfaite sagesse, qui fuit toute extrémité ! Ce « vieil
homme », que Paul secoue si rudement, réagira; il
démontrera qu'il ne méritait pas tant d'anathèmes.
Tout ce passé frappé d'une injuste sentence rede-
viendra un principe de « renaissance » pour le
monde, amené par le christianisme au dernier degré
de l'épuisement. Paul sera en ce sens un des plus dan-
4. Col., n, 48.
î. Col., I, 46; II, 40,45; Ephes.,1,24; vi, 42.
3. Col., Il, 44-42, 46-23; Eph., net m.
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(An 62] L'ANTECHRIST. 95
gereux ennemis de la civilisation. Les recrudescences
de l'esprit de Paul seront autant de défaites pour
l'esprit humain. Paul mourra quand l'esprit humain
triomphera. Ce qui sera le triomphe de Jésus sera la
mort de Paul.
L'apôlre terminait son épître aux Colossiens en
envoyant à ces derniers les compliments et les vœux
de leur saint et dévoué catéchiste Épaphras. Il les
priait en même temps de. faire un échange de lettres
avec l'Église de Laodicée*. A Tychique, qui devait
porter la correspondance, il adjoignit comme mes-
sager un certain Onésime, qu'il appelle « un fidèle et
cher frère* ». Rien de plus touchant que l'histoire
de cet Onésime. 11 avait été l'esclave de Philémon, .
un des principaux de l'Église de Colosses; il s'enfuit
de chez son maître, en le volant, et alla se cacher à •
Rome. Là, il entra en relations avec Paul, peut-êlre ;
par l'intermédiaire d'Épaphras, son compatriote. ;
Paul le convertit, le décida à retourner vers son ^
maître, et le fit partir pour l'Asie en compagnie de
Tychique. Afin de calmer les appréhensions qui pou- |
valent rester au pauvre Onésime, Paul dicta à ,
4. Col., IV, it et suiv. Voir ci-dessus, p. 90-91.
t. Col., IV, 9 et Philetn. entier. Onésime était un nom d'es-
clave. Suétone, Galba, \3.
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96 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62]
Timolhée pour Philémon un billet, vrai petit chef-
d'œuvre de Fart épistolaire, qu'il remit entre les
mains du délinquant :
Paul, prisonnier de Jésus-Christ, et frère Timothée, a
Philémon, notre bien-aimé et notre collaborateur, et a
SOEUR Appu, et a Archippe, notre compagnon d'armes, et
A l'église qui est dans ta maison.
Grâce et paix descendent sur vous tous des mains de
Dieu notre père et du Seigneur Jésus-Christ.
Je rends sans cesse grâces à mon Dieu, quand ton
souvenir se présente à moi dans mes prières. J'entends
parler, en effet, de ta foi au Seigneur Jésus, de ta charité
pour tous les saints. Puisse ta foi se communiquer effica-
cement et te révéler toujours ce qui pour nous est le bien,
en vue de Christ I Ta charité, en effet, m'a causé beaucoup
de joie et de consolation ; car les entrailles des saints ont
été réjouies par toi, frère. Voilà pourquoi, bien que j'eusse
beaucoup de droits en Christ de te prescrire ce que tu dois
faire, j'aime mieux te le demander au nom de la charité,
et en mon nom,... au nom de Paul vieux et maintenant
prisonnier de Christ Jésus.
Je viens donc te prier pour mon fils, qae j'ai engendré
dans les fers, pour Onésime, qui autrefois ne t'a guère été
utile*, mais qui maintenant peut l'être beaucoup à toi et
à moi. Je te l'ai renvoyé, lui, c'est-à-dire mes entrailles.
Je voulais d'abord le garder près de moi, pour qu'il
1. Allusion au nom d' Onésime, qui veut dire « utile ».
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[An62j L'ANTECHRIST. 97
me servît à ta place dans les chaînes de TÉvangile;
mais je n'ai rien voulu faire sans ton avis, de peur que
cette bonne action n'eût l'air de t'avoir été imposée, et ne
vînt pas de ton plein gré. Peut-être, en effet, Onésime
n'a-t-il été quelque temps séparé de toi qu'aûn que tu le
retrouves à jamais S non plus comme esclave, mais comme
frère bien-aimé au lieu d'esclave. Il est cela pour moi; à
combien plus forte raison doit-il l'être pour toi, et selon
la chair et selon Christ I Si donc tu es en communion avec
moi, reçois-le comme moi-même. Et s'il t'a fait quelque
tort, s'il te doit quelque chose, passe-le à mon compte.
Paul prit alors la plume, et, pour donner à sa
lettre la valeur d'une vraie créance, ajouta ces mots :
Moi, Paul, j'ai écrit ceci de ma main. Je payerai
sans reproche et sans te rappeler ce que, de ton côté,
tu me dois. Oui, frère, puissé-je être content de toi
dans le Seigneur ! Réjouis mes entrailles en Christ.
Puis il se remit à dicter :
Ck)nûant en ton obéissance, je t'ai écrit, sachant que tu
feras plus que je ne te dis. Prépare-toi aussi à me recevoir ;
car j'espère que, grâce à vos prières, je vous serai rendu.
Épaphras, mon compagnon de chaîne en Christ Jésus, Marc ,
Aristarque, Démas, Luc, mes collaborateurs, te saluent.
4. Il y a peut-être ici une allusion au Lévitique, xxv, 46, pas-
sage qui servait de base à'beaucoup de disputes rabbiniques.
7
11
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98 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62J
Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec voire
esprit!
On voit que Paul se faisait de singulières illu-
sions. Il se croyait à la veille d'une délivrance, il
formait de nouveaux plans de voyages, et se voyait
au centre de l'Asie Mineure S au milieu des Églises
qui le révéraient comme leur apôtre sans l'avoir
jamais entendu. Jean-Marc, aussi, se préparait à
visiter l'Asie, sans doute au nom de Pierre. Déjà les
Églises de la Phrygie avaient été informées de la
prochaine arrivée de ce frère. Dans la lettre aux
Colossiens, Paul inséra une nouvelle recommandation
à son sujet *. Le tour de cette recommandation est
assez froid. Paul craignait que les dissentiments
qu'il avait eus avec Jean-Marc et plus encore les
Maisons de Marc avec le parti de Jérusalem ne
missent ses amis d'Asie dans l'embarras, que ceux-ci
n'hésitassent à recevoir un homme dont ils avaient
appris jusqu'alors à se défier. Paul alla au-devant
de ces malentendus et ordonna à ses Églises de com-
4. Il est vrai que ceci répond médiocrement à Act., xix, %\ ;
Rom., XV, 23-Î4. Corop. Phil., i, 25; ii, 24. Peut-être Paul, pour
tenir en éveil ses disciples et ses Églises, leur parlait-il do pro-
chains voyages, môme quand il ne faisait qu'en entrevoir la pos<
sibilité.
%. Col., nr, 40. Cf. I Pétri, v, 43. -
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[An 62] L'ANTECHRIST. M
munier avec Marc, dans le cas où il passerait par
leur pays. Marc était cousin de Barnabe, dont le
nom, cher aux Galates, ne devait pas être inconnu
aux gens de la Phrygie*. On ignore la suite de ces
incidenls. Un effroyable tremblement de terre venait
justement d'ébranler toute la vallée du Lycus. L'opu-
lente Laodicée se rebâtit avec ses propres res- *
sources*; mais Colosses ne sut se relever; elle dis- s
parut presque du nombre des Églises'; l'Apocalypse,
en G9, ne la mentionne pas. Laodicée et Hiérapolis
héritèrent de toute son importance dans l'histoire du
christianisme.
Paul se consolait par son activité apostolique
des tristesses qui l'assaillaient dé toutes parts. Il se
disait qu'il souffrait pour ses chères Églises; il s'en-
visageait comme la victime qui ouvrait aux gentils
les portes de la famille d'Israël *. Vers les derniers
mois de sa prison, il connut pourtant le décourage-
ment et l'abandon ^ Déjà, écrivant aux Philippiens,
il disait, en opposant la conduite de son cher et
4. Colosses est à une quarantaine de lieues d'Antioche de
Pisidie, qui faisait partie de la province de Galatîe.
2. Tacite, Arm,, XIV, S7; cf. Apoc., m, 47 et suiv. V. Sainl
Paul, p. 357-358.
3. Colosses n*a pas de monnaies impériales [Waddington]. V
4. Col, I, Î4; Eph., m, 4.
I 5. Coi., IV, 44 ; IITim., i, 45; u, 47-48; m, 4 et suit., 43
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iOO ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aq 62]
fidèle Timothée à celle de quelques autres : « Chacun
cherche son intérêt, non l'intérêt de Christ Jésus*. »
Timothée seul paraît n'avoir jamais excité aucune
plainte chez ce maître sévère, aigri, difficile à
contenter. II n'est pas admissible que Aristarque,
Épaphras, Jésus dit /ti^^t/^^ l'aient délaissé ^ mais plu-
sieurs d'entre eux purent se trouver absents à la fois ;
Titus était en mission '; d'autres qui 4ui devaient
tout, notamment des gens d'Asie, entre lesquels on
cite Phygelle et Hermogène, cessèrent de le fré-
quenter*. Lui, autrefois si entouré, il se vit dans
l'isolement. Les chrétiens de la circoncision l'évi-
taient*. Luc, à certains moments, fut seul avec lui*.
Son caractère, qui avait toujours été un peu morose,
s'exaspérait; on ne pouvait presque plus vivre en sa
compagnie. Paul eut de la sorte un cruel sentiment
de l'ingratitude des hommes. Chaque mot qu'on lui
prête vers ce temps est plein de mécontentement et
3 etsuiv., 6-16. Ce dernier écrit n'est pas de Paul; mais il peut
contenir des renseignements vrais.
4. Phil., II, «0-24.
t. Les épltres aux Colossiens et à Philémon, en eiïet, les pré-
sentent bomme fidèles.
3. II Tim., IV, 40.
4. II Tim., I, 45.
5. Col., IV, 44, selon le sens le plus probable. Cf. Tit., i, 40.
6. II Tim., IV, 44.
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(An 62] L'ANTECHRIST. iOl
\ d'aigreur*. L'Église de Rome, étroitement afiTiIiée à
celle de Jérusalem, était pour la plus grande partie
judéo-chrétienne. Le judaïsme orthodoxe, très-fort à
Rome, devait lui faire une rude guerre. Le vieil
apôtre, le cœur brisé, appelait la mort*.
S'il s'agissait d'une autre nature et d'une autre
race, nous essayerions de nous figurer Paul, en ces
derniers jours, arrivant èi reconnaître .qu'il a usé sa
vie pour un rêve, répudiant tous les prophètes sacrés
pour un écrit qu'il n'avait guère lu jusque-là, VEcdé-
siaste (livre charmant, le seul livre aimable qui ait
été composé par un juif), et proclamant que l'homme
heureux est celui qui, après avoir coulé sa vie en
joie jusqu'à ses vieux jours avec la femme de sa jeu-
nesse, meurt sans avoir perdu de fils*. Un trait qui
caractérise les grands hommes européens est, à cer-
taines heures, de donner raison à Épicure, d'être
pris de dégoût tout en travaillant avec ardeur, et,
■ 4. IITim., tout entière.
2. U Tim., IV, 6-8, très-beau passage, que plusieurs tiennent
pour réellement sorti de la plume de Paul, mais qui parait en
contradiction avec les projets de voyage que Paul ne cessait de
former. Il ne semble pas que, dans sa prison, Paul ait jamais eu
un pressentiment si net de sa fin prochaine.
3. 6àp9ti* Ttdvipca; ^k^ àirtvfhaToïc im t^xvgiç,
Inscr. de Beyrouth {Mission de Phénicie, p. 347
*-).\
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102 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 62j
après avoir réussi, de douter si la cause qu'ils ont
servie valait tant de sacrifices. Beaucoup osent se
dire, au fort de l'action, que le jour où l'on com-
mence à être sage est celui où, délivré de tout souci,
on contemple la nature et l'on jouit. Bien peu du
moins échappent aux tardifs regrets. Il n'y a guère
de personne dévouée, de prêtre, de religieuse qui, à
cinquante ans, ne pleure son vœu, et néanmoins ne
persévère. Nous ne comprenons pas le galant homme
sans un peu de scepticisme; nous aimons que l'homme
vertueux dise de temps à autre . « Vertu, tu n'es
qu'un mot ; » car celui qui est trop sûr que la vertu
sera récompensée n'a pas beaucoup de mérite ; ses
bonnes actions ne paraissent plus qu'un placement
avantageux. Jésus ne fut pas étranger à ce sentiment ' ;
exquis ; plus d'une fois il semble que son rôle divin |
lui pesa. Sûrement, il n'en fut point ainsi pour saint
Paul ; il n'eut pas son agonie de Gethsémani, et c'est
une des raisons qui nous le rendent moins aimable.
Tandis que Jésus posséda au plus haut degré ce que
nous regardons comme la qualité essentielle d'une
personne distinguée, je veux dire le don de sourire
de son œuvre, d'y être supérieur, de ne pas s'en
laisser obséder, Paul ne fut pas à l'abri du défaut
qui nous choque dans les sectaires; il crut lourde- //
ment. Nous voudrions que par moments, comme nous,
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[An 63] L'ANTECHRIST. m
il se fût assis fatigué au bord du chemin, et qu'il eût
aperçu la vanité des opinions arrêtées. Marc-Aurèle,
le représentant le plus glorieux de notre race, ne le / I
cède à personne en vertu , et cependant il ne sut ( t
pas ce que c'est que le fanatisme. Cela ne s'est »
jamais vu en Orient; notre race seule est capable de^^^,^
réaliser la vertu sans la foi, d'unir le doute à l'espé-n^
rance. Livrées à l'entraînement terrible de leur tem-
pérament, exemptes des vices délicats de la civilisa-
tion grecque et romaine, ces fortes âmes juives étaient
comme de puissants ressorts, qui ne se détendaient
jamais. Jusqu'au bout sans doute, Paul vit devant lui
la couronne impérissable qui lui était préparée, et,
comme un coureur, redoubla d'efforts à mesure qu'il
approchait du but*. Il avait d'ailleurs des instants
de consolation. Onésiphore d'Éphèse, étant venu à
Rome, le chercha et, sans rougir de sa chaîne, le
servit et rafraîchit son cœur*. Démas, au contraire,
se dégoûta des doctrines absolues de l'apôtre et le
quitta'. Paul paraît l'avoir toujours traité avec une
certaine froideur*.
4. II Titn., IV, 6 et saiv. Nous asons de cette épttre comme
d'uDe sorte de roman historique^ fait avec un sentiment très-juste
de la situation de Paul en ses derniers temps.
2. JITim., I, 46H8.
3. II Tim., lY, 9.
4. Col., IV, U. l
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104 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Au 63]
Paul comparut-il devant Néron ou, pour mieux
dire, devant le conseil auquel ressortissait son appel 9
Cela est presque certain*. Des renseignements, d'une
valeur douteuse, il est vrai, nous parlent d'une « pre-
mière défense », où personne ne l'assista, et d'où,
fort de la grâce qui le soutenait, il sortit à son avan-
Jtage, si bien qu'il se comparait à un homme qui a
été sauvé d'entre les dents d'un lion*. Il est très-
probable que son affaire se termina, au bout de deux,
ans de prison à Rome^ (commencement de l'an 63),
. par un acquittement \ On ne voit pas quel intérêt
aurait eu l'autorité romaine à le condamner pour
une querelle de secte, qui la touchait peu. De solides
4. Dion Cassius, LUI, S2.
t. L'auteur des Actes, en effet, savait ce qu'il en fut. Il n'eût
pas mis dans la bouche de Paul, ^c^^xxiii, 44, et xxvii, 24, une
prophétie qu'il eût su ne pas s'être réalisée. Maprupîioftt, dans le
premier de ces passages, désigne un témoignage public et solennel,
à cause du parallélisme avec le premier membre du verset. Ma?-
Topiiaa^ iiti T«v ifryGuaivwv (Clem. Rom., Ad Cor. I, ch. 5; comp.
Luc, XXI, k%) paraît se rapportera la comparution devant le con-
seil de Néron. Cf. I Pétri, ii, 43 et suiv.
3. II Tim., lY, 46-47, en observant que, quand Paul est censé
écrire cette épltre, il est toujours prisonnier (i, 8, etc.).
4. Act., XXVIII, 30.
5. Act., XXVIII, 34 , serait bien singulier, si la prison de Paul
se termina par une exécution. On peut dire, d'un autre côté, que,
si Paul eût été acquitté, l'auteur des Actes, toujours désireux de
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[An 63J L»ANTECHRIST. 105
indices, d'ailleurs^ prouvent que Paul, avant de
mourir, exécuta encore une série de voyages apo-
stoliques et de prédications, mais non dans les pays
de Grèce et d'Asie qu'il avait déjà évangélisés^
Il y a cinq ans, peu de mois avant son arresta-
tion, Paul, écrivant de Corinthe aux fidèles de Rome,
leur annonçait l'intention d'aller en Espagne. Il ne
voulait pas, disait-il, exercer chez eux son ministère;
c'est seulement en passant qu'il comptait les voir et
jouir d'eux quelque temps; puis ils lui feraient la con-
duite et faciliteraient son voyage vers les pays situés
au delà *. Le séjour de l'apôtre à Rome était ainsi
subordonné à un apostolat lointain, lequel paraissait
montrer les Romains favorables au christianisme et de prouver
que celui-ci a des antécédents qui établissent sa légalité, n'eût pas
manqué de le dire, et eût continué son récit. Nous montrerons
bientôt que Clément Romain, la deuxième Épttreà Timothée et le
Cauon de Muratori supposent dans la vie de Paul des voyages posté- ;
rieurs à sa captivité. Cf. Eusèbe, H, E., II, 22; saint Jérôme,;
De viris ill., 5; Euthalius, dans Zaccagni, Coll. monum, veL
EccL gr,, p. 531 et suiv., témoignages faibles, sans doute, puis-
qu'ils ne reposent sur aucune tradition directe, et qu'on y sent
un système ayant pour base Tautbenticilé des Épttres à Timothée
et de rÉpltre à Tite.
4. Acl., XX, 25, exclut tout retour de Paul dans les pays qu'il
avait visités. L'auteur des Actes connaissait bien la suite de la
vie de Paul, et ne lui eût pas prêté un langage erroné.
2. Rom., XV, 24, 28.
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106 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An C3]
être son but principal. — Durant sa prison de Rome,
Paul semble parfois avoir changé d'intention rela-
tivement à ses courses occidentales. Il exprime aux
Philippiens et au Colossien Philémon l'espérance de
venir les voir*; mais sûrement il n'exécuta pas ce
dessein*. — Sorti de prison, que fit-il ? Il est naturel
de supposer qu'il suivit son premier plan, et se
mit en route dès qu'il put. De sérieuses raisons
portent à croire qu'il réalisa son projet de voyage en
Espagne'. Ce voyage avait dans son esprit une
4. Phil., I, 2&-27; ii, 24; Philém., 22.
2. Act., XX, 25.
3. 4«Le Canon dit de Muratori, pièce de la seconde moitié du
II' siècle et écrite à Rome, en parle comme d'une chose bien
connue (lignes 37-38; voir la lecture de Laurent, Neulest. Slud.,
p. 408-440, 200). — 2« La première épître de Clément Romain
(cb. 5) dit que Paul a prècbé im tô rep^a r^c ^d^smu expression
peu naturelle pour désigner Rome, dans un écrit composé à Rome.
Il est vrai que, dans PépUre apocryphe de Clément à Jacques, qui
est en tète des Homélies, et qui, elle aussi, a été écrite à Rome, des
expressions plus fortes encore sont employées à propos de Pierre,
qui pourtant, de l'aveu de l'auteur, n'avait été que jusqu'à Rome
(cb. 4). Ajoutons que saint Paul, Rom., xvi, 26, affirme que le
mystère de Christ a été révélé lî; Trdrra rà l»v>j, quoique lui-même
avoue dans la même épltre qu*il n'a prêché que jusqu'en Illyrie
(xv, 49), expression qui doit même être restreinte d'après II Cor.,
X, 44, 46, où il dit qu'il n'a pas prêché au delà d'eux. — 3<» Le
partisan de Paul qui a composé la deuxième épltre à Timothée
croyait qu'après sa sortie de prison, Paul compléta sa mission
apostolique en visitant les pays qui lui manquaient pour avoir
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[An63J L'ANTECHRIST. 107
haute signification,dogmatique ; il y tenait beaucoup*.
11 s'agissait de pouvoir dire que la bonne nouvelle
avait touché Textrémilé de l'Occident, de prouver
que rÉvangile était accompli, puisqu'il avait été
entendu au bout du monde*. Cette façon d'exagérer
un peu rétendue de ses voyages était familière à
PauP. L'idée générale des fidèles était qu'avant l'ap-
parition du Christ, le royaume de Dieu devait avoir
été prêché partout*. D'après la manière de parler
évangélisé a toutes les nations » (iv, 47}. Ces nouveaux voyages
ne se firent pas du côté de TOrient {Ad., xx, 25). — Cf. saint
Épipbane, hœr. xxvii, 6; saint Âlhanase, Episl. ad Dracontiutn,
0pp., t. r, r* partie, p. 265 (Paris, 4698); saint Jean Chryso-
stome, 0pp., t. Vir, p. 725; XI, p. 724 ; Théodorel, in PhiJ., i, 25,
et in II Tim., iv, 47; Hippolyte de Thèbes, De duodecim
aposL (dans Gallandi, Bibl. palrum, vol. XIV, p. 447). Tous ces
passages prouvent peu de chose, car ils reposent non sur une tra-
dition directe, mais sur une interprétation de Rom., xv, 28.
Eusèbe ne veut rien savoir d'un tel épisode. En général, la tradi-
tion du voyage de Paul en Espagne a été frappée, dans l'opinion
ecclésiastique du m* et du iv* siècle, d'une sorte de défaveur,
parce qu'on a préféré a priori la version d'après laquelle saint
Paul mourait martyr avec saint Pierre à Rome, et que le voyage
d'Espagne semblait contredire cette version.
4. Comp. saint Ignace, Ad Rom,, 2.
I 2. Apoc., XIV, 6. Comp. Méliton, De veritale,p. xl, lignes 4 8-4 9
{Spicil. Sol., t. II).
3. V. Saint Paul, p. 492-495.
4. Kal Kn^MyJUrfltrai tcûto th t\iCCf(tXict ttc PoLcikuoLi tv tki^ rf cixcup.tv^
ùç pApTOpicv irâoiv Toîç COvio»^' xal to'ti r.Çii to tiXcç. Mattb., XXIV, 44.
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108 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 63]
des apôtres, il suffisait qu'il eût été prêché dans une
ville pour qu'il eût été prêché dans un pays, et il
suffisait qu'il eût élé prêché à dix personnes pour .^
que toute la ville l'eût entendu.
Si Paul fit ce voyage, il le fit sans doute par mer.
Il n'est pas absolument impossible que quelque port
du midi de la Gaule ait reçu l'empreinte du pied
de l'apôtre. En tout cas, il ne resta de cette course
problématique vers l'Occident aucun fruit appré-
ciable.
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CHAPITRE V.
LES APPROCHES DE LA CRISE.
 la Gn de la captivité de Paul, les Actes des
Apôtres et les Épttres nous manquent à la fois. Nous
tombons dans une nuit profonde, qui contraste sin-
gulièrement avec la clarté historique des dix années
qui précèdent. Sans doute pour ne pas être forcé de
raconter des faits où l'autorité romaine jouait un
rôle odieux*, Fauteur des Actes, toujours respec-
tueux pour cette autorité, et désireux de montrer
qu'elle a été bien des fois favorable aux chrétiens,
s'arrête tout à coup. Ce fatal silence répand une
grande incertitude sur des événements que nous aime-
rions tant à savoir. Heureusement, Tacite et l'Apo-
calypse vont introduire dans cette grande nuit un
rayon de vive lumière. Le moment est venu où le
christianisme, jusqu'ici tenu dans le secret des petites
4 . Voir les Apôtres, introd., p. xxn-xxiii.
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110 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An G3]
gens qui lui devaient leur joie, va éclater dans l'his-
toire par un coup de tonnerre, dont le retentissement
sera long.
Nous avons vu que les apôtres ne négligeaient
aucun effort pour ramener à la modération leurs
frères exaspérés par les iniquités dont ils étaient les
victimes. Ils n'y réussissaient pas toujours. Diverses
condamnations avaient été prononcées contre des
chrétiens, et on avait pu présenter ces sentences
comme des répressions de crimes ou de délits. Avec
une admirable droiture de sens, les apôtres tracèrent
le code du martyre. Est-on condamné pour le nom
de « chrétien », il faut se réjouir ^ On croyait se
rappeler que Jésus avait dit : « Vous serez en haine
à tous à cause de mon nom^. » Mais, pour avoir le
droit d'être fier de cette haine, il faut être irrépro-
chable. Ce fut en partie pour calmer des efferves-
cences inopportunes, prévenir des actes d'insubordi-
nation envers l'autorité publique, et aussi pour bien
établir son droit de parler à toutes les Églises, que
Pierre, vers ce temps, crut devoir imiter Paul et écrire
aux Églises d'Asie Mineure, sans distinction de juifs ni
de païens converti.- une lettre circulaire ou catéché-
tique. Les épîtres étaient à la mode : de simple cor-
4. I Pétri, iv, U etsuiv.
2. Matth., X, 22; xxiv, 9; Marc, xiii, 43; Luc, xxi, 42, 47.
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(An 63J L'ANTECHRIST. 111
respondance, Tépîlre était devenue un genre de lit-
térature, une forme fictive servant de cadre à des
petits traités de religion ^ Nous avons vu saint Paul
sur la fin de sa vie adopter cet usage. Chacun des
apôtres, un peu à son exemple, voulut avoir son
épîlre, spécimen de son style et de sa manière d'en-
seigner, contenant ses maximes favorites, et, quand
l'un d'eux n'en avait pas, on lui en prêta. Ces nou-
velles épîtres, qu'on appela plus tard « catholiques »,
ne supposaient pas qu'on eût quelque chose à man-
der h quelqu'un; elles étaient la pièce personnelle
de l'apôtre, son sermon, sa pensée dominante, sa
petite théologie en huit ou dix pages. Il s'y mêlait
des lambeaux de phrases tirées du trésor commun
de l'homilétique et qui, à force d'avoir été citées,
avaient perdu toute signature, et n'appartenaient
plus à personne.
Marc était de retour du voyage d'Asie Mineure*
qu'il avait entrepris sur l'ordre de Pierre et avec des
recommandations de Paul', voyage qui avait peut-être
été le signe de la réconciliation des deux apôtres.
4. Voir Sainl Paul, introd., p. lxxu. Les doutes qui restent
sur rauthenticité de la /^ PelH sont examinés dans Tintroduction
du présent volume.
2. I Pétri, v, 43.
3. Col., IV, 40.
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112 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 63J
Ce voyage avait mis Pierre en rapport avec les
Églises d'Asie et l'autorisait à leur adresser un ensei-
gnement doctrinal. Marc, selon son habitude, servit
de secrétaire et d'interprète à Pierre pour la rédac-
tion de l'épître. Il est douteux que Pierre sût
parler ou écrire le grec et le latin ; sa langue était
' le syriaque *. Marc était à la fois en relation avec
Pierre et avec Paul, et c'est là peut-être ce qui
explique un fait singulier que présente l'Épître de
Pierre, je veux parler des emprunts que fait l'auteur
de cette épître aux écrits de saint PauP. Il est
certain que Pierre ou son secrétaire (ou le faus-
saire qui a usurpé son nom) avait sous les yeux
l'épître aux Romains et l'épître dite aux Éphésiens%
4 . Eusèbe, Demonslr, emng,, IH, 5 et 7.
2. On peut entendre I Pétri, v, 4i, comme si Silvanus avait
servi de secrétaire pour la rédaction de Fépître. Si le Silvanus en
question est identique au Silvanus ou Silas, compagnon de Paul, l
rinduclion que nous croyons pouvoir tirer de la collaboration de ,
Marc aurait encore plus de force en s'appliquant à lui. *
3. Comp. I Pétri, i, 1 etsuiv., à Eph., i, 4-7; I Pétri, i, 3, à
Eph., I, 3; I Pétri, i, U, à Eph., ii, 3, et Rom., xn, 8; I Pétri, i,
2i, à Rom., IV, 24; ï Pétri, ii, 6, à Rom., xii, 4 ; I Pétri, ii, 6-40.
à Rom., IX, 25, 32 et suiv.; I Pétri, ii, 41, à Rom., vu, 23;
I Pelri, rt, 43, à Rom., xui, 4-4; 1 Pétri, ii, 48, à Eph., vi, 5;
I Pétri, III, 4, à Eph., v, 22; 1 Pétri, m, 9, à Rom., xii, 47;
Pelri,iii, 22, à Rom., viu, 3i, et Eph., i, 20; I Pétri, iv, 4 , à Rom.,
VI, 6; I Pétri, iv, 40 et suiv., à Rom., xii, 6 et suiv.; I Pétri,
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[An 03] L'ANTECHRIST. 113
justement les deux épîtres « catholiques » de Paul,
celles qui sont de vrais traités généraux, et qui étaient
universellement répandues. L'Église de Rome pou-
vait avoir un exemplaire de Tépître dite aux Éphé-
siens, écrit récent, sorte de formulaire général
de la foi dernière de Paul, adressé en guise de
circulaire à plusieurs Églises; à plus forte raison
possédait-elle l'Épître aux Romains. Les autres écrits
de Paul, qui ont bien plus le caractère de lettres
particulières, ne devaient pas se trouver à Rome.
Quelques passages, moins caractérisés, de FÉpître
de Pierre paraissent empruntés à Jacques*. Pierre,
que nous avons toujours vu tenir dans les contro-
verses apostoliques une position assez flottante,
voulut-il, en faisant, si l'on peut s'exprimer ainsi,
parler Jacques et Paul par la même bouche, mon-
trer que les contradictions de ces deux apôtres
n'étaient qu'apparentes? Comme gage de conciliation,
voulut-il se faire le démonstrateur d'idées pau-
liennes, mitigées, il est vrai, et privées de leur cou-
ronnement nécessaire, la justification par la foi? Il
V, 4, à Rom., VIII, 48; I Pétri, v, 5, à Eph., v, 24, etc. Cf. Saint
Paul, p. xxn, note; lxxii, note 4 .
4. Coinp. I Petri, i, 6-7, à Jac, i, 2; I Pétri, i, 24, à Jac, i,
40 et suiv.; I Petri, iv, 8, à Jac, v, 20; I Petri, v, 5, 9, à Jac,
IV, 6,7, 40.
8
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114 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 03]
est plus probable que Pierre, peu habitué à écrire
et ne se dissimulant pas sa stérilité littéraire, n*hésita
pas à s'approprier des phrases pieuses qui se répé-
taient sans cesse autour de lui, et qui, bien que par-
ties de systèmes différents, ne se contredisaient pas
d'une manière formelle. Pierre semble, heureuse-
ment pour lui, être resté toute sa vie un théologien
fort médiocre; la rigueur d'un système conséquent
ne doit pas être cherchée dans son écrit.
La différence des points de vue où se plaçaient
habituellement Pierre et Paul se trahit, du reste,
dès la première ligne de cet écrit : « Pierre, apôtre
de Jésus-Christ, aux élus expatriés de la dispersion
de Pont, de Galatie, etc. » De telles expressions
sont toutes juives. La famille d'Israël, selon les idées
palestiniennes, se composait de deux fractions :
d'une part, ceux qui habitaient la terre sainte; de
l'autre, ceux qui ne l'habitaient pas*, compris sous
le nom général de « la dispersion* ». Or, pour
Pierre et pour Jacques % les chrétiens, même païens
d'origine *, sont si bien une portion du peuple
4 . Toschabim = irapiiit^v)(Mt.
•^2. Galoulha = ^laciropà. Cf. Jean, vu, 35.
3. Comp. Jac, 1, 4.
4. Les passages I Petri, i, U, 48; ii, 9, 40; m, 6; iv, 3,
s^adressent notoirement à des païens convertis.
/
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(An 63] L'ANTECHRIST. 115
d'Israël, que toute l'Église chrétienne hors de Jéru-
salem rentre à leurs yeux dans la catégorie des
expatriés. Jérusalem est encore le seul point du
monde où, d'après eux, un chrétien n'est pas exilé *.
L'Épître de Pierre, malgré son mauvais style, bien
plus analogue à celui de Paul qu'à celui de Jacques
et de Jude, est un touchant morceau, où se reflète
admirablement l'état de la conscience chrétienne vers
la fin du règne de Néron *. Une tristesse douce, une
confiance résignée la remplit. Les temps suprêmes
approchent ^ Il faut qu'ils soient précédés d'épreuves,
d'où les élus sortiront épurés comme par le feu.
Jésus, que les fidèles aiment sans l'avoir vu, auquel
ils croient sans le voir, va bientôt apparaître pour
les remplir de joie. Prévu par Dieu de toute éternité,
annoncé par les prophètes, le mystère de la rédemp-
tion s'est accompli par la mort et la résurrection de
Jésus. Les élus, appelés à renaître dans le sang de
Jésus, sont un peuple de saints, un temple spirituel,
4. Cf. I Pétri, II, 44-i2.
2. Si la lettre est supposée, hypothèse que lo grand nombre
de fausses lettres apostoliques qui circulèrent oblige toujours de
mentionner, il faut dire au moins que le faussaire sut se pla-
cer avec une grande justesse dans l'esprit du temps où la lettre
aurait pu être écrite. Le synchronisme de cette lettre avec l'Apo-
calypse est frappant. Voir surtout iv, 7, 44, 45, 46; v, 13.
3. I Pétri, i, 7, 43; iv, 7, 43; v, 4, 40.
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UQ ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 63J
un sacerdoce royal offrant des victimes spirituelles.
Mes très-chers, je vous supplie de vous comporter
parmi les gentils comme il convient à des étrangers, à des
expatriés, veillant soigneusement sur votre conduite, afin
que ceux qui vous calomnient et vous présentent comme des
malfaiteurs, à la vue de vos bonnes œuvres, glorifient Dieu
au jour de sa visite. Soyez soumis à toute humaine créature,
à cause du Seigneur; au roi, comme souverain; aux gouver-
neurs, comme délégués par le roi pour châtier les malfai-
teurs et louer ceux qui font le bien. Cest la volonté de
Dieu que, par votre bonne conduite, vous fermiez la bouche
à des détracteurs aveugles et ignorants. Comportez-vous
comme de vrais hommes libres; non comme des hommes
pour lesquels la liberté est un manteau qui couvre leur
malice, mais comme des serviteurs de Dieu. Soyez respec-
tueux pour tout le monde, aimez les frères, craignez Dieu,
respectez le roi. Esclaves, soyez soumis avec crainte à vos
maîtres, non-seulement à ceux qui sont bons et humains
mais encore à ceux qui sont méchants. C'est une grâce de
souffrir injustement pour sa foi. Si, après avoir commis une
faute, vous supportez patiemment les soufflets, quel est
votre mérite ? Mais si, après avoir fait le bien, vous sup-
portez patiemment les sévices, voilà ce qui s'appelle une
grâce aux yeux de Dieu. Christ a souffert pour vous, vous
laissant ainsi un exemple à suivre. Outragé, il n'outragea
pas; maltraité, il ne menaça pas; il remit sa cause à celui
qui juge avec justice ^
■(
4. I Pétri, ii, 41 et suiv.
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[.\n 631 L'ANTECHRIST. 117
L'idéal de la Passion, ce touchant tableau de
Jésus souffrant sans rien dire, exerçait déjà, on le voit,
une influence décisive sur la conscience chrétienne.
On peut douter que le récit en fût déjà écrit; ce récit
se chargeait tous les jours de circonstances nou-
velles*; mais les traits essentiels, fixés dans la
mémoire des fidèles, étaient pour eux de perpé-
tuelles exhortations à la patience. Une des princi-
pales thèses chrétiennes était « que le Messie devait
souffrir* ». Jésus et le vrai chrétien se présentaient
de plus en plus à l'imagination sous la forme d'un
agneau silencieux entre les mains du boucher. On
l'embrassait en esprit, ce doux agneau tué jeune par
les méchants ; on renchérissait sur les traits d'affec-
tueuse compassion, d'amoureuse tendresse d'une
Madeleine auprès du tombeau. Cette innocente vic-
time, avec le couteau enfoncé dans la plaie, arra-
chait des larmes à tous ceux qui l'avaient connue.
L'expression d' « Agneau de Dieu » pour désigner
Jésus était déjà formée'; on y mêlait l'idée de
-Il
^ \ 4. Le passage I Pétri, ii, 23, suppose que le trait de Jésus
priant pour ses bourreaux (Luc, xxiii, 34} n'était pas connu de
i Pierre ou de l'auteur deFépître quel qu'il soit.
2. Luc, xxrv, 26; AcL, xvii, 3; xxvi, 23.
3. I Pelri, i, 49; ii, 22-25; -4c(.^ viii, 32 ; Jean, i, 29, 36; Apo-
calypse tout entière ; Epistola Bamahœ^ c. 5.
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118 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Au 63]
l'agneau pascal * ; un des symbolismes les plus
essentiels de Tart chrétien était en germe dans ces
figures. Une telle imagination, qui frappait tant
François d'Assise et le faisait pleurer, venait de
ce beau passage où le second Isaïe, décrivant
l'idéal du prophète d'Israël (l'homme de douleur),
le montre comme une brebis que l'on conduit à la
mort et qui n'ouvre pas la bouche devant celui qui
la tond*.
Ce modèle de soumission, d'fiumilité, Pierre
en fait la loi de toutes les classes de la société
chrétienne. Les anciens doivent gouverner leur trou-
peau avec déférence, en évitant les airs de comman-
dement; les jeunes doivent être soumis aux anciens ' ;
la femme surtout, sans faire la prêcheuse, doit être,
par le charme discret de sa piété, le grand mission-
naire de la foi.
Et vous, femmes, serablablement, soyez soumises à vos
maris, afin que ceux d'entre eux qui seraient rebelles à la
prédication soient gagnés, en dehors de la prédication, par
la considération de votre vie pure et timorée. Cherchez non
la parure du dehors, qui consiste dans des cheveux entre-
lacés avec art, des bijoux d'or, de riches vêtements, mais
1. Jean, xix, 36; Justin, Z>»a/. cum Tryph., 40.
2. Is., LUI, 7.
3. IPeIri, v, 4-5.
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[An 63] L'ANTECHRIST. 119
la beauté cachée du cœur, le charme impérissable d'un
esprit tranquille et doux ; telle est la vraie richesse devant
Dieu. C'p-st ainsi qu'autrefois séparaient les saintes femmes,
espérant en Dieu et soumises à leur mari; c'est ainsi que
Sara, dont vous êtes devenues les bonnes filles,... obéissait à
Abraham, l'appelant « son seigneur )>. — Et vous, hommes,
de votre côté, traitez les femmes comme un être plus
éclairé doit traiter un être plus faible; respectez -les
comme les cohéritières de la grâce de vie. Enfin, soyez
tous pleins de concorde, de sympathie, de fraternité, de
miséricorde, d'humilité, ne rendant pas le mal pour le mal,
Toutrage pour l'outrage, au contraitre toujours bénissant...
Qui pourra vous faire du mal, si vous ne cherchez que
le bien? Et si vous souffrez quelque chose pour la justice,
félicitez- vous-en M
L'espérance du royaume de Dieu, avouée par les
chrétiens, donnait lieu à des malentendus *. Les
païens s'imaginaient qu'ils parlaient d'une révolu-
tion politique sur le point de s'accomplir.
Ayez une apologie toujours prête pour ceux qui vous
demandent des explications sur vos espérances ; mais faites
cette apologie avec douceur et timidité, forts de votre bonne
conscience, afin que ceux qui calomnient la vie honnête que
vous menez eo Christ rougissent de leurs injures; car il
vaut mieux souffrir en faisant le bien (si telle est la volonté
4. I Pétri, m, 4 etsuiv.
t. Cf. Hégésippe, dans Eus., //. £., IIÏ, 20.
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120 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 63J
de Dieu) qu'en faisant le mal *... Assez longtemps vous avez
fait la volonté des païens, en vivant dans le libertinage,
les mauvais désirs , Tivrognerie, les orgies, les festins, les
cultes idoiâtriques les plus coupables. Ils s'étonnent main-
tenant de ce que vous évitez de vous précipiter avec eux
dans ce débordement de crimes, et ils vous injurient. Ils
rendront raison à celui qui est près de juger les vivants et
les morts... La fin de toute chose approche*... Mes très-
chers, ne vous étonnez pas de l'incendie qui s'allume
pour vous éprouver, comme si c'était là quelque chose
d'étrange; mais réjouissez-vous d'avoir part aux souffrances
du Christ, afin que vous triomphiez au jour de la révélation
de sa gloire. Si vous êtes injuriés au nom de Christ, vous
êtes heureux... Que personne de vous ne soit puni comme
meurtrier, comme voleur, comme malfaiteur, comme cri-
tique indiscret de ceux du dehors; mais, si quelqu'un
souffre comme « chrétien», qu'il ne rougisse pas; au con-
traire, qu'il glorifie Dieu en ce nom; car le temps est venu
où le jugement va commencer par la maison de Dieu.
S'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux
qui n'obéissent pas à l'Évangile de Dieu? Le juste ne sera
sauvé qu'à peine; que deviendront l'impie, le pécheur?
Que ceux donc qui souffrent selon la volonté de Dieu
recommandent au Créateur fidèle leurs âmes en toute
nnocence^... Humiliez-vous sous la main puissante de
Dieu, pour qu'il vous exalte, quand le temps sera venu...
<• I Pétri, m, 45 et suiv.
2. I Petri, iv, 3 et suiv.
3. I Petri, iv, 12 et suiv.
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(An 63] L'ANTECHRIST. 121
Soyez sobres, veillez; votre adversaire, le diable, comme
un lion rugissant, rôde cherchant une proie. Résistez-lui,
fermes en la foi, sachant que les mômes souffrances que
vous éprouvez, vos frères répandus dans le monde entier
les éprouvent aussi. Le Dieu de toute grâce, après un
peu de souffrance, vous guérira, vous confirmera, vous
fortifiera. A lui soit la force dans tous les siècles. Amen^.
Si cette épître, comme nous le croyons volon-
tiers, est vraiment de Pierre, elle fait beaucoup
d'honneur à son bon sens, à sa droiture, à sa sim-
plicité. Il ne s'y arroge aucune autorité ; parlant aux
anciens, il se présente comme un d'entre eux*. Il
ne se relève que parce qu'il a été témoin des souf-
frances du Christ et qu'il espère participer à la
gloire qui sera bientôt révélée \ La lettre fut portée
en Asie par un certain Silvanus, lequel peut n'avoir
pas été distinct* du Silvanus ou Silas qui fut compa-
gnon de Paul *. Pierre l'aurait alors choisi comme
étant déjà connu des fidèles d'Asie Mineure, par suite
du voyage qu'il avait fait chez eux avec Paul *. Pierre
envoie les salutations de Marc à ces Églises lointaines
1 . I Pétri, V, 6 et suiv.
3. I Pétri, v, 4.
4. hç Xo^î^opuai, I Pétri, v, 42, incline aie croire.
5. Il est cependant difficile d'entendre le passage comme s'il
y avait toO Ojmv marw.
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m ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An C3J
d'une façon qui suppose également que Marc n'était
pas pour elles un inconnu *. La lettre se terminait
par les souhaits d'usage. L'Église de Rome y est
désignée par ces mots : « l'élue qui est à Babylone. »
La secte était surveillée de près; une lettre trop
claire, interceptée, pouvait amener d'affreux mal-
heurs. Afin de dépister les soupçons de la police,
Pierre choisit pour désigner Rome le nom de l'an-
tique capitale de l'impiété asiatique, nom dont la
signification symbolique n'échappait à personne et
qui allait bientôt fournir la donnée fondamentale d'un
poëme tout entier *.
1. I Pétri, V, 43.Gf. Col., iv, 40.
2. I Pelri, v, 43; Eusèbe, //. E., 11, xv, 2. Comp. Apoc,
XIV, 8; XVI, 49; xvii, 5; xviii, 2, 10, 21 ; Carmvia sib,, V, 442,
458; Midrasch Schir hasschirim rabba, i, 6; Commodien, Inslr.,
acrost. XLi, 42 ; Apocalypse d'Esdras, i, 4, 28, 32. Il est invraisem-
blable qu*il s'agisse, dans la /« Pétri, de Babylone sur TEuphrale.
Le christianisme, au i*** siècle, ne s'étendH nullement vers la
Babylonie. Peu d'années avant Tépoque où nous sommes arrivés,
les juifs avaient été chassés de Babylone, et même ils avaient dû
abandonner Séleucie et Ctésiphon pour Néhardéa et Nisibe (Jos.,
^n^^XVlH, IX, 8, 9). Au m* siècle, il n'y a pas encore de minim
à Néhardéa. Talm. de Bab., Pesachim, 56 a. Rien de plus
commun chez les Juifs que ces noms symboliques : Ësther, m,
4, 40; vin, 3, 5; Apec, xi, 8. C'est ainsi qu'ils ont quelquefois
désigné Rome par Ninive (Buxtorf, Lex. clmld., col. 224), l'em-
pire romain par Edoin, les chrétiens par Couihimj les Slaves par
Chanaan. V. ci-dessus, p. 36.
x/
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CHAPITRE VI.
L*1NCEXDIE DE ROUE.
La manie furieuse de Néron était arrivée k son
paroxysme. C'était la plus horrible aventure que le
monde eût jamais courue. L'absolue nécessité des
temps avait tout livré à un seul, à l'héritier du grand
nom légendaire de César; un autre régime était
impossible, et les provinces, d'ordinaire, se trou-
vaient assez bien de celui-ci; mais il recelait un
immense danger. Quand le césar perdait l'esprit,
quand toutes les artères de sa pauvre tête, troublée
par un pouvoir inouï, éclataient en même temps,
alors c'étaient des folies sans nom. On était livré à
un monstre. Nul moyen de le chasser; sa garde,
composée de Germains, qui avait tout à perdre s'il
tombait, s'acharnait autour de lui ; la bête acculée
se baugeait et se défendait avec rage. Pour Néron,
ce fut quelque chose à la fois d'épouvantable et de
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124 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 64]
grotesque, de grandiose et d'absurde. Comme le
césar était fort lettré, sa folie fut principalement
littéraire. Les rêves de tous les siècles, tous les
poëmes, toutes les légendes, Bacchus et Sardana-
pale, Ninus et Priam, Troie et Babylone, Homère et
la fade poétique du temps, ballottaient comme un
chaos dans un pauvre cerveau d'artiste médiocre,
mais très-convaincu S à qui le hasard avait confié
le pouvoir de réaliser toutes ses chimères. Qu'on se
figure un homme à peu près aussi sensé que les
héros de M. Victor Hugo, un personnage de mardi
gras, un mélange de fou, de jocrisse et d'acteur,
revêtu de la toute-puissance et chargé de gouverner le
monde. Il n'avait pas la noire méchanceté de Domi-
tien % l'amour du mal pour le mal; ce n'était pas
non plus un extravagant comme Caligula ; c'était un
romantique consciencieux, un empereur d'opéra, un
mélomane tremblant devant le parterre et le faisant
trembler % ce que serait de nos jours un bourgeois
dont le tjpn sens aurait été perverti par la lecture
des poètes modernes et qui se croirait obligé d'imiter
dans sa conduite Han d'Islande et les Burgraves. Le
gouvernement étant la chose pratique par excel-
^. Suétone, Néron, 20, 49.
2. Suétone, Néron, 39. Cf. Jos., Ant,, XX, vin, 3.
3. Suétone, Néron, 23, 24.
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[An U] L'ANTECHRIST. 125
lence, le romantisme y est tout à fait déplacé. Le
romantisme est chez lui dans le domaine de l'art;
mais l'action est Tinverse de l'art. En ce qui touche
à l'éducation d'un prince surtout, le romantisme est
funeste. Sénèque, sous ce rapport, fit bien plus de
mal à son élève, par son mauvais goût littéraire,
que de bien par sa belle philosophie. C'était un
grand esprit, un talent hors de ligne, et un homme
au fond respectable, malgré plus d'une tache, mais
tout gâté par la déclamation et la vanité littéraire,
incapable de sentir et de raisonner sans phrases. A
force d'exercer son élève à exprimer des choses qu'il
ne pensait pas, à composer d'avance des mots su-
blimes, il en fit un comédien jaloux, un rhéteur
méchant, disant des paroles d'humanité quand il
était sûr qu'on l'écoutait^ Le vieux pédagogue voyait
avec profondeur le mal de son temps, celui de son
élève et le. sien propre, quand il s'écriait dans ses
moments de sincérité : Literarum intemperantia labo-
^ ramus *.
Ces ridicules parurent d'abord chez Néron assez
inoffensifs ; le singe s'observa quelque temps et garda
la pose qu'on lui avait apprise. La cruauté ne se
4. Suélone, Nèron^ 40.
2. Sénèque, Leiire^ à Lucilius, cvi, 42.
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126 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
déclara chez lui qu'après la mort d'Agrippine ; elle
renvahit bien vite tout entier. Chaque année mainte-
nant est marquée par ses crimes : Burrhus n'est plus,
et tout le monde croit que Néron Ta tué ; Octavie a
quitté la terre abreuvée de honte ; Sénèque est dans la
retraite, attendant son arrêt à chaque heure, ne rêvant
que tortures, endurcissant sa pensée à la méditation
des supplices, s'évertuant à prouver que la mort est
une délivrance *. Tigellin maître de tout, lasatumale
est complète. Néron proclame chaque jour que l'art
seul doit être tenu pour chose sérieuse , que toute
vertu est un mensonge, que le galant homme est
celui qui est franc et avoue sa complète impudeur, que
le grand homme est celui qui sait abuser de tout,
tout perdre, tout dépenser*. Un homme vertueux est
pour lui un hypocrite, un séditieux, un personnage
dangereux et surtout un rival; quand il découvre
quelque horrible bassesse qui donne raison à ses
théories, il éprouve un accès de joie. Les dangers
politiques de l'enflure et de ce faux esprit d'émula-
tion, qui fut dès l'origine le ver rongeur de la culture
latine, se dévoilaient. Le cabotin avait réussi à se
donner droit de vie et de mort sur son auditoire;
4 . Comparez ConsoL ad Marciam, 20.
2. Suétone, Néron, 20, 29, 30; Dion Cassius, LXI, 4, 5.
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|An 64] L'ANTECHRIST. 127
le dilettante menaçait les gens de la torture s'ils
n'admiraient ses vers. Un monomane grisé par la
gloriole littéraire, qui tourne les belles maximes
qu'on lui a fait apprendre en plaisanteries de canni-
bale, un gamin féroce visant aux applaudissements
des turlupins de carrefour, voilà le maître que
l'empire subissait. On n'avait pas encore vu de pa-
reille extravagance. Les despotes de l'Orient, ter-
ribles et graves, n'eurent point de ces fous rires, de
ces débauches d'esthétique perverse* La folie de Cali-
gula avait été courte; ce fut un accès, et puis
Caligula était surtout un bouffon; il avait vraiment
de l'esprit; au contraire, la folie de celui-ci, d'ordi-
naire niaise, était parfois épouvantablement tragique.
Ce qu'il y avait de plus hon'ible était de le voir, par
manière de déclamation, jouer avec ses remords, en
faire des matières de vers. De cet air mélodrama-
tique qui n'appartenait qu'à lui, il se disait tour-
menté par les Furies, citait des vers grecs sur les
parricides. Un dieu railleur paraissait l'avoir créé
pour se donner l'horrible charivari d'une nature
humaine où tous les ressorts grinceraient, le spec-
tacle obscène d'uiî monde épileptique, comme doit
être une sarabande des singes du Congo ou une
orgie sanglante d'un roi du Dahomey.
A son exemple, tout le monde semblait pris de
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128 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64J
vertige. Il s'était formé une compagnie d'odieux
espiègles, qu'on appelait les « chevaliers d'Auguste »,
ayant pour occupation d'applaudir les folies du césar,
d'inventer pour lui des farces de rôdeurs de nuit \
Nous verrons bientôt un empereur sortir de cette
école*. Un déluge d'imaginations de mauvais goût,
de platitudes , de mots prétendus comiques, un argot
nauséabond, analogue à l'esprit de nos plus petits
journaux, s'abattirent sur Rome et y firent la mode^.
Caligula avait déjà créé ce genre funeste d'histrion
impérial. Néron le prit hautement pour modèle*. Ce
ne fut pas assez pour lui de conduire des chars dans
le cirque, de s'égosiller en public, de faire des tour-
nées de chanteur en province* ; on le vit pêcher avec
des filets d'or, qu'il tirait avec des cordes de pourpre %
dresser lui-même ses claqueurs, mener de faux
triomphes, se décerner toutes les couronnes de la
4. Pline, H. N., XIII, xxii (43).
2. Suétone, Olhon, %.
3. Tacite, Annales, XIV, 44, 45, 46. Voir les mots de Néron
dans Suétone, pour comprendre le genre de plaisanteries qu'il
affectionnait. Cf. Tacite, Annales, XIV, 57 ; Dion Cassius, LXII,
44;LXIII, 8.
4. Suétone, Néron, 30.
5. Tacite, Ann., XV, 33 et suiv., Suétone, Néron, 20, 22,
24, 25.
6. Eusèbe, Chron,, an 6 de Néron.
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[An 6iJ L'AxMECHRIST. 12»
Grèce antique, organiser des fêtes inouïes, jouer
au théâtre des rôles sans nom *.
La cause de ces aberrations était le mauvais
goût du siècle, et l'importance déplacée qu'on accor-
dait à un art déclamatoire, visant à l'énorme, ne
rêvant que monstruosités*. En tout, ce qui dominait,
c'était le manque de sincérité, un genre fade comme
celui des tragédies de Sénèque, l'habileté à peindre
des sentiments non sentis, l'art de parler en homme
vertueux sans l'être. Le gigantesque passait pour
grand; l'esthétique était tout à fait dévoyée : c'était
le temps des statues colossales, de cet art matéria-
liste, théâtral et faussement pathétique, dont le chef-
d'œuvre est le Laocoon^, admirable statue assuré-
ment, mais dont la pose est trop celle d'un premier
"^ ténor chantant son canticum, et ou toute l'émotion est
tirée de la douleur du corps* On ne se contentait
plus de la douleur toute morale des Niobides, rayon-
4. Suétone, Néron, hh, 20, t\, 23, 24, 25, 27, 30; Tacite,
Ann., XY, 37, etc.; Dion Cassius, LXI, 17-21; LXII, 4 5.
% 2. Juvénal, Sot,, i, init.; Martial, Speclac.
3. Nous ne prétendons pas trancher la question de la date de .
cet ouvrage; mais c'est vers le temps où nous sommes qu'on com- ,
mence d'y voir un chef-d'œuvre sans égal. Pline, H. N., XXXVI, \
V (4). Cf. Overbeck, Die anliken Schriftquellen zur Gesch, der 1
bild Kmsle, p. 391-392; H. Brunn, Gesch. der griech. Kuns-
lier, T, p. 469 et suiv., 495 et suiv.
9
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130 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64J
nante de beauté; on voulait l'image de la torture
physique; on s'y complaisait, comme le xvii* siècle
dans un marbre de Puget. Les sens étaient usés;
des ressources grossières, que les Grecs s'étaient à
peine permises dans leurs représentations les plus
populaires, devenaient l'élément essentiel de l'art. Le
peuple était, à la lettre, affolé de spectacles, non de
spectacles sérieux, de tragédies épurantes, mais de
scènes à effet, de fantasmagories. Un goût ignoble
de « tableaux vivants »> s'était répandu. On ne se
contentait plus de jouir en imagination des récits
exquis des poêles ; on voulait voir les mythes repré-
sentés en chair, dans ce qu'ils avaient de plus féroce
ou de plus obscène ; on s'extasiait devant les groupes,
les attitudes des acteurs; on y cherchait des effets
de statuaire. Les applaudissements de cinquante
mille personnes, réunies dans une cuve immense,
s' échauffant réciproquement, étaient chose si eni-
vrante, que le souverain lui-même en venait à
porter envie au cocher, au chanteur, à l'acteur ; la
gloire du théâtre passait pour la première de toutes.
Pas un seul des empereurs dont la tête eut quelque
partie faible ne sut résister à la tentation de cueillir
les couronnes de ces tristes jeux. Caligula y avait
laissé le peu de raison qu'il eut en partage; il pas-
sait la journée au théâtre à s'amuser avec les
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[An 64J L'ANTECHRIST. 131
oisifs*; plus tard, Commode, Caracalla disputeront
à Néron sur ce point la palme de la folie. On fut
obligé de faire des lois pour défendre aux sénateurs
et aux chevaliers de descendre dans l'arène, de lutter
comme gladiateurs, ou de se battre contre les bêtes*
Le cirque était devenu le centre de la vie; le reste
du monde ne semblait fait que pour les plaisirs de
Rome. C'étaient sans cesse de nouvelles inventions
plus étranges les unes que les autres, conçijes et
ordonnées par le chorége souverain. Le peuple allait
de fête en fête, ne parlant que de la dernière jour-
née*, attendant celle qu'on lui promettait, et finissait
par être très-attaché au prince qui faisait ainsi de
sa vie une bacchanale sans fin. La popularité que
Néron obtint par ces honteux moyens ne saurait être
mise en doute ; elle suffit pour qu'après sa mort Othon
ait pu arriver à l'empire en relevant son souvenir, en
l'imitant, en rappelant que lui-même avait été l'un
des mignons de sa coterie.
On ne peut pas dire précisément que le mal-
heureux manquât de cœur, ni de tout sentiment du
bien et du beau. Loin d'être incapable d'amitié, il
1. Suétooe, Caius, ^S,
^ t. Voir les épigrammes de Martial, surtout le Liber de spec--
laculis, qui représentent à beaucoup d'égards les petits journaux
du temps.
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132 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
se montrait souvent bon camarade, et c'était là jus-
tement ce qui le rendait cruel ; il voulait être aimé
et admiré pour lui-même, et s'irritait contre ceux qui
n'avaient pas envers lui ces sentiments. Sa nature
était jalouse, susceptible, et les petites trahisons le
mettaient hors de lui. Presque toutes ses vengeances
s'exercèrent sur des personnes qu'il avait admises
dans son cercle intime (Lucain, Vestinus), mais qui ^
abusèrent de la familiarité qu'il encourageait pour
le percer de leurs railleries*; car il sentait ses ridi-
cules et craignait qu'on ne les vît. La principale cause
de sa haine contre Thraséas fut qu'il désespéra d'ob-
tenir son affection*. La citation grotesque du mau-
vais hémistiche
Sub terris tonuisse pules
perdit Lucain ^ Sans se priver jamais des services d'une
Gai via Crispinille*, il aima vraiment quelques femmes ;
et ces femmes, Poppée, Acte, Taimèrent. Après la mort
de Poppée, arrivée par sa brutalité, il eut une sorte
de repentir des sens presque touchant; il fut long-
4. Tacite, Ann,,Xy, 68.
2. Plutarque, Prœc, ger, reip., xiv, 40. Comp. Tacite, Ann,,
XVI, t% ; Dion Cassius, LXII, 26.
3. Suétone, fragm. de Ja Vie de Lucain,
4. Magistra Hbidinum Neronis. Tac, HisL, I, 78; cf. Dion
Cassius, LXIII, ht.
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[An 64] L'ANTECHRIST. 133
lemps SOUS l'obsession d'un sentiment tendre, chercha
tout ce qui lui ressemblait, poursuivit des substitu-
tions insensées *. Poppée, de son côté, eut pour lui
des sentiments qu'une femme si distinguée n'aurait
pas avoués pour un homme vulgaire. Courtisane du
plus grand monde, habile à relever par des re-
cherches de modestie calculée les attraits d'une rare
beauté et d'une suprême élégance', Poppée con-
servait dans le cœur, malgré ses crimes, une religion
instinctive qui l'inclinait vers le judaïsme^ Néron
semble avoir été très-sensible chez les femmes au
charme qui résulte d'une certaine piété associée à
la coquetterie* Ces alternatives d'abandon et de
fierté, cette femme qui ne sortait que le visage en
partie voilé*, ce parler aimable, et surtout ce culte
touchant de sa propre beauté qui fit que, son miroir
lui ayant un jour montré quelques taches, elle eut
un accès de désespoir tout féminin, et souhaita de
4. Dion Cassius, LXII, 88; LXffl, 42, 13; Pline, XXXVII,
III (42).
2. Tacite, Ann., XIII, 45. Voir le buste du Capitole (n" 47) et
celui du Vatican (n» 408).
•^ 3. eicoieTjç ^àp h. Jos., Ant,, XX, viii, 44 ; cf. Vita, 3. Ce que
dit Tacite {Ann.j XVI, 6 ; cf. Hist.j V, 5) de ses funérailles con-
firme tout à fait cette hypothèse. Cf. Pline, XII, xviii (44 ). Obser-
vez aussi son goût pour les devins. Tac, Hisl., I, 22.
4. « Ne satiaret adspectum, vel quia sic decebat. »
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13i ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64J
mourir*, tout cela saisit vivement Timaginalion ardente
d'un jeune débauché, sur qui les semblants de la
pudeur exerçaient une illusion toute-puissante. Nous
verrons bientôt Néron, dans son rôle d'Anlechrist,
créer en un sens l'esthétique nouvelle et repaître
le premier ses yeux du spectacle de la pudicilé chré-
tienne dévoilée, La dévote et voluptueuse Poppée le
tenait dans un ordre de sentiments analogues. Le
reproche conjugal qui amena sa mort* suppose que,
dans ses relations les plus intimes avec Néron, elle
n'abandonna jamais la hauteur qu'elle affectait au
début de leurs relations ^ — Quant à Acte, si elle ne
fut pas chrétienne, ainsi qu'on l'a supposé, il ne s'en
fallut pas de beaucoup. C'était une esclave originaire
d'Asie, c'est-à-dire d'un pays avec lequel les chré-
tiens de Rome avaient des relations journalières. On
a souvent remarqué que les belles affranchies qui
eurent le plus d'adorateurs étaient fort adonnées
aux religions orientales*. Acte garda toujours des
goûts simples, et ne se détacha jamais complètement
de son petit monde d'esclaves*. Elle appartint d'abord
4. Dion Gassius, LXIÎ, 28.
2. Suétone, Néron, 35.
3. Tacile, Ann., XIII, 46.
4. Ovide, Properce, les peintures de Pompéi, nous montrent
la vogue qu'avait dans ce monde le culte d'Isis.
6. Tacite, Ann,, XIII, 46.
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[An 6SJ L'ANTECHRIST. 135
à la famille Annœaj autour de laquelle nous avons
vu les chrétiens s'agiter et se grouper ; ce fut poussée
par Sénèque qu'elle joua, dans la plus monstrueuse
et la plus tragique des circonstances, un rôle qui,
vu sa condition servile, ne peut être qualifié que
d'honnête*. Cette pauvre fille", humble, douce, et
que plusieurs monuments nous montrent entourée
d'une famille de gens portant des noms presque chré-
tiens [Claudia, Felicula, Stephanus, Crescens, Phœhe,
Onesimus, Thallus, ArtemaSj Helpis) % fut le pre-
mier amour de Néron adolescent. Elle lui fut fidèle
jusqu'à la mort; nous la retrouverons, à la villa de
Phaon, rendant pieusement les derniers devoirs au
cadavre dont tout le monde s'écartait avec horreur.
Et disons-le, en effet, quelque singulier que
cela puisse paraître, on conçoit que, malgré tout,
les femmes l'aient aimé. Ce fut un monstre, une
créature absurde, mal faite, un produit incongru de
la nature; mais ce ne fut pas un monstre vulgaire.
On eût dit que le sort, par un caprice étrange, avait
voulu réaliser en lui Xhircocerf &qs logiciens, un être
1. Tacite, Ann., XIII, 13; XIV, î. Voir ci-dessus, p. 12-13.
2. Tacite, Ann., XIII, 12, 13, 46; Suétone, Séron, 28; Dion
Cassius, LXI, 7.
3. Fabretti, In$cr., p. 124-126; Orelli, no» 735, 2885; Hen-
zen, n*»» 5412, 5413.
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136 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 04]
hybride, bizarre, incohérent, le plus souvent haïs-
sable, mais que cependant par moments on ne pou-
vait s'empêcher de plaindre. Le sentiment des femmes
reposant plus sur la sympathie et le goût personnel \
que sur les rigoureuses appréciations de Téthique, î
il leur suffit d'un peu de beauté ou de bonté \
morale, même souverainement faussées, pour que 1
leur indignation s'éteigne dans la pitié. Elles sont *
surtout indulgentes pour l'artiste égaré par l'ivresse •
de son art, pour un Byron , victime de sa chimère,
et poussant la naïveté jusqu'à traduire en actes son
inoffensive poétique. Le jour oîi Acte déposa le
cadavre sanglant de Néron dans la sépulture des '
Domitius, elle pleura sans doute sur la profanation
des dons naturels connus d'elle seule; le même
jour, plus d'une chrétienne, on peut le croire, pria
pour lui.
Quoique d'un talent médiocre, il avait des par-
ties de l'âme d'un artiste : il peignait bien, sculptait
bien ; ses vers étaient bons., nonobstant une certaine
emphase d'écolier*, et, malgré tout ce que l'on put
dire, il les faisait lui-même; Suétone vit ses brouil-
lons autographes couverts de ratures*. Il comprit le
4. Suétone, fragm. de la Vie de Lucain.
2. Suétone, Néron, 52.
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[An 6i] L'ANTECHRIST. 137
premier l'admirable paysage de Subiaco et s'y fit
une délicieuse résidence d'été. Son esprit, dans
l'observation des choses naturelles, était juste et
curieux; il avait le goût des expériences, des nou-
velles inventions, des choses ingénieuses*; il voulait
savoir les causes, et démêla très-bien le charlata-
nisme des sciences prétendues magiques, ainsi que
le néant de toutes les religions de son temps *.-
Le biographe que nous citions tout à l'heure nous a
conservé le récit de la manière dont s'éveilla en lui
la vocation de chanteur ^ Il dut son initiation au
cithariste le plus renommé du siècle, à Terpnos, On
le vit passer des nuits entières assis à côté du musi-
cien, étudiant son jeu, perdu dans ce qu'il entendait,
suspendu, haletant, enivré, respirant avidement l'air
d'un autre monde qui s'ouvrait devant lui au contact
d'un grand artiste. Ce fut là aussi l'origine de son
dégoût pour les Romains, en général faibles connais-
seurs, et de sa préférence pour les Grecs, selon lui
seuls capables de l'apprécier, et pour les Orientaux,
qui l'applaudissaient à tout rompre. Dès lors, il n*ad-
4. Sénèque, Quœst. nat., VI, 8; Pline, //. iV.^XI, xux (409);
XÏX, III (45); XXXVII, m (44).
2. Suétone, Néron, ^^\ Pline, XXX, ii (5); Pausanias, II,
xxxvii, 5.
3. Suétone, Néron, «0.
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138 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 04]
mit plus d'autre gloire que celle de l'art; une nou-
velle vie se révélait à lui; l'empereur s'oublia; nier
son talent fut le crime d'État par excellence ; les enne-
mis de Rome furent ceux qui ne l'admiraient pas..
Son affectation d'être en tout le chef de la mode
était sûrement ridicule. Cependant il faut dire qu'il
y avait en cela plus de politique qu*on ne pense.
Le premier devoir du césar (vu la bassesse des temps)
était d'occuper le peuple. Le souverain était avant
tout un grand organisateur de fêtes ; l'amuseur en
chef devait être amené à payer de sa personne*.
Beaucoup des énormités qu'on reprochait à Néron
n'avaient toute leur gravité qu'au point de vue des
mœurs romaines et de la sévère tenue à laquelle on
avait été habitué jusque-là. Ce monde viril était
révolté de voir l'empereur donner audience au sénat
en robe de chambre brodée, passer des revues dans
un^négligé insupportable, sans ceinture, avec une
sorte de foulard autour du cou, pour la conservation
de sa voix*. Les vrais Romains s'indignaient avec
raison de l'introduction des habitudes de l'Orient.
Mais il était inévitable que la civilisation la plus
vieille et la plus usée domptât par sa corruption la
4 . Voir les causes de mccootenlement contre Galba : Suétone,
Galba, \% 43.
«. Dion Cassius, LXXIII, 43, «0, 83; Suétone, m'on, 54.
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[An C4J L'A^TECHRIST. 139
plus jeune. Déjà Cléopâtre* et Antoine avaient rêvé
un empire oriental. On suggérait à Néron lui-même
une royauté du même genre*; réduit aux abois, il
songera à demander la préfecture de TÉgypte. D'Au-
guste à Constantin, chaque année représente un pro- ^
grès dans les conquêtes de la partie de l'empire qui ^^"^
parlait grec sur la partie qui parlait latin.
Il faut se rappeler, d'ailleurs, que la folie était
dans l'air. Si l'on excepte l'excellent noyau de société
aristocratique qui arrivera au pouvoir avec Nerva
et Trajan, un manque général de sérieux faisait que
les hommes les plus considérables jouaient en quelque
sorte avec la vie. Le personnage qui représentait et
résumait le temps, « l'honnête homme » de ce règne ^ 5
de l'immoralité transcendante, c'était Pétrone*. H ^ * ;
donnait le jour au sommeil, la nuit aux affaires et
aux amusements. Il n'était point de ces dissipateurs
qui se ruinent en débauches grossières; c'était un
voluptueux profondément versé dans la science du
plaisir. L'aisance naturelle et l'abandon de ses dis-
cours et de ses actions lui donnaient un air de sim-
plicité qui charmait. Pendant qu'il fut proconsul en
Bithynie et plus lard consul, il se montra capable
K . Horace, Odes, I, xxxvii.
t. Suétone, Néron, 40; Tacite, Ann., XV, 36.
3. Tacite, .4»n.,XVI, 18-20.
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IW ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6tJ
des plus grandes affaires. Revenu au vice ou à la fan-
faronnade du vice, il fut admis dans la cour intime
de Néron, et devint l'arbitre du bon goût en toute
chose*; rien n'était galant, délicieux que Pétrone ne
l'eût approuvé. L'affreux Tigellin, qui régnait par sa
bassesse et sa méchanceté, craignit un rival qui le
surpassait dans la science des voluptés; il réussit h
le perdre. Pétrone se respectait trop pour lutter
contre ce misérable. Il ne voulut point cependant
quitter brusquement la vie. Après s'être ouvert les
veines, il les fit refermer, puis se les ouvrit de nou-
veau, s' entretenant de bagatelles avec ses amis, les
écoutant causer, non de l'immortalité de l'âme et des
opinions des philosophes, mais de chansons et de
poésies légères. Il choisit ce moment pour récom-
penser quelques-uns de ses esclaves, et en faire
châtier d'autres. Il se mit à table et dormit. Ce
Mérimée sceptique, au ton froid et exquis, nous a
laissé un roman " d'une verve, d'une finesse accom-
plies, en même temps que d*une corruption raffinée,
qui est le parfait miroir du temps de Néron. Après
tout, n'est pas roi de la mode qui veut. L'élégance de
la vie a sa maîtrise, au-dessous de la science et de la i
4 . Eleganliœ arbiler,
%, L'opinion qui attribue le Salyricon à Varbiler eleganliœ i
de Néron me parait au moins très-probable. J
I
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[An 64] L'ANTECHRIST. 141
/morale. La fête de l'univers manquerait de quelque \
chose, si le monde n'était peuplé que de fanatiques
iconoclastes et de lourdauds vertueux.
On ne saurait nier que le goût de Tart ne fût
chez les hommes de ce temps vif et sincère. On ne
faisait plus guère de belles choses; mais on recher-
chait avidement les belles choses des siècles passés.
Ce même Pétrone , une heure avant de mourir, faisait
casser son vase myrrhin, pour que Néron ne l'eût ^
pas*. Les objets d'art atteignaient des prix fabuleux.
Néron en raffolait". Épris de l'idée du grand, mais
y joignant aussi peu de bon sens qu'il est possible, il
rêvait des palais chimériques, des villes comme Baby-
lone, Thèbes et Memphis. La demeure impériale sur
le Palatin (l'ancienne maison de Tibère) avait été
assez modeste et d'un caractère essentiellement privé
jusqu'au règne de Caligula •. Ce dernier, qu'il faut
considérer en tout comme le créateur de l'école de
gouvernement où l'on croit trop volontiers que Néron
n'eut pas de maître, agrandit considérablement la
maison de Tibère*. Néron affectait de s'y trouver
4. Pline, XXXVII, II (7).
2. Suétone, Néron, 47.
3. Voir les plans photographiés des fouilles de M. Rosa. Étudier
surtout la maison de Livie.
. 4. Suétone, Caius, 22.
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142 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
à l'étroit, et n'avait pas assez de railleries pour ses
prédécesseurs, qui s'étaient contentés de si peu. Il
se fit ébaucher en matériaux provisoires une rési-
dence qui égalait les palais de la Chine et de l'Assy-
rie, Cette maison, qu'il appelait « transitoire » et
qu'il méditait de rendre bientôt définitive, était tout
un monde. Avec ses portiques de trois milles de
long, ses parcs où paissaient des troupeaux, ses soli-
tudes intérieures, ses lacs entourés de perspectives de
villes fantastiques, ses vignes, ses forêts, elle couvrait
un espace plus grand que le Louvre, les Tuileries et
les Champs-Elysées réunis*: elle s'étendait depuis
le Palatin jusqu'aux jardins de Mécène, situés sur les
hauteurs des Esquilies*. C'était une vraie féerie; les
ingénieurs Sévère et Celer s'y étaient surpassés. Néron
voulait la faire exécuter de telle sorte qu'on pût l'ap-
peler « la Maison d'or » . On le charmait en l'entrete-
nant de folles entreprises qui pussent éterniser sa
mémoire\ Rome surtout le préoccupait. Il voulait la
rebâtir de fond en comble et qu'elle s'appelât Néro-
polis.
1. Suétone, Néron, 34; Tacite, Ann,, XV, 39, 42; Pline,
XXXIII, m (46); XXXVI, xv (24).
2. Vers l'égHse Saint-Eusèbe.
3. Suétone, Néron, 46, 34; Tacite, Ann., XV, 42, 46; Pline,
^. A^., IV, IV (5) ; XIV, VI (8).
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[An 64] I/ANTECHRIST. 143
Rome, depuis un siècle, devenait la merveille du
monde; elle égalait pour la grandeur les anciennes
capitales de l'Asie, Ses édifices étaient beaux, forts
et solides; mais les rues paraissaient mesquines aux
gens à la mode, car le goût se portait chaque jour
de plus en plus vers les constructions banales et
décoratives ; on aspirait à ces effets d'ensemble qui
font la joie des badauds, on en venait à rechercher
mille frivolités inconnues aux anciens Grecs. Néron
était à la tête du mouvement ; la Rome qu'il imagi-
nait eût été quelque chose comme le Paris de nos
jours, une de ces villes artificielles, bâties par ordre
supérieur, dans le plan desquelles on a visé surtout à
obtenir l'admiration des provinciaux et des étrangers.
Le jeune insensé s'enivrait de ces plans malsains, H
désirait aussi voir quelque chose d'étrange, quelque
spectacle grandiose, digne d'un artiste; il voulait un
événement qui marquât une date pour son règne,
a Jusqu'à moi, disait-il, on ne savait pas l'étendue
de ce qui est permis à un prince *.» Toutes ces
suggestions intérieures d'une fantaisie désordonnée
semblèrent prendre un corps dans un événement
bizarre, qui a eu pour le sujet qui nous occupe les
conséquences les plus importantes.
4. Suétone, Néron, 37.
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14i ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
La manie incendiaire étant contagieuse et sou-
vent compliquée d'hallucination, il est très-dange-
reux de la réveiller dans les tètes faibles où elle
dort. Un des traits du caractère de Néron était de
ne pouvoir résister à l'idée fixe d'un crime. L'incen-
die de Troie, qu'il jouait depuis son enfance S l'ob-
sédait d'une manière terrible *. Une des pièces qu'il
fit représenter dans une de ses fêtes était Ylncendium
d'Afranius, où l'on voyait sur la scène un embrase-
ment'. Dans un de ses accès de fureur égoïste contre
le sort, il s'écria : « Heureux Priam, qui a pu voir
de ses yeux son empire et sa patrie périr à la fois * ! »
Dans une autre circonstance, entendant citer un vers
grec du Bellérophon d'Euripide qui signifiait :
Moi mort, puissent la terre et le feu se confondre I
— « Oh, non! dit-il, mais bien moi vivant M » La
tradition selon laquelle Néron brûla Rome uniquement
pour avoir la répétition de l'incendie de Troie ® est
1. Ces jeux étaient fort à la mode. Dion Cass., XLVIH, 20;
UV, 26; Suét., JuL, 39; Aug,, 43; Tib,,%; Caiuif, 48; Claude,
24 ; Néron, 7; Servius, ad Virg. /En., V, 602. Cf. Perse, i, 4, 54.
2. Suétone, Néron, 7, 44, 22, 47; Tacile, Ann,,\y, 39; Dion
Cassius, LXII,46, 48,29.
3. Suétone, Néron, 44.
4. Dion Cassius, LXII, 46. Cf. LVIII, 23.
5. Suétone, Néron, 38. Cf. Dion Cassius, LVIII, 23.
6. Eusèbe, Chron., à l'année 65; Orose, VII, 7. Le mot rap-
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[An 641 L'ANTECHRIST. 145
sûrement exagérée, puisque, comme nous le montre-
rons, Néron était absent de la. ville quand le feu se
déclara; cependant cette version n'est pas dénuée
de toute vérité ; le démon des drames pervers, qui
s'était emparé de lui, fut, comme chez les scélérats
d'une autre époque, un des acteurs essentiels de
l'horrible attentat.
Le 19 juillet de l'an 64, le feu prit à Rome avec
une violence extrême ^ Il commença près de la porte
Capène, dans la partie du Grand Cirque contiguè
au mont Palatin et au mont Cœlius. Ce quartier
renfermait beaucoup de boutiques, pleines de ma-
tières inflammables, où l'incendie se répandit avec
une prodigieuse rapidité. De là, il fit le tour du
Palatin, ravagea le Vélabre*, le Forum, les Ca-
porté par Dion Cassius (LXfl, 46} fut dit sans doute dans le
feu roulant des paradoxes littéraires, et ne doit pas être pris trop
au sérieux. Des conversations de gens de talent, racontées par des
domestiques ou des philistins qui écoutent aux portes, peuvent
sortir de là bien transformées.
4. Tacite, Ann.,XYy 38-44, 52; Suétone, Néron, 34, 38, 39;
Vesp,, 8; Dion Cassius, LXIÏ, 46-48; Pline, Hist. natur,,
XVII, I (4); Eusèbe, Chron,, adann. 65; Orelli, Imcr., n» 736,
qui parait bien authentique. Sulpice Sévère (IT, 29} copie Tacite
presque textuellement. Orose (VÏI, 7) copie principalement Suétone.
2. Le temple d'Hercule mentionné par Tacite, Ann,, XV, 44,
était sur l'emplacement de Féglise actuelle de Sainte-Anastasie. La
Regia et le temple de Vesta étaient également au pied du Palatin.
10
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146 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
rinesS monta sur les collines, endommagea fortement
le Palatin*, redescendit dans les vallées, dévorant pen-
dant six jours et sept nuits des quartiers compactes
et percés de rues tortueuses. Un énorme abatis de
maisons que Ton fit au pied des Esquilies ^ Tarrêla
quelque temps ; puis il se ralluma et dura trois jours
encore. Le nombre des morts fut considérable. De qua-
torze régions dont la ville était composée, trois furent
entièrement détruites, sept autres furent réduites à
des murs noircis. Rome était une ville prodigieu-
sement serrée, d'une population très-dense*. Le
désastre fut effroyable et tel qu'on n'en avait jamais
vu de pareil.
Néron était à Antium quand l'incendie éclata.
Il ne rentra dans la ville que vers le moment où
le feu approchait de sa maison « transitoire ». Il
fut impossible de rien arracher aux fla^nmes. Les
4 . C'était le quartier des consulares dont parle Suétone, Né-
rorij 38.
2. Tacite, Ann., XV, 39, 41; Dion Casai us, LXÏI, 18. Le
temple de Jupiter Stator était sur le Palatin. Le feu gagna sans
doute la colline par Tespèce d'isthme qui, à la hauteur de Tare de
Titus, joint le plateau du Palatin à la Summa sacra via.
3. Vers le bas de la rue Saint-Jean-de-Latran.
4. Voir Saint Paul, p. 107, note 3. On peut se figurer l'an-
cienne Rome par le Corpo di Napoli, Les pauvres gens passaient
leur vie en plein air, et ne rentraient chez eux que pour coucher
par chambrées de huit et dix personnes.
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[Aa 6i] L'ANTECHRIST. 147
maisons impériales du Palatin, la maison « tran-
sitoire » elle-même, avec ses dépendances, tout le
quartier environnant, furent abîmés *• Néron évidem-
ment ne tenait pas beaucoup à ce qu on sauvât sa
résidence. La sublime horreur du spectacle le trans-
portait. On voulut plus tard que, monté sur une
tour, il eût contemplé l'incendie, et que là, en habit
de théâtre, une lyre à la main, il eût chant?, sur le
rhythme touchant de Télégie antique , la ruine
d'ilion *.
4. Pour rétendue de Tincendie, voir la discussion topogra-
phique de Noël des Vergers, art. Néron, dans la Nouvelle biogr.
générale, t. XXXVII, col. 719-730.
5. Le récit de Tacite (Ann,, XV, 39) exclut cette circon-
stance. Tacite parle, il est vrai, d'un bruit selon lequel Néron, pen-
dant l'incendie, aurait chanté la ruine de Troie « sur son théâtre do-
mestique ». Ce fait, s'il était exact, n'aurait pu se passer qu'à Antium ;
ce qui serait bien gauche. Il est évident que Tacite rapporte ce bruit
sans l'adopter. Les récits de Suétone et de Dion ne concordent pas
dans les détails : l'un place la scène aux Esquilles, l'autre au Pala-
tin. — L'anecdote vint sans doute du poëme intitulé Troica, que
Néron composa et lut en public l'année suivante, et qui offrait un
double sens, comme le poëme de Lucain intitulé Calacausmos
Iliacus, composé vers le même temps. Dion Cassius, LXII, 29;
Servius ad Virg., Georg., III, 36; ^n,, V, 370; Perse, i, IÎ3;
Stace, Silv., II, vu, 58-64; Juvénal, viii, tU ; Pétrone, p. 106
(édit. BQcheler). L'inconvenance de pareilles allusions frappa tout
le monde, et fit dire que Néron a jouait de la lyre sur les ruines
de la patrie ». (L'expression patrio? ruinis est dans Tacite, Ann,,
XV, 43.) Cette phrase sera devenue une anecdote, et, comme la
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lis ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aq OiJ
C'était là une légende, fruit du temps et des exa-
gérations successives ; mais un point sur lequel l'opi-
nion universelle se prononça tout d'abord, ce fut
que l'incendie avait été ordonné par Néron, ou du
moins ravivé par lui quand il allait s'éteindre*. On
crut reconnaître des personnes de sa maison l'allu-
mant de divers côtés. En certains endroits, le feu fut
légende naît d'ordinaire d*un mol juste, d'un sentiment vrai, trans-
formé en réalité au moyen de violences faites au temps et à l'espace,
on aura rapporté le chant des Troica aux jours de la catastrophe.
L'anecdote offrait une difficulté capitale à ceux qui, comme Tacite,
savaient qu^au début de l'incendie Néron était à Antium ; pour !
rendre leur récit moins inconsistant, ils supposèrent que Néron j
avait chanté son élégie <c sur une scène domestique ». Ceux qui
ne savaient pas que Néron se trouva pendant la plus grande partie
de l'incendie à Antium transportèrent l'historiette à Rome, où
chacun choisit pour la placer le point le plus théâtral. La prétendue
Torre di Nerone qu'on montre aujourd'hui est du moyen âge. --*-
4. Suétone (38), Dion Gassius (LXXII, 46} et Pline l'Ancien,
HisL naL, XVII, i (4), le disent positivement. Tacite (Ann., XV,
38) ne se prononce pas. Plus loin cependant (XV, 67), « Tincendie »
est reproché à Néron comme un crime notoire. Dans ses derniers
jours, Néron voulut encore brûler Rome. Suétone, Néron, 43.
Certes, il faut faire dans de pareils bruits la part des bavardages
populaires et delà malveillance. Ce qu'il y a de grave contre Néron,
c'est qu'il est difficile d'admettre que la propagation d'un incendie
aussi extraordinaire se soit faite sans qu'on y ait aidé, dans une
ville comme Rome, bâtie çn pierre pour la plus grande partie. L'in-
scription Orelli, n« 736, prouve bien le caractère exceptionnel de
l'incendie. Les incendies sous Titus et sous Commode, quoique
très-considérables, restèrent bien au-dessous de celui-ci.
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[Au 64] L'ANTECHRIST. 449
mis, dit-on, par des hommes feignant l'ivresse.
La conflagration avait eu Tair de naître simulta-
nément sur plusieurs points à la fois. On raconta
que, pendant l'incendie, on avait vu les soldats
et les veilleurs chargés de l'éteindre l'attiser et
empêcher les efforts qu'on faisait pour le circon-
scrire, tout cela avec un air de menace et à la façon
de gens qui exécutent des ordres officiels \ De grosses
constinictions de pierre, voisines de la demeure
impériale, et dont Néron convoitait l'emplacement,
furent renversées comme dans un siège. Lorsque le
feu reprit, il commença par des bâtiments qui appar-
tenaient h Tigellin. Ce qui confirma les soupçons,
c'est qu'après l'incendie, Néron, sous prétexte de
nettoyer les ruines à ses frais pour laisser la place
libre aux propriétaires, se chargea d'enlever les
démolitions, si bien qu'il ne fut permis à personne
d'en approcher. Ce fut bien pis, quand on le vit tirer
bon parti des ruines de la patrie, quand on vit le
nouveau palais de Néron, cette « Maison d'or » qui
était depuis longtemps le jouet de son imagination
en délire, se relever sur l'emplacement de l'ancienne
résidence provisoire, agrandi des espaces que l'in-
4. Peut-être étaienl-ce des malfaiteurs, augmentant le désastre
pour profiter du pillage.
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150 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64J
cendie avait déblayés*. On pensa qu'il avait voulu
préparer les terrains de ce nouveau palais, justifier la
reconstruction qu'il projetait depuis longtemps, se
procurer de l'argent en s'appropriant les débris de
Tincendie, satisfaire enfin sa folle vanité, qui lui fai-
sait désirer d'avoir Rome à rebâtir pour qu'elle datât
de lui et qu'il pût lui donner son nom.
Tout porte à croire que ce n'était point là une
calomnie. Le vrai, quand il s'agit de Néron, peut
n'être guère vraisemblable. Qu'on ne dise pas qu'a-
vec son pouvoir il avait des moyens plus simples que
l'incendie pour se procurer les terrains qu'il désirait.
Le pouvoir des empereurs, sans bornes en un sens,
trouvait d'un autre côté bientôt sa limite dans les
usages, les préjugés d'un peuple conservateur au
plus haut degré de ses monuments religieux. Rome
était pleine de sanctuaires, de lieux saints, d'arew,
d'édifices qu'aucune loi d'expropriation n'aurait pu
faire disparaître. César et plusieurs autres empereurs
avaient vu leurs desseins d'utilité publique, surtout en
ce qui concerne la rectification du cours du Tibre,
traversés par cet obstacle. Pour exécuter ses plans
insensés, Néron n'avait réellement qu'un moyen,
Tincendie. La situation ressemblait à ce qu'elle est à
4. Suétone, Néron, 31, 38.
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[An 6i] L'ANTECHRIST. 151
Gonstantînople et dans les grandes villes musulmanes,
dont le renouvellement est empêché par les mosquées
et les ouakouf. En Orient, Tincendie n*est qu'un
faible expédient; car, après Tincendie, le terrain, con-
sidéré comme une sorte de patrimoine inaliénable des
croyants, reste sacré. A Rome, où la religion s'at-
tachait à l'édifice plus qu'à l'emplacement, la mesure
se trouva efficace. Une nouvelle Rome, & rues larges
et alignées, se reconstruisit assez vite d'après les
plans de l'empereur et sur les primes qu'il offrit.
Tout ce qu'il y avait d'hommes honnêtes dans la
ville fut outré. Les plus précieuses antiquités de Rome,
les maisons des anciens capitaines décorées encore de
dépouilles triomphales, les objets les plus saints, les
trophées, les ex-voto antiques, les temples les plus
respectés, tout le matériel du vieux culte des Romains
avait disparu. Ce fut comme le deuil des souvenirs
et des légendes de la patrie. Néron avait beau se mettre
en frais pour soulager la misère dont il était la cause;
on avait beau faire remarquer que tout s'était borné en
dernière analyse à une opération de nettoyage et d'as-
sainissement, que la nouvelle ville serait bien supé-
rieure à l'ancienne; aucun vrai Romain ne voulut le
croire ; tous ceux pour lesquels une ville est autre chose
qu'un amas de pierres furent blessés au cœur; la
conscience de la patrie était atteinte. Ce temple bâti
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152 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
par Évandre, cet autre élevé par Servius Tullius, l'en-
ceinte sacrée de Jupiter Stator, le palais de Nuroa,
ces pénates du peuple romain, ces monuments de tant
de victoires, ces chefs-d'œuvre de l'art grec, com-
ment en réparer la perte? Que valaient auprès de
cela des somptuosités de parade, de vastes perspec-
tives monumentales, des lignes droites sans fin? On
fit des cérémonies expiatoires, on consulta les livres
de la Sibylle, les dames surtout célébrèrent divers
piacula. Mais il restait le sentiment secret d'un crime,
d'une infamie. Néron commençait à trouver qu'il avait
été un peu trop loin.
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CHAPITRE VII.
MASSACRK DES CHRÉTIEXS. ^ L^ESTHÉTIQCE DE N^RON.
Une idée infernale lui vînt alors à l'esprit. Il
chercha s'il n'y avait pas au monde quelques misé-
rables, encore plus détestés que lui de la bourgeoisie
romaine, sur lesquels il pût faire tomber l'odieux de
l'incendie. Il songea aux chrétiens. L'horreur que ces
derniers témoignaient pour les temples et pour les
édifices les plus vénérés des Romains rendait assez
acceptable l'idée qu'ils fussent les auteurs d'un incen-
die dont l'effet avait été de détruire ces sanctuaires.
Leur air triste devant les monuments paraissait une
injure à la patrie. Rome était une ville très-religieuse,
et une personne protestant contre les cultes natio-
naux se reconnaissait bien vite. Il faut se rappeler
que certains juifs rigoristes allaient jusqu'à ne pas
vouloir toucher une monnaie présentant une efBgie
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154 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
et voyaient un aussi grand crime dans le fait de regar-
der ou de porter une image que dans celui de la sculp-
ter. D'autres refusaient de passer par une porte de ville
surmontée d'une statue *. Tout cela provoquait les rail-
leries et le mauvais vouloir du peuple. Peut-être les dis-
cours des chrétiens sur la grande conflagration finale S
leurs sinistres prophéties, leur affectation à répéter
que le monde allait bientôt finir, et finir par le feu,
contribuèrent-ils à les faire prendre pour des incen-
diaires. II n'est même pas inadmissible que plusieurs
fidèles aient commis des imprudences et qu'on ait
eu des prétextes pour les accuser d'avoir voulu, en
préludant aux flammes célestes, justifier à tout prix
leurs oracles. Quel piaculum^ en tout cas, pouvait
être plus efficace que le supplice de ces ennemis des
dieux? En les voyant atrocement torturer, le peuple
dirait : « Ah ! sans doute, voilà les coupables! » Il
faut se rappeler que l'opinion publique regardait
comme choses avérées les crimes les plus odieux
que Ton prêtait aux chrétiens \
Repoussons bien loin de nous l'idée que les pieux
disciples de Jésus aient été coupables & un degré
4 . Philosophumena^ IX, 26. « Non Cacsaribus honor. » Tac,
HisL, V, 5.
2. Comp. Carmina sibyllina, IV, 472 et suiv. (morceau écrit
vers Tan 75). Cf. II Pétri, m, 7-n.
3. Tacilo, Ann., XV, 44.
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[An 64J L'ANTECHRIST. 155
quelconque du crime dont on les accusait; disons
seulement que bien des indices purent égarer l'opi-
nion. Cet incendie, ils ne l'avaient pas allumé , mais
[1 sûrement ils s'en réjouirent*. Les chrétiens dési-
raient la fin de la société et la prédisaient. Dans
l'Apocalypse, ce sont les prières secrètes des saints
qui brûlent la terre, la font trembler*. Pendant le
désastre, l'attitude des fidèles dut paraître équivoque ;
quelques-uns sans doute manquèrent de témoigner
du respect et du regret devant les temples consumés,
ou même ne cachèrent pas une certaine satisfaction.
On conçoit tel conventicule au fond du Transtévère,
où l'on se soit dit ; « N'est-ce pas là ce que nous
prédisions? » Souvent il est dangereux de s'être
montré trop prophète. « Si nous voulions nous ven-
ger, dit Tertullien, une seule nuit, quelques flam-
beaux suffiraient '. » L'accusation d'incendie était
élevée fréquemment contre les juifs, à cause de leur
vie à part*. Le même crime était un de ces flagitia
cohœrentia nomini * qui faisaient partie de la défini-
tion d'un chrétien.
j 4. Apoc., XVIII.
/"î. Apec., VIII, 3-3.
3. TerluIIien, Apol., 37.
4. Les Juifs, en 67, fureni accusés d'avoir voulu brûler
Antioche. Jos., B, J,, VII, m, 2-4.
^ 5. Pline, Episl,, X, 97.
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156 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64|
Sans avoir contribué eh rien à la catastrophe du
19 juillet, les chrétiens pouvaient donc être tenus,
si Ton peut s'exprimer ainsi, pour des incendiaires
de désir. Dans quatre ans et demi, TApocalypse
nous oiTrira un chant sur l'incendie de Rome, auquel
probablement l'événement de 64 fournit plus d'un
trait. La destruction de Rome par les flammes fut
bien un rêve juif et chrétien ; mais ce ne fut qu'un
rêve; les pieux sectaires se contentèrent sûrement de
voir en esprit les saints et les anges applaudir du
haut du ciel à ce qu'ils regardaient comme une juste
expiation*.
On a peine à croire que l'idée d'accuser les chré-
tiens de l'incendie du mois de juillet soit venue
d'elle-même à Néron. Certes, si le césar eût connu
de près les bons frères, il les eût étrangement haïs.
Les chrétiens ne pouvaient naturellement comprendre
le mérite qu'il y avait h poser ainsi en « jeune pre-
mier » sur l'avant-scène de la société de son temps;
or ce qui exaspérait Néron, c'était qu'on méconnût
son talent d'artiste et de chef de rôle. Mais Néron
ne fit sans doute qu'entendre parler des chrétiens ;
il ne se trouva jamais en rapport personnel avec
eux. Par qui l'atroce expédient dont il s'agit lui fut-il
suggéré? II est probable d'abord que de plusieurs
4. Apoc, XVIII.
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[An 61) L'ANTECHRIST. 157
côtés dans la ville on conçut des soupçons *. La secte,
à cette époque, était fort connue dans le monde offi-
ciel. On en parlait beaucoup '. Nous avons vu que
Paul avait des relations avec des personnes attachées
au service du palais impérial •. Une chose bien
extraordinaire, c'est que, parmi les promesses que
certaines personnes avaient faites à Néron, pour le
cas où il viendrait à être destitué de l'empire , était
celle de la domination de l'Orient et nommément du
royaume de Jérusalem *. Les idées messianiques
prenaient souvent chez les juifs de Rome la forme de
vagues espérances d'un empire romain oriental;
Vespasien profita plus tard de ces imaginations *.
Depuis Tavénement de Caligula jusqu'à la mort de
Néron, les cabales juives ne cessèi^ent pas à Rome \
Les juifs avaient beaucoup contribué à Tavénement
et au maintien de la famille de Germanicus. Soit
par les Hérodes, soit par d'autres intrigants, ils
4. Dion Cassius, LXII, 48 (rcî; ich ikXiv ijAitpii<Ta<n xara-
2. « Cum maxime Romœ orientem. » Tertullien, Apolog., 5.
3. Phll., IV, 22.
4. Suétone, JVéron, 40. Cf. Tacite, Aiin., XV, 36.
5. Tacite, Hisl,, I, 40; V, 43; Suét., Vesp., 4. Cf. Jos., B. J.,
m, VIII, 9; Talm. deBab., GiUin, 56 a.
6. Notez l'importance des juifs aux yeux de Martial, de Perse
et de Juvénal. Voyez surtout Perse, v, 479 et suiv.
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158 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 04]
assiégeaient le palais, trop souvent pour perdre leurs
ennemis \ Agrippa II avait été très-puissant sous
Caligula et sous Claude ; quand il demeurait à Rome,
il y jouait le rôle d'un personnage influent. Tibère
Alexandre, d'un autre côté, occupait les plus hautes
fonctions *. Josèphe enfin se montre assez favorable
à Néron ; il trouve qu'on l'a calomnié, il rejette tous
^> ses crimes sur son mauvais entourage. Quant à Pop-
pée, il en fait une pieuse personne, parce qu'elle était
favorable aux juifs, qu'elle appuyait les requêtes des
zélés, et aussi peut-être parce qu'elle adopta une
partie de leurs rites. II la connut en l'an 62 ou 63,
obtint par elle la grâce de prêtres juifs arrêtés, et
garda d'elle le plus reconnaissant souvenir \ Nous
avons la touchante épitaphe d'une juive nommée
Esther, née à Jérusalem et affranchie de Claude ou
de Néron, qui charge son camarade Arescusus de
veiller à ce qu'on ne mette rien sur sa pierre sépul-
crale de contraire à la Loi, comme par exemple les
lettres D. M*. Rome possédait des acteurs et des
4. Josèphe, .4n^, XVin, XIX, XX.
2. Mém. de V Académie des inscr. et belles-lettres^ XXVI,
4'« partie, p. 294 et suiv.
3. Jo8., Ant„ XX, VIII, 3, 44 ; XI, 4 ; B, J., IV, ix, 2; Vita, 3.
Voir ci-dessus, p. 29.
4. tfommseD, Inscr. regni Neap,, n° 6467 (sans égard pour
les observations do Garrucci, Cimilero, p. 24-25; j'ai vérifié l'in-
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[An 64J L'ANTECHRIST. 159
actrices d'origine juive * ; sous Néron, c'était là un
moyen naturel d'arriver à l'empereur. On nomme
en particulier un certain Alityrus, mime juif, fort aimé
de Néron et de Poppée ; c'est par lui que Josèphe fut
introduit auprès de l'impératrice *. Néron, plein de
haine pour tout ce qui était romaân, aimait à se tour-
ner vers l'Orient, à s'entourer d'Orientaux % à nouer
des intrigues en Orient *.
Tout cela sufBt-il pour fonder une hypothèse plau-
sible? Est- il permis d'attribuer à la haine des juifs
contre les chrétiens le caprice féroce qui exposa les
plus inoiïensifs des hommes aux supplices les plus
monstrueux? Il est sûrement fâcheux pour les juifs
d'avoir eu leurs entrées secrètes chez Néron et Pop-
pée au moment où l'empereur conçut contre les
disciples de Jésus une odieuse pensée \ Tibère
scriptioQ au musée de Naples). Pour le nom d'Aster, v. Renier,
In$c. de VAlg., q» 3340.
4. C'est à tort, cependant, qu'on a conclu des larves funé>
raires qui se voient sur le couvercle du sarcophage de la juive
Faustina (Lupi, Epii. Sev,, p. 177-178; Corpus ïnscr. gr.,
D» 9920} que cette Faustina était actrice.
î. Jos., Vila, 3.
3. Hélius, Polyclète, Icèle, Palrobius, Épaphrodite. Cf. Taciie,
Hisl., n, 95.
4. Tac, Ann., XV, 36; Suét., NéroUj 34, 36, 40, il\Carm.
sib.j V, 146 etsuiv.
5. L'hypothèse d'une jalousie de la juive Poppée et de la
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160 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 61]
Alçxandre, en particulier, était alors dans sa pleine
faveur *, et un tel homme devait détester les saints.
Les Romains confondaient d'ordinaire les juifs et les
chrétiens *. Pourquoi cette fois la distinction fut-elle
si bien faite? Pourquoi les juifs, contre lesquels les
Romains avaient la même antipathie morale et les
mêmes griefs religieux que contre les chrétiens % ne
furent-ils pas touchés cette fois? Des supplices de
juifs eussent été un piaculum tout aussi efficace. Clé-
ment Romain, ou l'auteur (certainement romain) de
répître qu'on lui attribue, dans le passage où il fait
I allusion aux massacres des chrétiens ordonnés par
\ Néron, les explique d'une manière trôs-obscure pour
nous, mais bien caractéristique. Tous ces malheurs
sont « l'effet de la jalousie* », et ce mot « jalou-
sie )) sîgnifle évidemment ici des divisions inté-
rieures, des animosilés entre membres de la même
chrétienne Acte est bien peu probable, puisque le christianisnse
d'Acte est douteux.
4. Jos., B, J., II, XV, 4,
2. Tertullien, âpcL, 24. Sénèque ne les distinguait pas; les
\/T chrétiens n'eurent jamais d'individualité pour lui. Augustin, De
civiL Deij VI, c. 44.
3. Corap. Tac, Ann,, XV, 44; Hist.j V, 5, et la phrase resti-
tuée, d'après Sulpice Sévère, par Bernays, Uber die Chronik de
Sulp, Severus, p. 57.
4. Ali ÇtiXov. Clém. Rom., Ad Cor, ï, eh. 3, o et 6.
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(An C41 I/ANTECHRIST. 101
confrérie *. De là naît un soupçon, corroboré par
ce fait incontestable que les juifs, avant la destruc-
tion de Jérusalem, furent les vrais persécuteurs des
chrétiens et ne négligèrent rien pour les faire dispa-
raître*. Une tradition très-répandue au iv* siècle
voulait que la morl de Paul et même celle de Pierre,
qu'on ne séparait pas de la persécution de Tan 64,
eussent eu pour cause la conversion d'une des maî-
tresses et d'un favori de Néron ^. Une autre tradition
y vit une conséquence de la défaite de Simon le
Magicien*. Avec un personnage aussi fantasque que
Néron, toute conjecture est hasardée. Peut-être le
choix des chrétiens pour l'affreux massacre ne fut-il
qu'une lubie de l'empereur ou de Tigellin'. Néron
n'avait besoin de personne pour concevoir un des-
sein capable de déjouer par sa monstruosité toutes
les règles ordinaires de l'induction historique.
1. Cléra. Rom., épUre citée, c. 3.
2. Actes des Apôtres à chaque page. Comp. Actes de saint
Polycarpe, 47-18. Notez licet contrarias sibi, dans le discours
de Titus. Sulp. Sev. (Tacite), II, xxx, 6.
3. Voir ci-dessus, p. 44, note 2.
4. Acta Pétri et Pauli, 78; Pseudo-Marcellus ; Pseudo-Lin;
Pseudo-Abdias, I, 48; Pseudo-Hégésippe, III, 2 ; Grégoire de
Tours, Hist. eccL, I, 24.
5. L'intervention de Tigeliin y compromettrait Poppée. «Pop-
paea et Tigellino coram, quod erat ssevienli principi intimum
consiliorum. » Tacite, Ann., XV, 64 .
11
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162 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6i]
On arrêta d'abord un certain nombre de per-
sonnes soupçonnées de faire partie de la secte nou-
velle , et on les entassa dans une prison % qui était
déjà un supplice à elle seule*. Elles confessèrent leur
foi, ce qui put être considéré comme un aveu du crime
qu'on en jugeait inséparable. Ces premières arresta-
tions en amenèrent un très-grand nombre d'autres '.
La plupart des inculpés paraissent avoir été des pro-
sélytes observant les préceptes et les conventions du
pacte dp Jérusalem*. Il n'est pas admissible que de
vrais chrétiens aient dénoncé leurs frères; mais on
put saisir des papiers ; quelques néophytes à peine
initiés purent céder à la torture. On fut surpris de la
multitude des adhérents qu'avaient réunis ces doc-
trines ténébreuses; on en parla non sans épouvante.
Tous les hommes sensés trouvèrent l'accusation
d'avoir mis le feu extrêmement faible, a Leur vrai
crime, disait-on, c'est la haine du genre humain. »
Quoique persuadés que l'incendie était le crime de
Néron, beaucoup de Romains sérieux virent dans ce
coup de filet de la police une façon de délivrer la
4 . luvuôpoîoOïi. Cléra. Rom., Ad Cor, 1, 6.
2. Pasteur d'Hermas, I, vis. m, t.
3. Multitudo ingens. Tacite, Ann., XV, 4i; wcXù i;\fMz txXu-
T«v, Clém. Rom., -4rf Cor. /, 6; 5yXo; iroXÛ;, Apoc, vu, 9, 14.
4. Apoc., XII, 47, qui paraît une allusion aux atrocités de
l'an 64.
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n
[AnC4] L'ANTECHRIST. 163
ville d'une peste très-meurtrière. Tacite , malgré ([
quelque pitié, est de cet avis*. Quant à Suétone,
il range parmi les mesures louables de Néron les
supplices qu'il fit subir aux partisans de la nouvelle
et malfaisante superstition \
Ces supplices furent quelque chose d'effroyable.
On n'avait jamais vu de pareils raffinements de
cruauté. Presque tous les chrétiens arrêtés étaient
des humilioresy des gens de rien. Le supplice de ces
malheureux, quand il s'agissait de lèse-majesté ou
de sacrilège, consistait à être livrés aux bêtes ou
brûlés vifs dans l'amphithéâtre', avec accompagne-
ment de cruelles flagellations^ Un des traits les plus
hideux des mœurs romaines élait d'avoir fait du sup-
plice une fête, et de la vue de la tuerie un jeu public'.
4. Ann.,Xy, 44.
î. Néron, 16.
3. Paal, Sentent., V, xxu , 1 : « Humiliores bestiis objiciuntur
vel viviexuruntur; honesUorescapite puniunlur. » Ulpien, Digeste,
1. 6, pr., ad legem Juliam peculatus (xlvhi, 13). Comp. Siarpi-
toaivM, Hebr., x, 33; Jos., B, J., VII, ni, 1 ; lettre des Églises de
Lyon et de Vienne, dans Eus., H, E., V, 1; Mart. Polyc, 11-13;
Tertullien, Apol^, 12 ; Lactance, De mortibus persecut., 13, 21.
Mourir dans le cirque était aussi la peine des esclaves criminels.
Pétrone, p. 145-146 (éd. BUcheler).
4. Past. d'Herra., I, vis. ni, 2. Comp. les Actes des martyrs do
Lyon (Eus., H. E., V, i, 38) et d'Afrique, S 4» (Ruinant, p. 100).
5. Philott, In Flaccum, S 10; Jos., B, J., VIII, m, 1 ; Suétone,
Néron, 42.
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164 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6i]
La Perse, à ses moments de fanatisme et de terreur,
avait connu d'affreux déploiements de tortures ; plus
d'une fois elle y avait goûté une sorte de volupté
sombre; mais jamais avant la domination romaine
on n'avait été jusqu'à chercher dans ces horreurs un
divertissement public, un sujet de rires et d'ap-
plaudissements. Les amphithéâtres * étaient devenus
les lieux d'exécution; les tribunaux fournissaient
l'arène. Les condamnés du monde entier étaient
acheminés sur Rome pour l'approvisionnement du
cirque et l'amusement du peuple*. Que l'on joigne h
cela une atroce exagération dans la pénalité, qui fai-
sait que de simples délits étaient punis de mort;
qu'on y ajoute de nombreuses erreurs judiciaires,
résultat d'une procédure criminelle défectueuse, on
concevra que toutes les idées fussent perverties. Les
suppliciés étaient considérés bien plutôt comme des
malheureux que comme des criminels ; en bloc, on
les tenait pour presque innocents, innoxia corpora^.
A la barbarie des supplices, cette fois, on ajouta
la dérision. Les victimes furent gardées pour une
4. Les amphithéâtres de ce temps étaient en bois. La con-
■ ,r^ struction des amphithéâtres en pierre date des empereurs fla-
viens. Suét., Vesp.j 9.
2. Martyrium S. Ignatii, % : tî; T£p<J»iv tgû Hilw,
3. Manilius, Astron., Y, 646 et suiv. Comparez les idées
que le moyen âge attacha aux mots marturiare, martroL \
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[An 64J L'ANTECHRIST. 1C5
fête, à laquelle on donna sans doute un caractère
expiatoire. Rome compta peu de journées aussi
extraordinaires. Le ludus matutinus, consacré aux
combats d'animaux*, vit un défilé inouï. Les con-
damnés, couverts de peaux de bêtes fauves, furent
lancés dans l'arène, où on les fit déchirer par des
chiens; d'autres furent crucifiés*; d'autres, enfin,
revêtus de tuniques trempées dans l'huile, la poix ou
la résine, se virent attachés à des poteaux et réservés
pour éclairer la fête de nuit. Quand le jour baissa, on
alluma ces flambeaux vivants. Néron offrit pour le
spectacle les magnifiques jardins qu'il possédait au
delà du Tibre et qui occupaient l'emplacement actuel
du Borgo, de la place et de l'église Saint-Pierre^"'■■'
Il s'y trouvait un cirque, commencé par Caligula,
continué par Claude, et dont un obélisque, tiré d'Hé-
liopolis (celui-là même qui marque de nos jours le j |
centre de la place Saint-Pierre), était la borne*. Cet
4. Sénèque, Epnt,,l\ Suétone, Claude, 34; Martial, X, xxv;
Xra, xcv; Tertullien, Apol, 15. Cf. Ovide, Melam., XF, Î6;
Virgile {redeunt spectacula mane) ; Orelli, n" 2553, 2554. Les
martyrs de Garthage (S 17) font leur dernier repas le soir.
2. La leçon aul flammandi atque donne lieu à des doutes
(v. Bernays, Ueher die Chronik des Sulp. Sev., p. 54-55, note),
mais sans grave conséquence. Peut-être le second aut est-il de
trop. Flammandi, au sens de ul flammarenlur, est bon.
3. Le « Pré Noiron » du moyen âge.
4. Suétone, Claude, %i ; Tacite, Ann., XIV, 44; Pline, Hist,
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!66 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64J
endroit avait déjà vu des massacres aux flambeaux.
Caligula, en se promenant, y fit décapiter à la lueur
des torches un certain nombre de personnages con-
sulaires, de sénateurs et de dames romaines*. L'idée
de remplacer les falots par des corps humains
imprégnés de substances inflammables put paraître
ingénieuse. Comme supplice, cette façon de brûler
vif n'était pas neuve ; c'était la peine ordinaire des
incendiaires, ce qu'on appelait la tunica molesta*;
mais on n'en avait jamais fait un système d'illumina-
tion. A la clarté de ces hideuses torches, Néron, qui
avait mis à la mode les courses du soir*, se montra
dans l'arène, tantôt mêlé au peuple en habit de
jockey, tantôt conduisant son char et recherchant
les applaudissements. Il y eut pourtant quelques
signes de compassion. Même ceux qui croyaient les
chrétiens coupables et qui avouaient qu'ils avaient
naL, XVI, XL (76) ; XXXVI, xi (15). Ce cirque est la « nauma-
cbie » dont parlent les Actes de Pierre. Cf. Platner et Bunsen,
Beschreibung der Sladl Rom, II, i, 39. L'obélisque a été déplacé
par Sixte Y. Il était autrefois dans la sacristie de Saint-Pierre.
4. Sénèque, De ira, Hî, 48.
t. Juvénal, Sol., i, 455-456; viii, Î33-235; Martial, Epigr.,
X, XXV, 5. Comp. Sénèque, De ira, III, 3. Notez Tttrtde rengage-
ment des gladiateurs. Hor., Sat., II, vii, 58; Pétrone, p. 449
(BUcheler); Sénèque, Epist., 37.
3. »Sué(one, Néron, 35.
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[An 64J L'ANTECHRIST. 107
mérité le dernier supplice eurent horreur de ces
cruels plaisirs. Les hommes sages eussent voulu
qu'on fît seulement ce qu'exigeait l'utilité publique,
qu'on purgeât la ville d'hommes dangereux, mais
qu'on n'eût pas l'air de sacrifier des criminels à la
férocité d'un seul*.
Des femmes, des vierges furent mêlées à ces
jeux horribles*. On se fit une fête des indignités sans
nom qu'elles souffrirent. L'usage s'était établi sous
Néron de faire jouer aux condamnés dans l'amphi-
théâtre des rôles mythologiques, entraînant la mort
4. Tacite, Ann., XV, 44; Suét., Néron, 46; Clém. Rom., Ad
Cor, /, c. 6; Tertullien, ApoL, 5 (il en appelle aux commen-
tara officiels); Ad naL, I, 7; Scorpiace, 45; Eus., H. E., II,
22, 25; Chron., ad ann. 43 Ner.; Lactance, De mort, persec, 2 ;
Sulpice Sévère, HisL sacra, IF, 29; Orose, VIF, 7; Grégoire de
Tours, F, 24 ; Georges le Syncelle, Chron,, p. 339. L'écho de ceUe
persécution et les allusions aux supplices qu'on Gt souffrir aux
chrétiens se trouvent dans Apec, vi, 9 et suiv.; vu, 9 et suiv.;
XII, 40-42 et nïôme 47; xni, 7, 40, 45-46; xiv, 42-43; xvi, 6;
XAni, 6; xvni, 24; xx, 4; Hebr., x, 32 et suîv.; Pasteur d'Her-
mas, I, Visio ni, c. 2; Carm. sibyll., IV, 136; V, 136 et suiv.,
885 et suiv., peut-être MaUh., xxiv, 9 (6Xî4^;). Nous montrerons
bientôt que TApocalypse est sortie directement de la persécu-
tion de Néron. L'inscription relative à cette persécution (OrellI,
n» 730) est fausse.
2. Clém. Rom., Ad Cor* I, c. 6. Aià WXc; ^icox^tlacu pvoïxi;
Aavai^iC xflu Aipxoi, aîxîop.xTa ^itvà xal àWaia ira06Ûaou îiri tov t^;
moTiwç pîGouov ^po'jx&v xarnmjaav, xai IXaGcv ^ipoç -yiwoî&v ai à^ôivil;
Tto aûpiart.
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168 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64J
de Facteur. Ces hideux opéras, où la science des
machines atteignait à des effets prodigieux S
étaient chose nouvelle; la Grèce eût été surprise, si
on lui eut suggéré une pareille tentative pour appli-
quer la férocité à l'esthétique, pour faire de Fart
avec la torture. Le malheureux était introduit dans
l'arène richement costumé en dieu ou en héros voué
à la mort, puis représentait par son supplice quelque
scène tragique des fables consacrées par les sculp-
teurs et les poètes*. Tantôt c'était Hercule furieux,
brûlé sur le mont Œta, arrachant de dessus sa peau
la tunique de poix enflammée ; tantôt Orphée mis
en pièces par un ours. Dédale précipité du ciel et
dévoré par les bêtes, Pasiphaé subissant les étreintes
du taureau, Attys ' meurtri; quelquefois, c'étaient
d'horribles mascarades, où les hommes étaient
accoutrés en prêtres de Saturne, le manteau rouge
sur le dos, les femmes en prêtresses de Cérès, por-
tant les bandelettes au front* ; d'autres fois enfin, des
4. Martial, Speclac., xxi.
2. Martial, Speclac, v (cf. Suétone, Néron, 42; Apulée,
Melam., 1, 40), viii (cf. Suét., /. c), xxi; Tertullien, Apolog,, 45
(cf. 9) ; Ad naliones, I, 40. La tunica molesta impliquait d'ordi-
naire la représentation d'Hercule sur le mont Œta (Juv.,vni, 235;
Martial, X, xxv, 5).
3. Peut-être le confondait-on avec Adonis tué par un sanglier.
4. Actes des martyrs d'Afrique, % 48.
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[An 64] L'ANTECHRIST. 109
pièces dramatiques, au courant desquelles le héros
était réellement mis à mort, comme Lauréolus*, ou bien
des représentations d'actes tragiques comme celui de
Mucius Scaevola*. A la fin. Mercure, avec une verge
de fer rougie au feu , touchait chaque cadavre pour
voir s'il remuait; des valets masqués, représentant
Pluton ou VOrcus^ traînaient les morts par les pieds,
assommant avec des maillets tout ce qui palpitait
encore '.
Les dames chrétiennes les plus respectables
durent se prêter à ces monstruosités. Les unes
jouèrent le rôle des Danaïdes, les autres celui de
Dircé*. Il est difficile de dire en quoi la fable
des Danaïdes pouvait fournir un tableau sanglant. Le
supplice que toute la tradition mythologique attribue
à ces femmes coupables, et dans lequel on les repré-
sentait*^, n'était pas assez cruel pour suffire aux
plaisirs de Néron et des habitués de son amphithéâtre.
Peut-être défilèrent-elles portant des .urnes % et
4 . V. ci-dessus, p. 43.
2. Martial, Epigr., VIII, xxx ; X, xxv.
3. TertuUien, ApoL, 45. Cf. Suétone, Néron, 36.
4. Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6.
5. Pausanias, X, xxxi, 9, 11 ; Musée Pio^lém,, t. IV, tab. 36.
6. Muêée Pio-Clémentin, II, 2;Guigniaut, Rel. de VanL,
pi., n» 606 a. Cf. BuUeUino deW Insl. di corr, arch., 1843,
p. 119-123.
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170 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Au 6iJ
reçurent -elles le coup fatal d'un acteur figurant
Lyncée *. Peut-être vit- on Amymone, l'une des
Danaïdes, poursuivie par un satyre et violée par
Neptune *. Peut-être enfin ces malheureuses traver-
sèrent-elles successivement devant les spectateurs la
série des supplices du Tarlare, et moururent-elles
après des heures de tourments. Les représentations
de l'enfer étaient à la mode. Quelques années aupa-
ravant (l'an 41), des Égyptiens et des Nubiens
vinrent à Rome et eurent un grand succès, en don-
nant des séances de nuit, où l'on montrait par ordre
les horreurs du monde souterrain', conformément
aux peintures des syringes de Thèbes, notamment du
tombeau de Séthi I'^
Quant aux supplices des Dircés, il n'y a pas de
doute. On connaît le groupe colossal désigné sous le
nom de Taureau Farnèse^ maintenant au musée de
Naples. Amphionet Zéthus attachent Dircé aux cornes
d'un taureau indompté, qui doit la traîner à travers
les rochers et les ronces du Cithéron *. Ce médiocre
<. Schol. d^Euripide, Hécuhe, v. 886; comp.Servius, adVîrg.
^n., X, 497.
t. Hygin, Fabulœ, 469. Comp. ci-après, p. 479.
3. Suétone, Cahis, 57.
4. Real Museo Borbonico, t. XIV, tav. iv et v; Guigniaut,
Relig. de l'antiquité, pi. 728, 7i8 a; Gargiulo, t. I, n^ 4-3;
III, ii« Î3. Comparez Memorie délia R, Accademia Ercolanese,
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[An 04] L'ANTECHRIST. 171
marbre rhodign, transporté à Rome dès le temps
d'Auguste, était l'objet de l'universelle admiration*.
Quel plus beau sujet pour cet art hideux que la
cruauté du temps avait mis en vogue et qui con-
sistait à faire des tableaux vivants avec les statues
célèbres? Un texte et une fresque de Pompéi sem-
blent prouver que cette scène terrible était souvent
représentée dans les arènes, quand on avait à sup-
plicier une femme*. Attachées nues par les che-
veux' aux cornes d'un taureau furieux*, les mal-
heureuses assouvissaient les regards lubriques d'un
peuple féroce. Quelques-unes des chrétiennes immo-
t. m, p. :s86 et suiv. ; t. IV, 1" partie; t. VU, p. 4 et suiv.; Raoul-
RocheUe, Choix de peint, de Pompéi, pl.xxiii.p. 277-Î88 ; i4wn.
de l'hisUtul de corr. arch,, t. XI (4 839), p. 287-Î92; Helbig,
Wandgemàldey n°« 1151, 1152, 1153; Jahn, Archœol. Zeilung,
1853, n"» 36 et suiv.
1. Pline, XXXVI, v (4). Voir Brunn, cité ci-dessus, p. 129,
note 3.
2. « Videt... memorandi spectaculi scenam, non tauro sed
asino dependentem Dircen aniculam. » Apulée, Melam,, VI, 1 27
(édit. Oudendorp, p. 435-436). Cf. Lucien, Lucius, 23 (lisez 7pauv
Aîpxr,v oùx U raûpoo àxx* il Jvcu). Voir Surtout Memorie délia
R. Accademia Ercolanese, vol. VU, planche du 1" mémoire, où
le supplice paraît représenté comme un spectacle [observation de
M. Minervini].
3. « Dircen ad taurum crinibus religatam necant. » Hygin,
FabulŒj fab. 8.
4. Comparez le supplice de sainte Blandine, exposée dans un
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172 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 04]
lées de la sorte étaient faibles de corps*; leur
courage fut surhumain; mais la foule infâme n'eut
d'yeux que pour leurs entrailles ouvertes et leurs
seins déchirés.
Néron fut sans doute présent h ces spectacles.
Comme il était myope, il avait coutume de porter
dans l'œil, quand il suivait les combats des gladia-
v/^ teurs, une émeraude concave qui lui servait de lor-
gnon*. Il aimait à faire parade de ses connaissances de
sculpteur; on prétend que sur le cadavre de sa mère
il émit d'odieuses remarques, louant ceci, blâmant
cela. Une chair palpitant sous la dent des bêtes,
une pauvre fille timide, voilant sa nudité d'un geste
chaste, puis soulevée par un taureau et mise en lam-
beaux sur les cailloux de l'arène, devaient offrir des
formes plastiques et des couleurs dignes d'un con-
naisseur comme lui. Il était là, au premier rang, sur
le podium^ y mêlé aux vestales et aux magistrats
curules, avec sa mauvaise figure, sa vue basse, ses
yeux bleus, ses cheveux châtains, bouclés en étages,
filet à un taureau, et celui de sainte Perpétue et de sainte Félicité,
exposées également dans un filet à une vache furieuse. Lettre dans
Eusèbe, H. E., V, 4 ; Martyrs d'Afrique, S 20.
4. Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6.
2. Pline, H. A^., XXXVII, v (46).
3. Suétone, Néron, 42.
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(An 64] L'ANTECHRIST. 173
sa lèvre redoutable, son air méchant et béte à la fois
de gros poupard niais, béat, bouffi de vanité*,
pendant qu'une musique d'airain * vibrait dans Pair,
ondulé par une buée de sang. Il raisonnait sans
doute en artiste sur l'attitude pudique de ces nou-
velles Dircés, et trouva, j'imagine, qu'un certain air
de résignation donnait à ces femmes pures, près
d'être déchirées, un charme qu'il n'avait pas connu
jusque-là.
On se souvint longtemps de celte scène hideuse,
et sous Domitien encore, quand on voyait un acteur
mis à mort dans son rôle, surtout un Lauréolus,
mourant effectivement sur la croix, on pensait aux
piacula de l'an 64, on supposait que c'était un
incendiaire de la ville de Rome*. Les noms de sar-
mentitii ou sarmentarit (gens sentant le fagot), de
semaxii (poteaux de bûcher)*, le cri populaire :
« Les chrétiens aux lions * 1 » paraissent aussi dater
de ce temps. Néron, avec une sorte d'art savant,
avait frappé le christianisme naissant d'une empreinte
4. Voir ses portraits aux musées du Capitole, du Vatican, du
Palatin, du Louvre. Cf. Pline, //. A^., XI, xxvii (54).
2. Voir la mosaïque de Nennig.
3. Martial, Speclac, vu, 40; Juvénal, viii, 233-235.
4. De semaxis, demi-ais, auquel on aUachait les malheureux
condamnés à être brûlés vifs.
6. Tertullien, ApoL, c. 44, 40.
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174 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
indélébile; le nœvus sanglant inscrit au front de
l'Église martyre ne s'effacera plus.
Ceux des frères qui ne furent pas torturés eurent
en quelque sorte leur part dans les supplices des
autres par la sympathie qu'ils leur témoignèrenf et
le soin qu'ils prirent de les visiter dans les fers. Ils
achetèrent souvent cette dangereuse faveur au prix de
tous leurs biens. Les survivants de la crise furent entiè-
rement ruinés. A peine y songeaient-ils; ils ne voyaient
que les biens durables du ciel et se disaient sans cesse:
(( Encore un peu, et celui qui doit venir viendra*. »
Ainsi s'ouvrit ce poëme extraordinaire du martyre
chrétien, cette épopée de l'amphithéâtre, qui va durer
deux cent cinquante ans, et d'où sortiront l'ennoblis-
sement de la femme, la réhabilitation de l'esclave,
par des épisodes comme ceux-ci : Blandine en croix,
éblouissant les yeux de ses compagnons qui voient
dans la douce et pâle servante l'image de Jésus cru-
cifié; Potamiène défendue contre les outrages par le
jeune officier qui la conduit au supplice; la foule saisie
d'horreur quand elle aperçoit les seins humides de
Félicité; Perpétue épinglant dans l'arène ses cheveux
piétines par les bêtes, pour ne pas paraître affligée '.
1. Hebr., x, 32 etsuiv.
2. a Disperses capiiios inûbulavit; non enim decebat marty-
rem dispersis capillis pati, ne in sua gloria plangere videretur. »
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[AnG4] L'ANTECHRIST. 175
La légende raconte qu'une de ces saintes, marchant
au supplice, rencontra un jeune homme qui, touché
de sa beauté, eut pour elle un regard de pitié. Vou-
lant lui laisser un souvenir, elle tire le mouchoir qui
couvrait son sein et le lui donne; enivré de ce gage
d'amour, le jeune homme court un instant après au
martyre. Tel fut, en effet, le charme dangereux de
ces drames sanglants de Rome, de Lyon, de Car-
thage. La volupté des patients de l'amphithéâtre
devint contagieuse, comme sous la Terreur la rési-
gnation des « victimes ». Les chrétiens se présentent
avant tout à l'imagination du temps comme une race
obstinée à souffrir; le désir de la mort est désormais
leur signe *. Pour arrêter le trop d'empressement
au martyre, il faudra la menace la plus terrible, la
note d'hérésie, l'expulsion de l'Église.
La faute que commirent les classes éclairées de
l'empire en provoquant cette exaltation fiévreuse ne
saurait être assez blâmée. Souffrir pour sa croyance
est quelque choSfe de si doux à l'homme, que cet
attrait seul suffit pour faire croire. Plus d'un incrédule
1 . Moriendi conlemplus de Tacite, UisL, V, 5, s'applique, il
est vrai, aux juife, non aux chrétiens (Tacite fait bien la distinc-
tion des deux religions). Ce que Épiclète et Marc-Âurèle disent
des Galiléens s'applique aussi aux fanatiques du siège. Voir les
Apôtres, p. Î35, note 4.
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470 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
s'est converti sans autre raison que celle-là; en Orient
même, on a vu dès imposteurs mentir pour le plaisir
de mentir et d'être victimes de leur mensonge. Il n'y
a pas de sceptique qui ne regarde le martyr d'un
œil jaloux, et ne lui envie le bonheur suprême, qui
est d'affirmer quelque chose. Un secret instinct nous
porte, d'ailleurs, à être avec ceux qui sont persécutés.
Quiconque s'imagine arrêter un mouvement religieux \
ou social par des mesures coercitives fait donc
preuve d'une complète ignorance du cœur humain, .
et témoigne qu'il ne connaît pas les vrais moyens 1
d'action de la politique.
Ce qui est arrivé une fois peut arriver encore.
Tacite se fût détourné avec indignation, si on lui eût
montré l'avenir de ces chrétiens qu'il traitait de
misérables. Les honnêtes Romains se fussent récriés,
si quelque observateur doué d'esprit prophétique
eût osé leur dire : « Ces incendiaires seront le salut
du monde. » De là une objection éternelle contre
le dogmatisme des partis conservateurs, un gauchis-
sement sans remède de la conscience, une secrète
perversion du jugement. Des misérables, honnis par
tous les gens comme il faut, sont devenus des saints. ,
Il ne serait pas bon que les démentis de cette sorte
fussent fréquents. Le salut de la société veut que
ses sentences ne soient pas trop souvent réformées.
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[An 64 L'ANTECHRIST. 177
Depuis la condamnation de Jésus, depuis que les
martyrs se sont trouvés avoir eu gain de cause dans
leur révolte contre la loi, il y a toujours eu, en
fait de crimes sociaux, comme un appel secret de la
chose jugée. Pas de condamné qui n'ait pu dire :
« Jésus aussi fut frappé; les martyrs furent tenus
pour des hommes dangereux dont il fallait purger la
société, et pourtant les siècles suivants leur ont
donné raison. » Grave blessure pour ces lourdes
affirmations par lesquelles une société cherche à se
figurer que ses ennemis manquent de toute raison et
de toute moralité !
Après le jour où Jésus expira sur le Golgotha, le
jour de la fêle des jardins de Néron (on peut le fixer
vers le l*' août de Tan 64) fut le plus solennel dans
rhistoire du christianisme. La solidité d'une con-
struction est en proportion de la somme de vertu, de
sacrifices, de dévouement qu'on a déposée dans ses
bases. Les fanatiques seuls fondent quelque chose; le 1
judaïsme dure encore, à cause de la frénésie intense
de ses prophètes , de ses zélateurs ; le christianisme,
à cause du courage de ses premiers témoins. L'orgie
dé Néron fut le grand baptême de sang qui désigna
Rome, comme la ville des martyrs, pour jouer un
rôle à part dans l'histoire du christianisme, et en être
la seconde ville sainte. Ce fut la prise de posses-
12
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178 ORIGINES DV CHRISTIANISME. [An 6i]
sion de la colline Yaticane par ces triomphateurs
d'un genre inconnu jusque-là. L'odieux écervelé qui
gouvernait le nionde ne s'aperçut pas qu'il était le
fondateur d'un ordre nouveau , et qu'il signait pour
l'avenir une charte, écrite avec du cinabre, dont
les effets devaient être revendiqués au bout de
dix-huit cents ans. Ronie, rendue responsable de
tout le sang versé % devint conime Babylone une
sorte de ville sacramentelle et symbolique. Néron
prit, en tout cas, ce jour-là une place de premier
ordre dans l'histoire du christianisme. Ce miracle
d'horreur, ce prodige de perversité fut pour tous
un signe évident. Cent cinquante ans après, Tertullien
s'écrie : « Oui, nous sommes fiers que notre mise hors
la loi ait été inaugurée par un tel homme ! Quand on
a bien appris à le connaître, on comprend que ce qui
fut condamné par Néron n'a pu être qu'un grand
bien*. » Déjà l'idée s'était répandue que la venue
du vrai Christ serait précédée de la venue d'une
sorte de Christ infernal, qui serait en tout le con-
traire de Jésus*. Il n'y avait plus à douter; VAn--
tichrists le Christ du mal, existait. V Antichrist,
c'était ce monstre à face humaine, composé de
4. Apoc., XVIII, 24; XIX, 2.
3. Apolog,j 5; Ad naliones, [, 7. Cf. Sulpice Sévère^ il, 18.
3. Voir Saint Paul, p. 252 et suiv.
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(An G4] L'ANTECHRIST. 179
férocité, d'hypocrisie, d'impudicité , d'orgueil, qui
courait le monde en héros ridicule, éclairait ses
triomphes de cocher avec des flambeaux de chair
humaine, s'enivrait du sang des saints, peut-être
faisait pis encore. On est tenté de croire, en effet,
que c'est aux chrétiens que se rapporte un pas-
sage de Suétone sur un jeu monstrueux que Néron
avait inventé. On attachait nus aux poteaux de l'arène
des adolescents, des hommes, des femmes, des
jeunes filles. Une bête sortait de la cavea, s'assou-
vissait sur chacun de ces corps * . L'affranchi
Doryphore faisait semblant d'abattre la bête. Or la
bêle, c'était Néron revêtu d'une peau d'animal fauve.
Doryphore était un infâme *, à qui Néron s'était
marié, en poussant les cris d'une vierge qu'on
outrage \.. Le nom de Néron est trouvé; ce sera la
Bête. Caligula a été YAnli-Dieu^ Néron sera V Anti-
Christ. L'Apocalypse est conçue. La vierge chrétienne
4. a Inguina invadebat, et cum afTatim desœvisset... a
2. Doryphore était probablement son nom de théâtre. Tacite
{Am,, XV, 37) et Dion Cassius (LXII, %%; LXIII, 43, 22) rap-
pellent Pylhagore. V. cependant Dion Cassius, LXÎ, 5.
3. Suétone, A^e'ron, 29; Dion Cassius, LXIIÏ, 43 [cf.LXIF, 28;
* LXIII, 42). Rapprocher Tacite, Aim., XV, 44; Clém. Rom., Ad
■ Cor. I, C. 6. (pvaûw;... autîff jMtTa îiivà xai âvo'ata iraOoûaai), et surtout
le rôle de Néron dans TApocalypse sous le nom de tô ÔYjpicv. Cf.
Hebr., x, 33; Carm. sibyll,, livre V (écrit vers Tan 440), v. 385
I
\ et suiv.
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180 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
qui, attachée au poteau, a subi les hideux embrasse-
ments de la Bête, portera cette affreuse image avec
elle dans l'éternité.
Ce jour fut également celui où se créa, par une
antithèse étrange, la charmante équivoque dont l'hu-
manité a vécu des siècles et en partie vit encore. Ce
fut une heure comptée au ciel que celle où la chasteté
chrétienne, jusque-là si soigneusement cachée, appa-
rut au grand jour, devant cinquante mille spectateurs,
et posa comme en un atelier de sculpteur, dans Tatti-
. tude d'une vierge qui va mourir. Révélation d'un
secret qu'ignora l'antiquité, proclamation éclatante
de ce principe que la pudeur est une volupté et à elle
* seule une beauté ! Déjà nous avons vu le grand ma-
gicien qu'on appelle l'imagination, et qui modifie de
siècle en siècle l'idéal de la femme, travailler inces-
samment à mettre au-dessus de la perfection de la
forme l'attrait de la modestie (Poppée ne régna qu'en
s'en donnant les dehors) et d'une humilité résignée
(là fut le triomphe de la bonne Acte). Habitué à
marcher toujours à la tête de son siècle dans les voies
de l'inconnu, Néron eut, ce semble, la primeur de ce
sentiment, et découvrit, en ses débauches d'artiste, le
philtre d'amour de l'esthétique chrétienne. Sa passion
pour Acte et pour Poppée prouve qu'il était capable
de sensations délicates, et, comme le monstrueux se
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[An C4] L'ANTECHRIST. * 181
mêlait à tout ce qu'il touchait, il voulut se donner
le spectacle de ses rêves. L'image de l'aïeule de
Cymodocée se réfracta, comme l'héroïne d'un camée
antique, au foyer de son émeraude. En obtenant les
applaudissements d'un connaisseur aussi exquis, d'un
ami de Pétrone, qui peut-être salua la moritura de
quelqu'une de ces citations de poètes classiques qu'il
aimait, la nudité timide de la jeune martyre devint
rivale de la nudit^, sûre d'elle-même, d'une Vénus
grecque. Quand la main brutale de ce monde épuisé,
qui cherchait sa fête dans les tourments d'une pauvre
fille, eut arraché les voiles de la pudeur chrétienne,
celle-ci put dire : Moi aussi, je suis belle. Ce fut le
principe d'un art nouveau. Éclose sous les yeux de
Néron, l'esthétique des disciples de Jésus, qui s'igno-
rait jusque-là, dut la révélation de sa magie au crime
qui, déchirant sa robe, lui ravit sa virginité.
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CHAPITRE VIII.
MORT DE SAIXT PIERRE ET DE SAINT PAUI
On ne sait avec certitude le nom d'aucun des
chrétiens qui périrent à Rome dans l'horrible événe-
ment d'août 64. Les personnes arrêtées étaient con-
verties depuis peu et se connaissaient à peine. Ces
saintes femmes qui avaient étonné l'Église par leur
constance, on ne savait pas leur nom. On ne les
nomma dans la tradition romaine que « les Danaïdes
et les Dircés* ». Cependant les images des lieux
restèrent vives et profondes. Le cirque ou nauma-
chie*, les deux bornes, l'obélisque, mi térébinthe,
qui servirent de point de ralliement aux souvenirs des
premières générations chrétiennes % devinrent les
4. Clem. Rom., Ad Cor. I, c. 6.
2. Plus lard on crut voir dans ce cirque un palais de Néron.
Becker, Jlandbuch der rœmischen AUerlhumer (Leipzig, 1843),
I, 674 ; Lîpsius, Rœm. Petrussage, p. 404, note.
3. V. ci-après, p. 488, note; 495, notes.
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[An 64] L'ANTECHRIST. 183
éléments fondamentaux de toute une topographie
ecclésiastique, dont le résultat fut la consécration
du Vatican et la désignation de cette colline pour
une destinée religieuse de premier ordre.
Quoique l'affaire eût été particulière à la ville de
Rome, et qu'il s'agît avant tout d'apaiser l'opinion
publique des Romains, irrités de l'incendie, l'atrocité
commandée par Néron dut avoir des contre-coups
dans les provinces et y exciter une recrudescence
de persécution*. Les Églises d'Asie Mineure notam-
ment furent gravement éprouvées * , les populations
païennes de ces contrées étaient promptes au fana-
tisme*. Il y eut des emprisonnements à Smyrne*.
Pergame eut un martyr, qu'on nous désigne par le
nom d'Antipas % lequel paraît avoir souffert près
i. Suétone {i\ëron,^G) et Tertullien [Ad nai,, I, 7) s'expri-
ment d'une façon générale.
2. Apec, I, Il et m, vi, 11, et peut-être xx, 4 (les martyrs
de Rome ne périrent point par la hache). Si ]'auteur de l'Apoca-
lypse n*a pas été à Rome, Tétat d'exaltation où il est prouve que
la persécution fut très-forte en Asie. Lui-même a souffert (i, 9).
Mais nous croyons que l'auteur de l'Apocalypse a été à Rome.
3. Mari. Polyc, 3 et suiv., M. Cf. Acl.,\\\, 23 et suiv.
4. Apoc., II, 9-<0.Cf. Mari. Polyc, 17-48.
5. Apoc. II, 13. Voir ci-après, p. 365. L'habitude qu'a l'auteur
de l'Apocalypse de se servir de noms symboliques ou anagramma-
tiques répand beaucoup d'incertitude sur ce nom ; mais il n'est
pas douteux qu'il n'y ait là-dessous an martyr.
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\U ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
du fameux temple d'Esculape, peut-être dans un
amphithéâtre en bois non loin du temple * , à pro-
pos de quelque fête. Pergame était avec Cyzique*
la seule ville d'Asie Mineure qui eût une organisa-
tion régulière des jeux de gladiateurs. Nous savons
justement que ces jeux étaient placés à Pergame
sous l'autorité des prêtres \ Sans qu'il y eût d'édit
en forme interdisant la profession du christianisme*,
cette profession mettait en réalité hors la loi ; hostis,
4. V. Mém, de VAcad. de Berlin, 1872, p. 48-58.
2. Texier, Aaie Mineure, p. 247 et suiv. Ces deux villes sont
les seules qui offrent des ruines d'amphithéâtres. Il y avait pour-
tant des jeux de bètes à Smyrne. Mari. Polyc, \\ et 4 2.
3. Galien, t. XIII, p. 600; t. XVIII, V partie, p. 557 (édit.
Kuhn).
4. Commodien, Carwe»^ ch. xl-xli; Eus., H. E., II, 25;
Chron,, ad ann. 43 Ner.; Lactance, De morl, persec, 2; Sulpice
Sévère, Hisl. sacra, II, 28 et 29; Orose, VU, 7, Eulhalius, dans
Zaccagni, p. 532, présentent à tort la chose ainsi. M. de Rossi (Bull,
di arch. crisL, 4864, p. 69 et suiv., 92 et suiv.; 4866, p. 93) a
cru voir dans une inscription charbonnée sur les murs d'une
caupana à Pompéi quelques traces des railleries sanglantes que
la populace fit des chrétiens. L'inscription (Zangemeister, Inscripl.
parielariœ, n« 679) a disparu, et l'explication de M. de Rossi est
des plus douteuses. Voir Comptes rendus de VAcad., 4866,
p. 489 et suiv. On est tenté de croire que ce griffonnage, où on
lit le mot viNA, se rapporte aux comptes du marchand de vin.
En tout cas, Tinscription devait être de l'an 78 ou 79; car de
telles inscriptions se conservent peu de temps. Tertullien nie qu'il
y eût des chrétiens à Pompéi avant 79. ApoL, 40.
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[An 64] L'ANTECHRIST. 185
hostis patriœ^ hostis publictiSj humani generts inimicus,
hoslis deorum atque hominum, autant d'appellations
écrites dans les lois pour désigner ceux qui mettaient
la société en péril, et contre lesquels tout homme,
selon l'expression de TertuUien, devenait un soldat *.
Le nom seul de chrétien était de la sorte un crime *.
Comme l'arbitraire le plus complet était laissé aux
juges pour l'appréciation de pareils délits ', la vie
de tout fidèle, à partir de ce jour, fut entre les
mains de magistrats d'une horrible dureté, et remplis
contre eux de féroces préjugés *.
Il est permis, sans invraisemblance, de rattacher
à révénement dont nous venons de faire le récit la
mort des apôtres Pierre et Paul '. Un sort vraiment
4. Tertullien, ApoL, î, 25, 35, 37; Ad Scapulam, 4. Cf. Cod.
Theod., 1.3, 6, 7, 9, de Maleficis et malhemalicis (IX, xvni).
Cf. Acles du martyre de saint Cyprien, % 4, dans Ruinart, Acta
sincera, p. 217.
2. I Pétri, iv, U. Cf. Matth., x, 22; xxiv, 9; Marc, xiii, 43;
Luc, XXI, 42, 47.
3. Digeste, 1. 6, ad legem Juliam peculaltcs (XLVIII, xiii).
Cf. ibid., I. 4, S «.
4. Paul, Sentent., Y, xxix, 4. Luc, xxi, 42, est écrit sous la
préoccupation de ces vexations judiciaires.
5. C'est lliypothèse d*Eusèbe {Chron., ann. 43 de Nér.),
parfaitemeut d*accord avec Clément Romain, Ad Cor, I, 5 et 6,
et confirmée par Âpoc., xvni, 20. Cf. Euthalius, p. 532; Georges
le Syncelle, p. 339.
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rt86 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 64J
! étrange a voulu que la disparition de ces deux hommes
/ extraordinaires fût enveloppée de mystère. Une
chose certaine, c'est que Pierre est mbrt martyr *.
Or on ne conçoit guère qu'il ait été martyr ailleurs
qu'à Rome *, et, à Rome, le seul incident historique
connu par lequel on puisse expliquer sa mort
est l'épisode raconté par Tacite \ Quant à Paul,
des raisons solides portent aussi à croire qu'il est
mort martyr, et mort à Rome *. Il est donc naturel
4. Jean, xxi, 48-49, comparée xii, 32-33, et xiu; 36, passages
en toute hypothèse écrits avant Tan 450, et d'autant plus forts
qu*ils sont indirects et supposent le fait en question connu de
tous; II Pétri, i, 44; Canon de Muratori, lignes 36-37; Ciém.
Rom., Ad Cor, I, ch. 5; Denys de Corinthe et Caïus, prêtre
de Rome, cités paf Eusèbe, H, E., H, 25; Tertullien, Prœscr.,
36; Adv. Marc, IV, 5; Scorpiace, 45. Luc, xxii, 32-33, com-
paré au passage précité du Canon de Muratori, et à Jean, xiii,
36-38, donne aussi beaucoup à réfléchir. Cf. Macarius Magnés,
I. IV, S 4 (encore inédit).
2. Si Pierre n'a pas été martyrisé à Rome, il Ta été t
Jérusalem ou à Antioche ; deux hypothèses également invraisem-J
blables. Âpoc., xviii, 20, est très-fort pour notre thèse. 1
3. Ann., XV, 44. Lire attentivement Clément Romain, Adi
Cor. I, S 5 et 6, dans l'édition de Hilgenfeld. Le troXù irXf.Osd
sxXfXTcbv, les Danaïdes et les Dircés souffrirent sûrement à Rome ;j
or ces martyrs sont réunis comme en las (<Ttivy,6pGîo6v)) aux apôtre^
Pierre et Paul.
4. Les mots de Clément Romain : iMtpTupiâaflt; iirt t«v ^touuivwv,
coT»; à.iTn^>à^ To5 xoafjwu, n'impliquent pas la mort violente (cf.
Act,, wiïXy 44); mais l'ensemble du passage, surtout f»; dovâ-
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[An 04] L'ANTECHRIST. 187
de rapporter également sa mort à l'épisode de juillet-
août 64 *. Ainsi fut cimentée par le supplice la ré-
conciliation de ces deux âmes, Tune si forte, l'autre si
To[u ^(kvj, en partie conjectural, Timplique probablement, et le
parallélisme avec le (txprupxoo; de Pierre l'indique aussi. Denys
de Corinlhe, Caïus, prêtre de Rome, et Tertullien {loc, cU,
note 4), croient que Paul a été martyr. De môme, rauteur de
Tépttre d'Ignace aux Éphésiens, $ 42 (passage manquant dans le
syriaque). Cf. Commodien, Carmen, vers 821.
4. La plus forte raison pour cela est Clém. Rom., Ad Cor, /,
cb. 5 et 6. L'auteur de cette éptlre, écrite certainement à
Rome, peu d'années après la mort des apôtres (cb. 5, iniiio),
probablement de 93 à 96, établit un lien entre le supplice de
Pierre, celui de Paul, celui du woXî» iîX^ôoç ixXtxrwv, celui des
Danaïdes et des Dircés, par l'expression : tcûtoi; t&Tç àv^pâaiv ouvr.-
OpotoÔTi... (impliquant une fournée d'arrestations tumultuaires), et
surtout par la cause commune qu'il attribue à Iputes ces morts,
a la jalousie ». Or il est clair que le ircXù iTXviO&( ixXixTûv, les
Danaïdes et les Dircés souffrirent dans la persécution de juillet-
août 64. Denys de Corinthe, cité par Eusèbe {H. E,, II, 25) veut
que Pierre et Paul soient morts à Rome vers le même temps (xarà
Tov aÙTov xaipo'v) ; il est vrai que son témoignage est affaibli par ce
qu'il semble raconter sur l'apostolat de Pierre à Corinthe et sur
les voyages de Pierre et de Paul opérés de conserve. On sent chez
lui un parti pris systématique pour associer Pierre et Paul dans
l'apostolat des gentils. — Tertullien, Prœscr., 36; Adv. Marc,
IV, 5; et Commodien, Carmen, v. 824, associent aussi les deux
apôtres dans leur mort. Cf. Irénée, Adv. hcer., III, i, 4 ; m, 3;
Eusèbe, //. E,, II, 22, 25; IN, 4 : Chran., 43* année de Néron;
Lactance, De mort, per$ec„%\ Imiit, div., IV, 21 ; saint Jérôme,
De viris ilL, 5 ; Euthalius, dans Zaccagni, ColU monum. veL
EccL gr., p. 532; Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 29; Bède, De
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188 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (Au 64]
b onne ; ainsi fut établie par autorité légendaire (c'est-à-
dire divine) cette touchante fraternité de deux hommes
que les partis opposèrent, mais qui, on peut le croire,
furent supérieurs aux partis et s'aimèrent toujours.
La grande légende de Pierre et Paul, parallèle à celle
de Romulus et Rémus, fondant par une sorte de col-
laboration ennemie la grandeur de Rome S légende
rat. temp,, p. 303, édit. Giles. Toute la tradition romaine (Caïus
dans Eusèbe, H, E., Il, 25; Liber pontificalis, édit. Bianchini,
art. Pierre et Corneille, en remarquant les contradictions; Actes
de Pierre et Paul attribués à saint Lin, BibL max, pair,, 11,
l*^ part., p. 69 c; Actes publiés par Tischendorf, $84; autres Actes
de Pierre cités par Bosio, Roma soU., p. 74 et suiv.) place le mar-
tyre ou la sépulture de Pierre au cirque de Néron (« inter duas
metas, sub Terebintho, prope Naumachiam, in Vaticano, juxta
obeliscum Neronis in monte, juxta Palatium Neronianum [le
cirque], in territorio triumphali »), c'est-à-dire à l'endroit qui fut
justement le théâtre des atrocités d'août 64. (Voir Platner et
Bunsen, II, i, 39-41.) Enfin, la tradition de Pierre cruciaé la tète
en bas répond bien à Tac, XV, 44. L'opinion que Pierre et Paul
souffrirent le même jour s'établit à Rome non sans contradiction.
(Conc. de Rome, sousGélase, Labbe, Concil., IV, col. 4SI6Î ; saint
Jérôme, De virisilL,^,) Prudence, saint Augustin et d'autres veulent
que les deux apôtres soient mort« le môme jour du calendrier, à un
an d'intervalle. Eusèbe [Chron,, ad ann. 43 Ner.)et saint Jérôme
(I. c.) assignent pour date à la mort des deux apôtres l'an 68, par
raisonnement, non par tradition. Voir Tillemont, Mém., I, note 40
sur saint Pierre; Zonaras, XI, 43; Land, Anecd, syr., I, p. H 6.
4. Clément Romain, Denys de Corinthe, le prêtre Caïus, Ter-
tullien, endroits cités; le Kiîsj-yax n<xOXou, cité par Lactance,
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[An 64] L'ANTECHRIST. 189
qui en un sens a eu dans l'histoire de l'humanité
presque autant d'importance que celle de Jésus, date
du jour qui, selon la tradition, les vit mourir ensemble.
Néron, sans le savoir, fut encore en ceci l'agent le
plus efficace de la création du christianisme, celui qui
posa la pierre angulaire de la cité des saints.
Quant au genre de mort des deux apôtres, nous
savons avec certitude que Pierre fut crucifié ^ Selon
d'anciens textes, sa femme fut exécutée avec lui, et il
la vit mener au supplice *. Un récit accepté dès le
InsUL div., IV, 24, et dans l'ouvrage De bapt. non iter.j à
la suite des œuvres de saiotGyprien, édit. de Rigault, p. 439j saint
Ignace, Ad Rom., 4; Irénée, Adv. hœ7\, III, i, 4 ; m, 2-3; Ter-
tullien, Prœscr,, 23. Notez surtout Tinscription w. anneo.
PAVLO. PETRO (ci-dessus, p. 42, note 2), en observant que
Pelrus ne peut être qu'un agnomen chrétien (nonobstant ala
Pelriana, Orelli, 516, 5455, qui vient d'un individu surnommé
Peira), Pour les monuments figurés, voir de Rossi, BulL, 4864,
p. 81 et suiv.; 4866, p. 52; Martigny, Dict., p. 537 etsuiv.
4. Jean, xxi, 48-494 (corap. Jean, xii, 32-33; xiii, 36); Ter-
tullien, Adv, Marc, IV, ^\Prœ$cr,, 36; Scorpiace, 45; Eusèbe,
//. E., II, 25; Lactance, De mort, persec, t;Orose, Vil, 7. Notez,
en effet, que Tacite, Aim., XV, 44, compte parmi les suppliciés
des crticibus affixi. II est vrai que les changements qu'on a propo-
sés pour le texte en cet endroit (Bernays, ci-dessus, p. 465, note 2)
feraient disparaître ia catégorie des simples crucifiés ; mais Sulpice
Sévère (II, 29), qui copie presque Tacite (et un Tacite plus
correct que le nôtre), d'accord avec Hermas, I, vis. m, 2, met
expressément cruces (oroupouç) parmi les supplices.
2. Clém. d'Alex., S(ro»»., VII, 41.
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490 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
m* siècle voulut que, trop humble pour s'égaler à
'vt" Jésus, il eût demandé à être crucifié la tête en bas \
Le trait caractéristique de la boucherie de 64 ayant
été la recherche d'odieuses raretés en fait de tor-
tures, il est possible qu'en effet Pierre ait été offert
à la foule dans celte hideuse attitude. Sénèque men-
tionne des cas oii l'on a vu des tyrans faire tourner
vers la terre la tête des crucifiés *. Puis la piélé
chrétienne aura vu un raffmement mystique ' dans
ce qui ne fut qu'un bizarre caprice des bourreaux.
Peut-être le trait du quatrième Évangile : « Tu éten-
dras les mains, et un autre te ceindra, et te mènera
où tu ne veux pas, » renferme-t-il quelque allusion à
une particularité du supplice de Pierre *. — Paul, en
sa qualité dUhonestior, eut la tête tranchée *. Il est |
probable, du reste, qu'il y eut pour lui un jugement
4. Acta Pelri et Paiili, c. 84 (cf. le Pseudo-Lin, p. 69-70) ;
Eusèbe, H. E., lïl, 4 (d'après Origène); Eus., Dent, ev., III, 5;
saint Jérôme, De viris ilL, 4 .
**^. Coruol, ad Marciam (écrite sous Claude), iO.
3. Rufîn, trad. d*Eus., H. E., I. c.
4. La précinction des reins avec une serviette n'était nulle-
ment de règle dans le crucifiement. Le passage Écatig, de Mco-
dème, 4'* part. A, ch. 40, se rapporte à une conception très-
moderne de la crucifixion de Jésus.
3. Tertullien, Prœscr., 36; Scorp., 45; Eusèbe, //. E., H, .
25; Lactance, De mort, persec, % ; Orose, VIÎ, 7; Eulhalius, dans
Zaci'agni, p. 427, 522, 534-537. Cf. Paul, Sentent., V, xxix, 4.
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[An6i] L'ANTECHRIST. 191
régulier *,et qu'il ne fut pas enveloppé dans la con-
damnation sommaire des victimes de la fête de Néron.
Timothée fut, selon certaines apparences, arrêté avec
son maître et gardé en prison *.
Au commencement du m* siècle, on voyait déjà
près de Rome deux monuments auxquels on atta-
chait les noms des apôtres Pierre et Paul. L'un était
situé au pied de la colline Vaticane : c'était celui de
saint Pierre ; l'autre sur la voie d'Ostie : c'était
celui de saint Paul. On les appelait en style oratoire
c( les trophées » des apôtres '. C'étaient probable-
ment des cellœ ou des memoriœ consacrées aux
deux saints. De pareils monuments existaient en
public avant Constantin * ; on a le droit d'ailleurs
de supposer que ces « trophées » n'étaient connus
que des fidèles; peut-être même n'étaient-ils pas
autre chose que ce Térébinthe du Vatican auquel on
4. Clétn. Rom., Ad Cor. J, 5, fxxprup'naft; îici twv Ti-ycup.tvwv.
Voyez ci-dessus, p. 486-187, note 4.
2. Hebr., xiii, Î3. Voyez cependant ci-après, p. 210.
3. GaTus, cité par Eusèbe, H. E., If, 25. Ce qui concerne la
construction de la memoria de saint Pierre au Vatican par Anen-
K^^ (Liber p(mt%ficali8,diTi, Anenclet) est légendaire. Voir Lipsius,
ChranoL der rœm. Bischôfe, p. 269 et suiv., en comparant le
texte de Bianchini.
4. Eusèbe, Vitn Consi., II, 40; cf. de Rossi, Rom. solL, I,
p. 209-240. La publicité dont jouissaient les cimetières chrétiens
est un fait hors de doute.
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192 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64J
associa durant des siècles la mémoire de Pierre, ce
Pin des Eaux Salviennes, qui fut, selon certaines tra-
ditions, le centre des souvenirs relatifs à Paul *. Plus
tard, ces « trophées » deviennent les tombeaux des
apôtres Pierre et Paul. Vers le milieu du m* siècle,
en effet, apparaissent deux corps que l'universelle
vénération tient pour ceux des apôtres*, et qui semblent
1. V. ci-dessus, p. 488, note; Acta Pelri et Pauli, 80 (texte
des manuscrits de Paris, Tischendorf, p. 35, note). Les Eaux Sal-
viennes, cependant, sont trop loin de la basilique de Saintr-Paul-
hors-Ies-Murs pour qu'on puisse identifier les deux localités.
2. Kalendarium liherianum, 3 kal. jun. {Abh. der kœn.
sàchs. Cr6«.^phil.-hist. Classe, I, p. 632); inscription de Damase,
Gruter, II, 4163; Liber pontificalis (texte de Bianchinl et de
Lipsius), art. Pelrus, Cornélius, Damasus, et tous les articles de .
Lin à Victor, excepté deux. Le Liber pontificalis se contredit.
Rien de plus obscur que ce qui concerne les translations opérées
par saint Corneille. On prétend qu'il ne fit que ramener les corps
des apôtres à leur premier gîte. Pourquoi en auraient-ils été dis-
traits? La raison qu'on allègue en ce qui concerne le corps de
Pierre, tirée de Lampride, Héliog., 23, est très-faible; on n'en
allègue aucune en ce qui concerne Paul. La proximité du cime-
tière juif de la Yigna Randanini m'incline à croire que les deux
corps qu'on fît passer pour ceux des apôlres furent tirés des
catacombes de la voie Âppienoe par saint Corneille (254-253),
quand la grande persécution de Dèce eut érigé le soin des corps
des martyrs en œuvre ecclésiastique, et suscité le zèle de la bonne
Lucine, qui put se contenter d'indices légers et peut-être même
ne pas s'interdire quelques petites fourberies pieuses. Les tra-
ditions sur le séjour des corps des apôtres à la calacombe de
Saint-Sébastien , à Tendroit qui s'appelait par excellence Cata-
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[An 64] L'ANTECHRIST. 193
provenir des catacombes de la voie Appienne, où il
y avait effectivement plusieurs cimetières juifs*. Au
iv* siècle, ces cadavres reposent à l'endroit des deux
« trophées » *. Au-dessus des « trophées » s'élèvent
^y^cumbas (xarà lumhas) (Marchi, Monum. délie arli cris liane pri-
mitive, p. 499-220), se trouvent ainsi expliquées. Voir Liber pon-
tificalis, aux articles Corneille, Damase, Adrien I et Nicolas I;
Bède, De lemp. rat,, p. 309 (édit. Giles] ; Acles de saint Sébas-
tien, et autres, Bosio, p. 247-248, 254-256, 259-260 ; Acta SS. Jan.,
n, p. 258, 278; Gruter, 1472, n<»42;deRQSsi, Romasolt.,1, 236 et
suiv.; 240-242 ; CataL imp. rom,, dans Roncalii, Vettistiora latin,
script, chronica (Padoue, 4787), t. II, p. 248.— Quelques manu-
scrits des Acta Pétri et Pauli offrent un système de conciliation
entre les versions opposées qui circulaient. Tischendorf, Acta
apost, apocr., p. 38 et 39, note; Lipsius, Die Quellen der rœm,
. Petrussage, p. 99; Mabillon, Lilurgia gallicana, p. 459. Cf. Grég.
le Grand, EpisL, IV, xxx (0pp. t. II, col. 740, édit. Béuéd.);
Actes de Mar Scberbil, dans Cureton, Ancient syr, docum,, p. 64
et suiv. (irad.).
4. Onr en connaît deux, à une distance de 2 ou 300 mètres,
Tun au nord, Tautre au sud, de Tendroit {ad Catacumbas) d'où
la tradition veut que soient sortis les corps de Pierre et de Paul.
Rossi, BulL, 4867, p. 3, 46. Grande preuve que Fendroit appelé
xarà TUfA^aç OU od tumbas, OÙ Ton croyait, au commencement du
III* siècle, reconnaître les tombeaux des deux apôtres, faisait partie
d'une vaste nécropole juive souterraine, située dans le pli que fait
vers Saint-Sébastien la voie Appienne. Le centre des sépultures
chrétiennes des trois premiers siècles fut de ce côté. De Rossi,
Roma sott,, II entier.
2. Eusèbe, H, E., II, 25, en observant que le sens de xoipni-
TTptcv est « tombe ». Eusèbe admet que Caïus entend par T^oVoua
des tombeaux. Une grande partie de la tradition romaine voulut,
13
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t
io* ORIGINES DD CHRISTIANISME. [An 64]
I
/alors deux basiliques, dont l'une est devenue la basi-
' lique actuelle de Saint-Pierre, et dont l'autre, Saint-
Paul-hors-les-Murs, a gardé ses formes essentielles
f jusqu'à notre siècle.
Les « trophées » que les chrétiens vénéraient vers
l'an 200 désignaient-ils réellement les places où souf-
frirent les deux apôtres? Cela se peut. Il n'est pas
invraisemblable que Paul, sur la fm de sa vie,
demeurât dans la banlieue qui s'étendait hors de la
porte Lavernale, sur la voie d'Ostie *. L'ombre de
Pierre, d'un autre côté, erre toujours, dans la légende
en effet, que Pierre et Paul eussent été enterrés tous les deux près
de l'endroit où ils furent mis à mort (Bosîo, Roma sotl,, p. "îi et
suiv., p. 497 et suiv.). Le lieu de sépulture et le lieu d^exécution
se confondaient souvent pour les martyrs. V. Hégésippe, dans
Eusèbe, H, E., 11, xxin, 48; Liber pontif., art. Pierre et Cor-
neille; Acta Pétri ei Pauli, $ 84. Il est probable cependant que
ladite tradition vint de ce qu'après la translation déBnitive des
deux corps et la construction des basiliques, on dut être induit à
prétendre que les reliques avaient toujours été à Fendroit où on
les offhiit à la piété des croyants. Cf. Eulhalius, dans Zaccagni,
p. 52Î-5Î3.
4. Cf. Kalendarium Lih., I. c; Liber pontificaliSj art. Cor-
neille; Acta Pétri et Paulij 80. Le lieu indiqué par ces textes
est celui où s*éleva la basilique de saint Paul, qui a succédé sans
doute au Tpôirouov de Caïus. C'est à une époque relativement
moderne qu'on voulut que saint Paul eût été décapité près de deux
milles plus loin, ad Aquas Salvias^ ou Ad gutlam jugiler mor
nanlem (aujourd'hui Saint-Paul-aux-trois-Fontainos), un des sites
les plus frappants de la campagne de Rome. Grég. le Grand, Epist.j
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[An 64] LWNTECHRIST. 195
chrétienne, vers le pied du Vatican, des jardins et
du cirque de Néron, en particulier autour de l'obé-
lisque*. Cela vint, si l'on veut, de ce que le cirque
en question gardait le souvenir des martyrs de 64,
auxquels, à défaut d'indication précise, la tradition
chrétienne put joindre Pierre; nous aimons mieux
croire cependant qu'il se mêla en tout ceci quelque
renseignement*, et que l'ancienne place de l'obé-
lisque, dans la sacristie de Saint-Pierre, marquée
aujourd'hui par une inscription, indique à peu près
l'endroit où Pierre en croix rassasia de son affreuse
agonie les yeux d'une populace avide de voir souffrir.
Les corps eux - mêmes qu'entoure depuis le
m® siècle une tradition non interrompue de respect
sont-ils ceux des deux apôtres? Nous le croyons à
peine. Il est certain que l'attention à garder la
mémoire des tombeaux des martyrs fut très-ancienne
dans l'Église ' ; mais Rome fut, vers 100 et 120,
le théâtre d'un immense travail légendaire, relatif
XIV, XIV (0pp., t. Il, col. 4 273, édit. Bénéd.) ; Acla Pelri et Pauli,
80 (selon certains manuscrits, Tischendorf, p. 33, note) ; Acta
SS, Jmii, V, p. 435.
4. Bosio, Roma soU., p. 74 et suiv.; Lipsius, Rœm, Pelrus-
sage, p. 402 et suiv.
2. V. ci-dessus, p. 488, note. Le Montorio paraît n*avoir dans
la question que des titres usurpés.
3. Hégésippe, dans Eusèbe, HisL eccL, II, xxni, 4 8.
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196 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 64]
surtout aux deux apôtres Pierre et Paul, travail où
les prétentions pieuses eurent beaucoup de part. Il
n'est guère croyable que, dans les jours qui suivirent
l'horrible camage arrivé en août 64, on ait pu reven-
diquer les cadavres des suppliciés. Dans la masse
hideuse de chair humaine pétrie, rôtie, piétinée, qui
fut ce jour-là traînée au croc dans le spoliaire*, puis
jetée dans les puticuli '^ il eut peut-être été difficile
de reconnaître l'identité de chacun des martyrs.
Souvent sans doute on obtenait l'autorisation de
retirer des mains des exécuteurs les restes des
condamnés * ; mais, en supposant (ce qui est fort
admissible) que des frères eussent bravé la mort
4. Le hasard nous a conservé le nom du « curateur du spo-
liaire » qui probablement surveilla cette horrible opération. Il
s'appelait Primitivus. Nous avons l'épitaphe du tombeau où il
reposa en compagnie du laniste Claude, du rétiaire Télesphore et
du médecin adjoint au ludus matulinus, Claude Agathocle. Tous
ces personnages paraissent avoir été des esclaves ou affranchis de
Néron (Orelli, h? 2554). Le marbre impassible ajoute : Sit vobis
terra levis. Nous avons l'épitaphe d'un autre medicus ludi
matulini, Eutychus, qui fut aussi esclave de Néron, et de sa
femme Irène (Orelli, n» 2553). Il est remarquable que tous ces
fonctionnaires de l'arène portent les mêmes noms que les chré-
tiens, sans doute parce qu'ils venaient en grand nombre de l'Asie.
2. ZuynOpo^aOi).
3. Digeste, de Cadaveribus punilorum, XLVIII, xxiv, 4 et 3 ;
Diocl. el Max., Cod. Just., conslit. 41, ûfc Religiosis et sumptibus
funerum (IH, xliv).
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[An 64] L'ANTECHRIST. 497
pour aller redemander les précieuses reliques, il est
probable qu'au lieu de les leur rendre, on les eût
envoyés eux-mêmes rejoindre le tus de cadavres*.
Durant quelques jours, le nom seul de chrétien fut
un arrêt de mort*. C'est là, du reste, une question
bien secondaire. Si la basilique Vaticane ne couvre
pas réellement le tombeau de l'apôtre Pierre, elle
n'en désigne pas moins à nos souvenirs l'un des lieux
les plus réellement saints du christianisme. La place
où le mauvais goût du xvii** siècle a construit un
cirque d'une architecture théâtrale fut un second
calvaire, et même, en supposant que Pierre n'y ait
pas été crucifié, là du moins, on n'en peut douter,
souffrirent les Danaïdes, les Dircés.
Si, comme il est permis de le croire, Jean accom-
pagna Pierre à Rome, nous pourrons trouver un
fond plausible à la vieille tradition d'après laquelle
Jean aurait été plongé dans l'huile bouillante ^ vers
1. Ce qui dans les traditions romaines concerne une dame
nommée Lucine, qui est censée recueillir les corps des victimes
de la persécution de Néron, vient d*une confusion de date. Le
Liber pcmti/icalis (à Tarticle Corneille) fait de ceUe Lucine la
conseillère du pape saint Corneille, en 252. On lui continue ce
rôle légendaire jusqu'à la persécution de Dioctétien (Actes de saint
Sébastien, Acta SS. Jan., II, p. 858, 278).
2. Tacite, Ann„ XV, 44.
3. Tertullien, Prœscr., 36 (cf. saint Jérôme, in McUlh., xx, 23 ;
Adv. Jovinian., ï, 26. Cf. Eus., H. E,, VI, 5). Tertullien ne fixe
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198 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6i]
l'endroit où exista plus tard la porte Latine*. Jean
paraît avoir souffert pour le nom de Jésus*. Nous
sommes portés à croire qu'il fut témoin et jusqu'à
un certain point victime du sanglant épisode auquel
l'Apocalypse doit son origine. L'Apocalypse est pour
nous le cri d'horreur d'un témoin, qui a demeuré à
Babylone, qui a connu la Bête, qui a vu les corps
sanglants de ses frères martyrs, qui lui-même a subi
l'étreinte de la mort'. Les malheureux condamnés à
servir de flambeaux vivants* devaient être préala-
blement plongés dans l'huile ou dans une substance
inflammable (non bouillante^ il est vrai). Jean fut
peut-être voué au même supplice que ses frères et
destiné à illuminer le soir de la fête le faubourg de
aucun lieu; mais il semble bien rapporter à cet endroit une tra-
dition romaine (cf. Plalner et Bunsen, Beschreibung der Siadt
Rom,, III, 4" partie, p. 604-605]. On a d'autres exemples de
martyrs plongés dans Ttiuilé bouillante. Cf. Eus., H* E.,
VI, 5.
4. Faux Prochore, ch. 10 et 14 (trad. lat.). La porte Latine
fait partie du rempart d'Âurélien, commencé en 274 . Il n'y avait
pas dans Fancien mur de porte de ce nom.
2. Apoc., I, 9, passage qui a ici force probante, même dans
rhypothèse où l'auteur >de l'Apocalypse ne serait pas l'apôtre, mais
voudrait se faire passer pour l'apôtre. Polycrate appelle Jean {&af ru;
xxl WàoxaXo; (dans Eus., //. E., III, xxiv, 3; V, xxiv, 3) ; il est
vrai que cela peut venir de Apoc., i, 9.
"*-. 3. Voir en particulier Apoc, i, 9; vi, 9; xin, 40; xx, 4.
4. Tacite, Ann,, XV, 4i.
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[An 64] L'ANTECHRIST. 499
la voie Latine; un hasard, un caprice l'aura sauvé.
La voie Latine est, en effet, située dans le quartier
oïl se passèrent les incidents de ces jours terribles.
La partie méridionale de Rome (porte Capène, voie
d'Ostie, voie Appienne, voie Latine) forme la région
autour de laquelle semble se concentrer, du temps
de Néron, l'histoire de l'Église naissante.
Un sort jaloux a voulu que, sur tant de points
qui sollicitent vivement notre curiosité, nous ne pus-
sions jamais sortir de la pénombre oîi vit la légende.
Répétons-le encore : les questions relatives à la mort
des apôtres Pierre et Paul ne prêtent qu'à des hypo-
thèses vraisemblables. La mort de Paul, en parti-
culier, est enveloppée d'un grand mystère. Cer-
taines expressions de l'Apocalyse, composée à la fin
de 68 ou au commencement de 69, inclineraient à
penser que l'auteur de ce livre croyait Paul vivant
quand il écrivait ^ Il n'est nullement impossible
que la fin du grand apôtre ait été tout à fait ignorée.
Dans la course que certains textes lui attribuent
du côté de l'Occident, un naufrage, une maladie,
un accident quelconque purent l'enlever*. Comme
A
4. Apoc., II, 2, 9; m, 9.
5. Le Canon de Muratori parle de la passio Pelri, non de la
passio Pauli, Ce document présente la profeclio Pauli ab Urbe
Spaniam proficiscenlis comme le dernier acte de la vie de Paul et
comme un fait corrélatif à la passio Pelri. Le passage de Clé-
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200 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 04]
il n'avait pas à ce moment autour de lui sa bril-
lante couronne de disciples, les détails de sa mort
seraient restés inconnus; plus tard, la légende y
aurait suppléé, en tenant compte^ d'une part, de la
qualité de citoyen romain que les Actes lui donnent,
de Tautre, du désir qu'avait la conscience chrétienne
d'opérer un rapprochement entre lui et Pierre. Certes,
une mort obscure pour le fougueux apôtre a quelque
chose qui nous sourit. Nous aimerions à rêver Paul
sceptique, naufragé, abandonné, trahi par les siens,
seul, atteint du désenchantement de la vieillesse ; il
nous plairait que les écailles lui fussent tombées une
seconde fois des yeux, et notre incrédulité douce
aurait sa petite revanche si le plus dogmatique des
hommes était mort triste, désespéré (disons mieux,
tranquille), sur quelque rivage ou quelque route de
l'Espagne, en disant lui aussi : Ergo errari/ Mais
ce serait trop donner à la conjecture. Il est sûr que
les deux apôtres étaient morts en 70; ils ne virent
pas la ruine de Jérusalem, qui eût fait sur Paul
une si profonde impression. Nous admettrons donc
comme probable, dans toute la suite de cette his-
toire, que les deux champions de l'idée chrétienne dis-
parurent à Rome, pendant l'orage terrible de l'an 64.
ment Romain {Ad Cor, 1, % 5) s'accommoderait aussi à quelques
égards d'une telle hypothèse.
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[An 64J L'ANTECHRIST. v 201
Jacques était mort, il y avait un peu plus de deux
ans. Des « apôtres-colonnes », il ne restait donc plus
que Jean. D'aulres amis de Jésus vivaient sans doute
encore à Jérusalem, mais oubliés et comme perdus
dans le sombre tourbillon où la Judée allait être
plongée durant plusieurs années.
Nous montrerons dans le. livre suivant de quelle
manière l'Église consomma entre Pierre et Paul une
réconciliation que la mort avait peut-être ébauchée.
Le succès était à ce prix. En apparence inalliables,
le judéo-christianisme de Pierre et l'hellénisme de
Paul étaient également nécessaires au succès de
l'œuvre future. Le judéo-christianisme représentait
Tesprit conservateur, sans lequel il n'y a rien de
solide; l'hellénisme, la marche et le progrès, sans
quoi rien n'existe véritablement. La vie est le résultat
d'un conflit entre des forces contraires. On meurt
aussi bien par l'absence de tout souffle révolutionnaire
que par l'excès de la révolution.
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CHAPITRE IX.
LE LENDEMAIN DE LA CRISE.
La conscience d'une réunion d'hommes est comme
celle d'un individu. Toute impression dépassant un
certain degré de violence laisse dans le sensorium
du patient une trace qui équivaut à une lésion, et le
met pour longtemps, si ne n'est pour toujours, sous
le coup d'une hallucination ou d'une idée fixe. Le
sanglant épisode d'août 64 avait égalé en horreur
les rêves les plus hideux qu'un cerveau malade pût
concevoir. Durant plusieurs années, la conscience
chrétienne en sera comme obsédée. Elle est en proie
à une sorte de vertige ; des songes monstrueux la
tourmentent ; une mort cruelle paraît le sort réservé
à tous les fidèles de Jésus*. Mais cela même n'est-il
pas le signe le plus, certain de la proximité du grand
jour?... Les âmes des victimes de la Bête étaient
4. Apoc, VI, <4.
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[An 64J L'ANTECHRIST. 203
conçues comme attendant l'heure sainte sous Tautel
divin et criant vengeance. L'ange de Dieu les calmé,
leur dit de se tenir en repos et d'attendre encore un
peu ; le moment n'est pas loin où leurs frères désignés
pour l'immolation seront tués à leur tour. Néron s'en
chargera. Néron est ce personnage infernal à qui
Dieu abandonnera pour un moment sa puissance, à la
veille de la catastrophe; il est ce monstre d'enfer
qui doit apparaître comme un effrayant météore à
l'horizon du soir des derniers jours*.
L'air était partout comme imprégné de l'esprit
du martyre. L'entourage de Néron semblait animé
contre la niorale d'une sorte de haine désintéressée;
c'était d'un bout à l'autre de la Méditerranée la
lutte à mort du bien et du mal. Cette dure société
romaine avait déclaré la guerre à la piété sous toutes
ses formes; celle-ci se voyait réduite à déserter un
monde livré à la perfidie, à la cruauté, h la
débauche; il n'y avait pas d'honnêtes gens qui ne
courussent des dangers. La jalousie de Néron contre
la vertu est arrivée à son comble. La philosophie
n'est occupée qu'à préparer ses adeptes aux tor-
tures; Sénèque, Thraséa, Baréa Soranus, Musonius,
Cornutus ont subi ou sont près de subir les consé-
quences de leur noble protestation. Le supplice paraît
^, Comp. saint Cyprien, De exhorta martyr.,, ^vd^t.
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204 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An WJ
le sort naturel de la vertu*. Même le sceptique
Pétrone, parce qu'il est d'une société polie, ne peut
vivre dans un monde oîi règne Tigellin. Un touchant
écho des martyrs de cette Terreur nous est arrivé par
I les inscriptions de l'île des déportations religieuses,
d'où l'on ne revenait pas*. Dans une grotte sépulcrale
qui se voit près de Cagliari% une famille d'exilés,
peut-être vouée au culte d*Isis*, nous a légué sa
touchante plainte, presque chrétienne. Dès que ces
infortunés arrivèrent en Sardaigne, le mari tomba
malade par suite de l'effroyable insalubrité de l'île ;
la femme Benedicta fit un vœu, pria les dieux de la
prendre au lieu de son mari ; elle fut exaucée.
L'inutilité des massacres se vit du reste claire-
ment en cette circonstance. Un mouvement aristo-
cratique, résidant en un petit nombre de têtes, est
arrêté par quelques exécutions ; mais il n'en va pas
de même d'un mouvement populaire; car un tel
mouvement n'a pas besoin de chefs ni de maîtres
savants. Un jardin où l'on coupe les pieds de fleur
I. Sénèque, Lettres 4, 42, 24, 26, 30, 36, 54, 61, 70, 77, 78,
93, 404, 402, àLucilius.
^2. Tacite, Ann., II, 86.
3. Corp, inscr. gr„ n<» 5759.
4. Le nom ou plutôt Tépithète de Benedicta, que porte la
femme, sdnsi que les sculptures de la grotte, inclinent à le croire.
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[An 641 L'ANTECHRIST. 205
^ n'existe plus; un pré fauché repousse mieux qu'au-
paravant. Ainsi le christianisme, loin d'être arrêté
par le lugubre caprice de Néron, pullula plus vigou-
reusement que jamais; un surcroît de colère monta
au cœur des survivants; tous n'eurent plus qu'un
seul rêve, devenir les maîtres des païens, pour les
I gouverner comme ils le méritaient, avec la verge de
l fer*. Un incendie, bien autre que celui qu'on les
accuse d'avoir allumé, dévorera cette ville impie,
devenue le temple de Satan. La doctrine de l'em-
brasement final du monde prenait chaque jour de
plus fortes racines. Le feu seul sera capable de
purger la terre des infamies qui la souillent; le feu
paraissait la seule fin juste et digne d'un tel amas
d'horreurs.
La plupart des chrétiens de Rome que n'atteignit
pas la férocité de Néron quittèrent sans doute la
ville*. Durant dix ou douze ans, l'Église romaine se
trouva dans un extrême désarroi ; une large porte fut
ainsi ouverte à la légende. Cependant il n'y eut pas
d'interruption complète dans l'existence de la com-
munauté. Le Voyant de l'Apocalypse, en décembre 68
I K, Apoc., n, 26-27.
2. Cela résulte de l'ÉpItre aux Hébreux, v, 41-44, et surtout
XIII, 24. Ces cl àffo T^( troXio; paraissent être des fugitifs de
l'Église de Rome.
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206 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 64)
\ OU janvier 69, donne ordre à son peuple de quitter
Roaie\ Même en faisant dans ce passage la part de
la fiction prophétique, il est difficile de n'en pas
conclure que l'Église de Rome reprit vite son impor-
tance. Seuls, les chefs abandonnèrent définitivement
une ville où pour le moment leur apostolat ne pouvait
porter de fruits.
Le point du monde romain ou la vie était alors
le plus supportable pour les juifs était la province
d'Asie. II y avait entre la juiverie de Rome et celle
d'Éphèse des communications perpétuelles *. Ce fut de
ce côté que se dirigèrent les fugitifs. Éphèse va être
le point où le ressentiment des événements de
l'an 64 sera le plus vif. Toutes les haines de Rome
vont y être concentrées; de là partira dans quatre
ans l'invective furibonde par laquelle la conscience
chrétienne répondra aux atrocités de Néron.
Il n'y a pas d'invraisemblance à placer parmi
les notables chrétiens qui sortirent de Rome, pour
échapper aux rigueurs de la police, l'apôtre que
nous avons vu suivre en tout la destinée de Pierre.
Si les récits relatifs à l'incident qu'on plaça plus tard
près de la porte Latine ont quelque vérité, il est
permis de supposer que l'apôtre Jean, échappé au
\ 1. Apoc., XVIII, 4.
2. Nous Tavons montré à propos d'Aquila et de Priscille.
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[An 04] L'ANTECHRIST|. 207
supplice comme par miracle, aura quitté la ville
sans délai; dès lors on peut trouver naturel qu'il
se soit réfugié en Asie. Comme presque toutes les
données relatives à la vie des apôtres, les traditions
sur le séjour de Jean à Éphèse sont sujettes au doute;
elles ont cependant aussi leur côté plausible, et nous
inclinons plutôt à les admettre qu'à les rejeter ^
1. Le principal argument se tire de l'Apocalypse. Si le livre
est de Jean Tapôtre, la chose est certaine. Si le livre est de
quelqu'un qui a voulu le faire passer pour un ouvrage de Jean
rapôti;e (on suppose alors l'apôtre mort avant 68 ; car un tel faux
n'est guère admissible de son vivant), on est frappé de la cir-
constance que la vision de Tapôtre est censée avoir Heu àPatmos,
endroit où Ton ne s'ari^^tait qu'en allant en Asie ou en revenant
d'Asie ; il est remarquable surtout que le faussaire fait parler
l'apôtre aux Églises d'Asie comme ayant autorité sur elles et con-
naissant leurs plus intimes secrets. Conçoit-on l'effet qu'eussent
produit les trois premiers chapitres sur des gens qui savaient par-
faitement que Tapôtre Jean n'avait jamais été à Patmos ni chez eux?
Denys d'Alexandrie (dans Eus., H, E., VII, S5} a bien vu cela, et
pose en principe que l'auteur de l'Apocalypse ne peut être qu'un
des hommes apostoliques qui ont été en Asie. Reste l'hypothèse
où l'Apocalypse serait l'ouvrage d'un homonyme de l'apôtre Jean,
hypothèse de toutes la plus invraisemblable. — Les témoignages
directs sur le séjour de Jean à Éphèse sont du dernier quart du
second siècle. Apollonius, d'après Eusèbe, //. E.^Y, 48; Polycrate,
évêque d'Éphèse (circonstance à noter), dans Eus., III, 31 ; V,
24; Irénée, Adv. hœr,, II, xxii, 5 ; III, î, 4 ; m, 4 ; xi, 1 ; V,
xxvi, 4; XXX, 4, 3; xxxiii, 4; lettre à Victor (Eus., H. E., V,
24), et surtout lettre à Florinus (Eus., //. E,, Y, 20), morceau capital
dans la question, dont l'authenticité n'est guère douteuse, depuis
\
\
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208 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6i]
L'Égfise d'Éphèse était mixte ; une partie devait
la foi à Paul; une autre était judéo-chrétienne. Cette
dernière fraction dut prendre la prépondérance par
l'arrivée de la colonie romaine, surtout si ladite
colonie amenait avec elle un compagnon de Jésus, un
docteur hiérosolymite, un de ces maîtres illus-
tres devant lesquels Paul lui-même s'inclinait.
Jean était, depuis la mort de Pierre et de Jacques,
le seul apôtre de premier ordre qui vécût encore;
il était devenu le chef de toutes les Églises judéo-
chrétiennes; un respect extrême s'attachait à lui ;
on se prit à croire (et sans doute l'apôtre lui-même
le disait) que Jésus avait eu pour lui une affection
particulière. Mille récits se fondaient déjà sur cette
"^x- que M. WaddingtOD a fixé le martyre de Polycarpe au Î3 fé-
^^ vrier 455 {Mém. de VAcad. des inscr,, t. XXVI, 4'» partie, p. Î33
etsuiv.); Clément d'Alex., Quis dives salvelur, 42; Origène,
in MaUh., t. XVI, 6, et 0pp., II, p. 24 A, édit. Delarue; Denys
d'Alexandrie, dans Eusèbe, H,E.,yi\, 25; Eusèbe, H. £.. HT, 4,
48, 20, 23, 31,39; V, 24; CAro».^ à Fan 98 ; Épipb., hmr. Lxxviii,
44 ; MarL de saint Ignace, 4,3; saint Jérôme, De viris ilL,9;
Adv. Jovin., I, 26, et sur Gai., vi. L'omission de la mention de
ce séjour dans Papias (cf. Eus., H, E., III, 39, rectifiant Chron.,
à Tan 98, contre Iréné^), dans Hégésippe et dans les épltres aUri-
buées à saint Ignace, est sûrement un fait grave. Les confusions
qui paraissent avoir été très-anciennement faites entre Tapôtro
Jean et un certain Preshyteros Johannes laissent aussi planer des
doutes sur tout ceci. Voir Fappendice, à la fin du volume.
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[An 65] L'ANTECHRIST. 209
donnée; Éphèse devenait pour un temps le centre de
la chrétienté, Rome et Jérusalem étant, par suite de
la violence des temps, des séjours presque interdits
au culte nouveau.
La lutte fut bientôt vive entre la communauté
judéo-chrétienne, présidée par Tami intime de Jésus,
et les familles de prosélytes créées par Paul. Cette
lutte s'étendit à toutes les Églises d'Asie\ Ce n'étaient
que déclamations acerbes contre ce Balaam, qui avait
semé lé scandale devant les fils d'Israël, qui leur avait
appris qu'on pouvait sans crime communier avec les
païens, épouser des païennes. Jean, au contraire, était
de plus en plus considéré comme un grand prêtre
juif*. De même que Jacques, il porta le péialon, c'est-{i
à-dire la plaque d'or sur le front*. Il fut le docteur
par excellence; on s'habitua même, peut-être par
suite de Tincident de l'huile bouillante, à lui donner
le titre de martyr*.
4. V. Saint Paul, p. 367 et suiv.
2. ttps6c.
3. Cf. Saint Paul, p. 307. Polycrate, dans Eusèbe, //. E,, III,
\xxi, 3 ; V, XXIV, 3. Des documents apocryphes attribuent ce
même insigne à Marc (Passion de Marc, citée par Â. de Valois,
dans sa note sur Eusèbe, I. V, ch. xxiv, p. 491). Cf. Suicer,
Thés. eccL, au mot irtroXov.
4. Polycrate, L c. Maptuçxal ^i^awxXc;. Cf. Maltli., XX, 22-23;
Marc, X, 38-39.
14
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210 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 05]
Il semble qu'au nombre des fugitifs qui vinrent
de Rome à Éphèse se trouva Barnabe *. Timothée
vers le même temps était emprisonné, nous ne savons
en quel endroit, peut-être à Corinlhe*, Au bout de
quelques mois, il fut délivré, Barnabe, dès qu'il
apprit cette bonne nouvelle, voyant la situation plus
calme, forma le projet de regagner Rome avec Timo-
thée, qu'il avait connu et aimé dans la compagnie de
Paul \ La phalange apostolique dispersée par l'orage
de 64 essayait de se reformer. L'école de Paul était la
moins consistante ; elle cherchait, privée de son chef,
à s'appuyer sur des parties plus solides de l'Église.
Timothée, habitué à être conduit , dut être peu de
chose après la mort de Paul. Barnabe, au contraire, [
qui s'était toujours tenu dans une voie moyenne entre
les deux partis, et qui n'avait pas une seule fois
péché contre la charité, devint le lien des débris
épars après le grand naufrage. Cet homme excellent
fut ainsi encore une fois le sauveur de l'œuvre de
]ésus, le bon génie de la concorde et de la paix.
C'est aux circonstances dont il s'agit qu'il faut.
4. C'est la conséquence de notre système sur l'Éptlre aux
Hébreux. Voir ci-après, p. 21 1 .
2. Hebr., xiii, 83. Ce n'était ni à Rome ni à Éphèse. L'en-
droit ne devait pas être bien loin d'Ëphèse.
3. Hebr., xiii, 19, «3.
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[An 65] L'ANTECHRIST. 211
selon nous, rapporter l'ouvrage qui porte le titre,
difficile à comprendre, d'Épîlre aux Hébreux, Cet .
écrit paraît avoir été composé à Éphèse par Barnabe*
et adressé à l'Église de Rome*, au nom de la petite
communauté de chrétiens italiotes qui s'était réfugiée
dans la capitale de l'Asie. Par sa position, en quelque
sorte intermédiaire, au point de croisement de beau-
coup d'idées jusque-là non encore associées, l'Épître
aux Hébreux revient de droit à l'homme conciliant
qui tant de fois empêcha les tendances diverses exis- •
tant au sein de la jeune communauté d'arriver à une
rupture ouverte. L'opposition des Eglises de juifs et
des Églises de gentils semble, quand on lit ce petit
traité, une question résolue ou plutôt perdue dans un
flot débordant de métaphysique transcendante et de
pacifique charité. Comme nous l'avons dit, le goût
des midraschim ou petits traités d'exégèse reli-
gieuse, sous forme épistolaire, avait fait de grands
progrès, Paul s'était mis tout entier dans son épître
aux Romains; plus tard, TÉpître aux Éphésîens avait
été la formule la plus avancée de sa doctrine, L'Épître
4. Voir rintroduclion en tête de ce volume.
%, C'est ce qui explique comment TÉglise de Rome a toujours i
mieux su que les autres Églises de qui cette épltre n'était pas.
Y. Saint Paul, p. lvii. La première épître de Clément, écrite à Rome »
versr^n 95, est pleine de réminiscences de l'Épître aux Hébreux. .
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212 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 65]
aux Hébreux paraît un manifeste du même ordre. Au-
cun livre chrétien ne ressemble autant aux ouvrages
de l'école juive d'Alexandrie, en particulier aux opus-
cules de Philon. Apollos était déjà entré dans celte
voie*. Paul prisonnier s'y était singulièrement complu.
Un élément étranger à Jésus, l'alexandrinisme, s'in-
fusait de plus en plus au cœur du christianisme. Dans
les écrits johanniques, nous verrons cette influence
s'exerçant d'une façon souveraine. Dans TÉpître aux
Hébreux, la théologie chrétienne se montre fort ana-
logue à celle que nous avons trouvée dans les épîtres
de la dernière manière de Paul. La théorie du Verbe
se développe rapidement. Jésus devient de plus en
plus le « Dieu second », le métati^ne, l'assesseur de
la Divinité, le premier-né de la droite de Dieu, infé-
rieur à Dieu seul. — Sur les circonstances du temps
oïl il écrit, l'auteur né s'explique qu'à mots couverts.
On sent qu'il craint de compromettre le porteur de sa
lettre et ceux à qui elle est destinée*. Un poids dou-
loureux semble l'oppresser; son angoisse secrète
s'échappe en traits courts et profonds.
Dieu, après avoir autrefois communiqué sa volonté
I. C'est ce qui a porté beaucoup de critiques à croire que
rËpItre aux Hébreux est Touvrage d* Apollos.
t. De là peut-être ce titre vague irpè; t:Sp«{cu;, et aussi Tab-
sence de salutations personuelles et de suscriptiou.
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(Ad 65J L'ANTECHRIST. 213
aux hommes par le ministère des prophètes, s*est
servi dans ces derniers temps de Torgane du Fils, par
lequel il avait créé le monde * et qui soutient tout
de sa parole. Ce Fils, reflet de la gloire du Père, et
empreinte de son essence, que le Père s'est plu à
constituer héritier de l'univers, a expié les péchés par
son apparition en ce monde, puis est allé s'asseoir
dans les régions célestes à la droite de la Majesté*,
avec un titre supérieur à celui des anges. La loi
mosaïque a été annoncée par les anges'; elle ne con-
tenait que l'ombre des biens à venir; la nôtre a été
annoncée d'abord par le Seigneur, puis nous a été
transmise d'une manière* sûre par ceux qui l'avaient
entendue de lui, Dieu appuyant leur témoignage par
des signes, des prodiges et toutes sortes de miracles,
ainsi que par les dons du Saint-Esprits Grâce à
Jésus, tous les hommes ont été faits fils de Dieu.
4 . Tcù; oùâva;. Aiwv est pris ici dans le sens de l*hébreu ôlam, |
du phénicien oulom, ûeVarabeâlam (1" verset du Coran), et |
sert de biais pour introduire les seons gnostiques.
2. Notez ces commencements du style cabbaliste. Comparez
Matth., xxYi, 64.
3. Cf. Ga!., m, 19; Acl., vu, 53. La théologie du temps,
comme nous le voyons par les versions grecques et chaldéennes
de la Bible et par Josèphe, substituait des anges à Dieu dans cer-
tains endroits où le texte biblique faisait intervenir visiblement le
Très-Haut. Voir la version grecque du Deutér., xxxin, ?•
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214 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 65]
Moïse a été un serviteur; Jésus a été le Fils; Jésus
a surtout été par excellence le grand prêtre selon
l'ordre de Melchisédech*.
Cet ordre est fort supérieur au sacerdoce lévitique,
et a totalement abrogé ce dernier, Jésus est prêlre
pour réternilé.
C'était bien un pareil grand prêtre qu*il nous fal-
lait, saint, innocent, immaculé, séparé des pécheurs, et
élevé au-dessus des cieux, qui n'a pas besoin chaque jour,
comme les autres prêtres, d'offrir des sacrifices, d'abord
pour ses péchés, ensuite pour ceux du peuple... La loi
ancienne établissait grands prêtres des hommes sujets à
faillir; la loi nouvelle Institue le Fils, consommé pour
réternité... Nous avons ainsi un grand prêtre qui s'est assis
dans le ciel à la droite du trône de la Majesté, en qualité
de ministre du vrai sanctuaire et du vrai tabernacle que
le Seigneur a construit... Christ est le grand prêtre des
biens à venir... Si le sang des boucs et des taureaux, si la
cendre d'une génisse, dont on asperge ceux qui sont souil-
lés, les sanctifient de manière à leur donner la pureté char-
nelle; combien plus le sang de Christ, qui s'est offert lui-
même à Dieu, victime sans défaut, purifiera-t-il notre
conscience des œuvres mortes!... C'est pour cela qu'il est
le médiateur d'un nouveau testament;... pour qu'il y ait
testament, en effet, il est nécessaire que la mort du testa-
teur soit constatée, un testament n'ayant pas d'effet tant
que le testateur vit. Le premier pacte, lui aussi, fut
1. Hebr., iv, 44 et suiv.
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[An 65J L'ANTECHRIST. 215
inauguré avec du sang... C'est au moyen du sang que
tout est légalement puriflé, et sans effusion de sang il n'y
a point de pardon *.
Nous sommes donc sanctifiés une fois pour toutes
par le sacrifice du corps de Jésus-Christ, qui appa-
raîtra une seconde fois pour sauver ceux qui l'atten-
dent. Les anciens sacrifices n'atteignaient jamais leur
but, puisqu'on les recommençait sans cesse. Si le
sacrifice expiatoire revenait chaque année à jour fixe,
n'est-ce pas la preuve que le sang des victimes était
impuissant? Au lieu de ces perpétuels holocaustes,
Jésus a ofl'ert son unique sacrifice, qui rend les autres
inutiles. De la sorte, il n'est plus question de sacrifice
pour le péché *.
Le sentiment des dangers qui environnent l'Église
remplit l'auteur; il n'a devant les yeux qu'une per-
spective de supplices ; il pense aux tortures qu'ont
endurées les prophètes et les martyrs d'Antiochus*.
La foi de plusieurs succombait. L'auteur est très-
sévère pour ces chutes.
Il est impossible que ceux qui ont été illuminés une
fois, qui ont reçu le don céleste, qui ont eu part au Saint-
Esprit, qui ont goûté la précieuse parole de Dieu et les
4. Hebr., ix, 44 et suiv.
2. Hebr., ix, 23 et suiv.
3. Hebr., xi, 32-40; xn, 4-44.
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216 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 65J
biens du monde à venir, et qui ensuite sont tombés, de
manière à crucifier et à outrager encore une fois le Fils de
Dieu, autant qu'il est en eux, soient de nouveau amenés
à la repentance. Une terre qui ne donne que des ronces
et des chardons est jugée mauvaise et digne d'être mau-
dite; on finit par y mettre le feu... Certes, Dieu n'est pas
injuste; il n'oubliera pas votre conduite et Tamour que
vous avez montré pour son nom, en servant les saints,
comme vous l'avez fait et le faîtes encore. . . Redoublez de zèle
jusqu'à la fin, pour que vos espérances soient accomplies,
à l'exemple de ceux qui par la foi et la persévérance ont
conquis rhéritage promis ^
Quelques fidèles mettaient déjà de la négligence
à se rendre à l'église pour les réunions *. L'apôtre
déclare que ces réunions sont l'essence du christia-
nisme, que c'est là qu'on s'exhorte, qu'on s'excite,
qu'on se surveille, et qu'il y faut être d'autant plus
assidu que le grand jour de l'apparition finale
approche.
Si nous péchons volontairement après avoir reçu la con-
naissance de la vérité, comme il n'y a plus désormais de sacri-
fice pour les péchés, il ne nous reste que l'attente terrible du
jugement et du feu qui dévorera les rebelles... C'est chose
horrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant '.
4. Hebr., vi, 4 et suiv.
2. Hebr., x, 25.
3. Hebr., x, 26 et suiv.
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[An 65] L'ANTECHRIST. 217
Souvenez-vous des jours passés, où, à la suile de votre
illumination, vous avez supporté maint combat douloureux,
les uns exposés en plein théâtre * aux outragps et aux sup-
plices, les autres participant au sort de ceux qui furent
ainsi traités. En effet, vous avez montré votre sympathie
» ^ pour les prisonniers *, et vous avez accepté avec joie la
spoliation de vos biens, sachant que vous en possédez
d'autrement excellents et durables... Courage, pour que
vous obteniez la récompense qui vous a été promise! Encore
un petit, un tout petit espace de temps, et celui qui doit
venir viendra.
La foi résume rattiiude du chrétien '. La foi,
c'est la ferme attente de ce qui est promis, la cer-
titude de ce qu'on n'a pas vu. C'est la foi qui a
fait les grands hommes de Tancienne loi, lesquels
moururent sans avoir obtenu les thoses promises,
les ayant seulement vues et saluées de loin, se con-
fessant étrangers et passagers sur cette terre, toujours
à la recherche d'une patrie meilleure, qu'ils ne trou-
vaient pas, la céleste. L'auteur cite à ce sujet les
4 . eXi^'Cdiv Oiarpt^opitvot peut sans doate n'être qu'une méla-
pbore; cependant nous préférons voir là une allusion aux horribles
jeux du cirque de Néron. Comp. _6xî«|/»iç ui^oXaç dans Hermas,
Pasteur, vis. m, 8, passage qui se rapporte sûrement aux
épreuves de Fan 64. V. ci-après, p. 390, note 3.
2. Tout le monde est d'accord qu'il faut lire ^•<j|aîoiç pour l
3. Hebr., xi, \ et suiv.
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218 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ad C5J
exemples d'Abel, d'Hénoch, de Noé, d'Abraham, de
Sara, d'Isaac, de Jacob, de Joseph, de Moïse, de
Rahab la prostituée.
Quoi de plus? Le temps me manquerait si je voulais
parler de Gédéon, de Barak, de Samson, de Jephté, de
David, de Samuel et des prophètes, qui par la foi vain-
quirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent des
promesses, fermèrent la gueule aux lions, éteignirent la
violence du feu, échappèrent au tranchant de Tépée, repri-
rent des forces après la maladie, devinrent puissants dans
la guerre, repoussèrent des invasions étrangères,.,, furent
tympanisés * et préférèrent à la vie une résurrection meil-
leure, subirent Tignominie, la flagellation, les chaînes, le
cachot, furent lapidés, sciés*, tourmentés, moururent frap-
pés du glaive, marchèrent couverts de peaux de chèvres,
manquant du nécessaire, opprimés, maltraités (eux dont
le monde n'était pas digne!), errant dans les déserts et les
montagnes, dans les cavernes et les antres de la terre.
Tous ces saints personnages, bien que d'une foi éprouvée,
n'ont pas vu la réalisation des promesses, Dieu nous
réservant un sort plus heureux et ne voulant pas qu'ils arri-
vassent à l'accompli ssement final sans nous. Ayant donc
répandue autour de nous une pareille nuée de témoins,...
poursuivons avec persévérance la lutte qui nous est propo-
sée, tenant les yeux toujours fixés sur Jésus, chef et con-
r Allusion au supplice des martyrs dits Macchabées.
2. Allusion au genre de mort d'Isaïe, selon la tradition apo-
cryphe.
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|\a 05] L'AMKCHRIST. 219
servateur de la foi... Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au
sang dans votre combat contre le mal.
L'auteur explique ensuite aux confesseurs que les
souffrances qu'ils endurent ne sont pas des punitions,
mais qu'elles doivent être prises comme des correc-
tions paternelles, telles qu'un père en administre à son
fils et qui sont un gage de sa tendresse. 11 les invile
à se tenir en garde contre les esprits légers, qui, à
l'exemple d'Ésaû, donneraient leur céleste patrimoine
en échange d'un avantage terrestre et momentané.
Pour la troisième fois, l'auteur revient sur sa pensée
favorite * qu'après une chute qui vous a mis hors du
christianisme, il n'y a plus de retour. Ésaù aussi
chercha à ressaisir la bénédiction paternelle; mais
ses larmes et ses regrets furent inutiles. On sent
qu'il y avait eu, dans la persécution de 64, quelques
renégats par faiblesse % lesquels après leur apostasie
auraient désiré revenir à l'Église, Notre docteur veut
qu'on les repousse. Quel aveuglement, en effet, égale
celui du chrétien qui hésite ou renie, « après s'être
approché de la montagne sainte de Sion et de la
ville du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste et des
4. Comp. VI, 4 et suiv.; x, 26 et suiv. Ces passages jouèrent
plus tard un grand rôle dans la controverse du montanisme et du
novatianisme.
2. Comp. Mattb., xxiv, 40.
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220 ORIGINES DU CHRISTIANISxME. [An 65]
myriades d'anges en chœur, de l'Église de ses
aînés inscrits au ciel et de Dieu juge universel, des
esprits justes déjà consommés* et de Jésus le média-
teur de la nouvelle alliance, — après avoir été puri-
fié par le sang de propitiation qui parle mieux que
celui d'Afael?... »
L'apôtre termine en rappelant à ses lecteurs les
membres de l'Église qui étaient encore dans les
cachots de l'autorité romaine % et surtout la mémoire
de leurs chefs spirituels qui ne sont [Mus, de ces
grands initiateurs qui leur ont prêché la parole de
Dieu et dont la mort a été un triomphe pour la foi.
Qu'ils considèrent la fin de ces saintes vies, et
ils seront raffermis '. Qu'ils prennent garde aux
fausses doctrines, surtout à celles qui font consis-
ter la sainteté en d'inutiles pratiques rituelles, telles
que les distinctions d'aliments*. Le disciple ou l'ami
de saint Paul se retrouve ici. A vrai dire, l'épître
entière est, comme toutes les épîlres de Paul, une
longue démonstration de l'abrogation complète de la
loi de Moïse par Jésus. Porter l'opprobre de Jésus;
4. Hebr., xii, 48 et suiv. L'^xxXvioCa irpMTcràcuv et les ^ucxioi
Ti7iXttci>p.ivot sont probablement les martyrs de la persécution
de Néron,
2. Hebr., xin, 3.
3. Hebr., xiii, 7.
4. Hebr., xiii, 9; cf. ix, 40.
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[Aa 05J L'ANTECHRIST. 221
sortir du monde, « car nous n'y avons point de cité
permanente, nous cherchons celle qui est à venir » ;
obéir aux chefs ecclésiastiques, être pour eux pleins
de respect, rendre leur tâche facile et agréable,
« puisqu'ils veillent sur les âmes et doivent en rendre
compte », voilà pour la pratique. Aucun écrit ne
montre peut-être mieux que celui-ci le rôle mystique
de Jésus grandissant et finissant par remplir unique-
ment la conscience chrétienne. Non-seulement Jésus
est le Logos qui a créé le monde, mais son sang est
l'universelle propitiation, le sceau d'une alliance nou-
voile. L'auteur est si préoccupé de Jésus, qu'il fait
des fautes de lecture pour le trouver partout. Dans
son manuscrit grec * des Psaumes, les deux lettres Ti
du mot OTiA, au Ps. xl (xxxix), v. 6, étaient un .
peu douteuses ; il y a vu un M, et, comme le mot \
précédent finit par un 2, il a lu cwj^a, ce qui lui four- ^ '
nit le beau sens messianique : « Tu n'as plus voulu \
de sacrifices; mais tu m'as donné un corps; alors \
j'ai dit : « Voilà que je viens *•.. »
Chose singulière! la mort de Jésus prenait ainsi
dans l'école de Paul une bien plus grande impor-
tance que sa vie. Les préceptes du lac de Géné-
4. Il ne savait guère que le grec. Yoir ses raisonnements sur
^aOrpcD, considéré comme équivalent de n>13.
2. llebr., x, 5.
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222 ORIGINBS DU CHRISTIANISME. [An 65]
sareth intéressaient peu cette école, et il semble,
qu'elle ne les connaissait guère; ce qu'elle voyait au
premier plan, c'était le sacrifice du fils de Dieu
s'iramolant pour l'expiation des péchés du monde.
Idées bizarres, qui, relevées plus tard dans toute
leur rigueur par le calvinisme, devaient faire grave-
ment dévier la théologie chrétienne de l'idéal évan-
gélique primitif! Les Evangiles synoptiques, qui sont
la partie vraiment divine du christianisme, ne sont
pas l'œuvre de l'école de Paul, Nous les verrons
bientôt éclore de la douce petite famille qui conser-
vait encore en Judée les vraies traditions sur la vie et
la personne de Jésus.
Mais ce qu'il y a d'admirable dans les origines
du christianisme, c'est que ceux qui tiraient le plus
obstinément le char en sens contraire étaient ceux
qui travaillaient le mieux pour le faire avancer.
L'Épître aux Hébreux marque définitivement, dans
l'histoire de l'évolution religieuse de l'humanité, la dis-
parition du sacrifice, c'est-à-dire de ce qui avait fait
jusque-là l'essence de la religion. Pour l'homme pri-
mitif, le dieu est un être très-puissant, qu'il faut
apaiser ou corrompre. Le sacrifice venait de la peur
ou de l'intérêt. Pour gagner le dieu *, on lui offrait
4. a Tcnui popano corruptus Osiris. »- .
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[An 65J L'ANTECHRIST. 223
un présent capable de le toucher, un beau mor-
ceau de viande, de la bonne graisse, une coupe de
soma ou de vin. Les fléaux, les maladies étant consi-
dérés comme les coups d'un dieu irrité, on s'imagina
qu'en substituant une autre personne aux personnes
menacées, on détournerait le courroux de l'être supé-
rieur; peut-être même, se disait-on, le dieu se con-
tentera-t-il d'un animal, si la bête est bonne, utile
et innocente. On jugeait le dieu sur le patron de
l'homme, et de même qu'aujourd'hui encore, dans cer-
taines parties de l'Orient et de l'Afrique, l'indigène
croit gagner la faveur d'un étranger en tuant à ses
pieds un mouton, dont le sang coule sur ses bottes et
dont la chair servira ensuite à sa nourriture, de même
on supposait que l'être surnaturel devait être sensible
à l'offrande d'un objet, surtout si par cette offrande
l'auteur du sacrifice se privait de quelque chose.
Jusqu'à la grande transformation du prophétisme au
VIII' siècle avant J.-C, l'idée des sacrifices ne fut
pas chez les Israélites beaucoup plus relevée que
chez les autres peuples. Une ère nouvelle commence
avec Isaïe, s'écriant au nom de Jéhovah : « Vos sa-
crifices me dégoûtent; que m'importent vos chèvres
et vos boucs M » Le jour où il écrivit celte page
4. Isaïe, ch. I.
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224 ORIGINES DU CHRISTIANISME. jAn CSJ
admirable (vers 740 avant J.-C), Isaïe fut le vrai
fondateur du christianisme. 11 fut décidé ce jour-là
que, des deux fonctions surnaturelles qui se dispu-
taient le respect des tribus antiques, le sacrificateur
héréditaire et le sorcier, libre inspiré qu'on croyait
dépositaire de secrets divins, c'était le second qui
déciderait de l'avenir de la religion. Le sorcier des
tribus sémitiques, le nabi, devint le « prophète »,
tribun sacré, voué au progrès de l'équité sociale, et,
tandis que le sacrificateur (le prêtre) continua de
vanter l'efficacité des tueries dont il profitait, le pro-
phète osa proclamer que le vrai Dieu se soucie bien
plus de la justice et de la pitié que de tous les bœufs
du monde. Édictés cependant par d'antiques rituels
dont il n'était pas facile de se défaire, et maintenus
par l'intérêt des prêtres, les sacrifices restèrent une
loi du vieil Israël. Vers le temps où nous sommes, et
même avant la destruction du troisième temple,
l'importance de ces rites baissait. La dispersion des
juifs amenait à envisager comme quelque chose de
secondaire des fonctions qui ne pouvaient s'accomplir
qu'à Jérusalem *. Philon avait proclamé que le culte
consiste surtout en hymnes pieux, qu'il faut chanter
de cœur plutôt que de bouche; il osait dire que de
1. Remarquez Ad,, xxiv, 47.
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[An 65] L'ANTECHRIST. 225
telles prières valent mieux que les offrandes *.
— Les esséniens professaient la même doctrine*. Saint
Paul, dans TÉpître aux Romains % déclare que la
religion est un culte de la raison pure. L'Épître aux
Hébreux, en développant cette théorie que Jésus est
le vrai grand prêtre, et que sa mort a été un sacri-
fice abrogeant tous les autres, porta le dernier coup
aux immolations sanglantes. Les chrétiens, même
d'origine juive, cessaient de plus en plus de se croire
tenus aux sacrifices légaux, ou ne s'y pliaient que
par condescendance. L'idée génératrice de la messe, î
la croyance que le sacrifice de Jésus se renouvelle
par l'acte eucharistique, apparaît déjà, mais dans un * >;
lointain encore obscur.
4. Philon, De planlatione Noe, $ 25, 28-31. Comp. Théo-
phraste, De pietale, édit. Bernays, Berlin, 4866.
2. Josèphe, Ant., XVIII, i, 5; Philon, Quod omnis probus
liber, $ 12.
3. Voir Saint Paul, p. 474.
15
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CHAPITRE X.
LK RÉVOLUTION EN JUDÉE.
L'état d'exaltation que traversait l'imagination
chrétienne fut bientôt compliqué par les événements
qui se passaient en Judée. Ces événements semblaient
donner raison aux visions des cerveaux les plus fré-
nétiques. Un accès de fièvre qu'on ne peut comparer
qu'à celui qui saisit la France durant la Révolution,
et Paris en 1871, s'empara de la nation juive tout
entière. Ces « maladies divines », devant lesquelles la
médecine antique se déclarait impuissante, semblaient*
devenues le tempérament ordinaire du peuple juif.
On eût dit que, décidé aux outrances, il voulait aller
jusqu'au bout de l'humanité. Durant quatre ans,
l'étrange race qui semble créée pour défier également
celui qui la bénit et celui qui la maudit fut dans une
convulsion en face de laquelle l'historien, partagé
entre l'admiration et l'horreur, doit s'arrêter avec
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(An 66] L'ANTECHRIST. 227
respect comme devant tout ce qui est mystérieux.
Les causes de cette crise étaient anciennes, et la
crise elle-même était inévitable. La loi mosaïque,
œuvre d'ulopistes exaltés, possédés d'un puissant
idéal socialiste, les moins politiques des hommes,
était, comme l'islam, exclusive d'une société civile
parallèle à la société religieuse. Cette loi, qui semble
être arrivée à l'état de rédaction oîi nous la lisons au
vil* siècle avant J.-C, aurait, même indépendamment
de la conquête assyrienne, fait voler en éclats le
petit royaume des descendants de David. Depuis la
prépondérance . prise par l'élément prophétique, le
royaume de Juda, brouillé avec tous ses voisins, pris
d'une rage permanente contre Tyr, en haine avec
Édom, Moab et Ammon, n'était plus capable de vivre.
Une nation qui se voue aux problèmes religieux et
sociaux se perd en politique. Le jour où Israël devint
« un pécule de Dieu, un royaume de prêtres, une
nation sainte* », il fut écrit qu'il ne serait pas un
peuple comme un autre. On ne cumule pas des des-
tinées contradictoires ; on expie toujours une excel-
lence par quelque abaissement.
L'empire achéménide mit Israël un peu en repos.
Cette grande féodalité tolérante pour toutes les diver-
\. Exode, XIX, 5-6.
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^8 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
sites provinciales, fort analogue au califat de Bagdad
et à l'empire ottoman, fut l'état où les Juifs se trou-
vèrent le plus à Taise. La domination ptolémaïque,
au m* siècle avant J.-C., semble également leur avoir
été assez sympathique. Il n'en fut pas de même des
Séleucides. Antioche était devenue un centre d'ac-
tivé propagande hellénique ; Antiochus Épiphane se
croyait obligé d'installer partout, comme signe de sa
puissance, l'image de Jupiter Olympien. Alors éclata
la première grande révolte juive contre la civilisation
profane. Israël avait supporté patiemment la dispa-
rition de son existence politique depuis Nabuchodo-
nosor; il ne garda plus aucune mesure, quand il
entrevit un danger pour ses institutions religieuses.
Une race en général peu militaire fut prise d'un
accès d'héroïsme ; sans armée régulière, sans géné-
raux, sans tactique, elle vainquit les Séleucides, main-
tint son droit révélé, et se créa une seconde période
d'autonomie. La royauté asmonéenne néanmoins fut
toujours travaillée par de profonds vices intérieurs ;
elle ne dura qu'un siècle. La destinée du peuple juif
n'était pas de constituer une nationalité séparée ; ce
peuple rêve toujours quelque chose d'international ;
son idéal n'est pas la cité; c'est la synagogue; c'est
la congrégation libre. Il en est de même pour
l'islam, qui a créé un empire immense, mais qui a
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[An «6J L'ANTECHRIST. 229
détruit toute nationalité chez les peuples qu'il a
O subjugués, et ne leur laisse plus d'autre patrie que
la mosquée et la zaouia.
On applique souvent à un tel état social le nom
de théocratie, et on a raison, si l'on entend dire
par là que l'idée profonde des religions sémitiques
et des empires qui en sont sortis est la royauté de
Dieu, conçu comme unique maître du monde et
suzerain universel ; mais théocratie chez ces peuples
n'est pas synonyme de domination des prêtres. Le
prêtre proprement dit joue un faible rôle dans l'his-
toire du judaïsme et de l'islamisme. Le pouvoir
appartient au représentant de Dieu, à celui que Dieu
inspire, au prophète, au saint homme, à celui qui a
reçu mission du ciel et qui prouve sa mission par le
miracle ou le succès. A défaut de prophète, le pouvoir
est au faiseur d'apocalypses et de livres apocryphes
attribués à d'anciens prophètes, ou bien au docteur
qui interprète la loi divine, au chef de synagogue, et
plus encore au chef de famille, qui garde le dépôt de
la Loi et le transmet à ses enfants. Un pouvoir civil,
une royauté n'ont pas grand chose à faire avec une
telle organisation sociale. Cette organisation ne fonc-
tionne jamais mieux que dans le cas où les individus
qui s'y soumettent sont répandus, à l'état d'étrangers
tolérés, dans un grand empire où ne règne pas l'uni-
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S30 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
formité. Il est dans la nature du judaïsme d'être
subordonné, puisqu'il est incapable de tirer de son
sein un principe de pouvoir militaire. Le môme fait
se remarque chez les Grecs de nos jours; les com-
munautés grecques de Triesle, de Smyme, de Con-
stantinople, sont bien plus florissantes que le petit
royaume de Grèce, parce que ces communautés sont
dispensées de l'agitation politique, où une race vive,
mise prématurément en possession de la liberté,
trouve sa perte assurée.
La domination romaine, établie en Judée Tan 63 {
avant J.-C. par les armes de Pompée, sembla d'abord
réaliser quelques-unes des conditions de la vie juive.
Rome, à cette époque, n'avait pas pour règle d'assi-
miler les pays qu'elle annexait successivement à son
vaste empire. Elle leur enlevait le droit de paix et de
guerre, et ne s'arrogeait guère que l'arbitrage sur les
grandes questions politiques. Sous les restes dégé-
nérés de la dynastie asmonéenne et sous les Hérodes,
la nation juive conserva cette demi-indépendance qui
aurait dû lui suffire, puisque son état religieux y était
respecté. Mais la crise intérieure du peuple était trop
forte. Au delà d'un certain degré de fanatisme reli-
gieux, l'homme est ingouvernable. Il faut dire aussi
que Rome tendait sans cesse à rendre son pouvoir
plus effectif en Orient. Les petites royautés vassales,
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[Aa 06] L^ANTECHRIST. 231
qu'elle avait d'abord conservées, disparaissaient de
jour en jour, et les provinces faisaient retour pur et
simple à l'empire. Depuis l'an 6 après J.-C, la Judée
fut gouvernée par les procurateurs, subordonnés aux
légats impériaux de Syrie, et ayant à côté d'eux le
pouvoir parallèle des Hérodes. L'impossibilité d'un
tel régime se dévoilait de jour en jour. Les Hérodes
étaient peu considérés en Orient des hommes vrai-
ment patriotes et religieux. Les habitudes adminis-
tratives des Romains, même dans ce qu'elles avaient
de plus raisonnable, étaient odieuses aux Juifs. En
général, les Romains montraient la plus grande
condescendance à l'égard des scrupules méticuleux
de la nation ^ ; mais cela ne suffisait pas ; les choses
en étaient venues à un point où l'on ne pouvait plus
rien faire sans toucher à une question canonique. Ces
religions absolues, comme l'islamisme, le judaïsme,
ne souffrent pas de partage. Si elles ne régnent ( \
pas, elles se disent persécutées. Si elles se sentent
protégées, elles deviennent exigeantes, et cherchent
à rendre la vie impossible aux autres cultes au-
tour d'elles. Cela se voit bien en Algérie, ou les
Israélites, se sachant appuyés contre les musul-
mans, deviennent insupportables pour ceux-ci, et
4. Se rappeler rinscription découverte par M. Ganneau. Revue
archéoU, avril et mai 4872; Journal asiatique^ août-sept. 487Î.
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232 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66J
occupent sans cesse l'autorité de leurs récriminations.
Certes, nous voulons croire que, dans celte expé-
rience d'un siècle que firent les Romains et les Juifs
pour vivre ensemble, et qui aboutit à un si terrible
déchirement, les torts furent réciproques. Plusieurs
procurateurs furent de malhonnêtes gens * ; d'autres
purent être brusques, durs, et se laisser aller à
l'impatience contre une religion qui les agaçait et
dont ils ne comprenaient pas l'avenir. Il aurait fallu
être parfait pour ne pas s'irriter de cet esprit borné,
hautain, ennemi de la civilisation grecque et romaine,
malveillant pour le reste du genre humain, que
les observateurs superficiels tenaient pour l'essence
d'un Juif. Que pouvait penser d'ailleurs un adminis-
trateur d'administrés toujours occupés à l'accuser
auprès de l'empereur et à former des cabales contre
lui, même quand il avait parfaitement raison ? Dans
cette grande haine qui, depuis plus de deux mille ans,
existe entre la race juive et le reste du monde, qui a
eu les premiers loris ? Une telle question ne doit pas
être posée. En pareille matière, tout est action et
réaction, cause et effet. Ces exclusions, ces cadenas
du ghettOy ces costumes à part, sont choses injustes ;
mais qui les a d'abord voulues? Ceux qui se
4 . Voir le proverbe juif sur la justice qui se rendait à Césarée.
Midrasch Eslher, i, init.
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(An 66] L*ANTECHR1ST. 235
croyaient souillés par le contact des païens, ceux qui
cherchèrent pour eux la séparation, la société à part.
Le fanatisme a créé les chaînes, et les chaînes ont
redoublé le fanatisme. La haine engendre la haine,
et il n'y a qu'un seul moyen pour sortir de ce cercle
fatal, c'est de supprimer la cause de la haine, ces
séparations injurieuses qui, d'abord voulues et cher-
chées par les sectes, deviennent ensuite leur opprobre.
A regard du judaïsme, la France moderne a résolu
le problème. En abaissant toutes les barrières légales
qui entouraient l'israélite, elle a enlevé au judaïsme
ce qu'il avait d'étroit et d'exclusif, je veux dire
ses pratiques et sa vie séquestrée, si bien qu'une
famille juive transportée à Paris cesse à peu près
de mener la vie juive au bout d'une ou deux géné-
rations.
Il serait injuste de reprocher aux Romains du
premier siècle de n'avoir point agi de la sorte. Il y
avait opposition absolue entre l'empire romain et le
judaïsme orthodoxe. C'étaient les juifs qui le plus
souvent étaient insolents, taquins, agresseurs. L'idée
d'un droit commun, que les Romains portaient en
germe avec eux, était antipathique aux stricts obser-
vateurs de la Thora. Ceux-ci avaient des besoins mo-
raux en totale contradiction avec une société pure-
ment humaine, sans nul mélange de théocratie, comme
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234 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 66]
était la société romaine. Rome fondait TÉtat; la jui-
verie fondait l'Église. Rome créait le gouvernement
profane et rationnel ; les juifs inauguraient le royaume
de Dieu. Entre cette théocratie étroite, mais féconde,
et la proclamation la plus absolue de l'État laïque qui
ait jamais existé, une lutte était inévitable. Les juifs
avaient leur loi, fondée sur de tout autres bases que
le droit ronrtdn, et au fond inconciliable avec ce droit.
Avant d'avoir été cruellement matés, ils ne pouvaient
se contenter d'une simple tolérance, eux qui croyaient
avoir les paroles de l'éternité, le secret de la consti-
tution d'une cité juste. Il en était d'eux comme des
musulmans d'Algérie à l'heure présente. Noli-e so-
ciété, quoique infiniment supérieure, n'inspire à ces
derniers que de la répugnance. Leur loi révélée, à la
fois civile et religieuse, les remplit d'orgueil, et les
rend incapables de se prêter à une législation philo-
sophique, fondée sur la simple notion des rapports
des hommes entre eux. Ajoutpz à cela une profonde
ignorance, qui empêche les sectes fanatiques de se
rendre compte des forces du monde civilisé et les
aveugle sur Tissue de la guerre qu'elles engagent
avec légèreté.
Une circonstance contribuait beaucoup à main-
tenir la Judée à l'état d'hostilité permanente contre
l'empire ; c'est que les Juifs ne prenaient point de part
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[An 6C] L'ANTECHRIST. 235
au service militaire. Partout ailleurs, les légions
étaient formées de gens du pays, et c'est ainsi qu'a-
vec des armées numériquement faibles les Romains
tenaient des régions immenses *. Le soldat des Ro-
mains et les habitants de la contrée se trouvaient
compatriotes. Il n'en était pas ainsi en Judée. Les
légions qui occupaient le pays étaient recrutées pour
la plus grande partie à Césarée et à Sébaste, villes
opposées au judaïsme. De là l'impossibilité d'une en-
lente quelconque entre l'armée et le peuple. La force
romaine était à Jérusalem cernée dans ses retran-
chements et comme en un état de siège permanent.
11 s'en faut, du reste, que les sentiments des
diverses fractions du monde juif fussent les mêmes à
l'égard des Romains. Si l'on excepte des mondains
comme Tibère Alexandre, devenus indifférents à
leur vieux culte et regardés par leurs coreligionnaires
comme des renégats, tout le monde était malveillant
pour les dominateurs étrangers ; mais tous étaient
loin de pousser à la révolte. On pouvait distinguer à
cet égard quatre ou cinq partis dans Jérusalem * :
1*^ Le parti sadducéen et hérodien, les restes de
la maison d'Hérode et de^sa clientèle, les grandes
4. Voir le curieux discours prèle par Josèphe à Agrippa II,
B. J., H, XVI, 4.
î. Josèphe, B, J., II, xvi, 4 ; Vila, 3.
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236 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
familles de Hanan et de Boêthus, en possession du
sacerdoce; monde d'épicuriens et de voluptueux
incrédules, haï du peuple à cause de sa fierté, de
son peu de dévotion, de ses richesses; ce parti,
essentiellement conservateur, trouvait une garantie
de ses privilèges dans l'occupation romaine, et, sans
aimer les Romains, était fortement opposé à toute
révolution ;
2*» Le parti de la bourgeoisie pharisienne, parti
honnête, composé de gens sensés, établis, calmes,
rangés, aimant leur religion, l'observant exactement,
dévots même, mais sans imagination, assez instruits,
connaissant le monde étranger et voyant clairement
qu'une révolte ne pouvait aboutir qu'à la destruction
de la nation et du temple : Josèphe est le type de cette
classe de personnes, dont le sort fut celui qui semble
toujours réservé aux partis modérés en temps de
révolution, l'impuissance, la versatilité et le suprême
désagrément dé passer pour des traîtres aux yeux de
la plupart ;
3° Les exaltés de toute espèce, zélotes, sicaires,
assassins, amas étrange de fanatiques mendiants,
réduits à la dernière misère par l'injustice et la
violence des sadducéens, s'envisageant comme les
seuls héritiers des promesses d'Israël, de ce « pau-
vre » chéri de Dieu ; se nourrissant de livres prophé-
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[An C6J L'ANTECHRIST. 237
tiques tels que ceux d'Hénoch, d'apocalypses vio-
lentes, croyant le royaume de Dieu près de se révéler,
arrivés enfin au degré d'exaltation le plus intense
dont l'histoire ait gardé le souvenir ;
4*^ Brigands, gens sans aveu, aventuriers, pali-
cares dangereux, fruit de la complète désorganisation
sociale du pays ; ces gens, pour la plupart d'origine
iduméenne ou nabatéenne, étaient assez peu soucieux
de la question religieuse ; mais ils étaient des fauteurs
de désordre et ils avaient avec le parti exalté une
alliance toute naturelle ;
5*" Rêveurs pieux, esséniens, chrétiens, éhionim^
attendant tranquillement le royaume de Dieu, dévotes
personnes groupées autour du temple, priant, pleu-
rant. Les disciples de Jésus étaient de ce nombre;
mais ils étaient encore si peu de chose aux yeux du-
public, que Josèphe ne les compte pas parmi les élé-
ments de la lutte*. On voit tout d'abord qu'au jour
du danger ces saintes gens ne sauront que fuir. L'es-
prit de Jésus, plein d'une divine efficacité pour tirer
l'homme hors du monde et pour le consoler, ne pou-
vait inspirer le patriotisme étroit qui fait les sicaires
Jettes héros.
4. Juste de Tibériade, qui écrivit l'histoire de la guerre des
Juifs, ne parlait pas non plus des ctirétieus. Ptiotius, Biblioth,,
cod. XXX 111.
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238 ORIGINES DU CHRISTIAiNISMK. [Au 66]
Les arbitres de la situation allaient naturellement
être les exaltés. Le côté démocratique et révolution-
naire du judaïsme se manifestait en eux d'une façon
effrayante. Ils étaient persuadés, avec Judas le Gaulo-
nite, que tout pouvoir vient du mal, que la royauté
est une œuvre de Satan (théorie que des souverains,
tels que Caligula, Néron, vrais démons incarnés, ne
justifiaient que trop), et ils se laissaient hacher plutôt
que de donner à un autre. que Dieu le nom de
maître*. Imitateurs de Mattathias, le premier des
zélotes, qui, voyant un Juif sacrifier aux idoles, le
tua*, ils vengeaient Dieu à coups de poignard. Le
seul fait d'entendre un incirconcis parler de Dieu ou
de la Loi leur suffisait pour qu'ils cherchassent à le
surprendre seul ; alors ils lui donnaient le choix
entre la circoncision ou la mort*. Exécuteurs de ces
sentences mystérieuses qu'on abandonnait à « la
main du ciel », et se croyant chargés de rendre
effective cette peine redoutable de l'excommuni-
cation, qui équivalait à la mise hors la loi et à la
mort*, ils formaient une armée de terroristes, en
pleine ébullition révolutionnaire. On pouvait prévoir
<. Cf. Vie de Jésus ^ p. 61-64.
2. I Macch., II, 27.
3. Philosophumena, IX, 26. ^
4. Notez les formules D^DV nu, U D>3/aS D>K3p, niT^SJ
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[An 66] L'ANTECHRIST. 239
d'avance que ces consciences troubles, incapables de
distinguer leurs grossiers appétits de passions que
leur frénésie leur représentait saintes, iraient aux
derniers excès et ne s'arrêteraient devant aucun degré
de la folie.
Les esprits étaient sous le coup d'une sorte
d'hallucination permanente ; des bruits terrifiants se
répandaient de toutes parts. On ne rêvait que pré-
sages; la couleur apocalyptique de l'imagination
juive teignait tout d'une auréole de sang. Comètes,
épées au ciel, batailles dans les nues, lumière spon-
tanée brillant de nuit au fond du sanctuaire , vic-
times engendrant au moment du sacrifice des pro-
duits contre nature, voilà ce qu'on se racontait avec
terreur. Un jour, c'étaient les énormes portes d'airain
du temple qui s'étaient ouvertes d'elles-mêmes et
refusaient de se laisser fermer. A la pâque de
l'an 65, vers trois heures après minuit, le temple fut
durant une demi-heure tout éclairé comme en plein
jour; on crut qu'il se consumait intérieurement. Une
autre fois, le jour de la Pentecôte, les prêtres enten-
dirent le bruit de plusieurs personnes faisant dans
l'intérieur du sanctuaire comme les préparatifs d'un
déménagement, et se disant les unes aux autres :
nmv^ KMH VSan. cf. Journal asiatique, août-sept. 187Î,
p. 478 et 8uiv. Comp. Jos., B, J., If, viii, 8.
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240 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aq 66]
« Sortons d'ici ! sortons d'ici * ! » Tout cela ne fut
rapproché qu'après coup ; mais le trouble profond
des âmes était le meilleur signe qu'il se préparait
quelque chose d'extraordinaire.
C'étaient surtout les prophéties messianiques qui
excitaient dans le peuple un invincible besoin d'agi-
tation. On ne se résigne pas à une destinée médiocre,
quand on s'attribue la royauté de l'avenir. Les
théories messianiques se résumaient pour la foule
en un oracle qu'on disait tiré de l'Écriture, et selon
lequel « il devait sortir vers ce temps-là de la Judée
un prince qui serait maître de l'univers* ». Il est i
inutile de raisonner contre l'espérance obstinée ; 1
l'évidence n'a aucune force pour combattre la chimère î
qu'un peuple a embrassée de toutes les forces de son j
cœur.
Gessius Florus, de Clazomènes, avait succédé à
Albinus comme procurateur de Judée vers la fin de
64 ou le commencement de 65. C'était, à ce qu'il
semble, un assez méchant homme ; il devait la fonc-
tion qu'il occupait à l'influence de sa femme Cléopâtre,
laquelle était amie de Poppée'. Uanimosité entre lui
4. Jo8., B. J.j II, xxii, 1; VI, V, 34; Tacite, Hisl , V, 43;
Talm. de Bab., Pesachinij 57 a; Kerithôlh, 28 a; loma, 39 b.
t. Josèphe, B.J., YI, v, 4; Suétone, Ve$p., 4, 5; Tacite,
HUL, V, 43.
3. Jos., AnL, XX, XI, 4 ; B. J,, II, xrv, 2, 3. Certainement
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[An 66] L'ANTECHRIST. 241
et les Juifs arriva bientôt au dernier degré de l'exas-
pération. Les Juifs lui étaient devenus insupportables
par leur susceptibilité, leur habitude de se plaindre
pour des vétilles et le peu de respect qu'ils témoi-
gnaient, aux autorités civiles et militaires; mais il
paraît que, de son côté, il prenait plaisir à les nar-
guer et qu'il en faisait parade- Le 16 et le i*) mai
de l'an 66, une collision eut lieu entre ses troupes
et les Hiérosolyinites pour des motifs assez futiles.
Florus se retira à Césarée , ne laissant qu'une co-
horte dans la tour Antonia. Ce fut là un acte très-
blâmable; Un pouvoir armé doit à une ville qu'il
occupe, et où se manifeste une révolte populaire, de
ne l'abandonner à ses propres fureurs qu'après avoir
épuisé tous ses moyens de résistance. Si Florus fût
resté dans la ville, il n'est nullement probable que les
Hiérosolymites l'eussent forcé, et tous les malheurs
qui suivirent auraient été évités. Florus une fois parti,
Josèpbe est partial contre Ge&^sius Florus. Josèphe écrit ad pro-
bandum. Son système est : 4° que la guerre a été amenée (notez tov
iro).e{ACv d xxrocva'^pcacraç i^uàç jpaoOat... tax ^pâv iQva']pcaoOr,{jLCv, Ant,j
XX, XI, 4) par les excès de Florus; 2*» que celte guerre a élô
non Foeuvre de la nation, mais le fait d'une bande de brigands et
d'assassins, qui terrorisaient la nation. H faut se déûer des men-
songes que ce système lui fait commettre. Cependant, en ce qui
concerne Florus, Tacite {Uist,, V, 9, 40) parait d'accord avec
Josèphe. 11 fuit peser au moins une grande responsabilité sur les
procurateurs.
16.
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242 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66j
il était écrit que l'armée romaine ne rentrerait dans
Jérusalem qu'à travers l'incendie et la mort.
La retraite de Florus était loin, cependant, de
créer une rupture déclarée entre la ville et l'autorité
romaine. Agrippa II et Bérénice étaient en ce. moment
à Jérusalem. Agrippa fit des efforts consciencieux pour
calmer les esprits; tous les modérés se joignirent à
lui ; on usa même de la popularité de Bérénice , dans
laquelle l'imagination du peuple croyait voir revivre
sa bisaïeule, Mariamne l'Asmonéenne. Pendant
qu'Agrippa haranguait la foule dans le xyste, la
princesse se montra sur la terrasse du palais des As-
monéens, qui dominait le xyste. Tout fut inutile. Les
hommes sensés représentaient que la guerre serait la
ruine certaine de la nation ; on les traita de gens de
peu de foi. Agrippa, découragé ou effrayé, quitta la
ville, et se retira dans ses domaines de Batanée. Une
bande des plus ardents partit sur-le-champ, et s'em-
para par surprise de la forteresse de Masada\ située
sur le bord de la mer Morte, à deux journées de Jéru-
salem, et presque inexpugnable*.
C'était là un acte d'hostilité bien caractérisé. Dans
1. Saulcy, Voy, autour de la mer Morte, I, p. 499 et suiv.;
pi. XI, XII, XIII ; Rey, Voy. dans le IJaouran, p. 284 et suiv.;
pi. XXV et XXVI.
%. Jos., B, J.j II, ch. xiv-xvii.
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[An 66J L'ANTECHRIST. 243
Jérusalem, la lutte s'établit, de jour en jour plus vive,
entre le parti de la paix et celui de la guerre. Le pre-
mier de ces deux partis était composé des riches, qui
avaient tout à perdre dans un bouleversement; le
second, oulre les enthousiastes sincères, comprenait
cette masse de prolétaires auxquels un état dé crise
nationale, supprimant les conditions ordinaires de la
vie, apporte plus d'un profit. Les modérés s'ap-
puyaient sur la petite garnison romaine, logée dans la
tour Antonia. Le grand prêtre était un homme obscur,
Matthias, fils de Théophile*. Depuis la destitution de
Hanan le Jeune, qui fit mourir saint Jacques, il semble
qu'on eut pour système de ne plus prendre le grand
prêtre dans les puissantes familles sacerdotales des
Hanan, des Canthéras, des Boëthus. Mais le vrai chef
du parli sacerdotal était l'ancien grand prêtre Ana-
nie, fils de Nébédée, homme riche, énergique, peu
populaire à cause de la rigueur impitoyable avec
laquelle il poursuivait ses droits, haï surtout pour
l'impertinence et la rapacité de ses valets*. Par une
singularité qui n'est pas rare en temps de révolution,
le chef du parti de l'action fut justement Éléazar, fils
de ce même Ananie'. Il exerçait la charge importante
1. Jos., Ant., XX, IX, 7.
2. Voir Saini Paul, p. 528, et ci-dessus, p. 52.
3. C'est bien ici la preuve de ce qu'il y a de faux dans le sys-
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244 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
de capitaine du temple. Son exaltation religieuse
paraît avoir été sincère. Poussant à l'extrême le
principe que les sacrifices ne pouvaient être offerts
que par des juifs et pour des juifs, il fit supprimer les
vœux qu'on offrait pour l'empereur et pour la prospé-
rité de Rome ^ Toute la jeunesse était pleine d'ardeur.
C'est un des traits du fanatisme qu'inspirent les reli-
gions sémitiques de se montrer avec le plus de vivacité ( *^
chez les jeunes gens*. Les membres des anciennes *
familles sacerdotales, les pharisiens, les hommes rai-
sonnables et assis voyaient le danger. On mit en avant
des docteurs autorisés, on fit des consultations de
rabbins, des mémoires de droit canonique, bien
en pure perte; car il était visible que le bas clergé
faisait déjà cause commune avec les exaltés et avec
Éléazar.
Le haut clergé et l'aristocratie, désespérant de rien
gagner sur une masse populaire livrée aux sugges-
tions les plus superficielles, envoyèrent supplier Florus
et Agrippa de venir au plus vite écraser la révolte,
lème deJosèphe, prétendant que le parli de la guerre se compo-
sait uniquement de brigands et de jeunes gens voulant s'enrichir
dans le trouble.
4. Cf. Talmud deBabylone, Gillin, 56 b; Tosiphtha Schab-
bathj XVII.
t. Chez les musulmans, le fanatisme est paiticulièremenl sen- t
sible dans les enfants de dix à douze ans. '
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[An 66] L'ANTECHRIST. 245
leur faisant remarquer que bientôt il ne serait plus
temps. Florus, selon Josèphe, voulait une guerre
d'extermination, qui fît disparaître du monde la race
juive tout entière; il se garda de répondre. Agrippa
envoya au parti de Tordre un corps de trois mille cava-
liers arabes. Le parti de Tordre, avec ces cavaliers,
occupait la ville haute (le quartier arménien et le
quartier juif actuels*). Le parti de Taction occupait la
villeT)asse et le temple (quartier musulman, mogha-
ribi, haram actuels). Une véritable guerre s'engagea
entre les deux quartiers. Le 14 août, les révolution-
naires, commandés par Éléazar et par Menahem, fils
de ce Juda le Gaulonite qui le premier, soixante ans
auparavant, avait soulevé les Juifs en leur prêchant
que le véritable adorateur de Dieu ne doit recon-
naître aucun homme pour supérieur, forcèrent la
ville haute, brûlèrent la maison d'Ananie, les palais
d' Agrippa et de Bérénice. Les cavaliers d' Agrippa,
Ananie, son frère et tous les notables qui purent se
joindre à eux se réfugièrent dans la plus haute par-
tie du palais des Asmonéens.
4. Pour la topographie de Jérusalem à celte époque, voir
VogUé, Le temple de Jér.jpï. xxxvi; Saulcy, Les derniers jours
de Jérus. (plans et nivellement de M. Gélis) ; plan de Jérus. de
Tobler et Van de Velde (4858); Ordnance Survey of Jerur
salem, by captain Ch. Wilson (486i-65); Bibelatlas de Menke,
n*5.
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246 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ao 66]
Le lendemain de ce succès, les insurgés attaquè-
rent la tour Antonia; ils la prirent en deux jours et y
mirent le feu. Ils assiégèrent ensuite le haut palais et
le forcèrent (6 septembre) . Les cavaliers d*Agrippa
furent laissés libres de sortir. Quant aux Romains, ils
se renfermèrent dans les trois tours dites d'Hippicus,
de Phasaël et de Mariamne. Ananie et son frère
furent tués*. Selon la règle des mouvements popu-
laires, la discorde se mit bientôt entre les chefs de la
faction victorieuse. Menahem se rendit insupportable
par son orgueil de démocrate parvenu. Éléazar, fils
d' Ananie, irrité sans doute de l'assassinat de son
père, le chessa et le tua; les débris du parti de
Menahem se sauvèrent à Masada, qui va être jusqu'à
la fin de la guerre le rempart du parti le plus exalté
des zélateurs.
Les Romains se défendirent longtemps dans leurs
tours. Réduits à l'extrémité, ils ne demandèrent que
la vie sauve. On la leur promit ; mais, dès qu'ils
eurent rendu les armes, Éléazar les fit tous tuer, à
l'exception de Métilius, primipilaire de la cohorte, qui
promit de se faire circoncire. Ainsi Jérusalem fut per-
due par les Romains vers la fin de septembre de 66,) \
un peu plus de cent ans après sa prise par Pom- » »
4, Comp. AcL, XXIII, 3.
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[An 66] L'ANTECHRIST. 247
\ \ pée. La garnison romaine du château de Machéro..
craignant de se voir couper la retraite, capitula. Le
château de Kypros, qui domine Jéricho S tomba aussi
aux mains des insurgés*. Il est probable qu'Héro-
dium fut occupé par les révoltés vers le même
temps ^ La faiblesse que montrèrent les Romains
dans toutes ces rencontres est quelque chose de sin-
gulier, et donne une certaine vraisemblance à l'opi-
nion deJosèphe, selon laquelle le plan deFlorus aurait
été de tout pousser à l'extrême. Il est vrai que les
premiers élans révolutionnaires ont quelque chose
d'entraînant, qui rend très-diÛTicile de les arrêter et
fait que les esprits sages préfèrent les laisser s'user
par leurs excès.
En cinq mois, l'insurrection avait réussi à s'établir
d'une façon formidable. Non-seulement elle était
maîtresse de la ville de Jérusalem ; mais, par le désert
de Juda, elle se trouvait en communication avec la
région de la mer Morte, dont elle tenait toutes les
forteresses ; par là elle donnait la main aux Arabes,
aux Nabatéens, plus ou moins ennemis de Rome. La
Judée, ridumée, la Pérée, la Galilée étaient avec les
révoltés. A Rome, pendant ce temps, un odieux
4. RiUer, Erdkunde,X\, p. 458-459.
î. Jos., B, J., II, xvii; XVIII, 6.
3. Jos., B. y., IV, IX, 5; VII, vi, 4.
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248 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66}
souverain livrait les fonctions de l'empire aux plus
ignobles et aux plus incapables. Si les Juifs avaient pu
grouper autour d'eux tous les mécontents de l'Orient,
c'en était /ait de la domination romaine en ces pa-
rages. Malheureusement pour eux, l'effet fut tout
contraire; leur révolte inspira aux populations de la
Syrie un redoublement de fidélilé à l'empire. La haine
qu'ils avaient inspirée à leurs voisins suffit, pendant
l'espèce d'engourdissenient de la puissance romaine,
pour exciter contre eux des ennemis non moins dan-
gereux que les légions.
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CHAPITRE XI.
MASSACRES EN SYRIE ET EN EGYPTE.
Une sorte de mot d'ordre général, en effet, paraît
à cette époque avoir couru l'Orient, provoquant par-
tout de grands massacres de Juifs. L'incompatibilité
de la vie juive et de la vie gréco-romaine s'accusait
de plus en plus. L'une des deux races voulait exter-
miner l'autre; entre elles, il semblait qu'il n'y eût
pas de merci. Pour concevoir ces luttes, il faut avoir
compris à quel point le judaïsme avait pénétré toute
la partie orientale de l'empire romain. « Ils ont
envahi toutes les cités, dit Strabon S et il n'est pas
facile de citer un lieu du monde qui n'ait accueilli
cette tribu, ou pour mieux dire qui ne soit occupé par
elle*. L'Egypte, la Cyrénaîque, beaucoup d'autres
4. Cité par Jos., Ant., XIV, vu, 2.
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X
250 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 06]
pays ont adopté leurs mœurs, observant avec scru-
pule leurs préceptes et tirant grand profit de l'adop-
tion qu'ils ont faite de leurs lois nationales. En Egypte,
ils sont admis à habiter légalement, et une grande
partie de la ville d'Alexandrie leur est assignée; ils
y ont leur ethnarque, qui administre leurs affaires,
leur rend la justice, veille à l'exécution des contrats
et des testaments, comme s'il était le président d'un
État indépendant. » Ce voisinage de deux éléments
aussi opposés que l'eau et le feu ne pouvait man-
quer d'amener les explosions les plus terribles.
Il ne faut pas soupçonner le gouvernement
romain d'y avoir trempé; les mêmes massacres eurent
lieu chez les Parthes*,dont la situation et les intérêts
étaient tout autres que ceux de l'Occident. C'est une
des gloires de Rome d'avoir fondé son empire sur la
paix, sur l'extinction des guerres locales, et de
n'avoir jamais pratiqué le détestable moyen de gou-
vernement, devenu l'un des secrets politiques de l'em-
pire turc, qui consiste à exciter les unes contre les
autres les diverses populations des pays mixtes.
Quant au massacre pour motif religieux, jamais idée
ne fut plus éloignée de l'esprit romain; étranger à
toute théologie, le Romain ne comprenait pas la secte,
4. Jos., i4n^, XVm, IX.
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(An 66] L'ANTECHRIST. 251
et n'admettait pas qu'on se divisât pour aussi peu de
chose qu'une proposition spéculative. L'antipatliie
contre les Juifs était, d'ailleurs, dans le monde an-
tique, un sentiment si général, qu'on n'avait nul
besoin d'y pousser. Cette antipathie marque un des
fossés de séparation qu'on ne comblera peut-être
jamais dans l'espèce humaine. Elle tient à quelque
chose de plus que la race; c'est la haine des fonc-
tions diverses de l'humanité, de l'homme de paix,
content de ses joies intérieures, contre l'homme de
guerre, — de l'homme de boutique et de comptoir
contre le paysan et le noble. Ce ne peut être sans
raison que ce pauvre Israël a passé sa vie de
peuple à être massacré. Quand toutes les nations et
tous les siècles vous ont persécuté, il faut bien qu'il y
ail à cela quelque motif. Le juif, jusqu'à notre temps,
s'insinuait partout en réclamant le droit commun;
mais en réalité le juif n'était pas dans le droit com-
mun; il gardait son statut particulier; il voulait avoir
les garanties de tous, et par-dessus le marché ses
exceptions, ses lois à lui. Il voulait les avantages
des nations, sans être une nation, sans participer aux
charges des nations. Aucun peuple n'a jamais pu tolé-
rer cela. Les nations sont des créations militaires, fon-
dées et maintenues par l'épée ; elles sont l'œuvre de
paysans et de soldats ; les juifs n'ont contribué en
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252 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66|
rien à les établir. Là est le grand malentendu impli-
qué dans les prétentions israélites. L'étranger toléré
peut être utile à un pays, mais à condition que le pays
ne se laisse pas envahir par lui. Il n'est pas juste de
réclamer les droits de membre de la famille dans une
maison qu'on n'a pas bâtie, comme le font ces oiseaux
qui viennent s'installer dans un nid qui n'est pas le
leur, ou comme ces crustacés qui prennent la coquille
d'une autre espèce*.
Le juif a rendu au monde tant de bons et tant de
mauvais services, qu'on ne sera jamais juste pour
lui. Nous lui devons trop, et en même temps nous
voyons trop bien ses défauts, pour n'être pas impa-
tientés de sa vue. Cet éternel Jérémie, cet « homme
de douleurs », se plaignant toujours, présentant le
dos aux coups avec une patience qui nous agace;
cette créature étrangère à tous nos instincts d'hon-
neur, de fierté, de gloire, de délicatesse et d'art; ce
personnage si peu soldat, si peu chevaleresque, qui
n'aime ni la Grèce, ni Rome, ni la Germanie, et à
qui pourtant nous devons notre religion, si bien que
le juif a le droit de dire au chrétien : « Tu es un juif
de petit aloi ; » cet être a été posé comme le point
4. Certains docteurs avouent naïvement que le devoir d'Israël
est d'obsen^er la Loi, et qu'alors Dieu fait travailler le reste du
monde pour lui. Talm. de Bab., Berakolh, 35 6.
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[An 66] L'ANTECHRIST. 2S3
de mire de la contradiction et de l'antipathie ; antipa-
thie féconde qui a été l'une des conditions du progrès
de rhumanîté! Au premier siècle de notre ère, il sem-
ble que le monde eût une conscience obscure de ce
qui se passait. Il voyait son maître dans cet étranger
gauche, susceptible, timide, sans noblesse extérieure,
mais honnête, moral, appliqué, droit en affaires, doué
des vertus modestes, non militaire, mais bon mar-
chand, ouvrier souriant et rangé. Cette famille juive, .
illuminée d'espérance, cette synagogue où la vie en
commun était pleine de charme, faisaient envie.
Tant d'humilité, une acceptation si tranquille de la
persécution et de l'avanie, une façon si résignée de se
consoler de n'être pas du grand monde parce qu'on a
une compensation dans sa famille et son Église, une
douce gaieté comme celle qui de nos jours distingue
en Orient le raïa et lui fait trouver son bonheur en son
infériorité même, en ce petit monde ou il est d'autant
plus heureux qu'il souffre au dehors persécution et
ignominie, — tout cela inspirait à l'aristocratique
antiquité des accès de profonde mauvaise humeur,
qui parfois aboutissaient à des brutalités odieuses.
L'orage commença de gronder à Césarée*, presque
au moment même ou la révolution achevait de se
4. Josèphe, B. J,, II, xviii, 4-8; Vita, 6.
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254 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An G6J
rendre complètement maîtresse de Jérusalem. Césa-
rée était la ville où la situation des juifs et des non-
juifs (ceux-ci compris sous le nom général de
Syriens) présentait le plus de difficultés *. Les juifs
composaient, dans les villes mixtes de Syrie, la partie
riche de la population; mais cette richesse, comme
nous l'avons dit, venait en partie d'une injustice, de
Texemption du service militaire. Les Grecs et les
• Syriens, chez qui se recrutaient les légions, étaient
blessés de se voir primés par des gens exempts des
charges de l'État et qui se faisaient un privilège de la
tolérance qu'on avait pour eux *. C'étaient des rixes
perpétuelles, des réclamations sans On portées aux
magistrats romains. Les Orientaux prennent d'ordi-
naire la religion comme un prétexte de taquineries ;
les moins religieux des hommes le deviennent sin-
gulièrement dès qu'il s'agit de vexer leur voisin ; de
nos jours, les fonctionnaires turcs sont assaillis de
doléances de ce genre. Depuis l'an 60 environ, la
bataille était sans trêve entre les deux moitiés de
la population de Césarée. Néron trancha les" ques-
tions pendantes contre les juifs ^ ; la haine ne fit que
4. Comp. lalkout, I, \\0\ Midrasch Eka, i, 5; iv, 84; Talm.
de Bab., Megilla, 6 a.
t. Jos., Ant,, XX, VIII, 7; B, J., Il, xiii, 7.
3. Jos., Ant., XX, viii, 7-9 ; B, J., II, xiii, 7.
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[An 66] L'ANTECHRIST. 255
s*envenimer. De misérables espiègleries ou peut-
être des inadvertances de la part des Syriens deve-
naient des crimes, des injures aux yeux des juifs.
Les jeunes gens menaçaient, se battaient ; les honmies
graves se plaignaient à l'autorité romaine, qui d'or-
dinaire faisait donner la bastonnade aux deux par-
ties*. Gessius Florus y mettait plus d'humanité : il
commençait par se faire payer des deux côtés, puis
se moquait des demandeurs. Une synagogue qui
avait un mur mitoyen, une cruche et quelques
volailles tuées qu'on trouva à la porte de la syna-
gogue et que les juifs voulurent faire passer pour
les restes d'un sacrifice païen, étaient les grosses
affaires de Césarée, au moment oii Florus y rentra,
furieux de l'insulte que lui avaient faite les gens de
Jérusalem.
Quand on apprit, quelques mois après, que ces
derniers avaient réussi à chasser complètement les
Romains de leurs murs, l'émotion fut très-vive. La
guerre était ouverte entre la nation juive et les Ro-
mains ; les Syriens en conclurent qu'ils pouvaient
impunément massacrer les Juifs. En une heure, il y
en eut vingt mille d'égorgés ; il n'en resta pas un
seul dans Césarée ; Florus, en effet, ordonna de saisir
4. Jo?., Anl.j XX, vin, 7; B. J., 11, xiii, 7.
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256 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
et de conduire aux galères tous ceux qui avajent
échappé par la fuite. Ce crime provoqua d'affreuses
représailles*. Les Juifs se formèrent en bandes et se
mirent de leur côté à massacrer les Syriens dans les
villes de Philadelphie, d'Hésébon, de Gérase, de
Pella, de Scythopolis ; ils ravagèrent la Décapole et
la Gaulonilide, mirent le feu à Sébaste et à Ascalon,
ruinèrent Anthédon et Gaza. Ils brûlaient les villages,
tuaient tout ce qui n'était pas Juif. Les Syriens de leur
côté tuaient tous les Juifs qu'ils rencontraient. La
Syrie méridionale était un champ de carnage ; chaque
ville était divisée en deux armées, qui se faisaient
une guerre sans merci ; les nuits se passaient dans
la terreur. Il y eut des épisodes atroces. A Scy-
thopolis, les Juifs combattirent avec les habitants
païens contre leurs coreligionnaires envahisseurs ; ce
qui ne les empêcha pas d'être ensuite massacrés par
les Scythopolitains.
Les boucheries de Juifs reprirent avec une nouvelle
violence à Ascalon, à Acre, à Tyr, à Hippos, à Ga-
dare. On emprisonnait ceux qu'on ne tuait pas. Les
scènes d'enragés qui se passaient à Jérusalem fai-
saient voir en tout Juif une sorte de fou dangereux
dont il fallait prévenir les actes de fureur.
4. Jos., B. J,,ll, xvm, \ et suiv.; Vita, 6,65.
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f An 66J L'ANTECHRIST. 257
L'épidémie de massacres s'étendit jusqu'à l'E-
gypte. La haine des Juifs et des Grecs était là por-
tée à son comble. Alexandrie était à moitié une ville
juive ; les Juifs y formaient une vraie république
autonome*. L'Egypte avait justement depuis quelques
mois pour préfet un juif, Tibère Alexandre*, mais un
juif apostat, peu disposé à être indulgent pour le
fanatisme de ses coreligionnaires. La sédition éclata
à propos d'une réunion dans l'amphithéâtre. Les pre-
mières injures vinrent, à ce qu'il paraît, des Grecs.
Les Juifs y répondirent d'une atroce manière. S'ar-
mant de torches, ils menacèrent de brûler dans
l'amphithéâtre* les Grecs jusqu'au dernier. Tibère
Alexandre essaya en vain de les calmer. Il fallut faire
venir les légions; les Juifs résistèrent; le carnage fut
effroyable. Le quartier juif d'Alexandrie qu'on appe-
lait le Delta fut à la lettre encombré de cadavres; on
porta le nombre des morts à cinquante mille.
Ces horreurs durèrent environ un mois. Au nord,
elles s'arrêtèrent à la hauteur de Tyr; car au delà les
juiveries n'étaient pas assez considérables pour faire
4. Strabon, cité par Josèphe, Ant.jud,, XIV, vu, 2.
5. Mém. de VAcad. des inscr, et belles-lettres, t. XXVI,
4" part., p. 296 et suiv.
3. Les amphithéâtres à cette époque étaient en bois. Y. ci-
dessus, p. 164, note 1.
. 17
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258 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
ombrage aux populations indigènes. La cause du mal,
en effet, était plus sociale que religieuse. Dans toute
ville oîi le judaïsme arrivait à dominer, la vie deve-
nait impossible aux païens. On comprend que le
succès obtenu par la révolution juive durant l'été
de 66 ait causé à toutes les villes mixtes qui avoisi-
naient la Palestine et la Galilée un moment de
terreur. Nous avons insisté plusieurs fois sur ce
caractère singulier qui fait que le peuple juif renferme
en son sein les extrêmes et, si on ose le dire, le com-
bat du bien et du mal. Rien n^égale en fait de
méchanceté la méchanceté juive; et pourtant le
judaïsme a su tirer de son sein l'idéal de la bonté,
du sacrifice, de l'amour. Les meilleurs des hommes
ont été des juifs ; les plus malicieux des hommes ont
aussi été des juifs. Race étrange, vraiment marquée
du sceau de Dieu, qui a su produire parallèlement et
comme deux bourgeons d'une même tige l'Église
naissante et le fanatisme féroce des révolutionnaires
de Jérusalem, Jésus et Jean de Gischala, les apôtres
et les zélotes sicaires, l'Évangile et le Talmud! Faut-il
s'étonner si cette gestation mystérieuse fut accompa-
gnée de déchirements, de délire, et d'une fièvre
comme on n'en vit jamais?
Les chrétiens furent sans doute impliqués en plus
d'un endroit dans les massacres de septembre 66.
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[An 66] L'ANTECHRIST. 259
Il est problable cependartt que la douceur de ces
bons sectaires et leur caractère inoffensif les pré-
servèrent souvent. La plupart des chrétiens des villes
syriennes étaient ce qu'on appelait des « judaïsants*»,
c'est-à-dire des gens du pays convertis, non des Juifs
de race. On les regardait avec défiance; mais on
n'osait les tuer; on les considérait comme des espèces
de métis, étrangers à leur patrie *. Quant à eux, en
traversant ces mois terribles, ils avaient l'œil au ciel,
croyant voir dans chaque épisode de l'effroyable
orage les signes du temps fixé pour la catastrophe :
« Prenez compai-aison du figuier : quand ses pousses
deviennent tendres et que ses feuilles naissent, vous
en concluez que l'été est proche; de même, quand
vous voirez ces choses arriver, sachez qu'il est pro-
che, qu'il est à la porte M »
L autorité romaine se préparait cependant à ren-
trer par la force dans la ville qu'elle avait imprudem-
ment abandonnée. Le légat impérial de Syrie, Ceslius
Gallus. marchait d'Anlioche vers le sud avec une
armée considérable. Agrippa se joignit à lui comme
4. Jos., B, J.j H, xviu, 2.
2. Cette phrase importante parait un peu altérée dans Josèphe:
«vi/alv n; irpcxiipu; Or^jAcvi xal p.iu.i'yj/iv&v w; piCat'œ; oXXo^uacv
C(ipoCtÎ70.
3. MaUh., XXIV, 32-33.
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260 ORIGINES BU CHRISTIANISME. [An 66]
guide de l'expédition ; les villes lui fournirent des
troupes auxiliaires, chez lesquelles une haine invé-
térée contre les Juifs suppléait à ce qui manquait en
fait d'éducation militaire. Cestius réduisit sans beau-
coup de peine la Galilée et la côte; le 24 octobre, il
arriva à Gabaon*, à dix kilomètres de Jérusalem.
Avec une hardiesse surprenante, les insurgés
allèrent Tatlaquer dans cette position, et lui firent
subir un échec. Un tel fait serait inconcevable, si on
se représentait l'armée hiérosolymite comme un ramas
de dévots, de mendiants fanatiques et de brigands ;
elle possédait des éléments plus solides et vraiment
militaires : les deux princes de la famille royale
d'Adiabène, Monobaze et Cénédée ; un Silas de Baby-
lone, lieutenant d'Agrippa II, qui s'était mis dans le
parti national; Niger de Pérée, militaire exercé;
Simon, fils de Gioras, qui commençait dès lors sa
carrière de violence et d'héroïsme. Agrippa crut l'oc-
casion favorable pour parlementer. Deux de ses émis-
saires vinrent promettre aux Hiérosolymites un plein
pardon s'ils voulaient se soumettre. Une grande par-
tie de la population désirait qu'on acceptât; mais les
exaltés tuèrent les parlementaires. Quelques personnes
qui s'indignaient d'une pareille félonie furent maltrai-
4. Aujourd'hui El-Djib.
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[Aq 66] I/ANTECHRIST. 261
tées. Cette division donnaàCeslius un moment d'avan-
tage. Il quitta Gabaon et vint camper à l'endroit
nommé Sapha ou Scopus, poste important situé au
nord de Jérusalem, à une petite heure, et d'oîi l'on
apercevait la ville et le temple. Il y resta trois jours,
attendant le résultat des intelligences qu'il avait dans
la place. Le quatrième jour (30 octobre), il rangea son
armée et marcha en avant. Le parti de la résistance
abandonna toute la ville neuve*, et se replia dans la
ville intérieure (haute et basse) et dans le temple.
Gestius entra sans obstacle, occupa la ville neuve, le
quartier de Bézétha, le Marché aux bois, où il mit le
feu, aborda la ville haute et disposa ses lignes
devant le palais des Asmonéens.
Josèphe prétend que, si Gestius Gallus avait
voulu à l'heure même donner l'assaut, la guerre
était finie. L'historien juif explique l'inaction du gé-
néral romain par des intrigues dont le principal"
mobile aurait été l'argent de Florus. Il paraît que
l'on put voir sur la muraille des membres du parti
aristocratique, conduits par un des Hanans, qui appe-
laient Gestius et offraient de lui ouvrir les portes. Sans
4 . La partie réunie à Tancienne ville par le mur d' Agrippa,
le quartier chrétien actuel. L'enceinte de Jérusalenn, à la date des
événements dont il s'agit ici, ne différait de Tenceinte actuelle que
vers le sud. Même de c« côté, l'écart n'était pas très-considérable.
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202 ORIGINES DU CHRISTIAxMSME. [An 66J
doute le légat craignait quelque embûche. Pendant
cinq jours, il essaya vainement de forcer le mur. Le
sixième jour (5 novembre), il attaqua enfin Tenceinte
du temple par le nord. Le combat fut terrible sous
les portiques; le découragement s'emparait des
révoltés ; le parti de la paix se disposait à accueillir
Cestius, quand celui-ci tout à coup fit sonner la
retraite. Si le récit de Josèphe est vrai, la conduite
de Cestius est inexplicable. Peut-être Josèphe, pour
le besoin de sa thèse *, exagère-t-il les avantages que
Cestius remporta d'abord sur les Juifs, et diminue-t-il
la force réelle de la résistance. Ce qu'il y a de sûr,
c'est que Cestius regagna son camp du Scopus et
partit le lendemain pour Gabaon, harcelé par les
Juifs. Deux jours après (8 novembre), il décampa,
toujours poursuivi jusqu'à la descente de Bethoron*,
abandonna tout son bagage et se sauva non sans peine
à Antipatris •.
4 . II faut se rappeler que le système de Josèphe consiste à
charger Florus et à faire tomber sur lui la responsabilité des excès
de la révolution, en le montrant comme eelui qui à rorigine
empêcha la répression et rendit inutiles les efforts du parti de la
paix.
2. Voir Guérin, Dezcr. de la Pal., Judée, I, p. 338 et suiv.,
346 et suiv.
3. Jos., B. J,, II, xvni, 9-xix; Vita, 5-7 (oùnWo; estproba^
blement pour Ki<meç) ; Tacite, Hisl., V, 40; Suétone, Vesp,, 4.
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[An 66] L'ANTECHRIST. 263
L'incapacité que Cestius montra dans cette cam-
pagne est vraiment surprenante. Il faut que le mau-
vais gouvernement de Néron eût bien abaissé tous
les services de l'État pour que de tels événements
aient été possibles. Cestius, du reste, survécut peu à
sa défaite ; plusieurs attribuèrent sa mort au cha-
grin*. On ne sait ce que devint Florus.
4. Tacite, Hist,, V, 40.
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CHAPITRE XII.
VESPASIEN EN GALILÉE. — LA TERREUR A jéRUSALEM.
Fl'ITE DES CHRÉTIENS.
Pendant que l'empire romain subissait en Orient
le plus sanglant affront, Néron, ballotté de crime en
crime, de folie en folie, était tout entier à ses chi-
mères d'artiste prétentieux. Tout ce qui peut s'ap-
peler goût, tact, politesse, avait disparu d'autour de
lui avec Pétrone. Un amour-propre colossal lui don-
nait une soif ardente d'accaparer la gloire du monde
entier*; son envie contre ceux qui occupaient l'at-
tention du public était féroce; réussir en quoi que
ce soit devenait un crime d'État; on prétend qu'il
voulut arrêter la vente des ouvrages de Lucain*.
Il aspirait à des célébrités inouïes ' ; il roulait dans sa
4. « Omnium œmulus qui quoquo modo animum vulgi move-
rent. » Suétone, Néron, 53.
2. Tacite, Ann., XV, 49.
3. Cupitor incredibilium. Tacite, Arm., XV, 42.
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[An 66] L'ANTECHRIST. 265
tête des projets grandioses, le percement de l'isthme
de Corinthe, un canal de Baïa jusqu'à Ostie, la dé-
couverte des sources du NiP. Un voyage de Grèce
était depuis longtemps son rêve, non par le désir
sérieux qu'il eût de voir les chefs-d'œuvre d'un art
incomparable, mais par la grotesque ambition qu'il
avait de se présenter aux concours fondés dans les
différentes villes et d'y remporter le prix. Ces con-
cours étaient, à la lettre, innombrables : la fon-
dation de pareils jeux avait été une des formes de la
libéralité grecque : tout citoyen un peu riche trou-
vait là, comme cela se voit dans la fondation de nos
prix académiques, une manière sûre de transmettre
son nom à l'avenir*. Les nobles exercices qui contri-
buèrent si puissamment à la force et à la beauté de
l'ancienne race, et furent l'école de l'art grec, étaient
devenus, comme devinrent plus tard les tournois du
moyen âge, la pâture de gens de métier, qui faisaient
profession de courir les agones, et d'y gagner des cou-
ronnes. Au lieu de bons et beaux citoyens, on n'y
voyait figurer que d'odieux bellâtres inutiles, ou des
4. Les centurions qu'il envoya paraissent avoir remonté jus-
qu'aux grands lacs. Sénèque, Quœst. nat., VI, 8.
2. Voir Pinscriplion de Larisse, Acad, des inscr,, séance
du ^"juillet 4870. Voir aussi Aîeu. arch., juillet-août 4872, p. 409
et suiv.
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266 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
gens qui s'en créaient une spécialité lucrative. Ces
prix, dont les vainqueurs faisaient montre comme d'es-
pèces de décorations, empêchaient de dormir le césar
vaniteux ; il se voyait déjà rentrant à Rome en triomphe
avec le titre extrêmement rare de periodonice ou vain-
queur dans le cycle complet des jeux solennels*.
Sa manie de chanteur arrivait au comble de la
folie*. Une des raisons de la mort de Thràséa fut
qu'il ne sacrifiait pas à la « voix céleste » de Tem-
pereur^ Devant le roi (|es Parthes, son hôte, il ne
voulut se faire taloir que par son talent à la course
des chars*. On montait des drames lyriques où il
avait le principal rôle, et où les dieux, les déesses,
les héros, les héroïnes étaient masqués et drapés à
son image et à l'image de la femme qu'il aimait.
Il jouait ainsi Œdipe, Thyeste, Hercule, Alcméon,
Oreste, Canacé; on le voyait sur la scène enchaîné
(de chaînes d'or), guidé comme un aveugle, imitant
un fou, faisant le personnage d'une femme qui ac-
couche. Un de ses derniers projets fut de paraître au
4. Voir Comptes rendus de VAcad. des inscr., 487î, p. 4U
et suiv. Cf. Dion Cassius, LXIII, 8, 20, t\ .
«. Suétone, Néron, 6, 7, 20, 22, 40, 44 , 42, 44, 47 ; Dion Cas-
sius, LXIII, 26, 27; Eusèbo, Chron., à Tannée 64; Carmina
sibyll.,y, 440-144.
3. Tacite, Ann,, XVI, 22; Dion Cassius, LXII, 26.
4. Dion Cassius, LXIII, 6.
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[An 66] L'ANTECHRIST. 267
théâtre, nu, en Hercule, écrasant un lion entre ses bras
ou le tuant d'un coup de massue; le lioji était, dit-on,
déjà choisi et dressé, quand l'empereur mourut*. Quit-
ter sa place pendant qu'il chantait était un si grand
crime, que l'on prenait pour le faire en cachette les
plus ridicules précautions. Dans les concours, il déni-
grait ses rivaux, cherchait à les décontenancer; si
bien que les malheureux chantaient faux pour échap-
per au danger de lui être comparés. Les juges l'en-
courageaient, louaient sa timidité. Si ce grotesque
spectacle faisait monter à quelqu'un la rougeur au
front et la tristesse au visage, il disait qu'il y avait
des personnes dont l'impartialité lui était suspecte.
Du reste, il obéissait aux règlements des prix comme
un écolier, tremblait devant les agonothètes et les
mastigophores, et payait pour qu'on ne le fouettât
pas quand il se trompait. Avait-il commis quelque
bévue qui aurait dû le faire exclure, il pâlissait; il
fallait lui dire tout bas que cela n'avait pas été re-
marqué au milieu de l'enthousiasme et des applau-
dissements du peuple. On renversait les statues des
lauréats antérieurs pour ne pas exciter chez lui des
accès de jalousie effrénée. Aux courses, on avait soin
de le laisser arriver le premier, même quand il tom-
4. Suétone, AVron^53.
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208 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
baitdeson char; quelquefois, cependant, il se faisait
battre exprès, pour que Ton crut qu'il jouait de franc
jeu*. En Italie, nous l'avons déjà dit, il était humilié
de ne devoir ses succès qu'à une bande de claqueurs,
savamment organisés et chèrement payés, qui le sui-
vait partout. Les Romains lui devenaient insuppor-
tables; il les traitait de rustres, disait qu'un artiste
qui se respecte ne peut avoir en vue que les Grecs.
Le départ tant désiré eut lieu en novembre 66.
Néron était depuis quelques jours en Achaïe, quand
la nouvelle de la défaite de Gestius lui parvînt. Il
comprit que cette guerre demandait un capitaine d'ex-
périence et de valeur; mais il y voulait par-dessus
tout quelqu'un qu'il ne craignît pas. Ces conditions
semblèrent se trouver réunies dans Titus Flavius Ves-
pasianus, militaire sérieux, âgé de soixante ans, qui
avait toujours eu beaucoup de bonheur et à qui sa
naissance obscure ne pouvait inspirer de grands des-
seins. Vespasien était en ce moment dans la disgrâce
de Néron, parce qu'il ne témoignait pas assez admi-
rer sa belle voix; quand on vint lui annoncer qu'il
avait le commandement de l'expédition de Palestine,
il crut un moment qu'il s'agissait d'un arrêt de mort.
^. Dion Cassius, LXIIÏ, 4, 8 el suiv.; Suélone, Néron, «-
24, 53.
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[An 66] L*ANTECHRIST. 269
Son fils Titus le rejoignit bientôt. Vers le même
temps, Mucien succédait à Cestius dans la charge de
légat impérial de Syrie. Les trois hommes qui, dans
deux ans, seront les maîtres du sort de Tempire se
trouvèrent ainsi portés ensemble en Orient*.
La complète victoire que les révoltés avaient
remportée sur une armée romaine, commandée par un
légat impérial, exalta à un très-haut degré leur au-
dace. Les gens les plus intelligents et les plus instruits
de Jérusalem étaient sombres; ils jugeaient avec
évidence que l'avantage en définitive ne pouvait
rester qu'aux Romains; la ruine du temple et de la
nation leur parut inévitable* ; l'émigration commença.
Tous les hérodiens, tous les gens attachés au service
d' Agrippa se retirèrent auprès des Romains*. Un
grand nombre de pharisiens, d'un autre côté, uni-
quement préoccupés de l'observation de la Loi et de
l'avenir pacifique qu'ils rêvaient pour Israël, étaient
d'avis qu'on se soumît aux Romains, comme on s'était
soumis aux rois de Perse, aux Ptolémées. Ils se sou-
ciaient peu d'indépendance nationale; Rabbi Johanan
ben Zakai*, le pharisien le plus célèbre du temps,
4, Jos., B.J., proœm., 8; II, xli, 4 ; 111, r, Suétone, Vesp., 4;
Tacite, A^w^^ V, 40.
2. Jos., Vita, 4.
3. Jos., B. J., II, XX, 4 ; Viia, 6.
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270 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
vivait à l'écart de la politique*. Beaucoup de doc-
teurs se retirèrent probablement dès lors à Jamnia,
et y fondèrent ces écoles talmudiques, qui eurent
bientôt une grande célébrité*.
Les massacres, cependant, recommencèrent et
s'étendirent à des parties de la Syrie qui jusque-là
avaient été à l'abri de l'épidémie de sang. A Damas,
tous les juifs furent égorgés. La plupart des femmes
de Damas professaient la religion juive, et sûrement,
dans le nombre, il y en avait de chrétiennes; on prit
des précautions pour que le massacre se fît par sur-
prise et à leur insu'.
Le parti de la résistance déployait une prodigieuse
activité. Les lièdes même étaient entraînés. Un conseil
fut tenu dans le temple pour former un gouverne-
ment national, composé de l'élite de la nation. Le
groupe modéré à cette époque était loin d'avoir abdi-
qué. Soit qu'il espérât encore diriger le mouvement,
soit qu'il eût un de ces secrets espoirs contre toutes
les suggestions de la raison dont on se berce si faci-
lement aux heures de crise, il se laissa porter presque
4. Mechilta sur Exode, xx, %%\ Talm. de Bab., GUlin, 56 a
et b\ Aholh derahbi Nathan, c. iv; Midrasch rabba sur Kok,,
vu, 44 et sur Eka, i, 5.
î. Derenbourg, Hist. de la Pal,, p. Î88.
3. Jos., B. J., II, XX, 2; Vila, 6.
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[An 60] L'ANTECHRIST. 271
partout aux affaires. Des personnages très-considé-
rables, plusieurs membres des familles sadducéennes
ou sacerdotales, les premiers des pharisiens*, c'est-à-
dire la haute bourgeoisie, ayant à sa tête le sage et
honnête Siméon ben Gamaliel* (le fils du Gamaliel
des Actes et Tarrière-petit-fils de Hillel), adhérèrent
à la révolution. On agit constitutionnellement; on
reconnut la souveraineté du sanhédrin. La ville et le
temple restèrent entre les mains des autorités éta-
blies, Hanan (fils du Hanan qui condamna Jésus), le
plus ancien des grands prêtres', Josudben Gamala,
Siméon ben Gamaliel, Joseph ben Gorion. Joseph
ben Gorion et Hanan furent nommés commissaires à
Jérusalem. Éléazar, fils de Simon, démagogue sans
conviction, dont l'ambition personnelle était rendue
dangereuse par les trésors dont il s'était emparé, fut
écarté à dessein. On choisit en même temps des
commissaires pour les provinces ; tous étaient modérés
à l'exception d'un seul, Éléazar, fils d'Ananîe, qu'on
envoya en Idumée. Josèphe, qui depuis se créa une
si brillante renommée comme historien, fut préfet de
Galilée. Il y avait dans ces choix beaucoup d'hommes
sérieux, qui acceptèrent en grande partie pour essayer
4 . Josèphe, VUa, 5.
t. Josèphe, VUa,3H.
3. Jos., B. J., IV, III, 7. •
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212 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66]
de maintenir Tordre et avec l'espoir de dominer les élé-
ments anarchlques qui menaçaient de tout détruire*.
L'ardeur à Jérusalem était extrême. La ville res-
semblait à un camp, à une fabrique d'armes; de tous
les côtés, retentissaient les cris des jeunes gens qui
s'exerçaient * . Les juifs des parties reculées de l'Orient,
surtout du royaume des Parthes, y accouraient, per-
suadés que l'empire romain avait fait son temps'. On
sentait que Néron touchait à sa 6n, et on était per-
suadé que l'empire disparaîtrait avec lui*. Ce dernier
représentant du titre de César, s' abîmant dans la honte
et le mépris, paraissait un signe évident. En se plaçant
à ce point de vue, on devait trouver l'insurrection
beaucoup moins folle qu'elle ne nous semble, à nous
qui savons que l'empire avait encore en lui la force
nécessaire pour plusieurs renaissances futures. On
pouvait très-réellement croire que l'œuvre d'Auguste
se disloquait; on s'imaginait à chaque instant voir
les Parthes se ruer sur les terres romaines*, et c'est
4. Jos., B. J,, U, XX, 3 et suiv.; xxii, K ; Viia, 7, en obser-
vant que Josèphe cherche à dissimuler la part qu'il prit à la révo-
lution et se fait après coup plus modéré qu'il ne fut.
2. Jos., B. J,, II, XXI, 4.
3. Josèphe, B. J,, proœra., 2; VI, vi, 2; Dion Cassius, LXVI, 4.
\ 4. La môme idée domine dans l'Apocalypse. Voir ci-après,
;p. 434 et suiv.
5. Apoc, IX, 44-24 ; xvi, 12-16. Cf. Jos., B. J,, VI, vi, 2.
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(An 66] L'ANTECHRIST. 273
ce qui fût arrivé en effet, si par diverses causes la
politique arsacide n'eût été à ce moment très-^affai-
blie. Une des plus belles images du livre d*Hénoch
est celle où le prophète voit Tépée donnée aux brebis,
et les brebis ainsi armées poursuivre à leur tour les
bêtes sauvages, et les bêtes s'enfuir*. Tel fut bien le
sentiment des Juifs. Leur manque d'éducation mi-
litaire ne leur permettait pas de comprendre ce
qu'avaient de trompeur les succès remportés sur
Florus et sur Cestius. Ils frappèrent des monnaies
iniitées du type des Macchabées, portant l'effigie du
temple ou quelque emblème juif, avec des légendes
en caractère hébreu archaïque*. Datées par les
années « de la délivrance » ou « de la liberté de
4. Ch, xc, 49 (Dillmann); lxxxix, 27-28 (anc. div.).
2. Il est extrêmement difficile de distinguer, dans la numisma-
tique juive, les pièces qui appartiennent à la première révolte de
celles qui appartiennent à la seconde, et même de celles qui appar-
tiennent à la révolte des Macchabées. Voir Madden, Hislôry of
jewish coinage, p. 454 et suiv., qui résument tous les travaux
antérieurs. Madden adopte en général les hypothèses de Levy, su-
jettes elles-mêmes aux plus grands doutes. Il est à craindre que
ces doutes ne soient toujours insolubles ; car il se peut que, dans
la première révolte, on ait contrefait des monnaies asmonéennes,
et que, dans la seconde, on ail contrefait des monnaies de la pre-
mière. Toute pièce portant Teffigie du temple, ou datée « de la
liberté de Jérusalem » ou « de la liberté de Sion », est de la pre-
mière révolte ou faite à Timitation d'une pièce de la première
révolte; la seconde révolte, en effetj ne fût jamais maîtresse de
18
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274 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 66J
Sion », ces pièces furent d'abord anonymes ou émises
au nom de Jérusalem^ ; plus tard, elles portèrent les
noms des chefs de parti qui exercèrent au gré de
quelque faction une autorité suprême* Peut-être
même, dès les premiers mois de la révolte, Éléazar,
fils de Simon, qui était en possession d'une énorme
masse d'argent, osa-t-il battre monnaie en se don-
nant le titre de « grand prêtre* »• Ces émissions
monétaires durent, en tout cas, être assez considé-
rables; c'est ce qu'on appela ensuite « l'argent de
Jérusalem » ou « l'argent du danger* ».
Hanan devenait de plus en plus le chef du parti
modéré. Il espérait encore amener la masse du
peuple à la paix ; il cherchait sous main à ralentir la
Jérusalem. Il ne semble pas que, lors de la première révolte, on ait
surfrappe la. monnaie romaine, comme on fit à la seconde (Madden,
p. 174,476, Î03-t0o).
{. Madden, p. 464, 473-474, 480.
2. Éléazar, fils de Simon, et Simon, fils de Gioras. On n'a pas
la certitude que Jean de Gischala ait battu monnaie (Madden,
p. 482). C'est à tort qu'on attribue des monnaies à Hanan et à
Siméon ben Gamaliel. Ce dernier ne fut qu'un bourgeois, un doc-
teur très-considéré, et n'eut rien des attributs de la souveraineté.
Derenbourg, Hist. de la Pal., p. 270, 274, 286, 423-424.
3. Madden, p. 456, 464 et suiv. Cf. Josèphe, B. J,, II, xx, 3.
4. Tosiphtha Maaser scheni, i; Talmud de Jérusalem, même
traité, i, 2; Talm. de Bab., Baba kama, 97 h; Bechoroth, 50 a;
Ahoda zara, 52 h. Cf. Levy, Gesch. der jûd. Munzen, p. 426
et suiv.
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[An 66J L'ANTECHRIST. ÎIS
fabrication des armes, à paralyser la résistance «h
se donnant l'air de Torganiser. C'est le jeu te plus
redoutable en temps de révolution; Hanan était bien
ce que les révolutionnaires appellent un traître*. Il
avait aux yeux des exaltés le tort de voir clair; aux
yeux de l'histoire, on ne peut l'absoudre d'avoir
accepté la plus fausse des positions, celle qui consiste"
à faire la guerre sans y croire, uniquement parce
que Ton est poussé par des fanatiques ignorants. Le
trouble était affreux dans les provinces. Les régions
tout arabes* à l'orient et au sud de la mer Morte
jetaient sur la Judée des masses de bandits, vivant de
pillage et de massacres. L'ordre dans de telles cir-
constances était impossible ; car, pour établir Tordre,
il eût fallu expulser les deux éléments qui faisaient
la force de la révolution, le fanatisme et le brigan-
dage. Situations terribles que celles où l'on n'a de choix
qu'entre l'appel de l'étranger et l'anarchie! Dans
l'Acrabatène*, un jeune et brave partisan, Simon,
fils de Gioras, pillait et torturait les riches*. Bki
Galilée , Josèphe essayait en vain de maintenir
4. Jos., B, J., II, xxn, I.
2. La langue des inscriptions nabatéennes est le syriaque;
mais les noms propres qu'on y trouve sont arabes, Obéis,
Jamer, etc.
3. Pays silué sur les confins de la Judée et de la Saroari^.
4. Jos., B. J., H, XXII, 2; IV, ix, 3 et suiv.
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276 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 67]
quelque raison ; un certain Jean de Gischala, fourbe
et audacieux agitateur, joignant une personnalité
implacable à un ardent enthousiasme, réussit à le
contrecarrer en tout, Josèphe fut réduit, selon l'éter-
nel usage de FOrient, à enrôler les brigands et à
leur payer une solde régulière comme rançon du
pays \
Vespasîen se préparait à la difficile campagne
qui lui avait été confiée. Son plan fut d'attaquer
l'insurrection par le nord , de l'écraser d'abord en
Galilée, puis dans la Judée, de la rabattre en quelque
sorte sur Jérusalem, et, quand il l'aurait refoulée
tout entière vers ce point central, où l'entassement,
la famine, les factions ne pouvaient manquer d'ame-
ner des scènes effroyables, d'attendre, ou, si cela ne
suffisait pas, de frapper un grand coup. Il se rendit
d'abord à Antioche, où Agrippa II vint se joindre à
lui avec toutes ses forces. Antioche n'avait pas eu
jusque-là son massacre de Juifs, sans doute parce
qu'elle comptait dans son sein une foule de Grecs
qui avaient embrassé la religion juive (le plus sou-
vent sous forme chrétienne), ce qui amortissait les
haines. A ce moment, cependant, forage éclata;
la folle accusation d'avoir voulu incendier la ville
1. Jo5., B. J., II, XX, 5-xxi; Vila, 8 et suiv.
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[An 67] L'ANTECHRIST. 277
amena des tueries, suivies d'une assez rigoureuse
persécution, où sans doute beaucoup de disciples de
Jésus souffrirent, confondus avec les adeptes d'une
foi qui n'était plus la leur qu'à demi *.
L'expédition partit en mars 67, suivit la route
ordinaire le long de la mer, établit son quartier prin-
cipal à Ptolémaïde (Acre). Le premier choc tomba
sur la Galilée. La population fut héroïque. La petite
ville de Joudifat ou Jotapata*, récemment fortifiée, fit
une résistance prodigieuse. Pas un de ses défenseurs
ne voulut survivre ; acculés dans une position sans
issue, ils se tuèrent les uns les autres. « Galiléen »
devint dès lors synonyme de fanatique sectaire,
cherchant la mort de parti pris avec une sorte
d'opiniâtreté*. Tibériade, Tarichées, Gamala ne
furent enlevés qu'après de véritables boucheries. Il
y a dans l'histoire peu d'exemples d'une race entière
ainsi broyée. Les flots du paisible lac où Jésus avait
4. Jos., J5. y., VII, 111,3-4.
2. Aujourd'hui Jéfat, ou Tell Jéfat, ou Tell Djeflah. Cf.
Schultz, dans la Zeilschrifl der d. m. G,, 4849, p. 49 et suiv.,
59 et suiv., 61 ; RiUer, XVI, p. 764 et suiv.; Robinson, IIÏ,
p. 405 et suiv.; Aug. Parent, Siège de Jotapata (1866), p. 3 et
suiv.; Neubauer, Gëogr. du Talmvd, p. 493, 203-204. Le Gopon
tala de Reiand est une Haute de copiste; Jflah-el de Josué n'a
rien à faire ici.
3. V. les Apôtres, p. 235, note 4.
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21g ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 07]
rêvé le royaume de Dieu furent eux-mêmes tachés
de sang* La rive se couvrit ^de cadavres en putré-
faction, l*air fut empesté. Des foules de Juifs s'étaient
réfugiés sur des barques ; Vespasîen les fit tous tuer
ou noyer. Le reste de la population valide fut vendu ;
six mille captifs furent envoyés à Néron en Achaïe
pour exécuter les travaux les plus difiBciles du per-
cement de risthme de Corinthe * ; les vieillards furent
égorgés. Il n'y eut guère qu'un transfuge : Josèphe,
dont la nature avait peu de profondeur et qui du
reste s'était toujours douté de l'issue de la guerre,
se rendit aux Romains, et fut bientôt dans les bonnes
grâces de Vespasien et de Titus. Toutes ses habi-
letés d'écrivain n'ont pas réussi à laver une telle
conduite d'un certain vernis de lâcheté *.
Le cœur de l'année 67 fut employé à cette guerre
d'extermination. La Galilée ne s'en releva jamais;
les chrétiens qui s'y trouvaient se réfugièrent sans
doute au delà du lac ; désormais il ne sera plus ques-
tion du pays de Jésus dans l'histoire du christianisme.
4. Jos., B. J., m, X, 10; Lucien ou plulôt Philostrate, Nero
seu de islhmo perfodiendo, 3. Notez la préoccupation de ce
percement chez les Sibyllins, V, 32, 138, 247; VIH, 45B; XII,
84. a. Philostrate, ApolL, V, 49.
2. Vila, 38, 39 (explication bien peu admissible des déûance
qu'il inspire aux hommes les plus autorisés de Jérusalem). Juste
de Tibériade était très-défavorable à Josèphe (Vila, 65).
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[An 67] L'ANTECHRIST. 279
Gischala, qui tint la dernière, tomba en novembre
ou décembre. Jean de Gischala, qui l'avait défendue
avec fureur, se sauva et put gagner la Judée. Ves-
pasien et Titus prirent leurs quartiers d'hiver à
Césarée, se préparant à faire Tannée suivante le
siège de Jérusalem S
La grande faiblesse des gouvernements provi-
soires organisés pour une défense nationale, c'est de
ne pouvoir supporter de défaite. Sans cesse minés par
les partis avancés, ils tombent le jour où ils ne don-
nent pas à la foule superficielle ce pour quoi ils ont^
été proclamés : la victoire. Jean de Gischala et les
fugitifs de Galilée, arrivant chaque jour à Jérusa-
lem, la rage dans Tânie, élevaient encore le diapason
de fureur où vivait le parti révolutionnaire. Leur
respiration était chaude et haletante : « Nous ne
sommes pas vaincus, disaient-ils ; mais nous cher-
chons des postes meilleurs; pourquoi s'user dans
Gischala et des bicoques, quand nous avons la ville
mère à défendre? » — « J'ai vu, disait Jean de Gis-
chala, les machines des Romains voler en éclats
contre les murs des villages de Galilée; à moins
qu'ils n'aieat des ailes, ils ne franchiront pas les
remparts de Jérusalem. » Toute la jeunesse était pour
4. Jos., B. J., m-IV, n; VUa, 65, 74-75 (en faisant très-
large la part de la vanité de Josèphe); Tacite, Hisl., V, 40.
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o
280 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 67]
la guerre à outrance. Des troupes de volontaires tour-
nent facilement au pillage; des bandes de fanatiques,
soit religieux, soit politiques, ressemblent toujours à
des brigands *. Il faut vivre, et des corps francs ne
peuvent guère vivre sans vexer la population. Voilà
pourquoi brigand et héros, en temps de crise natio-
nale, sont presque synonymes. Un parti de la guerre
est toujours tyrannique; la modération n'a jamais
sauvé une patrie; car le premier principe de la modé-
ration est de céder aux circonstances, et Théroïsme
consiste d'ordinaire à ne pas écouter la raison.
Josèphe, l'homme d'ordre par excellence, est proba-
blement dans le vrai quand il nous présente la réso-
4. II est remarquable que Barabbas, présenté par rÉvangile de
Marc, XV, 7, comme un sicaire politique ou religieux, est quali*
fié ).tj<mi; dans Jean, xviii, 4. Se rappeler les Vendéens, les t bri-
gands de la Loire », et jusqu'à un certain point les volontaires de
la révolution française, en observant que Josèphe, par lequel nous
savons toute cette histoire, est une espèce de Dumouriez. Sa par-
tialité contre ses adversaires politiques éclate sans cesse. Si on vou-
lait le croire, les boute-feu n'eussent été qu'une poignée de misé-
rables, ne répondant à aucun sentiment national. Tacite et Dion
Cassius présentent tout autrement les choses. Selon eux, c'est bien
la nation qui fut fanatisée. Il est clair que Josèphe veut atténuer
aux yeux des Romains la faute que ses compatriotes ont commise,
et croit les excuser en diminuant le courage et le patriotisme
qu'ils montrèrent. Il faut se rappeler, en outre, que l'histoire de
la guerre des Juifs subit la censure de Titus, et reçut le visa
d' Agrippa II. Josèphe, du moins, le prétend {Vila, 65).
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[An 68] L'ANTECHRIST. 281
lution de ne pas reculer comme ayant été le fait
d'un petit nombre d'énergumènes, entraînant de
force après eux des bourgeois tranquilles, qui n'eus-
sent pas mieux demandé que de se soumettre. Il en
est le plus souvent ainsi; on n'obtient de grands
sacrifices d'une nation sans dynastie * qu'en la terro-
risant. La masse est par essence timide; mais le
timide ne compte pas en temps de révolution. Les
exaltés sont toujours en petit nombre, mais ils s'im-
posent en coupant les voies à la conciliation*. La loi
de pareilles situations est que le pouvoir tombe
nécessairement aux mains des plus ardents et que
les politiques y sont fatalement impuissants.
Devant cette -fièvre intense, grandissant chaque
jour, la position du parti modéré * n'était plus tenable.
Les bandes de pillards, après avoir ravagé la cam-
pagne, se repliaient sur Jérusalem ; ceux qui fuyaient
les armes romaines venaient à leur tour s'entasser
dans la ville, et l'affamaient. Il n'y avait aucune
i . Une dynastie n'est elle-même au fond qu'un terrorisme per- |
manent et réglé.
2. Voir en particulier ce qui se passa dans Tibériade. Jos.,
B. J.j III, IX, 7-8; VUa, 6o. Le fanatisme musulman est de même,
dans la plupart des cas, le fait d'une minorité, qui domine toute
une population.
3. Ot ^Irpiot, comme les appelle quelquefois Josèpbe.
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282 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68J
autorité effective; les zélotes* régnaient; tous ceux
qui paraissaient suspects de « modérantisme n se
voyaient massacrer sans pitié. Jusqu'à présent, la
guerre et les excès s'étaient arrêtés aux barrières du
temple. Maintenant, zélotes et brigands habitent pêle-
mêle la maison sainte ; toutes les règles de la pureté
légale semblent oubliées; les parvis sont tachés de
sang; on y marche les pieds souillés*. Aux yeux des
prêtres, il n'y eut pas de forfait plus horrible. Pour
plusieurs dévots, ce fut là cette « abomination » pré-
dite par Daniel, comme devant s'installer dans le lieu
saint, à la veille des jours suprêmes. Les zélotes,
comme tous les fanatiques militants, faisaient peu
de cas des rites et les subordonaaient à l'œuvre
sainte par excellence, le combat. — Ils commirent
un attentat non moins grave en changeant l'ordre du
pontificat. Sans avoir égard au privilège des familles
dans le sein desquelles on avait coutume de prendre
les grands prêtres, ils choisirent une branche peu
considérée de la race sacerdotale, et ils eurent recours
4. Ce nom de « zélote » (hébr. kanna) avait été jusque-là
pris en bonne part. Ce furent les terroristes du temps de la
révolte qui se l'appliquèrent, et le rendirent de la sorte synonyme
de sicaire. (Jos., B. J,, IV, m, 9; VIII, viii, 4.) Sur le nom de
« sicaires ù dans le Talmud, voir Derenbourg, p. 279, 284, 285,
475-478. Cf. Josèphe, B. J., II, xiii, 3; AnL, XX, viii, 5.
2. Jos., B. J,, IV, III, 6.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 283
'à la voie toute démocratique du sort*. Le sort, natu-
rellement, donna des résultats absurdes; il tomba
sur un rustre, qu'il fallut traîner à Jérusalem et
revêtir malgré lui (^s vêtements sacrés; le pontificat
se vit profané par des scènes de carnaval. Tous les
gens sérieux, les pharisiens, les sadducéens, les
Siméon ben Gamaliel, les Joseph ben Gorion, furent
blessés dans ce qu'ils avaient de plus cher.
Tant d'excès décidèrent enfin le parti sadducéen
aristocratique à tenter un essai de réaction. Avec
beaucoup d'habileté et de courage, Hanan essaya de
réunir la bourgeoisie honnête et tout ce qu'il y avait
de sensé, pour renverser la monstrueuse alliance du
fanatisme et de l'impiété. Les zélotes furent serrés
de près et obligés de se renfermer dans le temple,
devenu une ambulance de blessés. Pour sauver la
révolution, ils eurent recours à un moyen suprême,
ce fut d'appeler dans la ville les Iduméens, c'est-à-
dire des troupes de bandits, habitués à toutes les vio-
lences, qui rôdaient autour de Jérusalem. L'entrée
des Iduméens fut signalée par un massacre. Tous les
membres de la caste sacerdotale qu'on put trouver
furent tués. Hanan et Jésus, fils de Gamala, subirent
4. Tosiphtha Ioma,\\ Sifra, sur L^mr^ xxi, 40; TaDhouma»
48 a.
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281 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68)
d'affreuses insultes; leurs corps furent privés de
sépulture, outrage inouï chez les Juifs.
Ainsi périt le fils du principal auteur de la mort
de Jésus. Les Beni-Hanan resteront fidèles jusqu'au
bout à leur rôle, et, si j'ose le dire, à leur devoir.
Comme la plupart de ceux qui cherchent à faire digue
aux extravagances des sectes et du fanatisme, ils furent
emportés; mais ils périrent noblement. Le dernier
Hanan semble avoir été un homme de grande capa-
cité * ; il lutta près de deux ans contre l'anarchie.
C'était un véritable aristocrate, dur parfois*, mais
grave, pénétré d'un réel sentiment de la chose pu-
blique, hautement respecté, libéral en ce sens qu'il
voulait le gouvernement de la nation par sa noblesse
et non par les factions violentes. Josèphe ne doute
pas que, s'il eût vécu, il n'eut réussi à amener entre les
Romains et les Juifs une composition honorable, et il
regarde le jour de sa mort comme le moment ou la
ville de Jérusalem et la république des Juifs furent
définitivement condamnées. Ce fut au moins la fin du
parti sadducéen, parti souvent hautain, égoïste et
cruel, mais qui représentait après tout la seule opi-
4. Jos., fi.y., IV, V, 2.
t. Comp. Ant,, XX, ix, 4, et B. J., IV, v, 2. Il y a dans ces
passages quelque contradiction. Nul doute cependant qu'il ne
s'agisse du même personnage (cf. B. J», IV, lu, 9).
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[An 68] L'ANTECHRIST. 285
nion raisonnable et capable de sauver le pays^
Par la mort de Hanan, on pourrait être tenté de dire,
selon l'expression vulgaire, que Jésus fut vengé.
C'étaient les Beni-Hanan qui, en présence de Jésus,
avaient fait celte réflexion : « La conséquence de tout
cela, c'est que les Romains viendront, détruiront le
temple et la nation, » et qui avaient ajouté : « Mieux
vaut la mort d'un homme que la ruine d'un peuple*. » j
Gardons-nous cependant d'une expression si naïve-
ment impie. Il n'y a pas plus de vengeance dans
l'histoire que dans la nature; les révolutions ne sont
pas plus justes que le volcan qui éclate ou l'avalanche ^
qui roule. L'année 1793 n'a pas puni Richelieu,
Louis XIV ni les fondateurs de l'unité française ; mais
elle a prouvé qu'ils furent des hommes à vues bornées,
s'ils ne sentirent pas la vanité de ce qu'ils faisaient,
la frivolité de leur machiavélisme, l'inutilité de leur
profonde politique, la sotte cruauté de leurs raisons
d'État. Seul l'Ecclésiaste fut un sage, le jour où il
s*écria désabusé : « Tout est vain sous le soleil. »
Avec Hanan (premiers jours de 68) périt le vieux
sacerdoce juif, inféodé aux grandes familles saddu-
céennes, qui avaient fait une si vive opposition au
christianisme naissant. Grande fut l'impression,
4. Jos., B. J., IV, iii-v, 2.
2. Jean, xi, 4S-50 ; xviii, \ i.
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286 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
quand on contempla, jelés nus hors de la ville, livrés
aux chiens et aux chacals, ces aristocrates si haute-
ment respectés, qu'on avait vus naguère revêtus de
leurs superbes habits pontificaux, présidant à des
cérémonies pompeuses, entourés de la vénération des
nombreux pèlerins qui du monde entier venaient à
Jérusalem. C'était un monde qui disparaissait. Le
pontificat démocratique inauguré par les révoltés fut
éphémère. Les chrétiens crurent d'abord relever deux
ou trois personnages en leur ornant le front du péta-
Ion sacerdotal. Tout cela n'eut pas de conséquence.
Le sacerdoce, pas plus que le temple, dont il dépen-
dait, n'était destiné à être la chose capitale du ju-
daïsme. La chose capitale, c'était l'enthousiaste, le
prophète, le zélote, l'envoyé de Dieu. Le prophète
avait tué la royauté; l'enthousiaste, l'ardent sectaire
tua le sacerdoce. Le sacerdoce et la royauté une fois
tués, il reste le fanatique, qui, durant deux ans et
demi encore, va lutter contre la fatalité. Quand le
fanatique aura été écrasé à son tour, il restera le
docteur, le rabbin, l'interprète de la Thora. Le prêtre
et le roi ne ressusciteront jamais.
Ni le temple non plus. Ces zélotes, qui, au grand
scandale des prêtres amis des Romains, faisaient du
lieu saint une forteresse et un hôpital, n'étaient pas
aussi loin qu'il semble d'abord du sentiment de Jésus.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 287
Qu'importent ces pierres? L'esprit est la seule chose
qui compte, et celui qui défend l'esprit d'Israël, la
révolution, a le droit.de souiller les pierres. Depuis
le jour où Isaïe avait dit : « Que m'importent vos
sacrifices? ils me dégoûtent; c'est la justice du cœur
que je veux, » le culte matériel était une routine arrié-
rée, qui devait disparaître.
L'opposition entre le sacerdoce et la partie de la
nation, au fond toute démocrate, qui n'admettait pas
d'autre noblesse que la piété et l'observation de la
Loi, est sensible dès le temps de Néhémie, qui est
déjà un pharisien ^ Le véritable Aaron, dans la
pensée des sages, c'est l'homme de bien*. Les
Asmonéens, èi la fois prêtres et rois, n'inspirent que
de l'aversion aux hommes pieux. Le sadducéisme,
chaque jour plus impopulaire et plus rancunier, n'est
sauvé que par la distinction que le peuple fait entre
la religion et ses ministres \ Pas de rois, pas de
prêtres, tel était au fond l'idéal du pharisien.
4 . Néhémie, xiu, 4 et suiv.
2. Anecdote sur Schemaïa et Abtalion : Talmud de Babylone,
loma,1k b,
3. Strabon, XVI, ii, 37, 40. Strabon tenait ses renseignements
d*UD juif libéral, opposé au sacerdoce et au pouvoir temporel. Sa
phrase rend très-bien les deux sentiments contraires qu'éprouvait
un juif démocrate envers le temple :... »; tupawiwv Pîi).utto[X£V6)v...,
«K {(f^v 9i(tvuvovr«*v xoct 9i6cpiv6iv«
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288 ORIGINES DD CHRISTIANISME. [An 68)
Incapable de former un État à lui seul, le judaïsme
devait en arriver au point où nous le voyons depuis
dix-huit siècles, c'est-à-dire à. vivre en guise de para-
site, dans la république d'autrui. Il était également
destiné à devenir une religion sans temple et sans
prêtre. Le temple rendait le prêtre nécessaire; sa
destruction sera une sorte de débarras. Les zélotes
qui. Tan 68, tuèrent les pontifes et souillèrent le
temple pour défendre la cause de Dieu n'étaient donc
pas en dehors de la véritable tradition d'Israël.
Mais il était clair que, privé de tout lest conser-
vateur, livré à un équipage frénétique, le vaisseau
irait à une effroyable perdition. Après le massacre des
sadducéens, la terreur régna dans Jérusalem sans
frein ni contre-poids ^ L'oppression était si grande,
que personne n'osait ouvertement ni pleurer ni enter-
rer les morts. La compassion devenait un crime. On
porte à douze mille le nombre des suspects de con-
dition distinguée qui périrent par la Truauté des for-
cenés. Sans doute il faut se défier ici des apprécia-
tions de Josèphe. Le récit de cet historien sur la
domination des zéloles a quelque chose d'absurde; des
impies et des misérables ne se seraient pas fait tuer
comme ceux-ci firent. Autant vaudrait chercher à
4. Pour rimpression que cette fureur de guerre civile causa
sur les Romains, voir Pline, Hisl. naL, XÏI, xxv (54).
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[An 68] L'ANTECHRIST. 289
expliquer la révolution française par la sortie du bagne
de quelques milliers de galériens. La pure scélératesse
n'a jamais rien fait dans le monde. Le vrai, c'est que
les soulèvements populaires, étant l'œuvre d'une con-
science obscure et non de la raison, se compromettent
par leur propre victoire. Selon la règle de tous les
mouvements du même genre, la révolution de Jérusa-
lem n'était occupée qu'à se décapiter elle-même. Les
meilleurs patriotes, ceux qui avaient le plus contribué
aux succès de l'an 66, Gorion, Niger le Péraïte,
furent mis à mort. Toute la classe aisée périt*. On fut
surtout frappé de la mort d'un certain Zacharie, fils de
Baruch, le plus honnête homme de Jérusalem, et fort
aimé de tous les gens de bien. On le traduisit devant
un jury révolutionnaire, qui l'acquitta à l'unanimité.
Les zélotes le massacrèrent au milieu du temple. Ce
Zacharie, fils de Baruch, put être un ami des chré-
tiens; car on croit remarquer une allusion à lui dans
les paroles prophétiques que les évangélistes prêtent
à Jésus sur les terreurs des derniers jours*.
Les événements extraordinaires dont Jérusalem
était le théâtre frappaient, en effet, au plus haut
degré les chrétiens. Les paisibles disciples de Jésu«,
1. Jos., B.J., lY, V, 3-vu, 3.
t. Malth., xxni, 34-36. Voyez cependant Vie de Jésus,
43« édit., p. 366.
19
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290 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68J
privés de leur chef, Jacques, frère du Seigneur, con-
tinuèrent d'abord de mener dans la ville sainte leur
vie ascétique, et, serrés autour du temple, d'attendre
la grande apparition. Ils avaient avec eux les restes
survivants de la famille de Jésus, les fils de Clopas,
entourés de la plus grande vénération, même par les
Juifs. Tout ce qui arrivait devait leur sembler une
évidente confirmation des paroles de Jésus. Que pou-
vaient être ces convulsions, si ce n'est le commence-
ment de ce qu'on appelait « les douleurs du Messie * » ,
les préludes de l'enfantement messianique? On était
persuadé que l'arrivée triomphante du Christ serait
précédée de l'entrée en scène d'un grand nombre de
faux prophètes*. Aux yeux des présidents de la com-
munauté chrétienne, ces faux prophètes furent les
chefs des zélotes'. On appliqua au temps présent les
phrases terribles que Jésus avait souvent à la bouche
pour exprimer les fléaux qui doivent annoncer le juge-
ment. Peut-être vit-on s'élever au sein de l'Église quel-
ques illuminés, prétendant parler au nom de Jésus * ;
4, n^VDH >73n, à^viç, — HcÉvra ^k t«5t« dpx^ ù^vttv. MaUh.,
XXIV, 8 ; Marc, xiii, 8.
2. MaUh., XXIV, 4 et suiv. Cf. Matlb., vii, 45.
3. Acl., V, 36-37; viii, 9-40; xxi, 38; Jos., Ant.j XX, v, 4 ;
vni, 6; B. J,, II, xiii, 5 ; VU, xi.
4. MaUh.,^xiv, 4-5, 4 4 , 23-26. La circonstance ht i^i^ (v. 26)
semble faire allusion à des séducteurs zélotes.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 291
les anciens leur firent une vive opposition ; ils assu-
rèrent que Jésus avait annoncé la venue de tels séduc-
teurs, et prescrit de se garder d'eux. Cela suffit; la
hiérarchie, déjà forte dans TÉglise, l'esprit de doci-
lité, héritage de Jésus, arrêtèrent toutes ces impos-
tures ; le christianisme bénéficiait de la haute habileté
avec laquelle il avait su créer une autorité au cœur
même d'un mouvement populaire. L'épiscopat nais-
sant (ou, pour mieux dire, le presbytérat) empêchait
les grandes aberrations auxquelles n'échappe jamais
la conscience des foules, quand elle n'est pas dirigée.
On sent dès lors que l'esprit de l'Église dans les
choses humaines sera une sorte de bon sens moyen,
un instinct conservateur et pratique, une défiance des
chimères démocratiques, contrastant étrangement
avec l'exaltation de ses principes surnaturels.
Cette sagesse politique des représentants de
l'Église de Jérusalem ne fut pas sans^ mérite. Les
zélotes et les chrétiens avaient les mêmes ennemis,
savoir les sadducéens, les Beni-Hanan. L'ardente foi
des zélotes ne pouvait manquer d'exercer une grande
séduction sur l'âme non moins exaltée des judéo-chré-
tiens. Ces enthousiastes qui entraînaient les foules au
désert pour leur révéler le royaume de Dieu ressem-
blaient beaucoup à Jean-Baptiste et un peu à Jésus.
Quelques fidèles, à ce qu'il paraît, s'affilièrent au parti
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292 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68J
et se laissèrent entraîner* ; toutefois l'esprit pacifique
inhérent au christianisme l'eniporta. Les chefs de
rÉglisé combattirent ces dangereuses tendances par
des discours qu'ils soutenaient avoir été tenus par
Jésus : « Prenez garde de vous laisser séduire; car plu-
sieurs viendront en mon nom, disant: « Jesuis leMes-
« sie, » et ils égareront un grand nombre de gens...
Alors, si quelqu'un vient vous dire : « Le Messie est
« ici, il est là, » ne croyez pas. Car il s'élèvera des faux
messies et des faux prophètes, et ils feront de grands
miracles, jusqu'à séduire, si c'était possible, même
les élus. Rappelez-vous que je vous l'ai annoncé
d'avance. Si donc on vient vous dire : « Venez voir,
tt il est dans le désert, » ne sortez pas ; « Venez voir,
« il est dans une cachette, » ne croyez pas... »
Il y eut sans doute quelques apostasies et même
des trahisons de frères par leurs frères; les divisions
politiques amenèrent un refroidissement de charité ';
mais la majorité, tout en ressentant d'une façon pro-
fonde la crise d'Israël, ne donna aucun gage à l'anar-
chie, même colorée d'un prétexte patriotique. Le
manifeste chrétien de cette heure solennelle fut un
4 . MaUh., XXIV, 4-5 ; Marc, xiii, 5-6. Un des apôtres est qua-
lifié de Cr.>.<«>7T.; (Luc, VI, 45 ; Ad., i, 13) ou xavavoloç = kanna
(MaUh., X, 4; Marc, m, 48).
2. MaUh., XXIV, 10, 42.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 293
discours attribué à Jésus S espèce d'Apocalypse, rat-
tachée peut-être à quelques paroles en effet pronon-
cées par le maître, et qui expliquait les liens de la cata-
strophe finale, désormais tenue pour très-prochaine,
avec la situation politique que Ton traversait. Ce n'est
que plus lard, après le siège, que le morceau entier fut
écrit ; mais certains mots qu'on y place dans la bouche
de Jésus se rapportent au moment oîi nous sommes
arrivés. « Quand vous verrez l'abomination de la déso-
lation dont a parlé le prophète Daniel *, étaljlie dans le
4 . Ce beau morceau, formant une pièce à part, nous a été j
conservé dans Matth., xxiv, et dans Marc, xiii. Luc a modifié .
ses originaux, ici comme d'ordinaire (xix, 43-44; xxi, 20-36). ^
Comp. Assomption de Moïse, c. 8, 40.
2. Dan., ix, 27; xi, 31 ; xii, 4 4, dans la traduction grecque.
Quel que soit le sens du passage hébreu de Daniel, l'expression
grecque fj^ÉXuffxa rîj; ipTdfxwaewç indiquait certainement pour les i
lecteurs du premier siècle de notre ère une profanation du temple. J
Comp Matlh., xxiv, 45 ; Marc, xiii, 44 ; I Macch., i, 54. Èoto; ou
ïtrdwTOL de Matthieu et Marc conduiraient à l'idée d'une statue;
mais c'est gratuitement qu'on a supposé que Titus dressa une
statue sur l'emplacement du temple; en outre, il s'agit ici d'une
profanation antérieure à la prise de la ville par Titus, comme
cela résulte évidemment, et des passages synoptiques précités,
et de la fin du paragraphe Jos., B. J., IV, vi, 3. Les prophéties
dont Josèphe parle vaguement en cet endroit paraissent être celles
\du p^ix«7p^ T^ç ipr.[x«ji««. En tout cas, ce passage montre que
la profanation commise par les zélotes et la destruction de la ville
étaient regardées comme deux choses inséparables.
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294 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
lieu saint (que le lecteur ici comprenne * !) , alors, que
ceux qui sont en Judée fuient dans les montagnes ;
que celui qui est sur le toit ne descende pas dans sa
maison pour prendre quelque chose ; que celui qui
est aux champs ne revienne pas chez lui chercher sa
tunique. Malheur aux femmes qui porteront dans leur
sein ou qui nourriront en ces jours-là! Et priez pour
que votre fuite n'ait pas lieu en hiver ou le jour du
sabbat; car il y aura alors une tribulation comme il
n'y en a pas eu depuis le commencement du monde
jusqu'à présent et comme il n'y en aura plus. »
D'autres apocalypses du même genre circulèrent,
ce semble, sous le nom d'Hénoch , et offraient avec
le discours prêté à Jésus des croisements singuliers.
Dans l'une d'elles, la Sagesse divine, introduite comme
un personnage prophétique, reprochait au peuple ses
crimes, ses meurtres de prophètes, la dureté de son
cœur*. Des fragments qu'on en peut supposer conser-
vés paraissent faire allusion au meurtre de Zacharie,
fils de Baruch*. Il y était aussi question d'un « comble
4. Phrase familière aux Apocalypses.^
2. Épltre de Barnabe, c. rv, xvi (d'après le Codex sinaïli-
eus)] Luc, XI, 49. Voir Vie de Jésus, 43« édit., p. xiv, xui, lv
note, 40 note, 366.
3. Il est vrai que les Évangiles portent <r Zacharie, fils de Bara-
chie », et il peut y avoir là une confusion avec Zacharie, fils de
Joïada. Voir Vie de Jésus, 13« édit., p. 366.
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An 68] L'ANTECHRIST. 295
du scandale*», qui serait le plus haut degré d'hor-
reur où la malice humaine pût s'élever, et qui paraît
bien être la profanation du temple par les zélotes.
Tant de monstruosités prouvaient que la venue du
bien-aimé était proche et que la vengeance des justes
ne se ferait pas attendre. Les fidèles judéo-chrétiens,
en particulier, tenaient encore trop au temple pour
qu'un tel sacrilège ne les remplît pas d'épouvante.
On n'avait rien vu de pareil depuis Nabuchodonosor.
Toute la famille de Jésus pensa qu'il était temps
de fuir. Le meurtre de Jacques avait déjà fort affai-
bli les liens des chrétiens de Jérusalem avec l'ortho-
doxie juive; le divorce entre l'Église et la Synagogue
se préparait chaque jour. La. haine des Juifs contre
les pieux sectaires, n'étant plus retenue par la léga-
lité romaine, amena sans doute plus d'un acte vio-
lent*. La vie des saintes gens qui avaient pour habi-
tude de demeurer dans les parvis et d'y faire leurs
dévotions était d'ailleurs fort troublée, depuis que
les zélotes avaient transformé le temple en une
1. Ti TtXiiov oxav^oXov tj-pfixiv, wipl o5 -yt^pairrai, «; Èv«x ^V^*
Tfltxvflp é à-^fltmîuivo; aOtou Kcd iirLrriv xXupovopuov f.Ç^. Barnabe, C. IV
(d*aprèâ le Sin.), Ce passage ne se trouve pas dans le livre d*Uénoch
que noas connaissons. Comparez, au contraire, Matth., xxiv, 2S.
t. Eusèbe, Hisl, eccl., III, v, % (faible autorité).
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296 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
place d'armes et Tavaient souillé par des assas-
sinats. Quelques-uns se laissaient aller à dire que
le nom qui convenait à la ville ainsi profanée n'était
plus celui de Sion, mais celui de Sodome, et que la
situation des vrais israélites y ressemblait à celle de
leurs ancêtres captifs en Egypte *.
Le départ semble avoir été décidé dans les pre-
miers mois de 68*. Pour donner plus d'autorité à cette
résolution, on répandit le bruit que les principaux de
la communauté avaient reçu à cet égard une révéla-
tion; selon quelques-uns, cette révélation s'était
faite par le ministère d'un ange'. Il est probable que
/ 1. Apoc., XI, 8.
t. Matth., XXIV, 15 et suiv.; Marc,xiii, U etsuiv. Marc, xiii,
7, prouve que la fuite n^eut pas lieu dès le commencement de la
guerre. Luc, xxi, 20-21 , est peu concordant avec les passages pré-
cités de Matthieu et de Marc, et sûrement de bien moindre
autorité. Luc rattache Tordre de la fuite au moment où la ville
sera entourée de lignes de clrconvallation ; mais il aurait été
trop tard pour fuir quand la ville eût été xuxXoujiivti imh (rrpaTOîséîwt.
Cf. Luc, XIX, 43-44. Enfin, ce qui est décisif, TApocalypse, à
la fin de 68 ou au commencement de 69, suppose que la fuite a
déjà eu lieu (xii, 6, 13-17). Comparez Eusèbe, Hist. eccL, 01,
5 (irpo TcS iroXt^w, vague) ; Épiph., haer. xxix, 7 (sirii^Tj ^^ùXt
rà *lipo9oXuf&oi irà(jx«v «o>iopjt{«v, vient de Luc, XXI, 20); xxx, 2;
De mensuris et ponderibus, 15 [hrx.% (\L%Kktt -h woXiç àxîoxtoO*;
&iro râv i*A}p.aiù»v..., rvic i7oXi»( (xsXXcu<ni( £p^Y]v ifcoXXuaOsu).
3. Kara nva xpTîa|Aèv rot; aÙTodt ^oxtpLctf ^i* dbroxaXu<^io>c Ix^C'OfrTfli
(Eusèbe, H, E., III, 5); irpoixpn|A«ti<ydïjoav 6ffb dhpfiXou (saint
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[An 68] L»ANTECHRIST. 297
tous se rendirent à Tappel des chefs et qu'aucun des
frères ne resta dans la ville, qu'un instinct très-juste
leur montrait comme vouée à l'extermination.
Des indices portent à croire que la fuite de la
troupe pacifique ne s'opéra pas sans danger. Les
Juifs, à ce qu'il paraît, la poursuivirent * ; les terro-
ristes, en effet, exerçaient une surveillance active sur
les chemins, et tuaient comme traîtres tous ceux qui
cherchaient à s'échapper, à moins qu'ils ne pussent
verser une forte rançon*. Une circonstance qui ne
nous est indiquée qu'à mots couverts sauva les
fuyards : « Le dragon vomit après la femme (l'Église ' '
de Jérusalem) un fleuve pour l'emporter et la noyer; ^
mais la terre aida la femme, ouvrit sa bouche et
but le fleuve que le dragon avait lancé derrière
elle, et le dragon fut rempli de colère contre la \
femme\ » Peut-être les zélotes* essayèrent-ils de
Épiph., De mensuris, 15). La phrase d*Épipbane (haer. xxix, '7),
XpiOTOù çin^avro; k%t%Ki1^m rk *IipoaoXu[xx xoci àvocx,ci>p^<rou, j:7it^Ti îifMXXi
ira^xw» woXiopxiav, peut s'entendre d'un ordre du Christ qu'on sup-
poserait donné avant le départ, ou se rapporter à Luc, xxi, 20.
Cependant, dans ce second cas, il faudrait pktXXx<rit ou (AiXX^vett. Le
passage du De mensuris, d'ailieur?, n'admet que le premier sens.
\. Apec., XII, 43, 43.
S. Jos., B,J., lY, VII, 3.
J 3. Apec, XII, 45-46.
4. Le dragon, à cet endroit de l'Apocalypse, figure le génie
du mal, tantôt représenté par la puissance romaine, tantôt par
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208 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68j
jeter la troupe sainte dans le Jourdain, et celle-ci
réussit-elle à passer le fleuve par un endroit où Teau
était basse ; peut-être l'escouade envoyée pour l'at-
teindre s'égara-t-elle et perdit-elle ainsi la piste de
ceux qu'elle poursuivait.
Le lieu choisi par les chefs de la commu-
nauté pour servir d'asile principal à l'Église fugi-
tive fut Pella*, une des villes de la Décapoje, située
près de la rive gauche du Jourdain, dans un site
admirable, dominant d'un côté toute la plaine du Ghor,
de l'autre des précipices, au fond desquels roule un
torrent*. On ne pouvait faire un choix plus raison-
nable. La Judée, l'Idumée, la Pérée, la Galilée appar-
tenaient à l'insurrection ; la Samarie et la côte étaient
profondément troublées par la guerre ; Scythopolis
et Pella se trouvaient ainsi les deux villes neutres les
plus rapprochées de Jérusalem. Pella, par sa position
au delà du Jourdain, devait offrir bien plus de tranquil-
les sicaires de Jérusalem. Il est peu probable que la mésaven-
ture des fugitifs soit venue des Romains.
4 . Aujourd'hui Fahl ou Tabakât FahiL Y. Rilter, Erdkunde,
XY, p. 786, 4003, 4025 et suiv.; Robinson, III, p. 320 et suiv.,
carte de Yan de Yelde. Comp. les passages d'Eusèbe et de saint
Épiphane, précités. Une des victoires qui assurèrent aux musul-
mans la possession de la Syrie se livra en cet endroit.
2. Irby et Mangles, Traveh, p. 304-305 (Londres^ 4823};
Robinson, 1. c.
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[An 68] L»ANTECHRIST. 299
lité que Scythopolîs *, devenue Tune des places d*armes
des Romains. Pella fut une cité libre, comme toutes
les places de la Décapole; mais il semble qu'elle
s'était donnée à Agrippa IL S'y réfugier, c'était
avouer hautement Thorreur de la révolte. L'impor-
tance de la ville datait de la conquête macédo-
nienne. Une colonie de vétérans d'Alexandre y fut
établie, et changea le nom sémitique du lieu en un
autre nom, qui rappelait aux vieux soldats leur
patrie*. Pella fut prise par Alexandre Jannée; les
Grecs qui l'habitaient refusèrent de se laisser cir-
concire, et souffrirent beaucoup du fanatisme juif*.
Sans doute, la population païenne y avait repris ses
racines; car, dans les massacres de 66, Pella figure
comme une ville des Syriens, et se voit de nouveau
saccagée par les Juifs*. Ce fut dans cette ville anti-
juive que l'Église de Jérusalem eut sa retraite durant
les horreurs du siège. Elle s'y trouva bien, et regarda
ce séjour tranquille comme un lieu sûr, comme un
désert que Dieu lui avait préparé pour attendre en
4 . V. Menke, BibelalUiSj n*» 5.
î. Georges le Syncelle, p. Î74, Paris. Apamée fut appelée
Pella pour la même raison. Strabon, XVI, ii, 40. On donna à
notre Pella le surnom de « riche en eau » (Pline, V, 48), pour la
distinguer de ses homonymes.
3. Jos., Anl.,XlU^ XV, 4.
4. Jos., B. y., ir, xvin, 4 ; III, m, 5.
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300 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 68J
repos, loin des agitations des hommes, Theure de
l'apparition de Jésus. La communauté vécut de
ises épargnes; on crut que Dieu lui-même prenait
ijsoin de la nourrir*, et plusieurs virent dans un
pareil sort, si différent de celui des juifs, un miracle
que les prophètes avaient prédit *. Sans doute les
chrétiens de Galilée, de leur côté, avaient passé à
l'orient du Jourdain et du lac, dans la Batanée et
la Gaulonitide. De la sorte, les terres d'Agrippa II
furent un pays d'adoption pour les judéo-chrétiens de
Palestine. Ce qui donna une rare importance à cette
chrétienté réfugiée, c'est qu'elle emmenait avec elle
les restes de la famille de Jésus, entourés du plus
profond respect et désignés en grec par le nom de
desposyni, « les proches du Maître * » . Nous verrons
bientôt, en effet, la chrétienté transjordanique con-
tinuer rébionisme, c'est-à-dire la tradition même de
la parole de Jésus*. Les Évangiles synoptiques naî-
tront d'elle.
•1. Apoc, xn, 6, <4.
2. Eusèbe, Demonstr. evang,, VI, 18.
3. Aiffwoouvoi. Eus., //. E., I, VII, H.
4. Épiph., hœr. xxix, 7; xxx, t.
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CHAPITRE XIII.
MORT DE NÉRON.
Dès la première apparition du printemps de
l'an 68, Vespasien reprit la campagne. Son plan,
nous l'avons déjà dit, était d'écraser le judaïsme pas
à pas, en procédant du nord et de l'ouest vers le
sud et l'est, de forcer les fugitifs à se renfermer à
Jérusalem, et là d'égorger sans merci cet amas de
séditieux. Il s'avança ainsi jusqu'à Emmaûs*, à
sept lieues de Jérusalem, au pied de la grande mon-
4. Cet EmmaUs ou Ammaiis eât certaiaement la ville qui
s'appela plus tard Nicopolis, et qui répond au village actuel
d'Amwas, non loin de la route de Jaffa à Jérusalem, à peu près à
moitié chemin. Nous croyons qu'il y eut un autre Emmaus, répon-
fiant au village actuel de Kulonié = EoXuvia, à une lieue et demie
Mie Jérusalem, auquel se rapportent Luc, xxiv, 1 3 ; Josèphe, B. J.,
VU, VI, 6, et dont le nom viendrait de Hammoça, « la source r-
(Josué, xviii, 26; Talm. de Bab., Sukka, 45 a). Voir les Apôtres,
p. 48-19, note, nonobstant Robinson, III, 446 et suiv.; Guérin,
Palest., I, p. 257 et suiv., 293 et suiv. ; Neubauer, Géogr, du
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302 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
tée qui mène de la plaine de Lydda à la ville sainte.
Il ne jugea pas que le temps fût encore venu d'atta-
quer cette dernière; il ravagea Tldumée, puis la
Samarie, et, le 3 juin, établit son quartier général à
Jéricho, d'où il envoya massacrer les Juifs de la
Pérée. Jérusalem était serrée de toutes parts; un
cercle d'extermination l'entourait. Vespasien revînt
à Césarée pour rassembler toutes ses forces. Là
il apprit une nouvelle qui Tarrêta court, et dont
l'effet fut de prolonger de deux ans la résistance et
la révolution à Jérusalem*.
Néron était mort le 9 juin. Pendant les grandes
luttes de Judée que nous venons de raconter, il avait
continué en Grèce sa vie d'artiste; il ne rentra dans
Rome que vers la fin de 67. Il n'avait jamais tant joui;
on fit coïncider pour lui tous les jeux en une seule
année; toutes les villes lui envoyèrent les prix de leurs
concours; à chaque instant, des députations venaient
le trouver pour le prier d'aller chanter chez elles. Le
grand enfant, badaud (ou peut-être moqueur) comme
on ne le fut jamais, était ravi de joie : « Les Grecs seuls
Talm., p. 4 00-4 OS. Uanecdote de Luc perd toat sens, si Emmaus
est à sept lieues de Jérusalem. *£xaTbv iJ^w^xa. du Sinaîticus est
une correction apologétique. KiUonié ou Kulondié ne peut être
le KcuXov de Josué, xv, 60 (Septante) ; c'est sûrement un motjaiîii.
Cf. Monalsschrifl de GrœU, <869, p. 147-181.
1. Jos., B. y.^IV, viii-ix, 2.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 303
savent écouter, disait-il ; les Grecs seuls sont dignes
de moi et de mes efforts. » Il les combla de privilèges,
proclama la liberté de la Grèce aux jeux Isthmiques,
paya largement les oracles qui prophétisèrent à son
gré, supprima ceux dont il ne fut pas content, fit,
dit-on, étrangler un chanteur qui ne rabaissa pas sa
voix comme il fallait pour faire valoir la sienne*.
Hélius, un des misérables à qui, lors de son départ, il
avait laissé les pleins pouvoirs sur Rome et le sénat,
le pressait de revenir ; les symptômes politiques les
plus graves commençaient à se manifester ; Néron
répondit qu'il se devait avant tout à sa réputation,
obligé qu'il était de se ménager des ressources pour
le temps oii il n'aurait plus l'empire. Sa constante
préoccupation était, en effet, que, si la fortune le ré-
duisait jamais à l'état de particulier, il pourrait très-
bien se suffire avec son art*; et quand on lui faisait
remarquer qu'il se fatiguait trop, il disait que l'exer-
cice qui n'était maintenant pour lui qu'un délassement
de prince serait peut-être un jour son gagne-pain. Une
des choses qui flattent le plus la vanité des gens du
monde qui s'occupent un peu d'art ou de littérature
est de s'imaginer que, s'ils étaient pauvres, ils
vivraient de leur talent. Avec cela, il avait la voix
4. Lucien, Nero, seu de islhmo, 9.
2. Suétone, Néron, 40; Dion Gassius, LXIII, 27.
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aOi ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
faible et sourde, quoiqu'il observât pour la conserver
les ridicules prescriptions de la médecine d'alors; son
phonasque ne le quittait pas, et lui conimandait à
chaque instant les précautions les plus puériles. On
rougit de songer que la Grèce fut souillée par celle
ignoble mascarade. Quelques villes cependant se tin-
rent assez bien ; le scélérat n'osa pas enlrer dans
Athènes ; il n'y fut pas invité*.
Les nouvelles les plus alarmantes cependant lui
arrivaient ; il y avait près d'un an qu'il avait quitté
Rome*; il donna l'ordre de revenir. Ce retour fut à
l'avenant du voyagea Dans chaque ville, on lui rendit
les honneurs du triomphe; on démolissait les murs
pour le laisser entrer. A Rome, ce fut un carnaval
inouï. Il montait le char sur lequel Auguste avait
triomphé; à côté de lui était assis le musicien Diodore ;
sur la tête, il avait la couronne olympique ; dans sa
droite, la couronne pythique; devant lui, on portait les
autres couronnes et, sur des écriteaux, l'indication de
ses victoires, les noms de ceux qu'il avait vaincus,
4. Suétone, Néron, 20-25, 53-55; Dion Cassius, LXIÏI, 8-«8;
Eus., CAron.^ ann. 12 de Néron; Carmina sibyllina, V, 136 et
suiv.; XII, 90-92; Philoslrate, ApolL, IV, 39; V, 7, 8, 22, 23;
Theraistius, oratio xix, p. 276 (édit. G. Dindorf); Lucien, Nerc;
Julien, Cœs,, p. 310, Spanh.
2. Tillemont, Hisl. des emp,, I, p. 320.
3. Dion Cassius, LXUI, 19-21.
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[An 68] L*ANTECHRI$T. a05
les titres des pièces oii il avait joué ; les claqueurs,
disciplinés aux trois genres de claque qu'il avait
inventés, et les chevaliers d'Auguste suivaient; on
abattit Tare du Grand Cirque pour le laisser entrer.
On n'entendait que les cris : « Vive l'olympionice ! le
pythionice! Auguste! Auguste! A Néron-Hercule!
A Néron-Apollon M Seul périodonice! seul qui l'ait
jamais été ! Auguste ! Auguste ! voix sacrée I
heureux qui peut t'enlendre! » Les mille huit cent
huit couronnes qu'il avait remportées furent étalées
dans le Grand Cirque et attachées à l'obélisque
égyptien qu'Auguste y avait placé pour servir de
meta *.
Enfin la conscience des parties nobles du genre
humain se souleva. L'Orient, à l'exception de la
Judée, supportait sans rougir cette honteuse tyrannie,
et s'en trouvait même assez bien; mais le sentiment
r. Eckhel, />. n. u., t. VF, p. 275-276; Suét., Nér,, 25. Musée
du Vatican : buste (n® 308), statue en Apollon citharède.
2. On voudrait croire qu'il s'agit ici (Dion Cassius, LXIII, 24)
du cirque et de Pobélisque qui, quatre ans auparavant, avaient vu
les scènes d'horreur des Danaïdes, des Dircés et peut-être de
Pierre crucifié. Mais le Circus maximus, qui possédait, comme
celui du Vatican, un obélisque d' Héliopolis (c'est aujourd'hui
*l'obélisque de la place du Peuple), convenait mieux à l'exhibition
de Néron. Si, pour les piacula d'août 64, Néron préféra son
cirque du Vatican, c'est que le Circus maximus devait être à ce
moment impraticable par suite de Tincendie.
20
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306 ORIGINES DU CHRI3TIANISME. (An 68]
de rhonneur vivait encore dans l'Occident. C*est une
des glqires de la Gaule que le renversement d'un
pareil tyran ait été son ouvrage*. Pendant que les
soldats germains, pleins de haine contre les républi-
cains et esclaves de leur principe de fidélité, jouaient
auprès de Néron, comme auprès de tous les empe-
reurs, le rôle de bons suisses et de gardes du corps *<-
le cri de révolte fut poussé par un Aquitain, descen-
dant des anciens rois du pays. Le mouvement fut vrai-
ment gaulois'; salis en calculer les conséquences, les
légions gallicanes se jetèrent dans la révolution avec
entraînement. Le signal fut donné par Vindex aux
environs du 15 mars 68. La nouvelle en arriva vite
à Rome. Les murs furent bientôt charbonnés d'in-
scriptions injurieuses : « A force de chanter, dirent *
les mauvais plaisants, il a réveillé les coqs (gallos) *. w j
4 . a Talem principem paulo minus quatluordecim annos per-
pessus terrarum orbis tandem destiluit, initium facientibusGaflis. •
Suétone, Néf07i, 40.
t, Suétone, Caius, 43, 58; Galba, 42; Tacite, Hisl., I, 34;
m, 69; Plutarque, Galba, 5, 6, 48. Cf. Uenzen, ddtus les Annales
de VlnsUiul archéoU de Rome, t. XXII, p, 43 et suiv. Voir sur-
tout les inscriptions, Orelli, n<" 2909 et 3539 (à la Biblioth. natio-
nale); Fabretti, Inscr., p. 687, n«* 97 et 98.
3. Tacite, HisL, 1, 54; lY, 47; Suétone, Néron, 40, 43, 45;
Dion Cassius, LXlïI, tt. Comparez Josèphe, B. J*, proœm., 2;
IV, vin, 4.
4. Suétone, Nérofi, 45.
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(An 68] L'ANTECHRIST. 3a7
Néron ne fit d'abord qu'en rire ; il témoigna même
être bien aise qu'on lui fournît l'occasion de s'enrichir
du pillage des Gaules. Il continua de chanter et de
se divertir jusqu'au moment où Vindex fit afficher des
proclamations où on le traitait d'artiste pitoyable.
L'histrion écrivit alors, de Naples, où il était, au sénat
pour demander justice, et se mit en route pour Rome.
II affectait cependant de ne s'occuper que de cer-
tains instruments de musique, nouvellement inventés,
et en particulier d'une espèce d'orgue hydraulique,
sur lequel il consulta sérieusement le sénat et les
chevaliers.
La nouvelle de la défection de (Jalba (3 avril) et
de la jonction de l'Espagne à la Gaule, qu'il reçut
pendant son dîner, fut pour lui un coup de foudre.
Il renversa la table où il. mangeait, déchira la lettre,
brisa de colère deux vases ciselés d'un grand prix,
où il avait accoutumé de boire. Dans les préparatifs
ridicules qu'il commença, son principal souci fut pour
ses instruments, pour son bagage de théâtre S pour
ises femmes, qu'il fit habiller en amazones, avec des
peltes, de& haches et des cheveux coupés ras.
C'étaient des alternatives étranges d'abattement et de
bouffonnerie lugubre, qu'on hésite également à pren-
4. Suélone, Néron, 44; Dion Cassius, LXIII, 36.
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308 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
dre au sérieux et à traiter de folie, tous les actes de
Néron flottant entre la noire méchanceté d'un nigaud
cruel et Tironie d'un blasé. II n'avait pas une idée
qui ne fût puérile*. Le prétendu monde d'art oii il
vivait l'avait rendu complètement niais. Parfois, il
songeait moins à combattre qu'à aller pleurer sans
armes devant ses ennemis, s'imaginant les toucher;
il composait déjà Vepinicium qu'il devait chanter
avec eux le lendemain de la réconciliation ; d'autres
fois, il voulait faire massacrer tout le sénat, brûler
Rome une seconde fois, et pendant l'incendie lâcher les
bêles de l'amphithéâtre sur la ville. Les Gaulois sur-
tout étaient l'objet de sa rage ; il parlait de faire
égorger ceux qui étaient à Rome, comme fauteurs de
leurs compatriotes et comme suspects de vouloir se
joindre à eux*. Par intervalles, il avait la pensée de
changer le siège de son empire', de se retirer à
Alexandrie; il se rappelait que des prophètes lui
avaient promis Tempire de l'Orient et en particulier
le royaume de Jérusalem; il songeait que son talent
musical le ferait vivre, et cette possibilité, qui serait
la meilleure preuve de son mérite, lui causait une
secrète joie. Puis il se consolait par la littérature;
1. Suétone, Néron, 43, 47; Dion Cassius, LXIII, «7.
î. Suétone, Néron, 43.
3. Aurélius Victor, De Cœs., Nér., 14.
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(An 68J L'ANTECHRIST. 309
il faisait remarquer ce que sa situation avait de par-
ticulier : tout ce qui lui arrivait était inouï ; jamais
prince n'avait perdu vivant un si grand empire. Môme
aux jours de la plus vive angoisse, il ne changea
rien à ses habitudes; il parlait plus de littérature
que de Taffaire des Gaules; il chantait » faisait de
Tesprit, allait au théâtre incognito , écrivait sous
main à un acteur qui lui plaisait : « Retenir un homme
si occupé! C'est mal *. »
Le peu d'accord des armées de la Gaule, la mort
de Vindex, la faiblesse de Galba eussent peut-être
ajourné la délivrance du monde, si l'armée de Rome
à son tour ne se fût prononcée. Les prétoriens se
révoltèrent et proclamèrent Galba dans la soirée
du 8 juin. Néron vit que tout était perdu. Son esprit
faux ne lui suggérait que des idées grotesques :
se revêtir d'habits de deuil, aller haranguer le peuple
en cet accoutrement, employer toute sa puissance
scénique pour exciter la compassion, et obtenir ainsi
le pardon du passé ou, faute de mieux, la préfecture
de l'Egypte. Il écrivit son discours*; on lui fit remar-
quer qu'avant d'arriver au forum, il serait mis en
pièces. Il se coucha : se réveillant au milieu de la
nuit, il se trouva sans gardes ; on pillait déjà sa
4. Suétone, /Véron, 40, 4î.
2. On trouva le brouillon après sa mort. Suétone, Néron, 4T.
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310 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
chambre. Il sort, frappe à diverses portes, personne
ne répond. Il rentre, veut mourir, demande le myr-
millon Spiculus, brillant tueur, une des célébrités de
l'amphithéâtre. Tout le monde s'écarte. Il sort de
nouveau, erre seul dans les rues, va pour se jeter dans
le Tibre, revient sur ses pas. Le monde semblait faire
le vide autour de lui. Phaon, son affranchi, lui offrit
alors pour asile sa villa située entre la voie Salaria et
la voie Nomentane, vers la quatrième borne milliaire^
Le malheureux, à peine vêtu, couvert d'un méchant
manteau, monté sur un cheval misérable, le visage
enveloppé pour n'être pas reconnu, partit accompa-
gné de trois ou quatre de ses affranchis, parmi les-
quels étaient Phaon, Sporus, Épaphrodite, son secré-
taire. Il ne faisait pas encore jour ; en sortant par la
porte Colline, il entendit au camp des prétoriens,
près duquel il passait, les cris des soldats qui le
maudissaient et proclamaient Galba. Un écart de son
cheval, amené par ja puanteur d'un cadavre jeté sur
le chemin, le fit reconnaître. Il put cependairt atteindre
la villa de Phaon, en se glissant à plat ventre sous
les broussailles et en se cachant derrière les roseaux.
4. Environ une lieue et demie. La villa 9e Phaon devait être
un peu au delà de TAnio, entre le ponte Nomenlano et le ponte
Salaro, sur la via Patinaria, Platner et Bunsen, Beschreibung
der Stadt Rom, III, î« partie, p. 455; cf. F, p. 676.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 311
Son esprit drolatique, son argot de gamin ne
Tabandonnèrent pas. On voulut le blotiir dans un
trou à pouzzolane comme on en voit beaucoup en
ces parages. Ce fut pour lui Toccasion d'un mot à
effet! « Quelle destinée! dit- il; aller vivant sous
terre! » Ses réflexions étaient comme un feu rou-
lant de citations classiques, entremêlées des lourdes
plaisanteries d'un bobèche aux abois. Il avait sur
chaque circonstance une réminiscence littéraire, une
froide antithèse : « Celui qui autrefois était fier de
sa suite nombreuse n'a plus maintenant que trois
affranchis. » Par moments, le souvenir de ses victimes
lui revenait , mais n'aboutissait qu'à des figures de
rhétorique, jamais à un acte moral de repentir. Le
comédien survivait h tout. Sa situation n'était pour lui
qu'un drame de plus, un drame qu'il avait répété.
Se rappelant les rôles où il avait figuré des parri-
cides, des princes réduits à l'état de mendiants, il
remarquait que maintenant il jouait tout cela pour
son compte, et chantonnait ce vers qu'un tragique
avait mis dans la bouche d'(Sldipe :
Ma femme, ma mère, mon père
ProDODceDt mon arrêt de mort ^
Incapable d'une pensée sérieuse, il voulut qu'on creu-
1. Dion Cassiaa, LXIH, 28 (cf. Suét., Néron, 46).
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312 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 08]
sât sa fosse à la taille de son corps, fit apporter des
morceaux de marbre, de l'eau, du bois pour ses funé-
railles ; tout cela, pleurant et disant : « Quel artiste
va mourir! »
Le courrier de Phaon, cependant, apporte une
dépêche; Néron la lui arrache. II lit que le sénat Ta
déclaré ennemi public et Ta condamné à être puni
a selon la vieille coutume ». — « Quelle est cette
coutume? » demande-t-il. On lui répond que la tête
du patient tout nu est engagée dans une fourche,
qu'alors on le frappe de verges jusqu*à ce que mort
s'ensuive, puis que le corps est traîné par un croc
et jeté dans le Tibre. Il frémit, prend deux poi-
gnards qu'il avait sur lui, en essaye la pointe, les
resserre, disant que « l'heure fatale n'était pas encore
venue ». Il engageait Sporus à commencer sa nénie
funèbre, essayait de nouveau de se tuer, ne pouvait.
Sa gaucherie, cette espèce de talent qu'il avait pour
faire vibrer faux toutes les fibres de l'âme, ce rire à
la fois bête et infernal, cette balourdise prétentieuse
qui fait ressembler sa vie entière aux miaulements
d'un sabbat grotesque, atteignaient au sublime de la
fadeur. Il ne pouvait réussir à se tuer. « N'y aura-
t-il donc personne ici, demanda-t-il, pour me donner
l'exemple? » Il redoublait ds citations, se parlait en
grec, faisait des bouts de vers. Tout à coup on entend
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(An 68J L'ANTECHRIST. 313
le bruit du détachement de cavalerie qui vient pour
le saisir vivant.
Le pas des lourds chevaux me frappe les oreilles ^,
dit-il. Épaphrodite alors pesa sur le poignard et le
lui fit entrer dans la gorge. Le centurion arrive pres-
que au même moment, veut arrêter le sang, cherche
à faire croire qu'il -vient le sauver. « Trop tard! »
dit le mourant, dont les yeux sortaient de la tête et
glaçaient d'horreur. « Voilà où en est la fidélité! »
ajouta-t-il en expirant*. Ce fut son meilleur trait
comique. Néron laissant tomber une plainte mélan-
colique sur la méchanceté de son siècle, sur la dis-
parition de la bonne foi et de la vertu!... Applau-
dissons. Le drame est complet. Une seule fois, nature
aux mille visages, tu as su trouver un acteur digne
d'un pareil rôle.
Il avait beaucoup tenu à ce qu'on ne livrât pas sa
tête aux insultes et qu'on le brûlât tout entier. Ses
deux nourrices et Acte, qui l'aimait encore, l'enseve-
lirent secrètement, en un riche linceul blanc, broché
d'or, avec le luxe qu'elles savaient qu'il eut aimé.
On mit ses cendres dans le tombeau des Domitius,
1. Iliade, Xy 535.
2. Suéloue, Néron, 40-50; Dion Cassius, LXIII, 2Î-Î9 ;
Zooaras, XI, 43; Pline, Hist nat,, XXXVII, ii (10).
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314 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68)
grand mausolée qui dominait la colline des Jardins
(le Pincio)^ et faisait un bel effet du Champ de Mars^
De là son fantôme hanta le moyen âge comme un
vampire ; pour conjurer les apparitions qui trou-
blaient le quartier, on bâtit l'église Sanla-Maria del
popolo.
. Ainsi périt à trente et un ans, après avoir régné
' treize ans et huit mois, le souverain, non le plus fou ni
le plus méchant, mais le plus vain et le plus ridicule
que jamais le hasard des événements ait porté aux
premiers plans deThistoire. Néron est avant tout une
perversion littéraire. 11 était loin d'être dépourvu de
tout talent, de toute honnêteté, ce pauvre jeune
homme, enivré de mauvaise littérature, grisé de
déclamations, qui oubliait son empire auprès de
Terpnos; qui, recevant la nouvelle de la révolte des
Gaules, ne se dérangea pas du spectacle auquel il
assistait, témoigna sa faveur à l'athlète, ne pensa
durant plusieurs jour^qu'à sa lyre et à sa voix*. Le
4 . Pour que Lactance ne connût pas ce monument quand il
écrivait son traité De morlibus persecutorum (chap.2 : « ut ne
sepuUurœ quidem locus in terra tam malae bestiœ appareret »), il
fallait qu'il n'eût pas encore été à Rome. On croit voir de nos
jours les traces de la villa des Domitius dans le mur de Rome à
l'extrémité de la promenade du Pincio. (Platner et Bunsen,
Beschreibung der Stadl Rom, III, 2« partie, p. 569-574.)
«. Dion Gassius, LXIII, 26.
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[An 08] L'ANTECHRIST. • 316
plus coupable en tout ceci fut le peuple avide de
plaisirs, qui exigeait avant tout que son souverain
Tamusât, et aussi le faux goût du temps, qui avait
interverti les ordres de grandeur, et donnait trop de
prix à la renommée de Thomme de lettres et de l'ar-
tiste. Le danger de Téducation littéraire est d'inspi-
rer un désir immodéré de la gloire, sans donner tou-
jours le sérieux moral qui fixe le sens de la vraie
gloire. Il était écrit qu'un naturel- vaniteux, subtil,
voulant l'immense, l'infini, mais sans nul jugement,
ferait un déplorable naufrage. Même ses qualités,
telles que son aversion pour la guerre, devinrent
funestes, en ne lui laissant de goût que pour des ma-
nières de briller qui n'auraient pas dû être les
siennes. A moins qu'on ne soit un Marc-Aurèle, il \
n'est pas bon d'être trop au-dessus des préjugés de î
sa caste et de son état. Un prince est un militaire ; \
un grand prince peut et doit protéger les lettres; il
ne doit pas être littérateur. Auguste, Louis XIV, pré-
sidant à un brillant développement de l'esprit, sont,
après les villes de génie, comme Athènes et Flo-
rence, le plus beau spectacle de l'histoire; Néron,
Chilpéric, le roi Louis de Bavière, sont des carica-
tures. Dans le cas de Néron, l'énormité du pouvoir
impérial et la dureté des mœurs romaines firent que
la caricature sembla esquissée en traits de sang.
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316 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68)
On répète souvent, pour montrer Tirrémédiable
immoralité des foules, que Néron fut populaire à
quelques égards. Le fait est qu'il y eut sur son
compte deux courants d'opinion opposés ^ Tout ce
qu'il y avait de sérieux et d'honnête le détestait; les
gens du bas peuple l'aimèrent, les uns naïvement et
^ par le sentiment vague qui porte le pauvre plébéien
à aimer son prince, s'il a des dehors brillants *; les
autres, parce qu'il les enivrait de fêtes. Durant ces
fêtes, on le voyait mêlé à la foule, dînant, mangeant
au théâtre, au milieu de la canaille '. Ne haïssait-il
pas, d'ailleurs, le sénat, la noblesse romaine, dont le
caractère était si rude, si peu populaire? Les viveurs
qui l'entouraient étaient au moins aimables et polis.
Les soldats des gardes conservèrent aussi toujours de
Taffection pour lui. Longtemps on trouva son tombeau/
orné de fleurs fraîches, et ses images déposées aux/
Rostres par des mains inconnues *. L'origine de la
fortune d'Othon fut qu'il avait été son confident, et
qu'il imitait ses manières. Vitellius, pour se faire t
accepter à Rome, affecta aussi hautement de prendre •
4. Josèphe, AnL, XX, viu, 3.
t, Suétone, Néron, 56.
3. Suétone, Néron, 20, 23; Tacite, Htst., l, 4, o, 46. 78; U,
95; Dion Cassius, LXIII, 40.
4. Suétone, Néron, 57.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 317
Néron pour modèle et de suivre ses maximes de gou-
vernement. Trente ou quarante ans après, tout le
monde désirait qu'il fut encore vivant et souhaitait
son retour*.
Cette popularité, dont il n'y a pas trop lieu d'être
surpris, eut, en effet, une singulière conséquence. Le
bruit se répandit que l'objet de tant de regrets n'était
pas réellement mort. Déjà du vivant de Néron, on
avait vu poindre, dans l'entourage même de l'empe-
reur, l'idée qu'il serait détrôné à Rome, mais qu'alors
commencerait pour lui un nouveau règne, un règne
oriental et presque messianique*. Le peuple a tou-
jours de la peine à croire que les hommes qui ont
occupé longtenips l'attention du monde sont défini-
tivement disparus. La mort de Néron à la villa de
Phaon, en présence d'un petit nombre de témoins',
n'avait pas eu un caractère bien public ; tout ce qui
concernait sa sépulture s'était passé entre trois
femmes qui lui étaient dévouées ; Icélus presque
seul avait vu le cadavre * ; il ne restait rien de sa
4. Dion Chrysostome , Orat. xxi, 40 (édit. d'Ëmperius ) :
ôv ^t xfltl vuv in irsvTi; iin(K){/i.cvi9i ^îîv, cl ^i îcXiîotoi xal ciovroii.
t. Suétone, Néron, 40; cf. Tacite, Ann., XV, 36. Le faux
Néron ne rêve que la Syrie et TÉgypte. Tacite, HisL, II, 9.
3. Quatre, selon Suélone, Néron, 48-50.
4. Plutarque, Vie de Galba, 7; Suétone, Nér,, 49.
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318 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
personne qui fût reconnaissable. On pouvait croire à
une substitution ; les uns affirmaient qu'on n'avait
pas trouvé le corps ; d'autres disaient que la plaie
qu'il s'était faite au cou avait été bandée et guérie *.
Presque tous soutenaient que, à l'instigation de Fam-
bassadeur parthe à Rome, il s'était réfugié chez les
Ârsacides, ses alliés, ennemis étemels des Romains,
ou auprès de ce roi d'Arménie, Tiridate, dont le
voyage à Rome en 66 avait été accompagné de fêtes
magnifiques, qui frappèrent le peuple *. Là, il tramait
la ruine de l'empire. On allait bientôt le voir revenir
à la tète des cavaliers de l'Orient, pour torturer ceux
qui l'avaient trahi '. Ses partisans vivaient dans cette
4. Tacite, Uisl., U, 8; Sulpice Sévère, Hist., 1. U, c. 29;
Laclance, De morl. pers., c. 2.
2. Néron avait certainement eu l'idée de se sauver chez
Yologèse ; et en effet les Parthes se montrent toujours néroniens.
Suétone, Néron, 43, 30, 47, 57; Aurélius Victor, De Cœs,, Néron,
44; Epil., Néron, 8 ; Carm. sib., V, U7. Tiridate avait justement
visité les villes d'Asie (Dion Cassius, LXIll, 7, leçon à tort con-
testée). En tout cas, l'opinion à cet égard était si bien arrêtée, que
tous les faux Nérons parurent chez les Parthes ou furent des agents
des Parthes. Zonaras, XI, 4 8 ; Tac, IHsL, !, t ; Suélone, Néron, 57.
3. Carmina sibylL, IV, 449 et suiv., 437 et suiv.; V, 33-34.
93 et suiv., 400 et suiv., 437, 442, 446 et suiv., 245-223, 362 el
suiv., 385; VIIJ, 70 et suiv., 446, 452 et suiv.; XII, 93-94i
Aicemion d'Isaïe, iv, 2 et suiv.; Gommodien, Carmen, v. 820 el
suiv., 862, 925 et suiv. (édit. Pilra). Comp. Suétone, Néron, 57;
Tac, Hist., I, 2; Laclance, De morl, pers., 2; Zonaras, XI, 48.
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[An 08] L'ANTECHRIST. 3W
espérance ; déjà ils relevaient ses statues, et faisaient
même courir des édits avec sa signature ^ Les chré-
tiens, aucontriaire, qui le considéraient comme un
monstre, en entendant de pareils bruits, auxquels ils
croyaient en tant que gens du peuple, étaient frappés
de teiTeur. Les imaginations dont il â^agit durèrent
fort longtemps, et, conformément à ce qui arrive
presque toujours en de semblables circonstances, il
y eut plusieurs faux Néron*. Nous verrons bientôt le
contre-coup de cette opinion dans l'Église chrétienne
et la place qu'elle tient dans la littérature prophétique
du temps.
!• Suétone, Néron, 57 ; Tacite, llist,. II, 8.
2. Il y en eut au moins deux : \'* celui qui fut tué à Gythnos
et dont nous aurons beaucoup occasion de parler; V celui qui
parut sous Doraitien, vers l'an 88 (Tacite, Hist., I, % ; Suétone,
Néron, 57). L'indication de Zonaras (Xf, 48) sur un autre faux
Néron, qui aurait paru sous Titus, semble provenir d'une erreur
de date; les données de Zonaras peuvent être rapportées au faux
Néron de 88. Celerorum de Tac, Hisl., II, 8, supposerait, il
est vrai, plus é'un faux Néron après celui de Cyltmos; mais il
est peu probable que la politique parthe ait commis deux fois
de suite la môme faute, et ait été dupe à quelques années de dis-
tance de deux imposteurs jouant la même farce. Dion Chryso-
stome, sous Trajan, atteste que plusieurs croyaient encore fer-
mement que Néron vivait (Oral, xxi, 40). L'auteur du quatrième
livre sibyllin, qui écrit vers l'an 80, croit que Néron est chez
les Parlhes (vers 449-424, 437-439), et qu'il va bientôt venir.
Tort (vers 437) inviterait à placer un faux Néron sous Titus
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320 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6»]
Uélrangeté du spectacle auquel on assistait lais-
sait peu d'âmes dans le droit sens. On avait poussé la
nature humaine aux limites du possible ; il restait le
vide au cerveau qui suit les accès de fièvre ; partout
des spectres, des visions de sang. On racontait qu'au
moment oîi Néron sortit de la porte Colline pour se
réfugier à la villa de Phaon, un éclair lui donna dans
les yeux, qu'en même temps la terre trembla, comme
si elle se fût entr' ouverte et que les âmes de tous
ceux qu'il avait tués fussent venues se précipiter sur
lui ^ Il y avait dans l'air comme une soif de ven-
geance. Bientôt nous assisterons à l'un des inter-
mèdes du grand drame céleste, où les âmes des égor-
gés, serrées sous l'autel de Dieu, crient à haute voix :
« Jusques à quand, Seigneur, ne redemanderas-tu pas
notre sang à ceux qui habitent la terre * ? » Et il leur
sera donné une robe blanche, pour qu'ils attendent
encore un peu.
(cf. vers 430-136) ; mais le sibylliste semble parler ici d'un événe-
ment futur. S'il prophétisait post evenlum, il verrait Tinanité
de ce qu'il annonce comme un grand événement.
- .1 . Suélone, Néron, 48; DionCassius, LXIII, 28.
j t. Apoc.^ VI, 9 et suiv.
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CHAPITRE XIV
FLÉAUX ET PRONOSTICS.
La première impression des juifs el des chrétiens
à la nouvelle de la révolte de Vindex avait été une
joie extrême. Ils crurent que l'empire allait finir avec
la maison de César, et que les généraux révoltés,.^
pleins de haine pour Rome S ne songeaient qu'à se i
rendre indépendants dans leurs provinces respectives.
Le mouvement des Gaules fut accueilli en Judée
comme ayant une signification analogue à j^elui des
Juifs eux-mêmes*. C'était la une profonde erreur.
Aucune partie de l'empire, la Judée exceptée, ne
voulait voir se dissoudre la grande association qui
donnait au monde la paix et la prospérité matérielle.
Tous ces pays des bords de la Méditerranée, autre-
fois ennemis, étaient enchantés de vivre ensemble
\ ^. Apoc, XVII, 16.
1 Josèphe, U. J., proœm., 2; VI, vi, 2.
21
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322 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
La uaule elle-même, bien que moins pacifiée que le
reste, bornait ses velléités révolutionnaires à renver-
ser les mauvais empereurs, à demander la réforme,
à souhaiter Tempire libéral. Mais on conçoit que des
gens habitués aux royautés éphémères de l'Orient
aient regardé comme fini un empire dont la dynastie
venait de s'éteindre, et aient cru que les diverses
nations subjuguées depuis un ou deux siècles allaient
former des États séparés sous les généraux qui en
avaient le commandement. Pendant dix-huit mois,
en effet, aucun des chefs de légions révoltées ne
réussit à primer ses rivaux d'une manière durable.
Jamais le monde n'avait été pris d'un tel tremble-
ment : à Rome, le cauchemar à peine dissipé de
Néron ; à Jérusalem, une nation entière à l'état de
délire ; les chrétiens sous le coup de l'affreux mas-
sacre de l'an 64 ; la terre elle-même en proie aux
convulsions les plus violentes : tout le monde avait
le vertige. La planète semblait être ébranlée et ne
pouvoir plus vivre. L'horrible degré de méchanceté
où la société païenne était arrivée, les extravagances
de Néron, sa Maison Dorée, son art insensé, ses
colosses, ses portraits de plus de cent pieds de
haut * avaient à la lettre rendu le monde fou. Des
4. Pline, XXXIV, vu (8); XXXV, vu (33); Dion Cassius,
LXVI, 15.
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[An 68) L'ANTECHRIST. 323
fléaux naturels se produisaient de toutes parts S et
tenaient les âmes dans une espèce de terreur.
Quand on lit l'Apocalypse sans en connaître la
date et sans en avoir la clef, un tel livre paraît l'œuvre
de la fantaisie la plus capricieuse et la plus indivi-
duelle; mais, quand on replace l'étrange vision en
cet interrègne de Néron à Vespasien, où l'empire
traversa la crise la plus grave qu'il ait connue,
l'œuvre se trouve dans un merveilleux accord avec
l'état des esprits * ; nous pouvons ajouter avec l'état
du globe; car nous verrons bientôt que l'histoire phy-
sique de la terre à la même époque y fournit des élé-
ments. Le monde était affolé de miracles ; jamais on
ne fut si occupé de présages. Le Dieu Père paraissait
avoir voilé sa face ; des larves impures, des monstres
sortis d'un limon mystérieux semblaient errer dans
l'air. Tous se croyaient à la veille de quelque chose
d'inouï. La croyance aux signes du temps et aux
prodiges était universelle; à peine quelques cen-
taines d'hommes instruits en voyaient-ils la vanité'.
Des charlatans, dépositaires plus ou moins authen-
tiques des vieilles chimères de Babylone, exploitaient
4. Juvénai, vi, 409-411.
2. Voir surtout Tacite, Hist., I, 3, 18. Cf. Ann.j XV, 47.
3. Pline TADcien, le savant du temps, est d'une extrême
crédulité. Les historiens les plus Eéricux, Suétone, Dion Cassius
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324 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
l'ignorance du peuple, et prétendaient interpréter
les pronostics *. Ces misérables devenaient des per-
sonnages ; le temps se passait à les chasser et à les
rappeler*; Othon' et Vitellius*, en particulier, leur
furent livrés tout entiers. La plus haute politique
ne dédaignait pas ' de tenir compte de ces puériles
rêveries*.
Une des branches les plus importantes de la
divination babylonienne était l'interprétation des
(LXI, 46; LXV, 4, etc.), admettent la valeur des présages.
Tacite {Hisl.,l, 18, 86) somble en voir la vanité. Galba les
dédaigna {Uisi.,\y 48; cf. cependant Plut., Galba, 23). Vespasien
en riait aussi parfois {Snéi., Vesp., 13).
4. Vie d'Apollonius par Philostrata, en particulier V, 43.
2. Valère Maxime,'_I, 3.
3. Suétone, Olhon, 4, 6; Tacite, Ilist., I, 22.
4. Suétone, Vilellius, 44; Tacite, Hist., II, 62; DionCassius,
LXV, 4 ; Zona: as, Ann,, VI, 5.
5. Suétone, Tibère, 74; Caius, 57 ; Claude, 46; Néron, 6, 36,
40, 46; Galba, 4, 9, 48; Olhon, 4, 6, 7, 8; Vit., 44; Vesp., 5,
7, 25; Tacite, Ann., XII, 6i; XIV, 9, 42, 22; XV, 22, 47; HiaL,
I, 3, 40, 48, 22, 38, 86: II, 78 ; Dion Cassius, LX, 35; LXI, 2,
46, 48; LXII, 4; LXI», 46, 26, 29; LXIV, 4, 7, 40; LXV, 4, 8,
9, 44, 43; LXVI, 4, 9 ; Pline, //. N., Il, lxx (72), lxxxui (85),
cm (406) ; Nicéphore, Uisl. eccL, I. I, ch. 47; Plutarque, Galba,
23; Olhon, kt\ Eusébe, Chron,, ad ann. 4973 Abrah., 7 Ner.,
9 Ner.; Zonaras, XI, 46; Philostrate, ApolL, IV, 43; Jos., B. /.,
VI, V, 3, 4. Cf. Virgile, Géorg., I, 463 et suiv.; Carmim
sibylL, III, 334, 337, 41 1 et suiv.; IV, 4 28 et suiv., 472 et suiv.
Coup. Tite-Live, XXX, 2.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 325
naissances monstrueuses, considérées comme impli-
quant l'indice d'événements prochains*. Celle idée
avait envahi plus qu'aucune autre le monde romain ;
les fœtus à plusieurs têtes surtout étaient tenus pour
des présages évidents, chaque tôte, selon un symbo-
lisme que nous verrons adopté par l'auteur de l'Apo-
calypse, représentant un empereur*. Il en était de
même des formes hybrides, ou que l'on pré-
tendait telles, A cet égard encore, les visions mal-
saines, les images incohérentes de l'Apocalypse sont
le reflet des contes populaires qui remplissaient les
esprits. Un pourceau à serres d'épervier fut tenu pour
la parfaite image de Néron'. Néron lui-même était
fort curieux de ces monstruosités *.
On était aussi très-préoccupé des météores, des
signes au ciel. Les bolides faisaient la plus grande
impression. On sait que la fréquence des bolides est
un phénomène périodique, qui revient à peu près
tous les trente ans. A ces moments, il est des nuits
où, à la lettre, les étoiles ont l'air de tomber du ciel.
Les comètes, les éclipses, les parhélies, les aurores
1. Journal asialique , ocL^nov^-^éc. \S1\, p. 449 et suiv.
^ 2. Philostr., Apoll, V, 43; Tac, Ann., XV, 47; Ilist., I, 86.
3. Tacite, Ann,, Xlf, 64.
4. rhlégon, De rébus mirab., c. xx; Pline, endroits cités
ci-dessus, p. 137, note I.
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320 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
boréales, ou Ton croyait voir des couronnes, des
glaives, des stries de sang; les nuées chaudes, aux
formes plastiques, où se dessinaient des batailles,
des animaux fantastiques, étaient avidement remar-
quées et paraissent n'avoir jamais eu autant d'inten-
sité qu'en ces tragiques années. On ne parlait que de
pluies de sang, d'effets surprenants de la foudre,
de fleuves remontant leur cours, de rivières sangui-
nolentes. Mille choses auxquelles on ne fait pas
attention en temps ordinaire recevaient de l'émotion
fiévreuse du public une importance exagérée *. L'in-
fâme charlatan Balbillus exploitait l'impression que
ces accidents faisaient quelquefois sur l'empereur
pour exciter ses soupçons contre ce qu'il y avait de
plus illustre et tirer de lui les ordres les plus cruels*.
Les fléaux du temps % au reste, justifiaient jus-
qu'à un certain point ces folies. Le sang coulait à
flots de tous côtés. La mort de Néron, j^ui fut une
délivrance k tant d'égards, ouvrit une période de
guerres civiles. La lutte des légions de la Gaule sous
4. Tacite, Ann., XV, 47; Hisl., I, 48, 86; Dion Cassius,
LXIH, 26; Eusèbe, Chron., à Tannée de J.-C. 33; Carmina
sibyll, IV, Ml et suiv.; V, 454.
î. Suétone, Néron, 36, 56 ; Tacite, Ann,, XV, 47 ; Pline, II,
XXV (23); Dion Cassius, LXI, 48.
3. Carmina sihyll., Ill, 29ael suiv., 323 et suiv., 467 et suiv.;
IV, 440 cl suiv., etc.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 327
Vindex et Verginius avait été effroyable ; la Galilée
était le théâtre d'une extermination sans exemple ; la
guerre de Corbulon chez les Parlhes avait été très-
meurtrière. On pressentait pis encore dans l'avenir :
les champs de Bédriac et de Crémone vont bientôt
exhaler une fumée de sang. Les supplices faisaient
des amphithéâtres autant d'enfers. La cruauté des
mœurs militaires et civiles avait banni du monde
toute pitié. Retirés tremblants au fond de leurs asiles,
les chrétiens se redisaient sans doute déjà des mots /
que l'on prêtait à Jésus * : « Quand vous entendrez
parler de guerres et de bruits de guerre, ne vous
en troublez pas ; il faut que cela soit ; ce n'est pas
encore la fin. On verra se lever nation contre nation,
royaume contre royaume; il y aura de grands trem-
blements de terre, des épouvantements, des famines,
des pestes de tous les côtés et de grands signes
dans le ciel. Ce sont là les commencements des dou-
leurs*. »
La famine, en effet, se joignait aux massacres.
— 4. Matth., XXIV, 6-8; Marc, xiii, 7-9; Luc, xxi, 9-n.
2. Sur les fléaux et en particulier sur la famine, envisagés
comme signes de la venue du Messie, voyez Mischna, SotOj ix, 15 ;
Taira, de Bab., Sanhédrin, 97 a; Pesikla derabbi Kahtm (édil.
Buber], 51 b; Pesikla rabbalhi, ch. i, sub fin., et cbf xv; le
midra$ch Olholh ham-maschiak, dans le Belh ham-midrasch de
Jellinek, II, p. 58-6J.
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328 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 6«]
En l'année 68, les arrivages d'Alexandrie furent in-
suffisants'. Au commencement de mars 69, une inon-
dation du Tibre fut très-désastreuse*. La misère était
extrême '. Une irruption soudaine de la mer couvrit
de deuil la Lycie*. En Tan 65, une poste horrible
affligea Rome' ; durant l'automne, on compta trente
mille morts. La même année, le monde s'entretint
du terrible incendie de Lyon % et la Campanie fut
ravagée par des trombes et des cyclones, dont les
ravages s'étendirent jusqu'aux poi-tes de Rome \
L'ordre de la nature paraissait renversé ; des orages
aflreux répandaient la terreur de toutes parts*.
Mais ce qui frappait le plus, c'étaient les tremble-
ments de terre. Le globe traversait une convulsion
parallèle à celle du monde moral ; il semblait que la
terre et l'humanité eussent la fièvre à la fois'. C'est
1. Suétone, Néron, 45. Cf. Tacile, Ann.,\\\, 43; Carmina
sibyll.j m, V. 475 et suiv.
2. Tacite, IJist., 1, 86; Suétone, Olhon, 8; Plularque, Olhon, 4.
3. Suétone, XéroUj 45 ; Tacite, Ilist., I, 86.
4. Dion Cassius, LXIII, tQ.
5. Tac, Ann., XVI, 43; Suét., Néron, 39; Orose, VU, 7.
6. Tacite, Ann,, XVI, 43; Sénèque, Episl., xci.
7. Tacile, ^nw., XVÏ, 43.
8. Tacite, Ann,, XV, 47; Sénèque, Qwœs^ nat,, VI, 28.
9. « Mundus ipse concutilur ingens timor consternatio
omnium. » Sénèque, Quœst, nat,, Vf, I .
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[An 68] L'ANTECHRIST. 329
le propre des mouvements populaires de mêler en-
semble tout ce qui agite l'imagination des foules, au
moment où ils s'accomplissent ; un phénomène
naturel, un grand crime, une foule de choses acci-
dentelles ou sans lien apparent sont liées et fon-
dues ensemble dans la grande rapsodie que Thuma-
nité compose de siècle en siècle. C'est ainsi que
l'hisloire du christianisme s'est incorporé tout ce qui,
aux diverses époques, a ému le peuple, Néron et la
Solfatare y ont autant d'importance que le raisonne-
ment théologique ; il y faut faire une place à la
géologie et aux catastrophes de la planète. De tous
les phénomènes naturels, d'ailleurs, les tremblements
de terre sont ceux qui portent le plus l'homme à
s'humilier devant les forces inconnues; les pays où
ils sont fréquents, Naples, l'Amérique centrale, ont
la superstition à l'état endémique; il en faut dire
autant des siècles où ils sévissent avec une violence
particulière. Or, jamais ils ne furent plus communs
qu'au premier siècle. On ne se souvenait pas d'un
temps où l'écorce du vieux continent eût été si fort
agitée *.
Le Vésuve préparait son effroyable éruption de 79.
4. Juvénal, vi, 411 ; Carm. sibylL, IIF, 341, 401, 449, 457,
459 etsuiv.;lV, 428-129. M. Julius Schmidt, directeur deTobser-
vatoire d'Alhènes, qui a fait un catalogue des tremblements de
/
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330 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
Le 5 février 63, Pompéi fut presque abîmée par un
tremblement de terre ; une grande partie des habi-
tants ne voulut plus y rentrer ^ Le centre volcanique
de la baie de Naples, au temps dont il s'agit, était
vers Pouzzoles et Cumes. Le Vésuve était encore
silencieux * ; mais cette série de petits cratères qui
constitue la région à l'ouest de Naples, et qu'on
appelait les Champs Phlégréens % offrait partout la
trace du feu. L'Averne, YAcherusiapalus (lacFusaro),
le lac Agnano, la Solfatare, les petits volcans éteints
d'Astroni, de Camaldoli, d'Ischia, de Nisida, offrent
aujourd'hui quelque chose de mesquin ; le voyageur
en rapporte une impression plutôt gracieuse que ter-
rible. Tel- n'était pas le sentiment de l'antiquité. Ces
étuves, ces grottes profondes, ces sources thermales,
ces bouillonnements, ces miasmes, ces sons caver-
neux, ces bouches béantes {bocche d'infemo) vomis-
sant le soufre et des vapeurs en feu, inspirèrent
terre, a bien voulu me communiquer la partie de son catalogue
relative aux temps qui nous occupent.
4. Tacite, Ann., XV, tl ; Sénèque, QuœsL nat., VI, 4.
2. II y avait eu, aux époques antéhistoriques, des cruplioos
du Vésuve; mais la montagne était depuis longtemps en repos,
quand éclala l'éruption de 79. (Diod. Sic, IV, î« ; Slrabon, V,
IV, 8; Dion Cassius, LXVI, 24, 22; Vitruve, II, vi, 2; Pline,
Lellres, VI, 46.) La culture montait jusqu'au sommet; le plateau
seul offrait Taspect phlégrëen.
3. Strabon, V, iv, 4-9; Diod. Sic, IV, 24-22.
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(An C8] L'ANTECHRIST. 331
Virgile; ils furent également l'un des facteurs essen-
tiels de la littérature apocalyptique. Le juif qui
débarquait à Pouzzoles, pour aller trafiquer ou intri-
guer à Rome % voyait cette terre fumante par tous ses
pores, sans cesse ébranlée, qu'on lui disait peuplée
dans ses entrailles de géants et de supplices*; la
Solfatare surtout lui paraissait le puits de l'abîme, le
soupirail à peine fermé de l'enfer. Le jet continu de
vapeur sulfureuse qui s'échappe de son ouverture
n'était-il pas à ses yeux la preuve manifeste de
l'existence d'un lac de feu souterrain, destiné évi-
demment, comme le lac de la Pentapole, à la punition
des pécheurs'? — Le spectacle moral du pays ne
l'élonnait pas moins. Baïa était une ville d'eaux et de
bains, le centre du luxe et des plaisirs, l'endroit des
maisons dé campagne à la mode, le séjour favori de
la société légère*. Cicéron se fit du tort auprès des
4. V. SaM Parti, p. 443-444, et ci-dessus, p. 40, note 3.
2. Slrabon, V, iv, 4, 5, 6, 9; VI, m, 5; Diod. Sic, IV, 24.
Ces mythes, titaniques grecs avaient été adoptés par les Juirs.
Voir Hénoch, x, 42.
I 3. Apec, XIV, 40; xix, 20; xx, 9; xxi, 8. L'aspect de la Sol-
I fatare parait avoir été dans Taotiquilé plus volcanique qu'aujour-
d'hui ; la plaine qui en fait le fond était couverte de soufre à l'état
1 pulvérulent; il semble qu'on n'y voyait pas de végétation (Stra-
bon, V, IV, 6).
4. Cicéron, Pro Cœlio, 20.
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m ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 08]
gens graves en ayant sa villa au milieu de ce royaume
des mœurs brillantes et dissolues*. Properce ne
voulait pas que sa maîtresse y demeurât* ; Pétrone y
place les débauches de Trimalcion\ Baïa, Baules,
Cumes, Misène virent, en effet, toutes les folies, tous
les crimes. Le bassin de flots d'azur compris dans le
contour de cette baie délicieuse fut la sanglante nau-
maclîie où s'abîmèrent les milliers de victimes des
fêtes de Galigula et de Claude. Quelle réflexion
pouvait naître dans l'esprit du juif pieux, du chrétien
qui appelait avec ferveur la conflagration universelle-
du monde, à la vue de ce spectacle sans nom, de
ces folles constructions au milieu des flots, de ces
bains, objet d'horreur pour les puritains*? Une
seule. « Aveugles qu'ils sont! devaient-ils se dire,
leur futur séjour est sous eux; ils dansent sur l'enfer
qui doit les engloutir. »
Nulle part une telle impression, qu'elle s'applique
à Pouzzoles ou à d'autres lieux du même caractère,
4. Hœc puteolana et cumana régna. Cic, atl AU., XIV, 16.
Cf. ibid., I, 46, et Strabon, V, iv, 7.
2. « Tu modo corruptaa quaraprimum desere Baias »
3. Sénôque Tdppelle diversorium vUioru/n. Epist., 3 1 . Cf. Mar-
tial, I, LXllI.
4. Rapprochez la haine des moines contre Frédéric U, au
treizième siècle, parce qu*il rétablit les bains d'eanx thermales à
Pouzzoles.
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[An 08] L'ANTECHRIST. 333
n'est plus frappante que dans le livre d'Hénoch*.
Selon l'un des auteurs de celle bizarre apocalypse,
le séjour des anges déchus est une vallée souterraine,
située à l'ouest, près de la « montagne des métaux ».
Cette montagne est remplie de flots de feu; une
odeur de soufre s'en exhale ; il en sort des sources
bouillonnantes et sulfureuses (eaux thermales) qui
servent à guérir les maladies, et près desquelles les
rois et les grands de la terre se livrent à toute sorte
de voluptés*. Les insensés! ils voient chaque jour
4. Ch. Lxvii, 4-13, édit. Dillmann. On a conclu de ce passage
que la partie du livre d'Hénoch où il se trouve a été écrite après
ran 79 ; mais, outre qu*il est douteux qu'il y ait là une allusion à
des phénomènes volcaniques occidentaux, qu'on lise Diodore de
Sicile, IV, 21 ; Strabon, V, iv, 8, passages écrits certainement avant
l'an 79, on y trouvera presque les mômes images. Diodore, en par-
ticulier, met les Champs Phlégréens en rapport direct avec le
Vésuve, quoique la distance soit de sept ou huit lieues. L'allusion
du livre d'Hénoch peut donc se rapporter simplement aux phéno-
mènes volcaniques deCumes et deBaïa. L'expression « montagne
des métaux en fusion », où Ton a voulu voir le Vésuve en éruption,
est suffisamment justi6ée, ou par la Solfatare de Pouzzoles, ou par
rétat du Vésuve avant 79 (cf. Strabon, loc. cit.). L'aspect du
Vésuve était bien celui d'un fourneau éteint. V. Beulé, Le drame
du Vésuve, p. 61 et suiv. Ajoutons que l'idée de fusion n'est pas
si nettement exprimée qu'on ra cru dans le texte éthiopien ; en
tout cas, ce texte ne dit nullement que de la vallée « sortiront un
jour » des torrents de feu.
2. Comp. Strabon, V, IV, 5 : ai Datât xal rà 6£pp.à ô^ara Ta xxt
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33^1 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
leur châtiment qui se prépare, et néanmoins ils ne
prient pas Dieu, Cette vallée de feu peut être la vallée
de la Géhenne à T Orient de Jérusalem, reliée à la
dépression de la mer Morte par le Ouadi en-nâr
(la vallée du feu); alors les sources thermales sont
celles de Callirrhoé, lieu de plaisance des HérodesS
et de la région toute démoniaque de Machéro, qui en
est voisine *. Mais, grâce à Télasticilé de la topogra-
phie apocalyptique, les bains peuvent aussi être ceux
de Baïa et de Cumes; dans la vallée de feu, on peut
reconnaître la Solfatare de Pouzzoles ou les Champs
Phlégréens ' ; dans la montagne des métaux , le
Vésuve tel qu'il était avant l'éruption de 79*. Nous
verrons bientôt ces lieux étranges inspirer l'auteur de
l'Apocalypse, et le puits de l'abîme se révéler à lui,
dix ans avant que la nature, par une coïncidence
singulière, rouvrît le cratère du Vésuve. Pour le
yf^ peuple, il n'y a pas de rapprochement fortuit. Ce fait
4. Jos., Anl,, XVII, VI, 5; B. J., I, xxxm, 5; II, xxi, 6.
2. Jos., B. J., VII, VI, 3.
3. La Soirutare n'étant qu'à cent mètres au-dessus du niveau
de la mer, son cratère peut bien s'appeler une « vallée », expres-
sion qui serait impropre pour un point aussi élevé que le cratère
de la Somma.
4. Cette montagne de métaux ne se justifie par aucune particu-
larité physique de la région de la mer Morte. Voir cependant
Neubauer, Géogr, du Talm., p. 37 et 40.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 335
que la contrée la plus tragique du monde, celle qui
fut le théâtre de la grande orgie des règnes de Cali-
gula, de Claude , de Néron , se trouvait en même
temps le pays par excellence des phénomènes que
presque tout le monde alors considérait comme infer-
naux, ne pouvait être sans conséquence*.
Ce n'était pas, du reste, seulement l'Italie, c'était
toute la région orientale de la Méditerranée qui trem-
blait. Pendant deux siècles, l'Asie Mineure fut dans un
ébranlement perpétuel*. Les villes étaient sans cesse
occupées à se reconstruire; certains endroits comme
Philadelphie éprouvaient des secousses presque tous
les jours*; Traites était dans un état d'éboulement
perpétuel*; on avait été obligé d'inventer pour les
4. Naturellement les apocalypses postérieures à Tan 79 in-
sistent plus encore sur ces images. Carmina sibyllina, 1. IV, 430
saiv. Comp. 4* livre d'£sdras, vi et suiv., selon Pélhiopien.
2. « Nusquam orbe loto tam assidues terrœ motus et tam
crebras urbium demersiones quam in Asia. » Solin, Polyh., 40. Cf.
Texier, Asie Min., pp. Î28, 256, 263, 269, 279, 329 et suiv.;
439 et suiv.; Strabon, index, lerrœ molus; Pbiloslrate, ApolL,
IV, 6. C'est ce qui explique pourquoi il y a en Asie Mineure
relativement peu de monuments antérieurs au premier siècle de
notre ère.
3. Strabon, XII, iv, 40. Cf. XII, vui, 46, H, 48.
4. Les traces de ces déchirements sont visibles encore sur les
versants du Tmolus et du Messogis. On ne saurait voir des mon-
tagnes plus bizarrement déchiquetées, fendues, crevassées. Voir
surtout les environs de Tralles (Aïdin).
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330 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 08]
maisons un système d'épaulemenl réciproque*. En
Tan 17, eut lieu la destruction des quatorze villes
de la région du Tmolus et du Messogis ; ce fut la
plus terrible catastrophe de ce genre dont on eût
jamais entendu parler jusque-là*, L'an 23^, l'an
33*, Tan 37», l'an 46% Tan b! % l'an 53% il y eul
des malheurs partiels en Grèce, en Asie, en Italie.
Théra élail dans une période d'actif travail • ; An-
tioclie était incessamment ébranlée *% A partir de
• 4. Pour le premier siècle avanl J.-C., voir surtout Jos., AuL,
XV, V, 2; B. J,, I, XIX, 3; Justin, XL, 2; Eusèbe, Chron., années
40,25, 39 d'Auguste.
2. Tacite, Anii., H, 47; Pline, II, lxxxiv (86) ; Dion Cassius,
LVII, 47; Eusèbe, Chron., année 4 de Tibère; Sénèque, QuœsL
ml., VI, 4; Strabon, XII, viii, 46, 47, 48; XIII, m, 5; iv, 8;
Phlégon, Mir., xiii, xiv; Solin, 40; le Syncelle, p. 319; Corpus
inscr. gr,, n'» 3450 (Le Bas et Wadd., III, 620; ; Orelli, n« 687
(Mommsen, Inscr. regni A^ca;î.^n°24S6); Nicéphore, Ilist. eccL,
I, ch. 47. Cf. Carmina sibyllina, III, 341 et suiv.; V, 286-29L
Comparez la catastrophe qui arriva dans le même pays douze ans
avant J.-C. Dion Cassius, LIV, 30.
3. Tac, Ann.,\\, 43.
4. Eusèbe, Chron., à cette année.
5. Suétone, Tibère, 74.
6. Dion Cassius, LX, 29; Eus., Chron., an 5 do Claude; Sé-
nèque, QuœsL nal.. Il, 26; VI, 24 ; Aur. Victor, Cœs.^ Claude, 4 i.
7. Tacite, Ann., XII, 43.
8. Tacite, Ann., XII, 58. Comp. le Syncelle, p. 336, Paris.
9. Voir la note pour l'an 46, ci-dessus.
40. Malala, 1. X, 243 (40i,, 246 (404), 265 (4 4 2), édU. de Bonn.
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[An C8J L'ANTECHRIST. 337
Tan 59, enfin, il n'y a presque plus d'année qui ne
soit marquée par quelque désastre*. La vallée du
Lycus, en particulier, avec ses villes chrétiejmes de
Laodîcée, de Colosses, fut abîmée en Tan 60*. Quand
on songe que c'était là justement le centre des idées
millénaires, le cœur des sept Églises, le berceau de
l'Apocalypse, on se persuade qu'un lien étroit exista
entre la révélation de Palmos jet les bouleversements
du globe ; si bien que c'est ici l'un des rares exem-
ples qu'on peut citer d'une influence réciproque
entre l'histoire matérielle de la planète et Thistoire
du développement de l'esprit. L'impression des cata-
strophes de la vallée du Lycus se retrouve également
dans les poèmes sibyllins '• Ces tremblements d'Asie
répandaient partout l'effroi; on en parlait dans le
monde entier*, et le nombre de ceux qui ne voyaient
pas dans ces accidents les signes d'une divinité
courroucée était bien peu considérable ^
< . Eusèbe, CIvron., aux années 62 et 65; Suétone, Néron, tO :
l>hiloslrate, ApollonitéS, IV, 34; VI, 38, 4i; Sénèque, Quœsl,
nat., VI, 4; Pline, HisL nal.. Il, lxxxiii (85).
2. Voir Saint Paul, p. 357-358, note, et ci-dessus, p. 99.
Eusèbe et Orose se trompent sur la date de cet événement.
Tacite, XÏV, 27, tranche la question.
3. Carmina sibylL, III, 471 et suiv.; V, 286-291.
4. Juvénal, vi, 414.
5. Passages sibyllins précités; Dion Cassius, LXVIII, 25.
'22
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33S ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
Tout cela faisait une soi-te d'atmosphère sombre,
où l'imagination des chrétiens trouvait une forte exci-
tation. Comment, à la vue de ce détraquement du
monde physique et du monde moral, les fidèles ne se
fussent-ils pas écriés avec plus d'assurance que
' r^ jamais : Maranalha ! Maranalha ! « Notre- Seigneur
vient ! Notre-Seigneur vient ! » La terre leur parais-
sait s'écrouler, et déjà ils croyaient voir les rois, les
puissants et les riches s'enfuir, en criant : « Monta-
gnes, tombez sur nous ; collines, cachez-nous. » Une
constante habitude d'esprit des anciens prophètes
était de prendre occasion de quelque fléau naturel
pour annoncer la prochaine apparition du « jour de
Jéhovah ». Un passage de Joël*, qu'on appliquait
aux temps messianiques*, donnait comme pronos-
tics certains de ce grand jour des signes dans le ciel
et sur la terre, des prophètes s'élevant de toutes
parts, des fleuves de sang, du feu, des palmiers de
fumée', le soleil obscurci, la lune sanglante. On
croyait également que Jésus avait annoncé les trem-
blements de terre, les famines et les pestes comme
Touverture des grandes douleurs*, puis, comme
4 . Ch. m (selon les Septante et la Valgale, u, 28-32}.
-'^. Ad. j II, n-24.
3. TimroL Pline, Lettres, VI, 4 6, compare de même la colonne
de fumée du Vésuve à un pin parasol.
^^,^^. MaUh., XXIV, 7; Marc, xin, 8; Luc, xxi, 1 . Ces idées étaient,
!
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[An 68] L'ANTECHRIST. 339
indices précurseurs de sa venue, des éclipses, la lune
obscurcie, les astres tombant du firmament, tout le
ciel troublé, la mer mugissante, les populations fuyant
éperdues, sans savoir de quel côté est la mort ou
le salut*. L'épouvante devint ainsi un élément de
toute apocalypse*; on y associa l'idée de persécu-
tion* : il fut admis que le mal, près de finir, allait
redoubler de rage et faire preuve d'un art savant
pour exterminer les saints.
comme toales les données apocalyptiques, empruntées aux anciens
prophètes Isaïe et Ézéchiel. Voir Isaïe, xxxiv, 4;' Ézech., xxxii,
7-8. Comp. Carmina sibyll., IV, Mt et suiv.
\, Matth., XXIV, 29; Marc, xiii, 24-25; Luc, xxi, 25-26. Com-
parez, en particulier, les traits de Luc à la description du tremble*
ment de terre de Pompéi en 63, telle que la donne Sénèque,
QuœsL nai., VI, \ .
2. Voir Assomption de Moïse, c. 40 (Ceriani, I, Motium.
sacra et prof., p. 60), etc.; Âpoc. de Daruch, dans Ceriani, I,
p. 80, et V, p. 430.
3. Assomption de Moïse, 8.
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CHAPITRE XV.
LES APÔTRES EN ASIE.
La province d'Asie était la plus agitée par ces
terreurs. L'Église de Colosses avait reçu un coup
mortel de la catastrophe de l'an 60 ^ Hiérapolis,
quoique bâtie au milieu des déjections les plus bi-
zarres d'un bubon volcanique, ne souffrit pas, ce
semble. Ce fut peut-être là que se réfugièrent les
fidèles de Colosses. Tout nous montre, dès celte
époque, Hiérapolis comme une ville à part. La pro-
fession du judaïsme y était publique. Des inscrip-
tions, encore existantes parmi les ruines si merveil-
leusement conservées de celte ville extraordinaire,
mentionnent les distributions annuelles qui doivent
se faire à des corporations d'ouvriers, lors de « la
fête des azymes » et de « la fête de la Pentecôte* ».
4 . Voir ci-de3sus, p. 99.
2. Inscr. publiée par Wagener, dans h Revue de Vinstr^publ.
en Delg., mai 1868, p. 4 et suiv.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 3il
Nulle part les bonnes œuvres, les institutions cha-
ritables S les sociétés de secours mutuels entre gens
exerçant le même métier*, n'eurent autant d'impor-
tance. Des espèces d'orphelinats, de crèches ou
d'asiles pour les enfants' attestent des soucis de phi-
lanthropie singulièrement développés. Philadelphie
offrait un spectacle analogue; les corps d'états y
étaient devenus la base des divisions politiques*. Une
démocratie pacifique d'ouvriers, associés entre eux,
ne s'occupant pas de politique, était la forme sociale
de presque toutes ces riches villes d'Asie et de
Phrygie. Loin d'être interdite à l'esclave, la vertu y
était considérée comme l'apanage spécial de celui
qui souffre. Vers le temps où nous sommes, naissait
à Hiérapolis même un enfant si pauvre, qu'on le tTT
vendit au berceau et qu'on ne le connut jamais que
sous le nom d' « esclave acheté », Epictetos, nom qui
grâce à lui est devenu synonyme de la vertu même.
Un jour sortira de ses leçons ce livre admirable,
manuel des âmes fortes qui répugnent au surnaturel
\, Wagener, /. c., p. 7 et suiv.
î. V. Saint Paul, p. 354-355. Voir surtout Waddinglon,
Inscr., n» 4687.
3. Ép^atjîa epi{i|xa7i)ct5. Waddinglon, n« 4687; Wagener, p. 7-8;
cf. Corpus inscr. gr.jU" 3348, et Xoiices et extraits, t. XXVIII,
2* partie, p. 425.
4. Corpus inscr, gr., n' 3422; Wagener, /. c, p. 40-44.
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312 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
deFÉvangile, et qui croient qu'on fausse le devoir en
lui créant uït autre charme que celui de son austérité.
Aux yeux du christianisme, Hiérapolis eut un
honneur qui surpasse de beaucoup celui d'avoir vu
naître Épictèle. Elle donna Thospitalité à l'un des
rares survivants de la première génération, chrétienne,
à l'un de ceux qui avaient vu Jésus, à l'apôtre Phi-
lippe *. On peut supposer que Philippe vint en Asie
après les crises qui rendirent Jérusalem inhabitable
pour les gens paisibles, et en chassèrent les chré-
tiens*. L'Asie était la province où les juifs étaient le
plus tranquilles ; ils y affluaient. Les rapports entre
Rome et Hiérapolis étaient également faciles et régu-
liers *. P hilip pe était un personnage sacerdotal et
d'ancienne école, assez analogue à Jacques. On lui
prélait des miracles, même des résurrections de
morts. Il avait eu quatre filles, qui toutes furent
prophélesses. Il semble qu'une d'elles était morte
1 . Passages cilés ci-dessous, et Théodoret, in Ps. cxvi, 4 ; Nicé-
pliore, //. £:.^II, 39. Sur la distinction de Philippe le diacre et de
Philippe Tapôtre, voir les Apôires, p. 451, note; Sainl Paul,
p. 506-607.
2. Leménologe grec (Urbin, 47Î7, 4" part., p. 4 4) le fait venir
en Asie après la mort de Jean; mais ce sont là des combinaisons
bien modernes.
3. Corpusinscr.gr,, n<» 3920, négociant qui fit soixanle-douze
fois le voyage d*Hiérapolis en Iialie par le cap Malée.
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[An 08) L'ANTECHRIST. 3«
avant que Philippe vînt en Asie. Des trois autres,
deux vieillirent dans la virginité; la quatrième se
maria du vivant de son père, prophétisa comme ses
sœurs, et mourut à Éphèse *. Ces femmes étranges
devinrent fort célèbres en Asie *. Papias, qui fut vers
Tan 130 évêque d'Hiérapolis, les avait connues; mais
►il ne vit pas Tapôtre lui-môme. 11 apprit de ces
vieilles filles exaltées, sur les miracles de leur père,
des faits extraordinaires, des récits merveilleux \
Elles savaient aussi beaucoup de choses sur d'autres
apôtres ou personnages apostoliques, en particulier
1. Les Actes des apôtres, et Proclus, qui les suit, comptent
quatre ûlles prophétesses ; Proclus les enterre toutes à Uiérapolis
avec leur père. Polycrale, le mieux informé, n'en connaît que
trois, deux vierges, une prophétesse; il enterre cette dernière à
Éphèse. Clément semble les marier toutes. Le ménologe grec
amène deux des quatre filles en Asie, et en enterre une au moins
à Éphèse.
î. Acl., XXI, 9 (cf. les Apôtres, p. 451, note); Papias d'Hiéra-
polis, dans Eusèbe, //. E., III, 39; Polycrate d'Éphèse, ibid,, III,
3i; V, 24; Clément d'Alex., Slrom,, III, 6; Proclus, dans Caïus,
dans Eusèbe, III. 31; Ëusèbe, III, 30, 31, 37; V, 47; saint Jérôme,
0pp., t. IV, 2« partie, col. 481-182, 673, 785, édit. Martianay;
Nicéph., /y. E., n, 44; ménologes grecs, au 4 septembre (celui
d'Urbin, précité; Canisius, Lect^ ant,, édit. Basnage, III, 4" par-
tie, p. 464). Quand Irénée appuie les données traditionnelles sur
le témoignage de Jean et « d'autres apôtres », ces mots « autres
apôtres» peuvent désigner Philippe. Notez aussi le rôle développé
de Philippe dans le quatrième Évangile.
3. Ai'nyviTiv OoufAoïoiav.
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3ii ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
sur Joseph Barsabas, qui, selon elles, avait bu un
poison mortel sans en éprouver aucun effet *•
Ainsi , à côté de Jean , se constitua en Asie un
second centre d'autorité et de tradition apostoliques.
Jean et Philippe élevèrent le pays qu'ils avaient
choisi pour séjour presque au niveau de la Judée.
« Ces deux grands astres de l'Asie, » comme on les
appelait *, furent durant quelques années le phare de
l'Église, privée de ses autres pasteurs. Philippe
mourut à Hiérapolis, et y fut enterré. Ses filles vierges
arrivèrent à un âge très-avancé, et furent dépo-
sées près de lui ; celle qui se maria fut enterrée à
Éphèse ; on voyait, dit-on , toutes ces sépultures au
n* siècle. Hiérapolis eut ainsi ses tombeaux apo-
stoliques, rivaux de ceux d'Ephèse. La province
paraissait ennoblie par ces corps saints, qu'on s'ima-
ginait voir se lever de terre le jour où le Seigneur
viendrait, plein de gloire et de majesté, ressusciter
ses élus '.
La crise de Judée, en dispersant, vers 68, les apô-
tres et les hommes apostoliques, put porter encore à
Éphèse et dans la vallée du Méandre d'autres person-
nages considérables de l'Église naissante. Un très-
4. Papias, dansEusèbe, //. E., III, 39.
2. Polycrate, dans Eusèbe, //. E., III, 31.
3. Polycrale, /, c.
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[An 6«] L'ANTECHRIST. 3^5
grand nombre de disciples, en tout cas, qui avaient
vu les apôtres à Jérusalem, se retrouvèrent en Asie,
et semblent y avoir mené cette vie vagabonde de ville
en ville qui était si fort dans le goût des juifs\ Peut-
être les mystérieux personnages appelés Presbyteros
Johannes et Aristion furent-ils du nombre des émi-
grés S Ces auditeurs des Douze répandirent en Asie
la tradition de l'Église de Jérusalem, et achevèrent
d*y donner la prépondérance au judéo-christianisme.
On les questionnait avidement sur les dires des
apôtres et sur les paroles authentiques de Jésus, Plus
tard, ceux qui les avaient vus étaient si fiers d'avoir
pu puiser à celte source pure, qu'ils dédaignaient les
petits écrits qui avaient la prétention de rapporter les
discours de Jésus '.
C'était quelque chose de bien particulier que
l'état d'âme où vivaient ces Églises, perdues au fond
d'une province dont le climat tranquille et le ciel
profond semblent porter à la mysticité. Nulle part
<. Papia?, dansEu?èbo, //. E., III, 39. La môme chose résulte
de rappel incesâant que Tait Irénée à la tradition des a anciens »
qui avaient vécu avec les apôlres, et dont il a reçu les dires par
son maître Polycarpe.
2. Papias, ibid. Je regarde cependant comme plus probable que
Presbyteros Johannes et Aristion Turent d'une génération posté-
rieure et qu'il faut lire dans Papias : et t&O xupiVi [ptaOuT&v] jxaftïiTat
3. Papias, ibid.
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3iO ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68)
les idées messianiques ne préoccupaient autant les
esprits. On se livrait à des calculs extravagants^ Les
paraboles les plus bizarres, provenant de la tradi-
tion de Philippe et de Jean, se propageaient. L'Évan-
gile qui se formait de ce côté avait q^uelque chose de
mythique et de singulier*. On se figurait, en général,
qu'après la résurrection des corps, laquelle était
proche, il y aurait un règne corporel' du Christ sur le
monde, qui durerait mille ans. On décrivait les délices
de ce paradis d'une façon toute matérielle ; on mesu-
I rait la grosseur des grappes de raisin et la force des
I épis sous ce règne du Messie*. L'idéalisme, qui don-
. nait aux plus, naïves paroles de Jésus un velouté si
charmant, était perdu pour la plus grande part'.
4 . Les juifs de certains pays d'Orient, très-préoccupés de mes-
sianisme, passent encore leur temps de nos jours à rechercher les
signes du Messie dans les événements qui surviennent, et à sup-
puter les jours de sa venue au moyen de folles gfœmalriolh. Aussi
le nombre des imposteurs qui se font passer pour le Messie est-il
considérable, surtout dans TYémen.
2. Eusèbe, //. E., lil, 39. napa^o^a, ... (ivo; iropxCoXà; xot
^t^ftoxoXta;, ... àXXa p.!>Oix«»ripx,
3. 2<i>p.an)Cb>;. Eusèbe, impatienté dans son rationalisme hellé-
nique par ce millénarisme effréné, ne veut voir en tout cela que des
erreurs personnelles de Papias.
4. Papias, dans Irénée, V, xxxni, 3-4; Apocalypse de Barucb,
dans Ceriani, Monum, sacra et prof., I, p. 80, et V, p. 431-138.
Voir Vie de Jésus, 43«édit., intr., p. xui-xliii, note.
5. Il est remarquable que, dans les synoptiques (Matth., xx,
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[An 6S] L'ANTECHRIST. 347
Jean, à Éphèse, grandissait chaque jour*. Sa
suprématie fut reconnue dans toute la province, sauf
peut-être à Hiérapolis, ou habitait Philippe*. Les
Églises de Smyrne, de Pergame, de Thyatires, de
Sardes, de Philadelphie, de Laodicée l'avaient adopté
pour chef, écoulaient avec respect ses avertissements, •
ses conseils, ses reproches. L'apôtre, ou ceux qui se
donnaient le droit de parler pour lui, prenaient en
général le ton sévère. Une grande rudesse, une into-
lérance extrême, un langage dur et grossier contre
ceux qui pensaient autrement que lui, paraissent avoir
été une partie du caractère de Jean '. C'est, dit-on,
en vue de lui que Jésus promulgua ce principe :
« Qui n'est pas contre nous est pour nous*. » La série
d'anecdotes qu'on raconta plus tard afin de relever sa
? 20-2^ ; Marc, x, 35-37), le royaume de Dieu des fils de Zébédée
.' est également tout charnel.
4. Les légendes qui placent à côté de lui, à Éphèse, Marie
mère de Jésus, sont sans valeur. Saint Épiphane [hser. lxwiii, 41)
les repousse.
2. C'est sans doute pour cela \\\xe Uiérapolis ne compte pas
parmi les sept villes à qui Tapôtre, dans l'Apocalypse, adresse des
. admonitions.
3. Irénée, Adv. hœr., Ill, m, 4; Eusèbe, //. E.j III,
xxviii, 6. Comparez Apoc., ch. ii et m ; H Job., 40>4 1 ; III Job.,
9-<0.
4. Marc, ix, 38-40. /
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3i8 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68)
douceur et son indulgence* semble avoir été inventée
conformément au type qui résulte des épttrès johan-
niques, épttres dont Tauthenlicité est plus que dou-
teuse. Les traits d'un caractère tout opposé, et qui
révèlent beaucoup de violence, sont mieux d'accord
avec les récits évangéliques * , avec l'Apocalypse,
et prouvent que Temportement d'où lui était venu
le surnom de « fils du tonnerre » n'avait fait que
s'exaspérer avec l'âge. Il se peut, du reste, que
ces qualités et ces défauts opposés ne se soient pas
exclus aussi nécessairement qu'on le croirait. Le
fanatisme religieux produit souvent dans le même
sujet les extrêmes de la dureté et de la bonté; tel
inquisiteur du moyen âge qui faisait brûler des mil-
liers de malheureux pour d'insignifiantes subtilités
était en même temps le plus doux et en un sens le
plus humble des hommes.
C'est surtout contre les petits conventicules des
disciples de celui qu'on appelait le nouveau Balaam
que l'animosité de Jean et de son entourage paraît
avoir été vive et profonde'. Telle est l'injustice inhé-
4. Clément d'Alexandrie, Quis dives salvelur, 48 ; Eus., H, E.,
111, 23 ; saint Jérôme, in Gai., c. vi.
î. Marc, m, 47; ix, 37-38; Luc, ix, 49,54.
3. Voir Saint Paul, p. 367 et suiv. Plus lard, chez les juife,
Jésus fut aussi appelé Balaam (Geiger, Judische ZeilschHfl,
6* année, p. 31-37), le nom de ce dernier personnage étant devenu
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(An 68] L'ANTECHRIST. 349
rente à tous les partis, telle était la passion qui rem-
plissait ces fortes natures juives, que probablement
la disparition du « Destructeur de la Loi * » fut saluée
par les cris de joie de ses adversaires. Pour plusieurs,
la mort de ce brouillon, de ce trouble-fête, fut un
véritable déban-as. Nous avons vu que Paul à Éphèse
se sentait entouré d'ennemis* ; les derniers discours
qu'on lui prêle en Asie sont pleins de tristes pressen-
timents*. Au commencement de l'an 69, nous allons
trouver la haine contre lui vivace encore. Puis la
controverse s'apaisera; le silence se fera autour de
sa mémoire. Au moment où nous sommes, nul ne
paraît l'avoir soutenu , et c'est là justement ce qui
plus tard le sauva. La réserve, ou, si l'on veut, la
faiblesse de ses partisans amena une conciliation;
les pensées les plus hardies finissent par se faire
accepter, pourvu qu'elles subissent longtemps sans
répondre les objections des conservateurs.
La rage contre l'empire romain, la joie des mal-
heurs qui lui arrivaient, l'espérance de le voir bien-
tôt se démembrer étaient la pensée la plus intime de
typique pour signiûer quelqu'un jouant le rôle do prophète à
l'égard des païens, et de séducteur à l'égard d'Israël.
4. Primasius, Comment, sur les épîtres de /'au/^ dans la
liihL max. Patrum (Lugd.), t. X, p. Ui.
2. Voir5aw^ Paul, p. 4?5.
3. Act.j XX, 29-30.
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350 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
tous les croyants. On sympathisait avec l'insurrection
juive, et on était persuadé que les Romains n'en
viendraient pas complètement à bout. Le temps était
loin où Paul et peut-être Pierre prêchaient Taccep-
lation de l'autorité romaine, attribuant même à cette
autorité une sorte de caractère divin. Les principes
des juifs exaltés sur le refus de l'impôt, sur l'origine
diabolique de tout pouvoir profane, sur l'idolâtrie
impliquée dans les actes de la vie civile selon les
formes romaines, l'emportaient. C'était la consé-
quence naturelle de la persécution; les principes
modérés avaient cessé d'être applicables. Sans être
aussi violente qu'elle le fut en l'an 64, la persécution
continuait sourdement*. L'Asie était la province où
la chute de Néron avait fait le plus d'impression.
L'opinion générale était que le monstre, guéri par
une puissance satanique, se tenait caché quelque
part et allait reparaître. On conçoit quel effet de
telles rumeurs produisaient parmi les chrétiens.
Plusieurs des fidèles d'Éphèse, à commencer peut-
être par leur chef, étaient des échappés de la grande
boucherie de 64. Quoi! l'horrible bête, pétrie de
luxure, de fatuité, de vaine gloire, va revenir! La
chose est claire, durent penser ceux qui doutaient
<. Apoc.,xn, 47; xvii, 44.
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[An 68] L'ANTECHRIST. 3M
encore que Néron fût rAntechrist. Le voilà, ce nriys-
tère dlniquilé, cet antipode de Jésus, qui doit pa-
raître pour assassiner, martyriser le nîonde, avant
l'apparition lumineuse*. Néron est ce Satan incarné
qui achèvera de tuer les saints. Quelque temps
encore, et le moment solennel sera venu. — Les
chrétiens adoptaient d'autant plus volontiers cette
idée, que la mort de Néron avait été trop mesquine
pour un Antiochus ; les persécuteurs de cette espèce
ont coutume de périr avec plus d'éclat. On en con-
cluait que l'ennemi de Dieu était réservé à une mort
plus grandiose, qui lui serait infligée à la vue du
monde entier et des anges, assemblés par le Messie.
Cette idée, mère de l'Apocalypse, prenait chaque
jour des formes plus arrêtées; la conscience chrétienne
était arrivée au comble de son exaltation, quand un
fait qui se passa dans les îles voisines de l'Asie
donna du corps à ce qui jusque-là n'avait été qu'une
imagination. Un faux Néron venait d'apparaître et
inspirait dans les provinces d'Asie et d'Achaïe un vif
sentiment de curiosité, d'espérance ou d'effroi ^-
< . Voir Saint Paul, p. 252 et suiv.
%. L'histoire de cet incident nous est racontée par Tacite, Hisl., \
If, 8-9. Dion Gassius la donnait aussi (LXIY, 9); mais Xiphilin
a résumé son récit en une phrase sommaire. Zonaras, qui, comme
Xiphilin, ne fait ici qu'abréger Dion, nous offre un peu plus de
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352 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 68]
C'était, paraît-il, un esclave du Pont; selon d'autres,
un Italien, de condition servile, 11 ressemblait beau-
coup à l'empereur défunt; il avait ses gros yeux, sa
forte chevelure, son air hagard, sa tête farouche et
théâtrale; il savait comme lui jouer de la cithare et
chanter. L'imposteur forma autour de lui un premier
noyau composé de déserteurs et de vagabonds, osa
prendre la mer pour gagner la Syrie et l'Egypte, et
fut jeté par la tempête dans l'île de Cythnos, l'une
des Cyclades. Il fit de cette île le centre d'une pro-
pagande assez active, grossit sa bande en racolant
quelques soldats qui retournaient d'Orient, fit des
exécutions sanglantes, pilla des marchands, arma
des esclaves. L'émotion fut grande, surtout chez les
gens du peuple, ouverts par leur crédulité aux bruits
les plus absurdes. Depuis le mois de décembre 68,
l'Asie et la Grèce n'eurent pas d'autre entretien*.
détails. C'est à tort que Zonaras a lu : Êv Ku^vu ^c irtpeu&uaivcv.
Il faut Iv ]Lu6vtt.
4. La mort de ce faux Néron eut lieu sous Othon, par consé-
quent du 15 janvier au 45 avril 69; mais tout porte à croire que
cet événement arriva à un moment bien plus rapproché de la
première date que de la seconde. En effet, Sisenna trouva l'im-
posteur à Cylknos, comme il venait de Syrie à Rome adhérer au
mouvement des prétoriens qui avaient proclamé Othon. Une nou-
velle allait de Rome en Syrie en une dizaine de jours; Sisenna
dut partir dès que le pronunciamento de Syrie fut accompli. On
peut donc placer son arrivée à Cythnos vers le 6 février. Aspré-
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[An 60] L'ANTECHRIST. 353
L'attente et la terreur grandissaient chaque jour ; ce
nom, dont la célébrité avait rempli le monde, tour-
nait de nouveau les têtes, et faisait croire que ce
qu'on avait vu n'était rien auprès de ce qu'on allait
voir.
D'autres faits qui se passèrent en Asie ou dans
l'Archipel, et que nous ne pouvons préciser faute de
renseignements suffisants * , augmentèrent encore l'agi-
tation. Un ardent néronien, qui joignait à sa passion
politique des prestiges de sorcier, se déclara haute-
ment soit pour l'imposteur de Cythnos, soit pour
Néron censé réfugié chez les Parthes. Il forçait appa-
remment les gens paisibles à reconnaître Néron ; il
rétablissait ses statues, obligeait h les honorer; on
serait même par moments tenté de croire qu'une
monnaie fut émise au type de Nero redux. Ce qu'il y
a de certain, c'est que les chrétiens s'imaginèrent
qu'on voulait leur faire adorer la statue de Néron;
la monnaie, tessère* ou estampille au nom de « la
Bête », u sans laquelle on ne pouvait ni vendre ni
nas, qui arrive après lui, naviguait encore porteur d'un mandat
de Galba, assassiné le 45 janvier. Le faux Néron fut donc jeté à
Cythnos au plus tard en janvier 69. Comme ses intrigues en terre
ferme furent assez longues, il faut supposer qu'il commença de
remuer vers la un de 68.
4. Voir ci- après, p. 444 et suiv,
23
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354 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
acheter », leur causait d'insurmontables scrupules*.
L'or marqué au signe du grand chef de l'idolâtrie
leur brûlait la main. Il semble que, plutôt que de se
prêter à de pareils actes d'apostasie, quelques fidèles
d'Éphèse s'exilèrent ; on peut supposer que Jean fut
du nombre *• Cet incident, obscur pour nous, joue
un grand rôle dans l'Apocalypse, et en fut peut-être
Torigine première : « Attention ! dit le Voyant, c'est ici
qu'est le terme de la patience des saints, qui gardent
les commandements de Dieu et la foi de Jésus'. »
Les événements de Rome et de l'Italie donnaient
raison à cette attente fiévreuse. Galba ne réussissait
pas à s'établir. Jusqu'à Néron, le titre de légitimité
dynastique créé par Jules César et par Auguste avait
étouffé la pensée d'une compétition à l'empire parmi
les généraux ; mais depuis que ce titre était périmé,
tout chef militaire put aspirer à l'héritage de César.
Vindex était mort ; Verginius s'était loyalement sou-
mis; Nymphidius Sabinus, Macer, Fonteius Capiton
avaient expié par la mort leurs idées de révolte; rien
n'était fait cependant. Le 2 janvier 69, les légions de
4. Apoc., XIII et XIV. Notez surtout, xiv, 9-48, Tinsistance
que Fauteur y met, et, v. 42, Wouovii. Comparez xx, 4, où ceux
qui ont refusé d'adorer la Bè(e sont mis sur le même pied que
les martyrs de Tan 64.
%. Apoc, ï, 9, et XX, 4.
3. Apoc., XIV, 48.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 355
Germanie proclament Vitellius; le 10, Galba adopte
Pison; le 15, Olhon est proclamé à Rome; durant
quelques heures, il y eut trois empereurs; le soir,
Galba est tué, La foi à Tempire était profondément
ébranlée; on ne croyait pas que Othon pût arriver à
régner seul; les espérances des partisans du faux
Néron de Cythnos et de ceux qui s'imaginaient
chaque jour voir l'empereur tant regretté revenir
d'au delà de TEuphrate ne se dissimulaient plus. C'est
alors (fin de janvier de l'an 69) * que fut répandu
parmi les chrétiens d'Asie un manifeste symbolique,
se présentant comme une révélation de Jésus lui-même.
L'auteur savait-il la mort de Galba, ou seulement la
prévoyait-il*? Il est d'autant plus difficile de le dire
qu'un des traits des apocalypses, c'est que l'écrivain
exploite parfois, au profit de sa prétendue clair-
voyance, une nouvelle récente, qu'il croit connue
< . Une objection peut être élevée contre cette date : les pas-
sages Apoc., XI, 2 ; XX, 9, semblent supposer le blocus de Jérusa-
lem déjà formé, ce qui n*eut lieu qu'en mars 70; mais ces pas-
sages, en style poétique, sont suffisamment justifiés par Tétat où
les campagnes de Yespasien en 67 et 68 (voir ci-dessus, p. ^77-279,
304-302) avaient mis Tinsurreclion juive. Luc, xxi, 20-21, exige
une explication analogue. H est clair que, quand F Apocalypse fut
écrite, le temple existait encore; Tauteur ne craint même pas qu'il
^ 1 soit détruit.— Apec, xvii, 46, ne se rapporte pas non plus néces-
Isairement à l'incendie du Capitole arrivé le 49 décembre 69.
2. Apec, XVII, 40.
A:
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356 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 69J
de lui seul. Ainsi le publiciste qui a composé le livre
de Daniel paraît avoir eu quelque vent de la mort
d'Anliochus*. Notre Voyant semble de même posséder
des renseignements particuliers sur l'état politique de
son temps. Il est douteux qu'il connaisse Othon ; il croit
que la restauration de Néron suivra immédiatement la
chute de Galba. Ce dernier se montre à lui comme déjà
condamné. On est donc à la veille du retour de la
Bête. L'imagination ardente de l'auteur lui ouvre alors
un ensemble de vues sur « ce qui doit arriver sous
peu* », et ainsi se déroulent les chapitres successifs
d'un livre prophétique, dont le but est d'éclairer la
conscience des fidèles dans la crise que l'on traverse,
de leur révéler le sens d'une situation politique qui
troublait les plus fermes esprits, et surtout de les
rassurer sur le sort de leurs frères déjà tués. Il faut .
se rappeler, en effet, que les crédules sectaires dont
nous cherchons à retrouver les sentiments étaient à i '
4 . Commodlen peut aussi avoir eu connaissance de la dé&ite
et de la mort de Dèce.
2. Âpoc, I, 4; XXII, 6. Les juifs du temps étaient très-portés
à former de telles conjectures sur la succession des empereurs
(rà iripi Toù; t^upiaîcAv paotXtî; j(rop.tva) et sur ce qui devait arriver
è chacun d'eux, conjectures tirées des images terribles de leurs
songes, combinées avec des passages de l'Écriture. Le talent d'in-
terpréter ces indices obscurs (rà àfi^têoXc»; Oiro TcS Oitou Xtp'orraJ
était fort estimé. C'est ainsi que Josèphe prétendit avoir su
d'avance l'avènement des Flavius. Jos., D,J,, III, viii, 3.
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\1
[An 60J L»ANTECHRIST. 357
mille lieues des idées de Timmortalité de rame, qui sont
sorties de la philosophie grecque. Les martyres des
^ dernières années furent une crise terrible pour ur
société qui tremblait naïvement quand un saint mou-
rait, et se demandait si celui-là verrait le royaume
de Dieu*. On éprouvait un besoin invincible de se
représenter les fidèles trépassés à couvert et déjà
heureux, quoique d'un bonheur provisoire, au milieu
des fléaux qui allaient frapper la terre*. On entendait
leurs cris de vengeance; on comprenait leurs saintes
impatiences ; on appelait le jour où Dieu se lèverait
enfin pour venger ses élus.
La forme d' « apocalypse » adoptée par l'auteur
♦ n'était pas neuve en Israël. Ézéchiel avait déjà inau-
guré un changement considérable dans le vieux style
prophétique, et on peut en un sens le regarder comme
le créateur du genre apocalyptique. A l'ardente
prédication, accompagnée parfois d'actes allégoriques
extrêmement simples, il avait substitué, sans doute
sous l'influence de l'art assyrien, la vision, c'est-à-
dire un symbolisme compliqué, où l'idée abstraite
était rendue au moyen d'êtres chimériques, conçus
en dehors de toute réalité. Zacharie continua de
marcher dans la même voie ; la vision devint le cadre
\ . Cf. Sainl Paul, p. 249 et suiv.
2. Apoc, XIV, 13.
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358 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
obligé de tout enseignement prophélicpie. L'auteur
du livre de Daniel, enfin, par la vogue extraordinaire
qu'il obtint, fixa définitivement les règles du genre.
Le livre d'Hénoch, l'Assomption de Moïse, certains
poëmes sibyllins * furent le fruit de sa puissante ini-
tiative. L'instinct prophétique des Sémites*, leur
tendance à grouper les faits en vue d'une certaine
philosophie de l'histoire, et à présenter leur pensée
individuelle sous la forme d'un absolu divin, leur
aptitude à voir les grandes lignes de l'avenir, trou-
vaient dans ce cadre fantastique de singulières faci-
lités. A toute situation critique du peuple d'Israël
1 . On peut classer ainsi par approximation les spécimens de la
littérature apocalyptique que nous possédons ou dont rexistence
nous est attestée : l^" livre de Daniel (vers 464 avant J.-C.};
2« poëme sibyllin juif (livre III, S * et S 4); 3» livre d'Hénoch;
4® Assomption de Moïse; 5* Apocalypse de Jean; 6* poëme sibyU
lin de Tan 80 (livre IV); ?• Apocalypse d'Esdras (an 97) ; 8* Apo-
calypse de Baruch; 9<> Ascension d'Isaïe; «O** divers poëmes sibyl-
lins du second siècle; W** Apocalypse de Pierre (Canon de
Muratori, lignes 70, 71 ; Hilgenfeld, Nov, Test, extra can.
rec, IV, 74 et suiv.); <i*» Apocalypse d'un certain Juda, sous
Seplime-Sévère (Eusèbe, //. E., VI, 7.); <3«» Carmen de Com-
modien (vers 850). On y peut rattacher le Testament des douze
patriarches, et le Pasteur d'Hermas. Les autres apocalypses
publiées par Tischendorf {Apocalypses apocryphes, Leipzig, 4 866)
sont des imitations plus modernes.
J. Voir une lettre d'Abd-el-Kader, sur la future fin de rislaoïf
Journal des Débats, 44 juillet 4860,
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[An 69] L*ANTECHRIST. 359
répondit désormais une apocalypse. La persécution
d'Antiochus, l'occupation rbnoaine, le règne profane
d'Hérode avaient suscité d'ardents visionnaires. Il
était inévitable que le règne de Néron et le siège de
Jérusalem eussent leur protestation apocalyptique,
comme plus tard les rigueurs de DomitieUj d'Adrien,
de Septime-Sévère, de Dèce, et l'invasion des Goths
en 250, provoqueront la leur.
L'auteur de cet écrit bizarre, qu'un sort plus
bizarre encore destinait à des interprétations si
diverses, le composa dans le mystère, y déposa tout
le poids de la conscience chrétienne, puis l'adressa
sous forme d'épître aux sept principales Églises
d'Asie *. Il demandait que lecture en fut faite, comme
c'était l'usage pour toutes les épîtres apostoliques,
aux fidèles assemblés*. Il y avait peut-être en cela
une imitation de Paul , qui aimait mieux agir par
lettres que de près '. De telles communications, en
tout cas, n'étaient point rares, et c'était toujours la
venue du Seigneur qui en faisait l'objet. Des révé-
lations prétendues sur la proximité du dernier jour
circulaient sous le nom de divers apôtres, si bien que
4 . On a expliqué ci-dessus pourquoi Colosses et Hiérapolîs ne
figurent pas dans le nombre.
^ %. Apoc., I, 3.
3. 11 Cor., X, 40. '
\
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360 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
Paul se vit obligé de prémunir ses Églises contre
l'abus qu'on pouvait faire de son écriture pour appuyer
de telles fraudes *. L'ouvrage débutait par un titre
qui expliquait son origine et sa haute portée :
RÉVÉLATION* DE JÉSUS- ChRIST, DONT DlEU l'a PAVORISB
POUR MONTRER A SES SERVmSURS CE QUI DOIT ARRIVER BIENTÔT, ET
QUE Christ a transmise par le ministère d'un ange' a son
SERVITEUR Jean, qui se porte, comme témoin oculaire, garant
de la parole de Dieu et de la manifestahon qu'en a PAm
Jésus-Christ*.
Heureux celui qui lira^, heureux ceux qui entendront
les paroles de celle prophétie et qui s'y conformeront; car le
temps est proche!
Jean aux sept Églises d'Asie. Grâce et paix vous viennent
DE la part de celui QUI EST, QUI ÉTAIT, QUI SERA, ET DE LA PART
DES SEPT ESPRITS QUI SE TIENNENT DEVANT SON TRONE ', ET DE LA
PART DE Jésus-Christ, le témoin hdèle, le premier-né des
«MORTS^, le prince DES ROIS DE LA TERRE, QUI NOUS AIME ET
NOUS A LAVÉS DE NOS PÉCHÉS DANS SON SANG, QUI NOUS A fUTS
ROIS ET PRÊTRES DE DiEU SON PÈRE, A QUI SOIT LA GLOIRE ET U
FORCE DANS TOUS LES SIÈCLES. AMEi\.
4. Uthess., II, 2.
2. JLiroxoiXuftç.
3. Comp. XIX, 9, 40; xii, 6.
4. On pourrait être tenté de traduire: a Quia rendu témoignage
à la parole de Dieu et à la prédication de Jésus-Christ, dont il a
été témoin oculaire. » Mais Apoc, i, 49, 20, détournent d'atlri-
. buer ce sens à tl^tv. Comp. xx, 4.
' 1 \r 6. Il s'agit ici de la lecture dans Téglise par Yanagnosle.
. 6. Tobie, xii, 45; Apoc., vui, 2.
^ • .7. Cest-à-dire le premier des morts q i soit ressuscité»
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[An 69] L'ANTECHRIST. 361
Voilà qu'il vient sur les nuées, et tout œil le verra, et
ceux qui l'ont percé * le contempleront, et toutes les tribus
de la terre se lamenteront à sa vue. Oui amen. « Je suis
Yalpha et Voméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui
était, qui sera, le Tout-Puissant. »
Moi Jean, votre frère et votre compagnon dans les per-
sécutions, dans la royauté et la ferme attente de Christ, je
me trouvai en Tile qu'on appelle Patmos à cause de la
parole de Dieu et du témoignage de Jésus *. Je tombai en
extase un dimanche, et j'entendis derrière moi une grande
voix comme le son d'une trompette, qui disait : « Ce que tu
vas voir, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept Églises,
à Éphèse, à Smyme, à Pergame, à Thyatires, à Sardes, à
Philadelphie, àLaodicée. » Et je me retournai pour chercher
la voix qui me parlait, et, m'étant retourné, je vis sept
chandeliers d'or, et au milieu des chandeliers un être qui
ressemblait à un Fils de l'homme*, revêtu d'une robe
longue * et ceint à la hauteur de la mamelle * d'une ceinture
d'or. Sa tète et ses cheveux resplendissaient comme une
laine blanche, comme de la neige ; ses yeux étaient comme
la flamme; ses pieds comme l'orichalque dans une four-
i. Allusion à Zacharie, xii, 40. Cf. Jean, xix, 37.
2. Atàrôv Xô^cv tcu OicO xoi -rnv (^opTupîxv tri9cu. Apoc., I, 9. Cf. I,
2; VI, 9; xi, 7; xii, H, 47; xix, 40; xx, 4. Cette formule est mal-
heureusement un peu vague.
3. Désignation ordinaire du Messie dans les Apocalypses. Dan«
vu; 43. Cf. Matlh., vni, 20.
n 4. Comme le grand prôlre juif. Jos., Ant,, III, vu, 4; XX, i, I.
î Cf. Daniel, x, 5.
* 5. Jos., AnL, III, VII, 2, xarà ot^vov.
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362 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
naise ardente ; sa voix semblait la voix des grandes eaux * ; ^
dans sa droite étaient sept étoiles; de sa bouche sortait un
glaive aigu, à deux tranchants, et son aspect était celui du
soleil dans toute sa force. Et quand je le vis, je tombai à
ses pieds comme mort, et il posa sa main droite sur moi,
disant : « Ne crains pas ; je suis le premier et le dernier, le
vivant; j'ai été mort, et voilà que maintenant je vis pour
les siècles des siècles, et je tiens les clefs de la mort et de
l'enfer. Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, ce qui sera.
Le sens du symbole des sept étoiles que tu as vues dans
ma main et des sept chandeliers d'or, le voici : les sept
étoiles sont les anges des sept Églises, et les chandeliers
sont les sept Églises. »
Dans les conceptions juives, à demi gnostiques et
cabbalistes, qui dominaient vers ce temps, chaque
personne', et même chaque être moral, comme la
mort, la douleur, a son ange gardien : il y avait
l'ange de la Perse, Fange de la Grèce % Tange des
eaux*, Fange du feu% Fange de Fabîme^ Il était
4. Tout ceci est imité de Daniel, x, 5 et suiv.
2. Matth., xvni, 40.
3. Daniel, x, 43, 20. Cf. Deuter., xxxn, 8 (Septante). Selon
Schir hasschirim rabba, vers la fin, aucun peuple n'est puni
sans que son ange soit auparavant puni. Comparez les yW et
les i^pTi^opci de Daniel, d'Hénoch, etc.
4. Apec., XVI, 5.
5. Apoc, XIV, 48.
6. Apec, IX, 44. Comp. les anges des vents, Apec., vu, C;
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[An 69] L'ANTECHRIST. 363
donc naturel que chaque Église eût aussi son repré-
sentant céleste. C'est à cette espèce de ferouer ou de
^enius* de chaque communauté que le Fils de l'homme
adresse tour à tour ses avertissements :
A range de l'Église d'Éphèse :
Voici ce que dit celui qui tient les sept étoiles dans sa
droite, qui marche au milieu des sept chandeliers d*or :
Je sais tes œuvres, et la peine que tu te donnes, et ta
patience, et que tu ne peux supporter les méchants. Et tu
as mis k Tépreuve ceux qui se disent apôtres et qui ne le
Vs^sont pas*, et tu les as trouvés menteurs, et tu as tout sup-
porté pour mon nom, sans te fatiguer jamais. Mais j'ai
contre toi que tu t'es relâché de ton premier amour. Sou-
viens-loi d'où tu es tombé, et repens-toi, et reviens à tes
premières œuvres. Sinon, je viens à toi, et je change ton
chandelier de place. Mais tu as en ta faveur que tu hais
les œuvres des ni çois es *, que moi aussi je hais.
Hénoch, eh. xx; Tange de la mer, Talm, de Bab., Baba bathra,
74 b; range de la pluie, Talm. de Bab., Taanilh, 25 b; l'ange de
la grêle, Talm. de Bab., Pesachim, 418 o. Voir aussi Apoc.
d'Adam, dans le Joum, asiat,, nov.-déc. 4853, et surtout le Divan
des Mendaîles, analysé dans le Dictionnaire des apocryphes de
" Migne, I, col.* 283-285.
4 . Comparez le « Génie des contributions indirectes. » Comptes
rendus de l'Acad,, 4868, p. 409.
% 2. Allusion à saint Paul. Voir Saint Paul, p. 303 et suiv.,367
et suiv.
N, 3. Les partisans de saint Paul. Voir Saint Pdul, endroits cités.
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364 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
Que celui qui a des oreilles écoute ce que 1* Esprit dit
aux sept Églises I Au vainqueur je permettrai de manger de
Tarbre de vie, qui est dans le paradis de Dieu.
A l'ange de l'Eglise de Smyrne :
Voici ce que dit le premier et le dernier, qui était mort
et qui est revenu à la vie :
Je connais tes souffrances et ta pauvreté (en réalité tu
es riche), et les injures que t'adressent ceux qui se disent
juifs, et qui ne le sont pas S mais qui sont une synagogue
de Satan*. Ne t*effraye pas de ce que tu as à souffrir. Voilà
que le diable va en jeter plusieurs d'entre vous en prison,
pour que vous soyez éprouvés et que vous ayez une détresse
de dix jours '. Sois fidèle jusqu'à la mort, et je te donnerai
la couronne de vie.
Que celui qui a des oreilles écoute ce que l'Esprit dit
aux Eglises! Le vainqueur n'aura rien à souffrir de la
seconde mort*.
•^ ^ 4. Les partisans de saint Paul. Voir Saint Paul, endroits
cilés p. 363, note 2.
2. Satan représente ici ridolâtrie. Les réunions religieuses
des partisans de Paul sont pour notre auteur des fêtes d*id(H
làtres, puisqu'on y mange des viandes impures et sacriûées aui
idoles, comme dans les repas que font les païens après leurs
sacrlGces.
3. Daniel, i, 44-45.
4. Tous les hommes meurent une fois; mais les méchants
mourront deux fois, car, après la résurrection et le jugement, ils
seront replongés dans le néant.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 365
A l'ange de TÉglise de Pergame :
Voici ce que dit celui qui tient le glaive aigu, à deux
tranchants :
Je sais qu'où tu habites, là est le trône de Satan *. Et tu
as gardé mon nom, et tu n'as pas nié ma foi, même en ces
jours où Antipas, mon témoin fidèle', a été tué parmi
vous, à Tendroit où Satan habite'. Mais j'ai contre toi
quelque chose ; c'est que tu as là des gens qui tiennent la
doctrine de Balaam, qui enseignait à Balac à jeter le scan-
dale devant les fils d'Israël, à manger des viandes immo*
lées aux idoles et à forniquer^. Ainsi font ceux des tiens
qui professent la doctrine des nicolaîtes. Repens-toi donc ;
sinon, je viens à toi tout à l'heure, et je combats contre
eux avec le glaive de ma bouche.
Que celui qui a des oreilles écoute ce que TEsprit dit
aux Églises! Au vainqueur je donnerai de la manne
cachée ', et je lui remettrai une tessère blanche, sur laquelle
sera écrit un nom nouveau, que nul ne connaîtra si ce n'est
celui qui l'aura reçu •.
4. Allusion au culte d'Esculape à Pergame. Le serpent d'Es-
culape dut être pris par les juifs pour un symbole tout parlicu-
^ I lier de Satan.
8. MartjT de Pergame, inconnu d'ailleurs.
3. Voir ci-dessus, p. 484.
4. Cf. Nombres, xxv, rapproché de xxiv. Nouvelle allusion
aux partisans de saint Paul. Voir les endroits cités p. 363, note 2.
6. Cf. Exode, xvi, 33, et Carmina sib,, proœm., 87.
6. Dans les jugements, le caillou blanc était le signe de Tabso-
iution; dans les tirages au sort, on écrivait aussi les noms sur des
cailloux blancs. Les vainqueurs aux jeux olympiques et aux autres
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366 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69|
A l'ange de l'Eglise de Thyatires :
Voici ce que dit le ûis de Dieu, celui qui a les yeux de
flamme et dont les pieds sont semblables à Toricbalque :
Je sais tes œuvres, et ton amour, et ta foi, et ton minis-
tère de charité et ta patience, et que tes dernières œuvres
remportent sur les premières. Mais j'ai contre toi que tu
laisses faire la femme Jézabel S qui se dit prophétesse, et
qui dogmatise, et qui induit mes serviteurs à fomit[uer et
à manger des viandes sacriûées aux idoles. Et je lui ai donné
le temps pour qu'elle se repente, et elle n'a pas voulu se
repentir de sa fornication. Voilà que je la jette au lit *, et ^
les complices de ses adultères, je les plonge dans une grande
tribulation, s'ils ne se repentent pas de leurs œuvres; et ses
enfants, je les tuerai de mort, et toutes les Églises appren-
dront alors que je suis celui qui sonde les reins et les
cœurs ; et je rendrai à chacun selon ses œuvres. Quant à
vous autres de Thyatires, qui ne tenez pas cette doctrine
et ne connaissez pas « les profondeurs de Satan », comme
ils disent ', je ne veux pas vous imposer d'autre fardeau *.
jeux recevaient des tessères qui donnaient droit à divers secours
en nature; enQn on distribuait dans les loteries des tessères en
échange desquelles on recevait certains objets (Suétone, Caius, 48;
Dion Cassius, LXVI, 25). — Quant au nom nouveau, c'est le nom
que relu portera dans le royaume céleste.
4. Le SinaîUcus omei ocu. Il s'agit ici de quelque femme in-
fluente de Thyatires, disciple de Paul. Y. Saint Paul, p. 446.
■ 2. C'est-à-dire je la punis par une* maladie.
3. Cf. ICor., II, 40.
4. Jean est de la plus grande sévérité sur les viandes immo-
lées aux idoles et sur la iropvtta. Les païens convertis pouvaient
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[An 69] L'ANTECHRIST. 367
Cependant, ce que vous avez, tenez-le bien, jusqu'à ce que
je vienne.
' Celui qui vaincra et gardera mes œuvres jusqu'à la un,'
je;-^iii donnerai puissance sur les nations, et il les conduira
avec une verge de fer * ; il les brisera comme des vases
d'argile, ainsi que j'en ai moi-même reçu le pouvoir de
mon père, et je lui donnerai en propre l'étoile du matin.
Que celui qui a des oreilles écoute ce que l'Esprit dit aux
Églises 1
A l'ange de TÉglise de Sardes : .
Voici ce que dit celui qui lient les sept esprits de Dieu
et les sept étoiles :
Je connais tes œuvres ; tu passes pour vivant, mais tu es
mort. Sois vigilant, et fortifie ce qui allait mourir ; car je
«'ai pas trouvé tes œuvres parfaites devant mon Dieu. Sou-
viens-toi donc comment tu reçus et entendis la parole, et
garde-la, et repens-toi. Si tu ne veilles pas, je viendrai
comme un voleur ', et tu ne sauras pas à quelle heure je
viendrai. Tu as pourtant quelques personnes à Sardes qui
n'ont pas souillé leurs vêtements ; ceux-là marcheront avec
moi en robe blanche, car ils en sont dignes.
conclure de là qu'il allait leur imposer tout le fardeau des lois
mosaïques. Jean les rassure: ceux qui repoussent la ircpvtta et le
çaryilv tC^wXoOura, ceux en un mot qui s'en tiennent au concordat
de Actes; xv, n'ont rien à craindre.
4. Allusion au passage Ps. ii, 9, considéré comme messia-
nique, et ponctué autrement qu'il ne l'est dans le texte hébreu. Ce
passage préoccupe beaucoup notre Voyant. Apoc, xii, 5; xix, 45.
2. Corop. Malth., xxiv, 43; I Thess., v, 2.
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308 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
Le vainqueur sera ainsi vêtu de vêtements blancs, et je
n'effacerai pas son nom du livre de vie S et je Tavouerai
devant mon père et devant ses anges. Que celui qui a des
oreilles écoute ce que l'Esprit dit aux Églises 1
A l'ange de l'Église de Philadelphie :
Voici ce que dit le saint, le vrai, celui qui tient la clef
de David, qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et
personne n'ouvre * :
Je connais tes œuvres : j'ai ouvert devant toi une porte •,
que personne ne pourra fermer; bien que faible, tu as gardé
ma parole, et tu n'as pas renié mon nom. Vois-tu ces gens
de la synagogue de Satan , qui se disent juifs et qui ne le
sont pas, mais qui mentent? Je ferai qu'ils viennent et se
prosternent devant tes pieds, et qu'ils sachent que je t'aimeV
Parce que tu as gardé ma parole d'attente, moi aussi je te
garderai de l'heure de l'épreuve qui doit venir sur tout le
monde, pour éprouver ceux qui habitent la terre. J'arrive
bientôt; tiens bien ce que tu as, pour que personne ne prenne
ta couronne.
Le vainqueur, je le ferai colonne dans le temple de mon
Dieu, et il n'en sortira plus, et j'écrirai sur cette colonne le
^. Daniel, xii, 4 ; Hénoch, x* vu, 3.
2. AllusioD à Isaïe, xxii, 22.
3. Pour la propagation de rÉvangile.
4. Nouvelle allusion aux disciples de Paul, qui seront obligés
de venir demander pardon aux judéo-chrétiens et de reconnaître
que ceux-ci sont la vraie Église.
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[An 60] L'ANTECHRIST. 369
nom de mon Dieu S et le nom de la ville de mon Dieu, a
nouvelle Jérusalem, qui descend du ciel d'auprès de mon
Dieu, ainsi que mon nouveau nom ^ Que celui qui a des
oreilles écoute ce que TEsprit dit aux Églises I
A l'ange de l'Église de Laodicée :
Voici ce que dit YAmen^, le témoin fidèle et vrai, le prin-
cipe de la création de Dieu :
Je connais tes œuvres ; tu n'es ni froid ni chaud. Plût à
Dieu que tu fusses l'un ou l'autre; mais, parce que tu es tiède,
j'ai envie de te vomir de ma bouche. Tu te dis à toi-même :
Je suis riche, je surabonde et n'ai besoin de rien ^, » et tu
ne vois pas que lu es malheureux et misérable, et pauvre,
et aveugle, et nu. Je te conseille d'acheter de moi l'or passé
au feu *, pour que tu sois vraiment riche, ainsi que des
habits blancs pour te vêtir et pour cacher la honte de ta
nudité, et un collyre pouf oindre tes yeux, afin que tu y
voies clair. Je réprimande et je châtie ceux que j'aime ; du
zèle donc, et repens-toi.
Voilà que je me tiens à la porte et que je frappe ; si
quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte, j'entre
auprès de lui, et je mange avec lui et lui avec moi. Au vain-
4. Le nom ineffable de Jéhovah.
2. Gomp. Âpoc., XIX, 42.
3. Le Christ, en qui tout est affirmé et vérifié. Cf. Isaïe,
Lxv, 46.
4. Allusion à la richesse de la ville. Tacite, Ann., XIV, 27.
5. Cf. Isaïe, lv, 4.
24
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370 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ao CO]
queur je donnerai de s'asseoir avec moi sur mon trône, de
môme que moi aussi j'ai vaincu et me suis assis avec mon
père sur son trône. Que celui qui a des oreilles écoute ce
que l'Esprit dit aux Églises I
Quel est ce Jean qui ose se faire l'interprète des
mandats célestes, qui parle aux Églises d'Asie avec
tant d'autorité, qui se vante d'avoir traversé les
mêmes persécutions que ses lecteurs*? C'est ou
l'apôtre Jean, ou un homonyme de l'apôtre Jean, ou
quelqu'un qui a voulu se faire passer pour l'apôtre
Jean. Il est bien peu admissible qu'en l'an 69, du
vivant de l'apôtre Jean ou peu après sa mort, quel-
qu'un ait usurpé son nom sans son consentement pour
des conseils et des réprimandes aussi intimes. Parmi*
les homonymes de l'apôtre, aucun n'aurait non plus
osé prendre un tel rôle. Le Presbyteros Johannes, le
seul qu'on allègue, s'il a jamais existé, était, à ce qu'il
semble, d'une génération postérieure *. Sans nier les
doutes qui restent sur presque toutes ces questions
d'authenticité d'écrits apostoliques, vu le peu de
scrupule qu'on se faisait d'attribuer à des apôtres et
à de saints personnages les révélations auxquelles
on voulait donner de l'autorité % nous regardons
4. Apoc., I, 9. Cf. I, 2, passage dont le sens est équivoque.
2. Papias, dans Eus., //. E,, III, 39.
3. II Thess., H, «; Apec, xxu, 48-49. Comparez lai livres de
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[An 69] L'ANTECHRIST. 371
comme probable que l'Apocalypse est Touvrage de
l'apôtre Jean, ou du moins qu'elle fut acceptée par lui
et adressée aux Églises d'Asie sous son patronage *.
La forte impression des massacres de Tan* 64, le
sentiment des dangers que l'auteur a courus, l'hor-
reur de Rome, nous semblent bien convenir à l'apôtre
qui, selon notre hypothèse, avait été à Rome et pou-
vait dire, en parlant de ces tragiques événements :
Quorum pars magna fui*. Le sang l'étouffé, injecte
ses yeux , l'empêche de voir la nature. L'image des
monstruosités du règne de Néron l'obsède comme
une idée fixe. — Mais des objections graves rendent
ici la tâche du critique bien délicate. Le goût du mys-
tère et de l'apocryphe qu'avaient les premières géné-
rations chrétiennes a couvert d'une impénétrable
obscurité toutes les questions d'histoire littéraire re-
latives au Nouveau Testament. Heureusement, l'âme
éclate en ces écrits anonymes ou pseudonymes par
des accents qui ne sauraient mentir. La part de chacun
est, dans les mouvements populaires, impossible à
Daniel, d'Hénoch, en observant toutefois que, pour ces sortes de
livres, Fauteur prétendu est séparé de l'auteur réel par des siècles,
tandis que, dans le cas de l'Apocalypse, Fauteur réel et l'auteur
prétendu auraient été contemporains.
4. Voir rinlroduction, en tète de ce volume.
8. Comparez la position d'Èlie Marion en Angleterre après les
massacres des Gé venues.
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373 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60]
discerner; c'est le sentiment de tous qui constitue le
véritable génie créateur.
Pourquoi Tauteùr de l'Apocalypse, quel qu'il
soit, à-t-il choisi Patmos pour le lieu de sa vision?
C'est ce qu'il est difficile de dire*. Patmos ou Patnos'
est une petite île de près de quatre lieues de long,
mais fort étroite \ Elle fut dans l'antiquité grecque
florissante et très-peuplée*. A l'époque romaine, elle
4 . On n'a pu trouver dans ce choix aucune signification sym-
bolique.
t. D*où la forme populaire Patiiio,
3. Voir L. Ross, Reisen auf griechischm Insein des œgœis-
chen Meeres, t. H, 4843; Tischendorf, Reise in den Orient, 4846,
II, S58-265; le même, Terre sainte (traduct. française, 4868),
p. Î78-284; V. Guérin, Description de Vite de Patmos, Paris,
4856; Stanley, Sermons in the £as^ Londres, 4 863, p. 225 etsuiv.;
Petit de Julleville, dans la Revue des cours littéraires, 2 mars
4867. L'tle a aujourd'hui environ quatre mille habitants. Elle se
compose de trois massifs reliés par des isthmes étroits. Les alti-
tudes des sommets sont d'un peu moins de trois cents mètres.
4. Les mentions de Patmos dans Tantiquité sont rares : Stra-
bon, X, V, 43; Pline, IV, 23, et, par conjecture du scoliasle,
Thuqdide, III, 33. Mais les inscriptions sont instructives : Cor-
pus inscr. gr,, n~ 2264, 2262; Ross, Inscr. grœcœ inedilœ, fas-
cic. II, n»* 489 et 490; Guérin, op. cit., p. 85 et 86, sans parler
de deux (p. 9 et 86^ effacées. La ville antique, dont Tacropole, en
partie cyclopéenne, en partie hellénique, existe encore, était au
port actuel (la Scala). La principale légende de la ville grecque
était celle d'un temple élevé par Oreste à TArtémis de Scythie
(inscription n« 490 de Ross]. Ce temple était probablement sur
remplacement du monastère élevé par saint Christodole au xi* siè-
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(An69J L'ANTECHRIST. 373
garda toute l'importance que comportait sa petitesse,
grâce à son excellent port, formé au centre de l'île
par l'isthme qui joint le massif rocheux du nord au
massif du sud. Patmos était, selon les habitudes du
cabotage d'alors, la première ou la dernière station
pour le voyageur qui allait d'Éphèse à Rome ou de
Rome à Éphèse. On a tort de la représenter comme
un écueil, comme un désert. Patmos fut et redevien-
dra peut-être une des stations maritimes les plus
importantes de l'Archipel ; car elle est à Tembran-
chement de plusieurs lignes. Si l'Asie renaissait,
Patmos serait pour elle quelque chose d'analogue
à ce qu'est Syra pour la Grèce moderne, à ce
qu'étaient dans l'antiquité Délos et Rhénée parmi
les Cyclades, une sorte d'entrepôt en vue de la
marine marchande, un point de, correspondance
utile aux- voyageurs.
C'est là probablement ce qui valut à cette petite
île le choix d'où est plus tard résultée pour elle une
si haute célébrité chrétienne, soit que l'apôtre ait dû
de. VWe renferme de nombreux restes anciens, dont quelques-
uns d'époque reculée (Guérin,p. 9-45, 85-93; Ross, Reise^ip 438).
Elle paraît avoir eu autrefois plus d'arbres et plus d'eau qu'au-
jourd'hui. M. Guérin évalue la population de la ville hellénique à
douze ou treize mille habitants. L'Ile avait en outre plusieurs vil-
lages, dont le même voyageur évalue la population à trois ou
quatre mille âmes.
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374 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
s'y retirer pour fuir quelque mesure persécutrice
des autorités d'Éphèse*; soit que, revenant d'un
voyage à Rome*, et à la veille de revoir ses fidèles,
il ait préparé , dans quelqu'une des cauponœ qui
devaient border le port% le manifeste dont il voulait
4. Apoc., 1,9, en comparant vi, 9; xx,4.yoircî-dessus, p.353-
354, et ci-après, p. 444 et suiv. L'idée d'un exil proprement dit
(Tertullien, Prœscr,, 36) doit être écartée. Nous connaissons les
ties qui servaient de lieu de déportation, Gyaros, Pandatarie, Pon-
tia, Pianasie. Patmos n^a jamais été de ce nombre. Les Iles de
déportation étaient choisies exprès parce qu'elles n'avaient ni port
ni ville; or Patmos a de très-bons mouillages (Guérin, p. 90-94,
94} et possédait une ville assez considérable. Gyare, par exemple,
ne ressemble en rien à Patmos. La tradition ecclésiastique sur
le bannissement de Jean à Patmos par Domitien renferme un
anachronisme. — L'idée de solitude n'a non plus rien à faire ici.
L'Ile était fort peuplée.
2. L'entrée du port de Patmos est facile aux navires qui vien-
nent de Rome et difficile à ceux qui viennent d'Éphèse. J'en ûs
Texpérience; après un jour d'efforts, notre barque dut renoncer à
franchir la passe.
3. La grotte est une invention du moyen âge. A peine est-il
nécessaire de faire remarquer que Apec, i, 9-40, n'implique pas
que l'Apocalypse ait été écrite à Patmos; la nuance de iTtvouDv
indique plutôt le contraire. Telle fut, du reste, la défiance que
r Église grecque eut longtemps à Tégard de l'Apocalypse, que le
faux Prochore (iv* siècle}, racontant avec prolixité le séjour de
Jean à Patmos, ne dit pas un mot de TApocalypse, et ne conduit
Jean dans celte lie que pour y écrire l'Évangile (manuscrit de
Patmos, analysé par Guérin, op, cil,, p. 27 et suiv., 34, 39 et suiv.,
44; ce texte parait le plus conforme au texte primitif; comparez
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(An 60J L'ANTECHRIST. 375
se faire précéder en Asie *; soit que, prenant une sorte
de recul pour frapper un grand coup, et jugeant que
le lieu de la vision ne pouvait être placé à Éphèse
même, il ait choisi l'île de l'Archipel qui, éloignée
d'environ une journée, était reliée à la métropole
d'Asie par une navigation quotidienne'; soit qu'il
eût gardé le souvenir de la dernière escale du
voyage plein d'émotions qu'il fit en 64; soit enfin
qu'un simple accident de mer l'ait forcé de relâcher
plusieurs jours dans ce petit port*. Ces navigations
de l'Archipel sont pleines de hasard; les traversées
de l'Océan n'en peuvent donner aucune idée^ car
dans nos mers régnent des vents constants qui vous
secondent, même quand ils sont contraires. Là, ce
les éditions de Michel Neander, à la suite de Catechesis M, Lutheri
parva, grœcolatina, Bâie, Oporin, 4567, in-4t, p. 526-663; de
Grynaeus, Monum. PP. orthodoxograph., I, p. 85 et suiv.; de
Birch, Auclarium Cod. apocr. N. T., p. 262-307, et la trad.
latine dans BibL max. Pair,, H, 46 et suiv.). Il ne semble pas
qu'avant saint Ghrislodule, nie ait été Tobjet d'une vénération
spéciale.
4 . Ce ne pouvait être son premier voyage à Éphèse ; car les
rapports de l'auteur de l'Apocalypse avec les Églises d'Asie obli-
gent de supposer qu'il avait antérieurement résidé dans ce pays.
2. On peut aller aujourd'hui de Scala-Nova à Patmos en six
heures, avec les moyens de navigation du pays, qui diffèrent peu
de ceux des anciens.
3. C'est bien la nuance de i^tvofiiivY équivalent de ^D^M, dans
Apoc., I, 9.
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37G ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ao 69]
sont tour à tour des calmes plats, et, quand on s'en-
gage dans les canaux étroits, des vents obstinés. On
n'est nullement maître de soi; on touche oîi Ton
peut et non où l'on veut.
Des hommes aussi ardents que ces âpres et fana-
tiques descendants des vieux prophètes d'Israël por-
taient leur imagination partout où ils se trouvaient, et
cette imagination était si uniquement renfermée dans
le cercle de l'ancienne poésie hébraïque, que la na-
ture qui les entourait n'existait pas pour eux. Patmos
ressemble à toutes les îles de l'Archipel : mer d'azur,
air limpide, ciel serein, rochers aux sommets den-
telés, à peine revêtus par moments d'un léger duvet
de verdure. L'aspect est nu et stérile; mais les
formes et la couleur du roc, le bleu vif de la mer,
sillonnée de beaux oiseaux blancs, opposé aux teintes
rougeâtres des rochers, sont quelque chose d'admi-
rable. Ces myriades d'îles et d'îlots, aux formes les
plus variées, qui émergent comme des pyramides
ou comme des boucliers sur les flots, et dansent
une ronde éternelle autour de l'horizon, semblent
le monde féerique d'un cycle de dieux marins et
d'Océanides, menant une brillante vie d'amour, de
jeunesse et de mélancolie, en des grottes d'un vert
glauque, sur des rivages sans mystère, tour à tour
gracieux et terribles, lumineux et sombres. Calypso et
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[An 69J L'ANTECHRIST. 377
les Sirènes, les Tritons et les Néréides, les charmes
dangereux de la mer, ses caresses à la fois volup-
tueuses et sinistres, toutes ces fines sensations qui
ont leur inimitable expression dans rOrfj/55^e^ échap-
pèrent au ténébreux visionnaire. Deux ou trois parti-
cularités , telles que la grande préoccupation de la
mer*, l'image « d'une montagne brûlant au milieu
de la mer* », qui semble empruntée à Théra% ont
seules quelque cachet local*. D'une petite île, faite
pour servir de fond de tableau au délicieux roman de
Daphnis et Chloé, ou à des scènes de bergerie comme
celles de Théocrite et de Moschus, il fit un volcan
noir, gorgé de cendre et de feu. Il avait dû, cepen-
dant, goûter plus d'une fois sur ces flots le silence
plein de sérénité des nuits, où l'on n'entend que le
gémissement de l'alcyon et le soufflet sourd du dau-
phin. Des jours entiers, il fut en face du mont Mycale,
sans songer à la victoire des Hellènes sur les Perses %
4. Voir, en particulier, Apoc, xxi, 4.
2. Apoc, VIII, 8.
3. Sanlorin. Celte lie était alors dans une période de crise.
Voir Sénèque, Quœst. nat., If, 26; VI, X\A\ paraît que, môme
quand elle dort, elle a tout à fait l'aspect d'une montagne à demi
brûlée. V. Stanley, Sermons, p. 230, note 8.
4. Le mont Kynops, à Patmos, offre quelques phénomènes vol-
caniques, mais sans grandeur. Guérin, op. cit,,^, 88-97.
5. Un rideau d'Iles intercepte presque de Patmos la vue du
continent; on voit cependant le mont Mycale, Milet et Priène.
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378 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
la plus belle qui ait jamais été remportée après Mara-
thon et lesThermopyles. A ce point central de toutes
les grandes créations grecques, à quelques lieues de
Samos, de Cos, de Milet, d'Éphèse, il rêva d'autre
chose que du prodigieux génie de Pythagore, d'Hip-
pocrate, de Thaïes, d'Heraclite; les glorieux souve-
nirs de la Grèce n'existèrent pas pour lui. Le poëme
de Patmos aurait dû être quelque Héro et Léandre,
ou bien une pastorale à la façon de Longus, ra-
contant les jeux de beaux enfants sur le seuil de
l'amour. Le sombre enthousiaste, jeté par hasard sur
ces rives ioniennes, ne sortit pas de ses souvenirs
bibliques. La nature pour lui, ce fut le chariot vivant
d'Ézéchiel, le monstrueux chémb, le difforme taureau
de Ninive, une zoologie baroque, mettant la statuaire
et la peinture au défi. Ce défaut étrange qu'a l'œil
des Orientaux d'altérer les images des choses, dé-
faut qui fait que toutes les représentations figurées
sorties de leurs mains paraissent fantastiques et
dénuées d'esprit de vie, fut chez lui à son comble. La
maladie qu'il portait dans ses viscères teignait tout de
ses couleurs. Il vit avec les yeux d'Ézéchiel, de l'au-
teur du livre de Daniel ; ou plutôt il ne vit que lui-
même, ses passions, ses espérances, ses colères. Une
vague et sèche mythologie, déjà cabbaliste et gnos-
tique, toute fondée sur la transformation des idées
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[An 69] L'ANTECHRIST. 379
abstraites en hypostases divines, le mit en dehors
des conditions plastiques de Tart. Jamais on ne
s*isoIa davantage du milieu environnant; jamais on
ne renia plus ouvertement le monde sensible pour
substituer aux harmonies de la réalité la chimère
contradictoire d'une terre nouvelle et d'un ciel ]
nouveau.
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I
CHAPITRE XVI.
L*APOCAI.TPSB.
Après l'envoi aux sept Eglises, le cours de la vision
se déroule *. Une porte s'ouvre dans le ciel ; le
Voyant est ravi en esprit, et, par cette ouverture,
son regard pénètre jusqu'au fond de la cour céleste.
Tout le ciel de la cabbale juive se révèle à lui. Un seul
trône existe, et sur ce trône, qu'entoure l'arc-en-ciel,
est assis Dieu lui-même, semblable à Un rubis colos-
sal dardant ses feux *. Autour du trône sont vingt-
quatre sièges secondaires, sur lesquels sont assis vingt-
quatre vieillards, vêtus de blanc, portant sur leur
tête des couronnes d'or. C'est l'humanité représentée
par un sénat d'élite, qui forme la cour permanente de
l'Éternel '. Au-devant, brûlent sept lampes, qui sont
4. Âpoc., c. IV.
2. Tous les traits de la description de la majesté divine sont
empruntés à Êzéchiel, i et x. Comp. Dan., vu, 9 et suiv.
y^. Le chiffro 24 est emprunté aux classes de prêtres qui des-
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[An 69J L'ANTECHRIST. 381
les sept esprits de Dieu (les sept dons de la sagesse
divine) *. Alentour sont quatre monstres, formés de
traits empruntés aux chérubs d'Ézéchiel et aux
séraphcs d'Isaïe *. Ils ont, le premier la forme d'un
lion, le deuxième la forme d'un veau, le troisième la
forme d'un homme, le quatrième la forme d'un aigle
aux ailes ouvertes. Ces quatre monstres figurent
déjà dans Ézéchiel les attributs de la Divinité : « sa-
gesse, puissance, omniscicnce et création ». Ils ont
six ailes et sont couverts d'yeux sur tout le corps '.
Les anges, créatures inférieures aux grandes personni-
fications surnaturelles dont il vient d'être parlé*, sortes
de domestiques ailés, entourent le trône par milliers
de milliers et myriades de myriades*. Un éternel rou-
lement de tonnerre sort du trône. Au premier plan,
s'étend une immense surface azurée semblable à
du cristal (le firmament) •. Une sorte de liturgie
divine se poursuit sans fin. Les quatre monstres,
organes de la vie universelle (la nature), ne dorment
servaient le sanctuaire. I Chron., xxvi. Comp. Isaïe, xxiv, 23,
Ps. Lxxxix, 8; Tanhuma, sections schemini et kedoschim.
•— < . Cf. Isaïe, XI, 2.
^J. Ézéch., i; Isaïe,. VI.
- 9. Ézéch., I, 18; x, 42.
4. Comp. Hebr., i, 4 et suiv., 14.
5. Apoc., V, 44 ; vu, 44. Comp. Dan., vu, 40; Ps. lxviii, 48.
*^A Exode, XXIV, 40; Ézéchiel, i, 22 et suiv.
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383 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
jamais et chantent nuit et jour le trisagion céleste :
« Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu tout-puis-
sant, qui était, qui est et qui sera *. » Les vingt-
quatre vieillards (rhumanité) s'unissent à ce can-
tique, en se prosterpant et en mettant leurs couronnes
au pied du trône où réside le Créateur. .
Christ n'a pas figuré jusqu'ici dans la cour céleste.
Le Voyant va nous faire assister à la cérémonie de
son intronisation *. A droite de celui qui est assis
sur le trône, se voit un livre, en forme de rouleau,
écrit des deux côtés % fermé de sept sceaux. C'est le
. livre des secrets divins, la grande révélation. Per-
sonne ni au ciel ni sur la terre n'est trouvé digne
de l'ouvrir, ni même de le regarder. Jean alors se
met h pleurer; l'avenir, la seule consolation du
^^>ehrétien, ne lui sera donc point révélé ! Un des vieil-
lards l'encourage. En effet, celui qui doit ouvrir le
livre est bientôt trouvé ; on devine sans peine que
c'est Jésus. Au centre même de la grande assemblée
céleste, au pied du trône, au milieu des animaux et
des vieillards, sur l'aire cristalline, apparaît un
agneau égorgé. C'était l'image favorite sous laquelle
l'imagination chrétienne aimait à se figurer Jésus :
4. Cf. Isaïe, VI, 3.
2. Apoc., c. v.
3. Cf. Ézéchiel, ii, 10.
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lAn 69] L'ANTECHRIST. .383
un agneau tué, devenu victime pascale, toujours avec
Dieu *. Il a sept cornes* et sept yeux, symboles des
sept esprits de Dieu, dont Jésus a reçu la plénitude,
et qui vont se répandre par lui sur toute la terre.
L'Agneau se lève, va droit au trône de TÉternel,
prend le livre. Une immense émotion remplit alors
le ciel ; les quatre animaux, les vingt-quatre vieillards
tombent à genoux devant TAgneau; ils tiennent à la
main des cithares et des coupes d'or pleines d'encens
(les prières des saints '), et chantent un cantique
nouveau : « Toi, tu es digne de prendre le livre et d'en
ouvrir les sceaux; car tu as été égorgé, et avec ton
sang tu as gagné à Dieu une troupe d'élus de toute
tribu, de toute langue, de tout peuple, de toute
race *, et tu as fait d'eux un royaume de prêtres, et
ils régneront sur la terre *. »' Les myriades d'anges
se joignent à ce cantique, et décernent à l'Agneau
4. Jean, i, 29, 36; I Pétri, i, 49; AcL, viii, 32. Comp. Jéré-
mie, XI, 49; fsaïe, un, 7.
2. Cf. Daniel, vu, 20 et suiv. La corne, dans la vieille poésie
hébraïque, est toujours le symbole de la force.
3. Comp. Apoc, VIII, 3 et suiv.; Ps. cxli, 2; Ézéch., viii, 44; ^ .--
Tobie, xii, 42; Ua, v^O.
4. lia découverte du manuscrit Sinaïlicus a conûrmé la leçon
de VAlexandrinus, et prouvé que r^ du texte reçu est une cor-
rection.
. 5. Le Sinaïlicus a p«<iiX!Û<you<jtv,
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384 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
les sept grandes prérogatives (puissance, richesse,
sagesse, force, honneur, gloire et bénédiction*).
Toutes les créatures qui sont dans le ciel, sur la
terre, sous la terre, dans la mer, s'associent à la
cérémonie céleste, et s'écrient : « A celui qui est
assis sur le trône et à l'Agneau soient la bénédiction,
et l'honneur, et la gloire, et la force, dans tous les
siècles des siècles. » Les quatre animaux, repré-
sentant la nature, de leur voix profonde disent amen;
les vieillards tombent et adorent.
Voilà Jésus introduit au plus haut degré de la hié-
rarchie céleste. Non-seulement les anges % mais encore
les vingt-quatre vieillards et les quatre animaux, qui
sont supérieurs aux anges, se sont prosternés devant
lui. Il a monté les marches du trône de Dieu, a pris le
livre placé à la droite de Dieu, que personne ne pou-
vait même regarder. Il va ouvrir les sept sceaux du
livre; le grand drame commence *.
Le début est brillant. Selon une conception his-
torique des plus justes, l'auteur place l'origine
de Tagitation messianique au moment ou Rome
étend son empire à la Judée*. A l'ouverture du pre-
4. Cf. VII, 42.
9. Comparez FÉpttre aux Hébreux, ci-dessus, p. 243.
3. Apec, c. VI.
4. Comp. V Assomption de Moïse , dans Hilgenfeld, Nov.
Test, extra can., I, p. 4 4 3-4 4 4.
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[An 60J L'ANTECHRIST. 383
mier sceau, un cheval blanc ^ s'élance; le cavalier
qui le monte tient un arc à la main ; une couronne
ceint sa tête; il remporte partout la victoire. C'est
TEmpire romain, auquel, jusqu'à l'époque du Voyant,
rien n'avait pu résister. Mais ce prologue triomphal est
de courte durée ; les signes avant-coureurs de l'appa-
rition brillante du Messie seront des fléaux inouïs, et
c'est par les plus eflrayantes images que se continue
la tragédie céleste *. Nous sommes au commence-
ment de ce qu'on appelait « la période des douleurs
du Messie ' ». Chaque sceau qui s'ouvre désormais
amène sur l'humanité quelque horrible malheur.
A l'ouverture du deuxième sceau, un cheval roux
s'élance. A celui qui le monte il est donné d'enlever
la paix de la terre et de faire que les hommes s'égor-
gent les uns les autres ; on lui met en main une
grande épée. C'est la Guerre. Depuis la révolte de
Judée et surtout depuis le soulèvement de Vindex, le
monde n'était, en effet, qu'un champ de carnage, et
l'homme pacifique ne savait où fuir.
4 . Le cheval blanc est le symbole de la victoire et du triomphe.
Iliade^ X, 437; Plutarque, Camille,!] Virg., ^neid., III, 538,
et Servi us sur ce vers.
2. Comp. Zacharie, i,7-n, et vi, 4-8; Jérémie, xxi, 9;
xxxu, 36; IV d'Esdras, v, 6 et &uiv.; vi, 22 et suiv., ix, 3
(Vulg.).
3. *Apx^ »^iy«j»v. Matth., xxiv, 8; Marc, xui, 9.
25
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c
386 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An G9]
A l'ouverture du troisième sceau, bondit un che-
val noir; le cavalier tient une balance. Du milieu des
quatre animaux, la voix qui tarife au ciel le prix des
denrées pour les pauvres mortels dit au cavalier :
« Un chœnix de froment, un denier * ; trois chœnix
d'orge, un denier; l'huile et le vin, n'y touche pas*.»
C'est la Famine *. Sans parler de la grande disette
. qui eut lieu sous Claude, la cherté en l'an 68 fut
extrême *.
A l'ouverture du quatrième sceau, s'élance un
cheval jaune. Son cavalier s'appelait la Mort; le
Sc\\ieol le suivait, et il lui fut donné puissance de
tuer le quart de la terre par le glaive, par la faim,
par la peste et par les bêtes féroces.
Tels sont les grands fléaux * qui annoncent la
prochaine venue du Messie. La justice voudrait que
sur-le-champ la colère divine s'allumât contre la
4 . Le chœnix de blé était la ration journalière d*un homme.
Thez. de H. Etienne, au mot •iC\.^^\* ^ denier était le salaire d'un
journalier. Matlh., xx, 2; Tacite, Annales, I, 47. Le prix ordi-
naire du chœnix de froment était bien moins élevé. Gic, in
Verrem, III, 84 .
2. Gomp. Suétone, Domitien, 7.
3. Matthieu, xxiv, 7; Marc, xiii, 7.
4. Voir ci-dessus, p. 328.
5. Gomp. Ezech., xiv, 21 ; Matth., xxiv, 6-8 ; Marc, xiii, 8-9.
Dans les Évangiles, Xc([m« parait, comme d ns TApocalypse, rejeté
au second plan.
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[An69J L'ANTECHRIST. 387
terre. En effet, à l'ouverture du cinquième sceau, le
Voyant est témoin d'un touchant spectacle. Il recon-
naît sous l'autel les âmes de ceux qui ont été égorgés
pour leur foi et pour le témoignage qu'ils ont rendu à
Christ (sûrement les victimes de l'an 64). Ces saintes
âmes crient vers Dieu S et lui disent 2 « Jus-
ques à quand, Seigneur, toi le saint, le véridique,
ne feras-tu point justice, et ne redemanderas-lu point
notre sang à ceux qui demeurent sur la terre? »
Mais les temps ne sont pas encore venus; le nombre
des martyrs qui amènera le débordement de colère
n'est pas alleint. On donne à chacune des victimes
qui sont sous l'autel une robe blanche, gage de la
justification et du triomphe futurs, et on leur dit de
patienter un peu, jusqu'à ce que leurs coserviteurs
et confrères, qui doivent être tués comme eux, aient
rendu témoignage à leur tour.
Après ce bel intermède, nous rentrons, non plus
dans la période des fléaux précurseurs, mais au
milieu des phénomènes du dernier jugement. A l'ou-
verture du sixième sceau *, a lieu un grand tremble-
4 . Des imagiaatioDS analogues avaient cours, même en dehors
du cercle chrétien. Dion Cassius, LXIÎJ, Î8 : ai t»v iri<povw-
(iivwv W «ùr&O +'JX*'- Apoc, YI, 9 : ta; ^v/àç rm ia(pa7{tiv»v.
2. Toute la description de la catastrophe finale est composée
de traits empruntés à Isaïe, n, 40, 49; xxxiv, 4; l, 3; Lxm, 4;
Ézéchiel, xxxii, 7-8 ; Joël, m, 4 ; Osée, x, 8; Nahum, i, 6; Mala-
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388 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
ment de l'univers *. Le ciel devient noir comme un
sac de crin, la lune prend une couleur de sang, les
étoiles tombent du ciel sur la terre, comme les fruils
d'un figuier agité par le vent; le ciel se relire
comme un livre qu'on roule *; les montagnes, les
îles sont jetées hors de leur place. Les rois et les
grands de la terre, les tribuns militaires et les riches
et les forts, les esclaves et les hommes libres se
cachent dans les cavernes et parmi les rochers, disant
aux niontagnes : « Tombez sur nous, et sauvez-nous
du regard de celui qui est assis sur le trône et de la
colère de l'Agneau. »
La grande exécution va donc s'accomplir '. Les
quatre anges des vents* se placent aux quatre
angles de la terre ; ils n'ont qu'à lâcher la bride aux
éléments qui leur sont confiés pour que ceux-ci, sui-
vant leur furie naturelle, bouleversent le monde. Tout
pouvoir est donné à ces quatre exécuteurs ; ils sont
à leur poste; mais l'idée fondamentale du poëme est
chie, m, 2. Les anciens prophètes croyaient que le jugement de
Dieu, môme s'exercent sur un peuple isjlé, était accompagné de
phénomènes naturels (Joël, i, 45; ii, I et suiv.). Comp. Maltb.,
XXIV, 7, 29; Marc, xiii, 8, 24; Luc, xxi, 44, 25-26; xxiii, 30.
4. Malth., XXIV, 7; Marc, xni, 8; Luc, xxi, 4.
2. Isaïe, XXXI V, 4.
3. Apoc., c. \i\.
4. Cf. Zacharle, vi, 5; Ilénoch, ch. xviii
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[An C9] L'ANTECHRIST. 380
de montrer le grand jugement sans cesse ajourné, au
moment où il semblait qu'il dût avoir lieu. Un ange,
portant en main le sceau de Dieu (sceau qui a pour
légende, comme tous les sceaux de rois, le nom de
celui à qui il appartient, mn>S *), s'élève de l'Orient.
Il crie aux quatre anges des vents destructeurs de
retenir quelque temps encore les forces dont ils dispo-
sent, jusqu'à ce que les élus qui vivent actuellement
aient été marqués au front de l'estampille qui, comme
cela eut lieu pour le sang de l'agneau pascal en
Egypte *, les préservera des fléaux. L'ange imprime
alors le cachet divin sur cent quarante-quatre mille
personnes, appartenant aux douze tribus d'Israël.
Cela ne veut pas dire que ces cent quarante-quatre
mille élussent uniquement des juifs'. Israël est ici
4. Gomp. Is., XLiv, 5; Apoc, xiv, 1. Tous les sceaui sémi-
\ tiques présentent le nom du possesseur du sceau précédé de S.
Cf. Hérodote, II, cxui, i; Ézéchiel, ix, 4. L'usage était de mar-
<iuer les esclaves du nom de leur maître.
2. Exode, XII, 43.
3. L'opposition des cent quarante-quatre mille hf^^x^aiLéia
des douze tribus et de YS/M^ wa6; du verset 9 porterait à le
.^croire. Mais T^x^c; roXu; e&t composé de martyrs (comp. vu, 9,
/ 44), non de païens convertis. Les cent quarante-quatre mille
élus paraissent au chapitre xiv comme choisis pour leur vertu
dans la terre entière (ci T^-yoçaafAtvci àitb tK; •y^ç). Comp., en outre,
Apoc, V, 9. La distinction des païens convertis et des judéo-
chrétiens n'existe pas pour l'auteur de l'Apocalypse. Les païens
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390 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
cerlainement le vrai Israël spirituel, V « Israël de
Dieu », comme dit saint Paul*, la famille élue em-
brassant tous ceux qui se sont rattachés à la race
d'Abraham, par la foi en Jésus et par la pratique
des rites essentiels. Mais il y a une catégorie de
fidèles qui est déjà introduite dans le séjour de la
paix ; ce sont ceux qui ont souflert la mort pour
Jésus. Le prophète les voit sous la figure d'une foule
innombrable d'hommes de toute race, de toute tribu,
de tout peuple, de toute langue, se tenant devant le
Trône * et devant l'Agneau, vêtus de robes blanches,
portant des palmes à la main, et chantant à la gloire
de Dieu et de l'Agneau. Un des vieillards lui expli-
que ce que c'est que cette foule : a Ce sont des gens
qui viennent d'une grande persécution % et ils ont
qui n*oiit pas préalablemeDt adopté les règles du jada'isme
sont ces disciples de Balaam pour lesquels il se montre si sévère
(eh. II et m). Tout chrétien fait pour lui partie d'Israël et a sa
capitale spirituelle à Jérusalem (xviii, 4; xx, 9; xxi, 2, 42; comp.
Mattb., XIX, 28; Jac, i, 4J. Les gentils viennent simplement,
comme de bons étrangers soumis et conquis , rendre leurs hom-
mages à Dieu dans Sion (xv, 3-4}.
4. Gai., VI, 46.
2. L'auteur évite de nommer l'être ineffable. Les juifs plus ou p
moins cabbalistes se servent aussi pour désigner Dieu d'exprès- '
sions comme « le Nom >, « le Trône », « le Ciel ». \
3. ex&f'i»; (AryoXr,;, mot ordinaire pour exprimer la catastrophe
de l'an 64. Voir ci-dessu?, p. 467, noie 4, et p. 217, note 4.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 3M
lavé leur robe dans le sang de TAgneau^ Voilà
pourquoi ils sont devant le trône de Dieu, el ils
l'adorent nuit et jour dans son temple, et celui qui est
assis sur le trône habitera éternellement sur eux *.
Ils n'auront plus faim, ils n'auront plus soif, ils
ne souffriront plus de la chaleur. L'Agneau les fera
paître et les conduira aux sources de la vie, et Dieu
lui-même essuiera toute larme de leurs yeux '. »
Le septième sceau s'ouvre*. On s'attend au
grand spectacle de la consommation des temps *.
Mais, dans le poème comme dans la réalité, cette
catastrophe fuit toujours; on s'y croit arrivé, il n'en
est rien. Au lieu du dénoûment final, qui devrait
être l'effet de Touverture- du septième sceau, il se
fait dans le ciel un silence d'une demi-heure, indiquant
que le premier acte du mystère est terminé, et qu'un
autre va commencer •.
1. C'est-à-dire ils les ont teintes de sang par le martyre.
2. Lévitique, xxvi, M\ Isaïe, iv, 5-6; Ézech., xxxvii, t7;
Apoc., XXI, 3.
3. Isaïe* XXV, 8; xlix, 10.
à. Apoc, c. VIII.
5. Conjparez la suspension analogue qui a lieu après l'ouver-
ture du cinquième et du sixième sceau (ci-dessus, p. 388-389), et
au son de la septième trompette (ci-après, p. 399-400). Voir sur-
tout Apec, x, 7.
6. La môme chose se remarque dans le Cantique des cantiques.
Les cinq actes de ce petit drame ne se font pas suite. A chaque
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302 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ad 69]
Après le silence sacramentel, les sept archanges
qui sont devant le trône de Dieu, et dont il n'a pas
été question jusqu'ici*, entrent en scène. On leur
donne sept trompettes, dont chacune va servir de
•signal à d'autres pronostics*. L'imagination sombre
de Jean n'était pas satisfaite; cette fois, c'est aux
plaies d'Egypte que sa colère contre le monde pro-
fane va demander des types de châtiments. Des
phénomènes naturels arrivés vers l'an 68, et dont se
préoccupait l'opinion populaire, lui offraient d'appa-
rentes justifications pour de tels rapprochements.
Avant toutefois que le jeu des sept trompettes
commence, a lieu une scène muette d'un grand effet.
Un ange s'avance vers l'autel d'or qui est en face
du Trône, portant à la main un encensoir d'or. Des
masses d'encens sont versées sur les charbons de
l'autel, et s'élèvent en fumée devant l'Éternel. L'ange
acte, le jeu recommence et unit. En général, la lillcrature hé-
braïque ignore tout à fait la règle de Tunité.
4. Daniel, x, 43; Tobie, xii, 45; Luc, i, 49; I Thess., i\\ 46.
2. Cette idée de sons de trompe successifs, annonçant la fin
des temps, se retrouve dans tVxa'n; coXm-yÇ de I Cor., xv, 5î, sup-
posant des caXmfitç antérieures. C'est à tort cependant qu^on a vu
une terlia tuba dans IV Esdr., v, 4 (voir Hilgenfeld). « Le jour
de Jéhovah, » chez les anciens prophètes, est aussi annoncé par des
trompettes (Joël, ii, 4, 45). L'origine première de cette image
venait des trompettes annonçant les fêtes dlsra(^. Cf. IV Esdr.,
VK Î3.
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[AnC9] .L'ANTECHRIST. 303
alors remplit son encensoir des charbons de Taulel
et les jette sur la terre ^ Ces charbons, en atteignant
la surface du globe, produisent des tonnerres, des
éclairs, des voix, des secousses. L'encens, Tauteur
lui-même nous le dit, ce sont les prières des saints.
Les soupirs de ces pieuses personnes s'élevant en si-
lence devant Dieu, et appelant la destruction de l'em-
pire romain, deviennent des charbons ardents pour le
monde profane, qui Tébranlent, le déchirent, le con-
sument, sans qu'il sache d'où viennent les coups.
Les sept anges alors se préparent à emboucher
la trompette.
A l'éclat de la trompette du premier ange, une
grêle mêlée de feu et de sang tombe sur la terre.
Le tiers de la terre est brûlé ; le tiers des arbres est
brûlé * ; toute herbe verte est brûlée. Eu 63, 68 et
69, on fut en effet fort effrayé par des orages, où
l'on vit quelque chose de surnaturel ^
Au son de la trompette du second ange, une
grande montagne incandescente est lancée dans la
mer; le tiers de la mer se change en sang ; le tiers des
poissons meurt; le tiers des navires est détruit. Il y
4 . Imité d'Ézécbiel, x.
t. Pour celle manière de procéder par tiers, v. Zach., xiii, 8-9.
3. Vis fulgurum non alias crebrior. Tacite, Ann., XV, 47;
Hist., I, 3, 48. Comp. Exode, ix, 24; Isaïe, xxviii, 2.
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394 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An C9J
a ici une allusion aux aspects de Tile de Théra^que
le prophète pouvait presque apercevoir à l'horizon
de Patmos, et qui ressemble à un volcan noyé.
Une île nouvelle était apparue au milieu de son cra-
tère, en Tan 46 ou 47. Dans les moments d'activité,
on voit aux environs de Théra des flammes sur la
surface de la mer *.
Au son de la trompette du troisième ange, une
grande étoile tombe du ciel, brûlant comme un fa-
lot; elle atteint le tiers des fleuves et les sources. Son
nom est « Absinthe » ; le tiers des eaux se change en
absinthe (c'est-à-dire qu'elles deviennent amères et
empoisonnées '); beaucoup d'hommes en meurent*.
On est porté à supposer ici une allusion à certain bo-
lide, dont la chute fut mise en rapport avec une infec-
tion qui put se produire dans quelque réservoir d'eau
et en altérer la qualité. Il faut se rappeler que notre
1. Voir ci-dessus, p. 336 et 377. Comparez Exode, vn, 47 el
suiv., et Jérémie, li, t5; Hénoch, xvii, 43.
î. Pline, II, LXXXVH (89); IV, xii (23); Sénèque, Quœst.
naL, 11,26; VI, 21; Dion Cassius, LX, 29; Aurélius Victor, De
Cœs.j Claude, 14; Philostrate, ApolL, IV, xxxiv, 4; Orose,
VII, 6; Cedrenus, I, p. 497, Paris; Ross, Reisen auf d^n griech.
Insein, I, 90 et suiv. Comp. Comptes rendus de l'Acad. des
sciences j 49 février 4866, p. 392 et suiv.
3. Cf. Exode, XV, 23 et suiv.
4. Comp. Isaïe, xiv, 42; Daniel, viii, 10; Carmina sihyllina,
V, 457-158.
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[An 60] L'ANTECHRIST. 395
prophète voit la nature à travers les récits naïfs des
conversations populaires de l'Asie, le pays le plus
crédule du monde. Phlégon de Trailes, un demi-
siècle plus tard, devait passer sa vie à compiler des
inepties de ce genre. Tacite, à chaque page, en est
préoccupé.
Au son de la trompette du quatrième ange, le
tiers du soleil et le tiers de la lune et le tiers des
étoiles sont éteints, si bien que le tiers de la lumière
du monde est obscurci *. Ceci peut se rapporter soit
aux éclipses qui effrayèrent ces années*, soit à
l'orage épouvantable du 10 janvier 69 \
Ces fléaux ne sont rien encore. Un aigle volant
au zénith pousse trois cris de malheur, et annonce
aux hommes des calamités inouïes pour les trois
coups de trompette qui restent.
A la voix de la cinquième trompette *, une
étoile (c'est-à-dire un ange *) tombe du ciel ; on lui
donne la clef du puits de l'abîme (de l'enfer) *.
4. Exode, VI, 25; x, 2<-î2; Joël, m, 4; Amos, viii, 9.
2. Voir ci-dessus, p. 326.
3. a Fœdum imbribus diem tonitrua et fulgura et cœlestes
miDS ultra solitum turbaverant.sTac, Ais^^I, 48; Plut.,(7a26a^23.
4. Apoc.,c. IX.
5. Hënoch, xviii, 43; xxi, 3; lxxxvi, 4; xc, 24 (Dillmann).
6. Séjour des démons, non des morts : Luc, viii, 31; Apec,
XI, 7; XVII, 8; xx, 4, 3.
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/
sJ X
396 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ad 69]
L'ange ouvre le puits de l'abîme ; il en sort de la
fumée comme d'une grande fournaise * ; le soleil et
le ciel sont assombris. De cette fumée naissent des
sauterelles, qui couvrent la terre comme des esca-
drons de cavalerie. Ces sauterelles % conduites par
leur roi, l'ange de l'abîme, qui s'appelle en hébreu
Abaddon^ et en grec Apollyon^y tourmentent les
hommes pendant cinq mois (tout un été). Il est pos-
sible que le fléau des sauterelles ait eu vers ce temps-
là de l'intensité dans quelque province ^ ; en tout
cas y l'imitation des plaies de l'Egypte est ici évi-
dente*. Le puits de l'abîme est peut-être la Solfatare
de Pouzzoles (ce qu'on appelait le Forum de Vul-
4. Cf. Gen., xix, 28.
2. La description étrange de ces sauterelles, si l'on tient
compte des procédés du style oriental, n*a rien qui ne réponde à
la sauterelle ordinaire. V. Niebuhr, Descr, de l'Arabie, p. 453
(trad. franc., 4774); Joël, ii, 4-9. Les sauterelles à Naples s'ap-
pellent encore cavaleUi. Elles y seraient fort nuisibles, si Ton no
prenait des précautions pour détruire les œufs. Cf. Pline, XL
XXIX (35); Tite-Live, XXX, 2.
"" 3. pTafc*, a la destruction. »
V 4. 'AiToXXôtov, a le destructeur. »
5. Des traits comme ix, 40, porteraient à voir dans la nuée
de sauterelles l'invasion de la cavalerie parthe; mais c'est là
le sujet de la sixième trompette, et l'habitude de l'auteur n'est
pas de symboliser deux fois le même fait dans un même septé-
naire.
6. Ezoie, X, 42elsuiv.; Joël, ii; Sagesse, xvi, 9.
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lAû 69] L'ANTECURIST. 397
cain*) ou Fancien cratère de la Somma*, conçus
comme des vomiloires de l'enfer. Nous avons dit'
que la crise des environs de Naples était alors Irès-
violenle. L'auteur de l'Apocalypse, auquel il est
permis d'attribuer un voyage de Rome et par con-
séquent de Pouzzoles, pouvait avoir été témoin de
pareils phénomènes. Il rattache les nu^es de saute-
relles à des exhalaisons volcaniques; car, l'origine
de ces nuées étant obscure, le peuple se trouvait
amené à y voir un fruit de l'enfer *. Aujourd'hui, du
reste, un phénomène analogue se passe encore à la
Solfatare. Après une forte pluie, les flaques d'eau
qui séjournent dans les parties chaudes donnent lieu
à des éclosions extrêmement rapides et abondantes
de sauterelles et de grenouilles*. Que ces généra-
tions en apparence spontanées fussent considérées
par le vulgaire comme des émanations de la bouche
infernale elle-même, cela était d'autant plus naturel,
que les éruptions, ayant d'ordinaire pour consé-
4. StraboD, V, iv, 6.
2. Beulé, Le drame du Vésuve, p. 62-63.
3. Ci-dessus, p. 329-335.
4. « Latent quinis mensibus. » Pline, IJisl. nal., IX, xxx (50).
Cette imagination existe encore. OEdman, Samml. au$ der
Saturkunde, II, U7.
5. Renseignement de M. S. de Luca. Les sauterelles se voient
en très-grand nombre dans le cratère de la Solfaiare.
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398 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aq 69]
quence de grandes pluies, qui couvrent le pays de
mares , devaient . sembler la cause immédiate des
nuées d*insectes qui sortaient de ces mares.
Le son de la sixième trompette amène un autre
fléau : c'est l'invasion des Parthes, que tout le monde
croyait imminente*. Une voix sort des quatre cornes
de l'autel qui est devant Dieu, et ordonne de délier
quatre anges qui sont enchaînés aux bords de l'Eu-
phrate\ Les quatre anges (peut-être les Assyriens,
les Babyloniens, les Mèdes et les Perses'), qui
étaient prêts pour l'heure, le jour, le mois et l'année,
se mettent à la tête d'une cavalerie effroyable de deux
cents millions d'hommes. La description des chevaux
et des cavaliers est toute fantastique. Les chevaux qSi
tuent par la queue sont probablement une allusion à la
cavalerie parthe, qui tirait des flèches en fuyant. Un
tiers de l'humanité est exterminé. Néanmoins, ceux
qui survivent ne font pas pénitence. Ils continuent
d'adorer des démons, des idoles d'or, d'argent, qui
4. Voir c:-dessus, p. 318. Comp. Tacite, Hist., IV, 64; Jos.,
B, J,, VI, VI, 2.
8. Comp. Virg., Georg., I, 509.
3. Les auteurs d'apocalypses adoptent la vieille géographie
biblique, même quaad cette géographie ne s'applique plus à leur
temps. Voir Commodien, Imtr,, II, i, 45; Carmen, vers 884 et
suiv., 900.; S. Ëpiph., bœr. u, 34. Comp. Daniel, vu, 6; Hénocb,
Lvi, 5-8.
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[An 09] L'ANTECHRIST. 399
ne peuvent ni voir, ni entendre, ni marcher. Ils s'obs-
tinent dans leurs homicides, leurs maléfices, leurs
fornications, leurs vols.
On s'attend à voir éclater la septième trompette ;
mais ici, comme dans l'acte de l'ouverture des sceaux,
le Voyant semble hésiter, ou plutôt s'arranger de
manière à suspendre l'attente ; il s'arrête au moment
solennel. Le secret terrible ne peut encore être livré
tout entier. Un ange gigantesque*, la tête ceinte de
l'arc-en-ciel , un pied sur la terre, un autre sur la
mer, et dont les sept tonnerres* répètent la voix, dit
des paroles mystérieuses, qu'une voix du ciel défend
à Jean d'écrire '. L'ange gigantesque alors lève la
main vers le ciel et jure par l'Éternel qu'il n'y aura
plus de délai *, et qu*au bruit de la septième trom-
pette s'accomplira le mystère de Dieu annoncé par
les prophètes*.
Le drame apocalyptique va donc finir. Pour pro-
longer son livre, l'auteur se donne une nouvelle
mission prophétique. Répétant un énergique sym-
4. Apoc, c. X.
i. Cf. Ps. XXIX, 3-9. Peut-être les tonnerres des sept cieux.
3. Daniel, viii, 26; xii, 4, 9.
4. Daniel, xu, 7.
\ 5. Les prophètes qui, comme Isaïe, Joël, ont annoncé le « jour
de Jébovab i.
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400 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
bole déjà employé par Ézéchîel *, Jean se fait
présenter un livre fatidique par Fange gigantesque,
et le dévore. Une voix lui dit: « Il faut que tu pro-
phétises encore sur beaucoup de races, de peuples,
de langues et de rois. » Le cadre de la vision, qui
allait se fermer par la septième trompette, s'élargit
ainsi, et l'auteur se ménage une seconde partie, où
il va dévoiler ses vues sur les destins des rois et
des peuples de son temps. Les six premières trom-
pettes , en effet , comme les ouvertures des §ix pre-
miers sceaux, se rapportent à des faits qui étaient
passés quand l'auteur écrivait*. Ce qui suit, au
contraire, se rapporte pour la plus grande partie à
l'avenir.
C'est sur Jérusalem d'abord que se portent les
regards du Voyant '. Par un symbolisme assez clair*,
il donne à entendre que la ville va être livrée aux
gentils; pour voir cela dans les premiers mois de 69,
il ne fallait pas un grand effort prophétique. Le por-
tique et la cour des gentils seront même foulés aux
1. Ézecb., II, 8 à m, 3. Cf. Jérém., xv, 46.
2. La sixième trompelte semble faire exception, puisque Fin-
vasion n'eut pas lieu ; mais il est probable que Tauteur la tenait
déjà pour un fait accompli.
3. Apec, c. XI.
4. Cf. Ézéchiel, xl; Zacharie, ii.
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[An 6P] L'ANTECHRIST. 401
pieds des profanes * ; mais rimagination d'un juif
aussi fervent ne pouvait concevoir le temple détruit ;
le temple étant le seul endroit de la terre où Dieu
peut recevoir un culte (culte dont celui du ciel n'est
que la reproduction), Jean n'imagine pas la terre
sans le temple. Le temple sera donc conservé, et les
fidèles marqués au front du signe de Jéhovah pour-
ront continuer à y adorer. Le temple sera ainsi
comme un espace sacré, résidence spirituelle de
l'Église entière; cela durera quarante-deux mois,
c'est-à-dire trois ans et demi (une demi-schemiUa *
ou semaine d'années) . Ce chiffre mystique, emprunté
^ au livre de DanieP, reviendra plusieurs fois dans la
suite. C'est l'espace de temps qui reste encore au
monde à vivre.
Jérusalem, pendant ce temps, sera le théâtre d'une
grande bataille religieuse, analogue aux luttes qui
ont de tout temps rempli son histoire. Dieu donnera
1. Daniel, viii, 43. Cf. Luc, xxi, 24.
2. Une schemiUa ou période de sept années est souvent prise
pour unité de temps, la période jubilaire se composant de sept
schemilla. Voir le livre des Jubilés, et la Chronique samaritaine
publiée par M. Neubauer, Journal Asiatique, déc. 1869.
3. VII, 25; IX, 27; xii, 7, H. Cf., Luc, xxi, 24. Comp. t«;
•h^Li^aç Txç irpoçïiTfîaç aÙTÔv (ApOC, XI, 6) avec fnj rpia xol jxiiva; i ;
de Luc, IV, 25; Jacques, y, 47. Comp. Hénoch, x, 42; xci; xciii;
sans oublier les semaines apocalyptiques des Ismaéliens, héritiers
en cela de formules persanes.
26
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402 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An COl
une mission à « ses deux témoins », qui prophé-
tiseront pendant douze cent soixante jours (c'est-à-
dire trois ans et demi), revêtus de sacs. Ces deux
prophètes sont comparés à deux oliviers et à deux
chandeliers debout devant le Seigneur *. Ils auront
les pouvoirs d'un Moïse et d'un Élie; ils pourront fer-
mer le ciel et empêcher la pluie, changer l'eau en
sang et frapper la terre de telle plaie qu'ils voudront.
Si quelqu'un essaye de leur faire du mal, un feu sor-
tira de leur bouche et dévorera leurs ennemis *. Quand
ils auront fini de rendre leur témoignage, la bête qui
monte de l'abîme ' (la puissance romaine, ou plutôt
Néron reparaissant en Antéchrist) les tuera. Leurs
corps resteront trois jours et demi étendus sans
sépulture sur les places de la grande ville qui s'ap-
pelle symboliquement « Sodome » * et « Egypte » ',
et où leur maître a été crucifié ^ Les mondains
4 . Zachari», iv.
2. II Rois, I, 40-42.
3. Voir Apoc., xvii, 8, en comparant Daniel, vii, 7 et suiv.
La leçon erronée du Codex alexandrinm, rh ar.pîov tô rtraprcv
àva€aîv&v, s'explique par celle du Codex sinalUcus : th (bipiov toti
«vaGaîvov.
4. léaïe, 1, 40; m, 9; Jérémie, xxni, 44; Ézéchiel, xn, 48.
5. L'Egypte est par excellence le pays ennemi du peuple de
Dieu, qui Topprime, le réduit en esclavage..
6. 11 s'agit notoirement de la Jérusalem rebelle, qui tue les
prophètes. Matth., xxiii, 37.
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[An 09J L'ANTECHRIST. 40J
seront dans la joie, s'adresseront des félicitations,
s'enverront des présents * ; car ces deux prophètes
leur étaient devenus insupportables par leurs prédi-
cations austères et leurs miracles terribles. Mais, au
bout de trois jours et demi, voilà que l'esprit de vie
rentre dans les deux saints; ils se retrouvent sur leurs
pieds, et une grande terreur saisit tous ceux qui les
voient*. Bientôt ils montent au ciel sur les nuages, à
la vue de leurs ennemis. Un effroyable tremblement
de terre a lieu en ce moment; le dixième de la ville
tombe; sept mille hommes sont tués'; les autres,*
effrayés, se convertissent.
Nous avons déjà rencontré plusieurs fois cette
idée que l'heure solennelle serait précédée de l'appa-
rition de deux témoins, qui le plus souvent sont con-
çus comme étant Hénoch * et Élie * en personne. Ces
4. Néhémie, viii, 10, 12; Esther, ix, 19, 22.
2. Cf. Ézéch., XXXVII, 10; Il Rois, xiii, 21.
«t^^ 3. Cela porte le chiffre de la population de Jérusalem à
70,000 âmes, ce qui est assez exact.
4. Voir Vie de Jéstis, 13« édit., p. 207; Eccli., xuv, 46 (texte
grec); Hebr., xi, 5. Cf. Irénée, Adv. hœr,, IV, xvi, 2; V, v, I ;
Tertullien, De anima, 50; Évang. de Nicodème, 25; Hippolyte,
p. 21-22, 104, 105, édit. Lagarde; saint Jérôme, Ep. ad Marcel-
/am,Opp., IV, 1" partie, col. 165-166; André de Crète etArétha'
de Césarée, ad h. I.; NoL et exlr., t. XX, V partie, p. 236.
5. Voir Vie de Jésus, 43« édit., p. 100, 105-106, 206; Mala-
chie, m, 23; Eccli., xlviii, 10; Matlh., xvi, 14; xvn, 12; Jean, i,
Digi^zed by VjOOQ IC
40i ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69)
deux amis de Dieu passaient, en effet, pour n'être
pas morts. Le premier était censé avoir inutilement
prédit le déluge à ses contemporains, qui ne voulurent
pas l'entendre; c'était le modèle d'un juif prêchant
la pénitence parmi les païens. Quelquefois aussi, les
témoins prennent la ressemblance de Moïse S dont
la mort avait pareillement été incertaine *, et de Je-
rémie '. Notre auteur semble, en outre, concevoir
les deux témoins comme deux personnages impor-
tants de l'Église de Jérusalem, deux apôtres d'une
grande sainteté, qui seront tués, puis ressusciteront
et monteront au ciel comme Élie et Jésus. Il n'est pas
impossible que la vision ait pour sa première partie
SI ; Justin, DiaL cum Tryph., 49. Sur le rôle d'Élie dans les
mystères de la fin des temps, voir Séder olam rabba, c. 4 7 ;
Mischna, Sota, ix, 45; Schekalim, ii, 5; Baba metzia, i, 8; ii, 8;
m, 4, 5; Eduiolh, viii, 7; Carm. sib., II, 487 et suiv.; Comp.
Commodien, Carmen^ v. 826 et suiv. Toute la mythologie d'Hé-
noch et d'Êlie est recueillie dans le livre IX du De Antickrisio
de Malvenda. Voir aussi Berichle de la Soc. de Leipzig, 4 866,
p. Î43 et suiv.; Silzwigsberichte de TAcad. de Munich, 4871,
p. 462.
4. Apec, XI, 6. Notez dans la transfiguration de Jésus « Moïse
et Élie causant avec lui ». Malth., xvii, 3.
t. Comp. V Assomption de Moïse,
3. Vie de Jésus, 43» édit., p. 207; Victorin de PetUu, dans
la Bibl, max. Patrum, Lugd., lU, p. 418; Thilo, Codex apocr.
N, T., I, p. 764 et suiv.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 405
une valeur rétrospective et se rapporte au meurtre
des deux Jacques, surtout à la mort de Jacques, frère
du Seigneur, qui fut considérée par plusieurs à Jé-
rusalem comme un malheur public, un événement
fatal et un signe du temps *. Peut-être aussi l'un de
ces prédicateurs de pénitence est-il Jean-Baptiste,
l'autre Jésus*. Quant à la persuasion que la fin n'aura
pas lieu avant que les juifs soient convertis, elle était
générale chez les chrétiens ; nous l'avons également
trouvée chez saint Paul '.
Le reste d'Israël étant arrivé & la vraie foi,
le monde n'a plus qu'à iinir. Le septième ange*
embouche la trompette. Au son de cette dernière
trompette *, de grandes voix s'écrient : « Voici venue
l'heure où notre Seigneur avec son Christ va régner
sur le monde pour l'éternité! » Les vingt-quatre vieil-
lards tombent sur la face et adorent. Ils remercient
Dieu d'avoir inauguré sa royauté, malgré la rage
impuissante des gentils, et proclament l'heure de
récompense pour les saints et d'extermination pour
ceux qui corrompent la terre. Alors s'ouvrent les
4. Voir ci-dessus, p. 67-69.
t. Comp. Matth., xvii, 9-13.
3. Saint Paul, p. 472-474. Cf. Commodien, Carmen, v. 83î
et suiv., 930 et suiv.
4. ÊoxotTii aaXwi-^Ç. 1 Cor., XV, 52
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406 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 09]
portes du temple céleste; on aperçoit au fond du
temple l'arche de la nouvelle alliance. Cette scène
est accompagnée de tremblements , de tonnerres et
d'éclairs.
Tout est consommé; les fidèles ont reçu la grande
révélation qui doit les consoler. Le jugement est
proche; il aura lieu dans une demi-année sacrée,
équivalant & trois ans et demi. Mais nous avons déjà
vu Fauteur, peu soucieux de l'unité de son œuvre,
se réserver les moyens de la continuer, quand elle
semblait achevée. Le livre, en effet, n'est qu'à moi-
tié de son cours ; une nouvelle série de visions va se
dérouler devant nous.
La première est une des plus belles *. Au milieu
du ciel, apparaît une femme (l'Église d'Israël), vêtue
du soleil, ayant la lune sous ses pieds et autour de sa
tête une couronne de douze étoiles (les douze tribus
d'Israël). Elle crie, comme si elle était dans les
douleurs de l'enfantement*, grosse qu'elle est de
l'idéal messianique '. Devant elle se dresse un énorme
dragon rouge, à sept têtes* couronnées, à dix cornes *,
4. Apoc., c. XII.
5. A^ivcuox. Se rappeler les «îîvi; du Messie, n^UQH ^bsn.
3. Comp. Michée, iv, 10.
4. Talm. de Bab., Kidduschin, Î9 b. Cf. Daniel, vii, 6.
5. Daniel, vu, 7; Apoc, v, 6.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 407
et dont la queue, balayant le ciel, entraîne le tiers
des étoiles et les jette sur la terre *. C'est Satan
sous les traits de la plus puissante de ses incarna-
lions, l'empire romain : le rouge figure la pourpre
impériale; les sept têtes couronnées sont les sept
Césars qui ont régné jusqu'au moment où écrit l'au-
teur : Jules César*, Auguste, Tibère, Caligula,
Claude, Néron, Galba ' ; les dix cornes sont les dix
proconsuls qui gouvernent les provinces *. Le Dragon
épie la naissance de l'enfant pour le dévorer. La
1 Comp. Daniel, viii, <0,
2. Jules César est toujours compté par Josèphe comme empe-
reur. Auguste est pour lui le second, Tibère le troisième, Caïus
le quatrième (Jos., ÂnL, XVIH, ii, 2; vi, 40). H en est de même
dans le 4* livre d'Esdras, xi, M etsuiv. (la deuxième aile, xi, 47,
est notoirement Auguste) . Suétone, Aurélius Victor, Julien [Cœs.,
p. 308 et suiv., Sp.) comptent de même. Saint Béat (viii* siècle]
ne connaît pas d'autre calcul : Usque in lempus quo hœc Joanni
revelala suntj quinque reges ceciderunl; sexlus fuie Nero, sub
quo hœc vidil in exilio (p. 493 de l'édition rarissime de Fierez ;
cf. Didot, Des apoc. fig.j p. "î?). Béat enseigne ailleurs (p. 438)
une autre doctrine; ces contradictions viennent peut-être de ce
qu'il copiait des auteurs plus anciens, qui n'étaient pas d'accord
entre eux.
3. C'est l'auteur de l'Apocalypse lui-mêtae qui, plus loin (xvii,
40), nous donne cette explication.
4. Voir ci-après, p. 433, et Apoc, xvi, U; xvu, 42; xix, 19.
L'image est empruntée à Dan., vu, 7, 24. L'auteur de l'Apocalypse
croit voir l'empire romain dans la quatrième bête de Daniel, qui
est en réalité l'empire des Grecs.
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408 ORIGINES DU CHRISTIANISME. fAn 09|
femme met au monde un fils destiné « à gouverner
les nations avec une verge de fer », trait caractéris-
tique du Messie *. L'enfant (Jésus) est enlevé au
ciel par Dieu*; Dieu le place à côté de lui sur son
trône. La femme s'enfuit au désert, oii Dieu lui a
préparé une retraite pour douze cent soixante jours.
C'est ici une allusion évidente soit à la fuite de
l'Église de Jérusalem et à la paix dont elle doit
jouir dans les murs de Pella durant les trois ans
et demi qui restent jusqu'à la fin du monde, soit
à l'asile que trouvèrent les chrétiens judaïsants
et quelques apôtres dans la province d'Asie. L'image -
de « désert » convient mieux à la première expli-
cation qu'à la seconde* Pella, au delà du Jourdain,
était un pays paisible , voisin des déserts d'Arabie,
et où le bruit de la guerre n'arrivait presque pas.
Alors a lieu dans le ciel un grand combat. Jusque-
là Satan, le kfUv^or ^ le critique malveillant de la
création, avait ses entrées dans la cour divine. Il en
profitait, selon une vieille habitude qu'il n'avait pas
4. P5. II, 9. Cf. AjOC, II, 27; xix, <5.
2. L'auteur de l'Apocalypse croit à rascension de Jésus. Cf. xi,
42 (ce qui concerne les deux téinoias est calqué sur ce que Fau-
teur sait de la légende de Jésus). Voir les Apôtres ^ p. 54-55.
3. Celte forme rabbinique du mot grec xaTiqcpo; est adoptée
par notre auteur (xii, 10).
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(An 69] L'ANTECHRIST. 409
perdue depuis Tâge du patriarche Job*, pour nuire
aux hommes pieux, surtout aux chrétiens, et attirer
sur eux d'affreux malheurs. Les persécutions de
Rome et d'Éphèse ont été son ouvrage. Il va main-
tenant perdre ce privilège. L'archange Michel
(l'ange- gardien d'Israël), avec ses anges*, lui livre
bataille. Satan est vaincu, chassé du ciel, jeté sur la
terre, ainsi que ses suppôts; un chant de triomphe
éclate, quand les êtres célestes voient précipité de
haut en bas le calomniateur, le détracteur de tout
bien, qui ne cessait nuit et jour d'accuser et de déni-
grer leurs frères demeurant sur la terre \ L'Église
du ciel et celle d'ici-bas fraternisent à propos de
la défaite de Satan. Cette défaite est due au sang de
l'Agneau et aussi au courage des martyrs qui ont
poussé leur sacrifice jusqu'à la mort. Mais malheur
au monde profane! Le Dragon est descendu dans son
sein, et on peut tout attendre de son désespoir ; car
il sait que ses jours sont comptés.
Le premier objet contre lequel le Dragon jeté
sur la terre tourne sa rage est la femme (l'Église
d'Israël) qui a mis au monde ce fruit divin que Dieu
1. Livre de Job, prologue; I Chron., xxi, 4. Cr. le zabu-
las (^laSoXeç) de ÏAhs, de Moïse, c. 40.
2. Daniel, x, 43, 21 ; xii, 4 ; Jude, 9.
3. Cotnp. Geo., ni, 4 ; Job, i et ii ; Zacbarîe, m, 4.
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410 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
a fait asseoir à sa droite. Mais la protection d*en
haut couvre la femme ; on lui donne les deux ailes du
grand aigle, moyennant lesquelles elle s'envole vers
l'endroit qui lui a été assigné, au désert, c'est-à-dire
à Pella. Elle y est nourrie trois ans et demi, loin de
la vue du Dragon. La fureur de celui-ci est à son
comble. Il vomit de sa bouche après la femme un
fleuve pour la noyer et l'emporter; mais la terre
vient au secours de la femme; elle s'entr'ouvre et
absorbe le fleuve (allusion à quelque circonstance de
la fuite à Pella qui nous est inconnue *). Le Dragon,
voyant son impuissance contre la femme (l'Église-
mère d'Israël), tourne sa fureur contre « le reste de
sa race », c'est-à-dire contre les Églises de la dis-
persion, qui gardent les préceptes de Dieu * et sont
fidèles au témoignage de Jésus. C'est là une allusion
N^ évidente aux persécutions des derniers temps et sur-
tout à celle de l'an 64.
Alors ^ le prophète voit sortir de la mer une
bête* qui ressemble à beaucoup d'égards au Dra-
gon. Elle a dix cornes, sept têtes, des diadèmes sur
\. Voir ci-dessus, p. «97-298. Corap. Jos., B. J., IV, vu, 5-6.
S. Trait d'exclusion contre les Églises de Paul, lesquelles, selon
les judéo-chrétiens, manquaient aux préceptes noacbiques et aux
conventions de Jérusalem.
3. Apec, c. XIII.
4. Comp. Dan., vu, 3.
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[An 69J L'ANTECHRIST. 411
ses dix cornes, et sur chacune de ses têtes un nom
blasphénoatoire *. Son aspect général est celui du
léopard; ses pieds sont de Tours, sa bouche du lion *.
Le Dragon (Satan) lui donne sa force, son trône, sa
puissance. Une de ses têtes a reçu un coup mor-
tel; mais la plaie a été guérie. La terre entière
tombe en admiration derrière ce puissant animal, et
tous les hommes se mettent à adorer le Dragon, parce
qu'il a donné le pouvoir à la Bête; ils adorent
aussi la Bête, disant : « Qui est semblable à la
Bête, et qui peut combattre contre elle? » Et il lui
est donné une bouche proférant des discours pleins
d'orgueil et de blasphème, et la durée de sa toute-
puissance est fixée à quarante-deux mois (trois ans
et demi) . Alors la Bête se met à vomir des blas-
phèmes contre Dieu, contre son nom, contre son
tabernacle et contre ceux qui demeurent dans le
ciel. Et il lui est donné de faire la guerre aux saints
et de les vaincre *, et puissance lui est accordée sur
toute tribu, tout peuple, toute langue, toute race. Et
tous les hommes l'adorent, excepté ceux dont le
1. Comp. Dan., vu, 8; xi, 36. ôvcfta {Sinatiicus) doit être
préféré à à^op-arx.
2. Comp. Dan., vu, 3 et suir.
3. Dan., vii, 21. Ce membre de phrase manque dans VAlexan-
drmus; mais il se trouve dans le SinaUicus.
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412 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
nom est écrit depuis le commencement du monde
dans le livre de vie de l'Agneau qui a été égorgé.
« Que celui qui a des oreilles entende! Celui qui
fait des captifs sera captif à son tour; celui qui
frappe de l'épée périra par Tépée *. Ici est le secret
de la patience et de la foi des saints. »
Ce symbole est très-clair. Déjà, dans le poème
sibyllin composé au n® siècle avant J.-C, la puis-
sance romaine est qualifiée de pouvoir « aux têtes
nombreuses* ». Les allégories tirées des bêtes poly-
céphales étaient alors fort à la mode; le principe
fondamental de l'interprétation de ces emblèmes
était de considérer chaque tête comme signifiant un
souverain '. Le monstre de l'Apocalypse est d'ailleurs
composé par la réunion des attributs des quatre em-
pires de Daniel *, et cela seul montrerait qu'il s'agit
d'un empire nouveau, absorbant en lui les empires an-
térieurs. La bête qui sort de la mer est donc l'empire
romain, qui, pour les gens de Palestine, semblait
venir d'au delà des mers *. Cet empire n'est qu'une
forme de Satan (du Dragon) , ou plutôt c'est Satan
4. Jérémie, xv, 2; Matth.,xxvi, 5î.
2. noXÛJcpavoç. Carm, 8ib,,\\l^ 476.
3. Tacite, Am., XII, 64; XV, 47; Philostrate, ApolL, V, 43.
Voir ci-dessus, p. 325. Comparez Dan., vu; IV Esdras, xi-xii.
4. Dan., vu.
5. Comp. Carm, slb., I. c. : àcjp* lowipî&u « OoXaooYi;.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 413
lui-même avec tous ses attributs; il tient son pouvoir
de Satan, et il emploie toute sa puissance à faire
adorer Satan, c'est-à-dire à maintenir Tidolâtrie, qui,
dans la pensée de Tauteur, n'est autre chose que
l'adoration des démons. Les dix cornes couronnées
sont les dix provinces , dont les proconsuls sont de
véritables rois * ; les sept têtes sont les sept empe-
reurs qui se sont succédé de Jules César à Galba; le
nom blasphématoire écrit sur chaque tête est le titre
de 26êa<yToç OU Augustus ^ qui paraissait aux juifs
sévères impliquer une injure à Dieu. La terre entière
est livrée par Satan à cet empire, en retour des hom-
mages que ledit empire procure à Satan ; la grandeur,
l'orgueil de Rome, Yimperium qu'elle se décerne,
sa divinité, objet d'un culte spécial et public*, sont
un blasphème perpétuel contre Dieu, seul souverain
réel du monde. L'empire en question est naturelle-
ment l'ennemi des Juifs et de Jérusalem. Il fait une
guerre acharnée aux saints (l'auteur paraît en somme
favorable à la révolte juive); il les vaincra; mais il n'a
plus que trois ans et demi à durer. — Quant à la tête
blessée à mort, mais dont la blessure a été guérie,
\ <. Ilalie, Achaïe, Asie, Syrie, Egypte, Afrique, Espagne,
Gaule, Bretagne, Germanie. Apec, xvii, 42, rend ceci clair. Comp. \
Daniel, vu, 24.
2. Suétone, Aug,, 52.
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414 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
c'est Néron, récemment renversé, sauvé miraculeu-
sement de la mort S et qu'on croyait réfugié chez
les Parthes. L'adoration de la Bête, c'est le culte de
« Rome et d'Auguste » , si répandu dans toute la pro-
vince d'Asie et qui faisait la base de la religion du
pays *•
Le symbole qui suit est loin d'être aussi trans-
parent pour nous. Une autre bête sort de la terre ;
elle a deux cornes semblables à celles d'un agneau,
mais elle parle comme le Dragon (Satan) • Elle exerce
toute la puissance de la première bête en sa présence
et sous ses yeux : elle remplit à son égard le rôle de
délégué, et elle emploie toute son autorité à faire
que les habitants de la terre adorent la première
bête, « celle dont la plaie mortelle a été guérie ' ».
Cette seconde bête* opère de grands miracles ; elle va
jusqu'à faire descendre le feu du ciel sur la terre en
présence de nombreux spectateurs; elle séduit le
monde par les prodiges qu'elle exécute au nom et
pour le service de la première bêle (de cette bête,
ajoute l'auteur, qui a reçu un coup d'épée et vitnéan-
4. Voir Sulpice Sévère, Hist., II, 29,
2. Voir Saint Paul, p. 28-29 ; Waddinglon, Inscr. de Le Bas,
in, n» 885,
3. II y a ici une sorte de confusion entre la bête aux sept tètes
tout entière (l'empire romain) et la tète frappée à mort (Néron).
4. Cf. Apoc, XIX, 20; xx, 4.
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[An 69) L'ANTECHRIST. 415
moins). Et il lui fut donné (à la seconde bête) d'in-
troduire le souffle de vie dans l'image de la pre-
mière bête, si bien que cette image parla *. Et elle
eut le pouvoir de faire en sorte que tous ceux qui re-
fuseraient d'adorer la première bête fussent mis à
mort. Et elle établit en loi que tous, petits et grands,
riches et pauvres, libres et esclaves, porteraient un
signe sur leur main droite ou sur leurfront. Et elle
établit encore que personne ne pourrait acheter ni
vendre, s'il ne portait le signe* de la Bête, soit son
nom en toutes lettres, soit le nombre de son nom,
c'est-à-dire le nombre que feraient les lettres de
son nom additionnées comme des chiffres. « Ici est
la sagesse ! s'écrie l'auteur. Que celui qui a de l'intel-
ligence calcule le nombre de la Bête ; c'est le nom-
bre d'un homme '. Ce nombre est 666. »
Effectivement, si l'on additionne ensemble les
lettres du nom de Néron, transcrit en hébreu, ^y^2
IDp* (N^pwv Kaicap), selon leur valeur numérique,
4 . Sur les statues parlantes chez les Romains, voyez Val. Maxime,
I, VIII, 3-5 ; Comptes rendus de VAcad. des inscr.j \ 872, p. 285.
3. C'est-à-dire il s'agit d'un nom propre d'homme.
4. Le mot iDp se trouve écrit de la sorte, sans quiescentes,
dans les inscriptions de Palmyre du iii« siècle (Vogué, Syrie cen-
trale, Inscr. sémit.j p. 17, 26).Comp. j^ nt\(\ dans la Peschito,
et Buxtorf, Lex, chald., col. 2084-2082; Ewald, Die johann.
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* •-
.v
416 ORIGINES DO CHRISTIANISME. [An dOJ
on obtient le nombre 666 *. Nérân Késar était bien
le nom par lequel les chrétiens d'Asie désignaient
le monstre; les monnaies d'Asie portent comme
Schriflen, II, p. 263, note. L'inscription nabatéenne de Hébràn
qui est de Tan 47, porte ^D^p (VogUé, ibid,, p. 400). M. de Vogué
lit à tort "iif^p, prolongeant trop la barre verticale, et n'ayant pas,
reconnu la différence du samech et du sadéen nabaléen (cf. p. IIS-
IU). Voir Journal Asiatique, juin 4868, p. 538; avril-mai 4873,
p. 31 6, note 4 ; Zeilschrifl der d, m. G., 4 874 , p, 43 4 . Pour bien dis-
cerner ces deux lettres, éludiez les y certains des inscriptions de
Bosra et de Salkhat (VogUé, pi. xiv, n<»" 4 et 6), et observez que le
y, lettre purement sémitique, n'est guère employé en syriaque
pour transcrire les mots grecs et latins. En palmyrénien (YogUé,
p. 48, 20, 24, 25), en talmudique (voyez Buxlorfj, le <j de <rr?«r
TTrjfoç, cTpaTiwTYj; est rendu par d. L'orthographe arabe ^^^ est
d'une époque où le sodé avait perdu son cachet spécialement indi-
gène. L'omission du y peut paraître singulière au v siècle; il est
probable que l'auteur l'a supprimé à dessein, afin d'avoir un chiffre
symétrique, i^oxomci i^ioxcvTa iÇ. Avec le r, il aurait eu 676, ce qui
avait moins de physionomie. Dans les écrits talmudiques, Césarée
s'écrit quelquefois mop (Midrasch Esiher, i).
4. 3= 50.
-I = 200.
1=6.
] = 50.
p = 400.
D = 60.
1 = 200.
666.
La variante 646 mentionnée par saint Irénée (Y, xxx, 4) répond à
"IDp T^J = Nero Cœsar, forme latine.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 417
légende : NEPnN. KAIZAP*. Ces. sortes de calculs
étaient Tamiliers aux juifs» et constituaient un jeu
cabbalistique qu'ils appelaient ghemalria * ; les Grecs
d'Asie n'y étaient pas non plus étrangers ' ; au
II* siècle, les gnostiques en raffolèrent*.
Ainsi l'empereur qui était représenté par la tète
frappée à mort, mais non tuée (l'auteur lui-même
nous l'apprend), est Néron*, Néron qui, selon une
opinion populaire très-répandue en Asie, vivait en-
core. Cela est hors de doute. Mais qu'est-ce que la
seconde bête, cet agent de Néron, qui a les façons
d'un juif pieux et le langage de Satan % qui est
Yaller ego de Néron, travaille pour le profit de ce
1. Mionnet, III, p. 93; Suppl., VI, p. 428, note a. M. Wad-
dington m'affirme que cette légende est ordinaire sar les monnaies
de la province d'Asie. Comp. l'inscription de Krafll, Topog. Jerut,,
n» 34 [Corpus inscr. lat.^ Syria, n» 435).
2. FiwjAiTpia. Comp. A88, de Moïse, 9; Carm. sib,, 1, 444 et
suiv., 326 etsuiv.; V, 28 (à propos de Néron môme); VIII, 448-
4 50 ; peut-être Jean, xm, 4 4 . Sur Tusage des gkematrioth à l'époque
talmudique, voyez LiteralurblaU des Orients, 4849, col. 674-672,
762-764; 4850, col. 446-447.
• 3. Inscriptions iai^r.t^oi à Pergame : Corpus inscr. grœc,
n^' 3544, 3545, 3546; cf. n«' 5443, 5449; Boissonade, Anecd.
grœca, II, p. 459-464.
4. Irénée, Adv. hcer., I, xiv et xv entiers.
5. Dans les Césars de Julien, Galigula et Domitien sont au?si
figurés i)ar deux bêles (p. 340-344, édit. Spanh.).
6. Cf!llaUh., vu, 45.
27
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418 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60]
dernier, opère des miracles et va jusqu'à faire parler
une statue de Néron, persécute les juifs fidèles qui
ne veulent pas rendre à Néron les mêmes honneurs
que les païens, ni porter la marque d'affiliation à son
parti, leur rend la vie impossible, et leur interdit les
actes les plus essentiels, vendre et acheter? Certaines
particularités s'appliqueraient à un fonctionnaire juif,
tel que Tibère Alexandre, dévoué aux Romains et
tenu par ses compatriotes pour un apostat. Le seul
fait de payer l'impôt à l'empire pouvait être ap-
pelé « une adoration de la Bête », le tribut aux yeux
des juifs ayant un caractère d'offrande religieuse,
et impliquant un culte envers le souverain *. Le signe
ou caractère de la Bête (N^pwv Kaî^op) , qu'il faut por-
fcter sur soi pour jouir du droit commun, pourrait être
soit le brevet de cité romaine, sans lequel en certains
pays la vie était difficile, et qui pour les juifs exaltés
constituait le crime d'association à une œuvre de
Satan ; soit la monnaie à l'effigie de Néron, monnaie
tenue par les Juifs révoltés pour exécrable, à cause
des images et des inscriptions blasphématoires qui s'y
trouvaient, si bien qu'ils se hâtèrent, dès qu'ils furent
libres à Jérusalem, d'y substituer une monnaie ortho-
doxe. Le partisan des Romains dont il s'agit, eu
4. Méliton, De veritaUj p. xli (7j. MélitOD, jastemenl, coin«
menta des parties de l'Apocalypse.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 419
maintenant l'argent au type de Néron comme ayant
cours forcé dans les transactions % put paraître avoir
fait une énormîté ; la monnaie au type de Néron devatt
couvrir le marché, et ceux qui, par scrupule religieux,,
refusaient d'y toucher étaient mis comme hors la k».
Le proconsul d'Asie à ce moment était Fonteins
Agrippa, fonctionnaire sérieux*, à qui il nous est in-
terdit de penser pour sortir de notre embarras. Un
grand prêtre d'Asie, zélateur du culte de Rome et
d'Auguste % et usant pour vexer les juifs et les chré-
tiens de la délégation du pouvoir civil qui lui était
faite , répondrait à quelques-unes des exigences du
problème. Mais les traits qui présentent la seconde
bête comme un séducteur et un thaumaturge ne
conviennent pas à un tel personnage. Ces traits
font songer à un faux prophète, à un enchanteur,
notamment à Simon le Magicien *, imitateur du
4 . On remarqua comme une chose singulière (Zonaras, Amm*,
XI, 46) que Yitellius laissa courir les monnaies au type de Né-
ron, de Galba et d'Olhon môme.
2. Waddington, Fastes des prov. osiaL, p. 440-441.
3. Waddington, Inscr. de Le Bas, IH, n« 885.
4. La légende conduit Simon à Rome sous Néron, et liri fm\.
déployer ses talents magiques sous les yeux de l'empereur. One
aventure qui arriva à Tamphithéâtre du Champ de Mars, en pré-
sence de Néron (Suétone, Néron, 4 2 ; Dion Chrysost., orat. xxi, 9 ;
Juvénal, in, 78-80), rappelle beaucoup la fin tragique attrilMiée à
Simon. Les prodiges prêtés au « Faux Prophète » dans TApoca-
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420 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (Ad 69]
Christ*, devenu dans la légende le flatteur, le parasite
et le prestidigitateur de Néron*, ou à Balbillus
d'Éphèse', ou à l'Antéchrist dont parle obscurément
Paul dans la deuxième épître aux Thessaloniciens*. Il
est probable que le personnage visé ici par Fauteur
de l'Apocalypse est quelque imposteur d'Éphèse, par-
tisan de Néron, peut-être un agent du faux Néron ou
le faux Néron lui-même. Le même personnage, en
effet, est plus loin * appelé « le Faux Prophète », en
lypse ne sont pas sans rapports avec ceux que le roman chrétien
met sur le compte de Simon (Homélies pseudo-ciém., ii, 34;
IV, 4; Recogn., II, 9; IIÏ, 47, 57; Coml, aposL, Yï, 0; Acla
Pétri et Pauli, 32, 35, 52 et suiv., 70-77; Pseudo-Hégésippe, III,
% ; Épiph., haer. xxi, 5; saint Maxime, dans la BibL max. Pair.,
VI, p. 36; Arnobe, Adv. génies, II, \t). C'est une des raisons
qui ont pu porter à voir dans le Faux Prophète une désignation
symbolique de Tapotre Paul.
4 . De là le trait des cornes d'agneau (verset hh),
2. Gomp. Grégoire de Tours, I, 34. Notez que le faux Icare
(Dion Ghrys., L c.) fut aussi domestique de Néron.
. 3. Suétone, Néron, 36; Dion Cassius, LXVI, 9; peut-être
Ârnobe, Adv. génies, I, p. 45, édit. Rigault [Bœbulm = Balbil-
lus?). Pour les jeux établis en son honneur {rk jv'E^tVcii 6«x6(xxita),
cf. Corpus inscr. gr., n»» 2810, 2810 b, 3208, 3675, 5804, 59«3.
L'expression ivûmov (Âpoc., xiii, 42, 44; xix, 20) ne signiGe pas
nécessairement « en présence de... » dans un sens local. Le pro-
phète qui parle pour le compte d'un autre est censé agir et parler
devant lui (vasS). Cf. Acta Pétri et Pauli, 75.
4. II Thess., II, 3 et suiv.
5. Apoc., XVI, 43; xix, 20; xx, 40. Cf. Matth., xxiv, 24.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 421
ce sens qu'il est le prôneur d'un faux dieu *, qui est
Néron. Il faut tenir compte de l'importance qu'ont
à cette époque les mages, les chaldéens, les « mathé-
maticiens », pestes dont Éphèse était le foyer prin-
cipal. Qu'on se rappelle aussi que Néron rêva un
moment « le royaume de Jérusalem »; qu'il fut très-
mêlé au mouvement astrologique de son temps*, et
que, presque seul des empereurs, il fut adoré de
son vivant %ce qui était le signe de l'Antéchrist*.
Pendant son voyage de Grèce, en particulier, l'adula-
tion de l'Achaïe et de l'Asie dépassa tout ce qu'il
est possible d'imaginer. Enfin, qu'on n'oublie pas
la gravité qu'eut en Asie et dans les îles de l'Archi-
pel le mouvement 'du faux Néron ^ La circonstance
que la seconde bête sort de la terre, et non comme
la première de la mer, montre que l'incident dont il
s'agit eut lieu en Asie ou en Judée, non à Rome.
Tout cela ne sufiit pas pour lever les obscurités de
4. Comp. Exode, vn, 4.
2. Suétone, Néron, 34, 36, 40; Pline, H. iW, XXX, 2.
3. Tacite. Am., XV, 74.
4. il Ttiess., Il, 3-4.
5. «r Achaia atque Asia falso exterritœ...,lateterror...,muUis...
erectis..., gliscentem in dies famam. » Tacite, HUl., II, 8-9. TVjv
*EXXa^a 6X1700 wàaa* ÎTdi^o^i. Zonaras, Ann., XI, 45, d'après Dion.
L*Asie Mineure resta toujours le pays qui produisaitles faux Nérons.
Voir Zonaras, XI, 4 8. On sent que le foyer du néronianisrae était là.
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in ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ad 00]
cette vision, qui eut sans doute dans l'esprit de l'au-
teur la même précision matérielle que les autres,
mais qui, se rapportant à un fait provincial que les
historiens n'ont pas mentionné, et qui n'eut d'im-
portance que dans les impressions personnelles du
Voyant, reste pour nous une énigme.
Au milieu de flots de colère apparaît main-
tenant un îlot de verdure *. Au plus fort des
affreuses luîtes des derniers jours, il y aura un lieu de
rafraîchissement : c'est l'Église, la petite famille de
Jésus. Le prophète voit, reposant sur le mont Sion, les
cent quarante-quatre mille rachetés de la terre entière,
portant le nom de Dieu écrit sur leur front. L'Agneau
repose paisible au milieu d'eux. Des accords célestes
de harpes descendent sur l'assem'blée; les musiciens
chantent un cantique nouveau, que nul autre que
les cent quarante-quatre mille élus ne peut répéter.
La chasteté est le signe de ces bienheureux; tous
sont vierges, sans souillure; leur bouche n'a jamais
proféré de mensonge*; aussi suivent- ils l'Agneau
partout où il va, comme prémices de la terre et
noyau du monde futur.
Après celte rapide échappée sur un asile de paix
et d'innocence, l'auteur revient à ses visions terribles.
4. Apoc., c. xiv.
î. Cf. Sophonie, m, <3.
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[Aa 69] L'ANTECHRIST. 423
Trois anges traversent rapidement le ciel. Le pre-
mier vole au zénith tenant l'Évangile éternel. 11 pro-
clame à la face de toutes les nations la doctrine
nouvelle, et annonce le jour du jugement. Le second
ange célèbre par avance la destruction de Rome :
« Elle est tombée, elle est tombée la grande Baby-
lone S qui a enivré toutes les nations du vin de
feu de sa fornication *. » Le troisième ange défend
d'adorer la Bête et l'image de la Bête faite par
le Faux Prophète ; « Ceux qui adoreront la Bête
ou son image, qui prendront le caractère de la Bête
sur leur front ou sur leur main, boiront du vin brû-
lant de Dieu, du vin pur apprêté dans la coupe de
sa colère ^ ; et ils seront tourmentés dans le feu et le
soufre devant les anges et devant l'Agneau; et la
fumée de leurs tourments monte dans les siècles des
siècles, et ils n'ont de repos ni nuit ni jour *, ceux
qui adorent la Bête ou son image, et qui prennent
sur eux le signe de son nom. C'est ici que brille la
4. Sur celte manière de désigner Rome, voyez ci-dessus,
p. nt.
2. Isaïe, XXI, 9; Jérémie, li, 7; Dan., iv, 27. La fornication
signifie ici Texcitalion à Tidolâtrie, qui a été, selon le Voyant, le
grand crime de l'empire romain. La fornication est, dans le lan-
gage prophétique, toujours inséparable de l'idée d'idolâtrie.
3. Ps. Lxxv, 9; Carm.sib., proœm., 76-78.
4. Isaïe, XXIV, 9-40.
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424 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 09)
patience des saints, qui gardent les préceptes de
Dieu * et la foi de Jésus. » Pour rassurer les fidèles
sur un doute qui les tourmentait quelquefois relative-
ment au sort des frères qui mouraient chaque jour ',
une voix ordonne au prophète d'écrire : « Heureux
dès à présent les morts qui meurent dans le Seigneur.
Oui, dit l'Esprit, ils vont se reposer de leurs tra-
vaux, car leurs œuvres Mes suivent'. »
Les images du grand jugement se pressent dans
l'imagination ardente du Voyant. Un nuage blanc
passe au ciel; sur ce nuage est assis comme un Fils
de rhomme (un ange semblable au Messie)*, ayant
sur sa tête une couronne d'or et dans sa main une
faux aiguë '. La moisson de la terre est mûre. Le Fils
de Thomme lance sa faux, et la terre est moissonnée.
Un autre ange procède à la vendange •; il jette
tout dans la grande cuve de la colère de Dieu ^ ; la
4 . Les judéo-chréliens exacts, qui observent la Loi, ou du
moins les convertis qui gardent les préceptes noachiques.
2. Cf. Saint Paul, p. «49-250; 413-444; I Thess., iv, 44, 16;
ICor., XV, 48. Cf. Pliil., i, 23; Jean, v, 24; Luc, xxui, 43.
3. Pirkéabolhj vi, 9.
4. Daniel, vu, 43; Matth., xxiv, 30; Luc, xxi, 27; Apoc.,
I, 43.
5. Joël, IV, 43 (m, 13); Jérémie, u, 33.
6. Joël, IV, 43; Isaïe, xvii, 5; LXiii, 4-6.
7. Isaïe, LXiii, 3; Michée, iv, 43; Habacuc, m, 42.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 425
cuve est foulée aux pieds hors de la ville * ; le sang
qui en sort monte jusqu'à la hauteur des freins des
chevaux, sur un espace de seize cents stades.
Après ces divers épisodes, une cérémonie céleste,
analogue aux deux mystères de Touverture des
sceaux et des trompettes , se déroule devant le
Voyant *. Sept anges sont chargés de frapper la
terre des sept dernières plaies, par lesquelles se con-
somme la colère de Dieu. Mais d'avance nous sommes
rassurés en ce qui touche le sort des élus : sur une •
vaste mer cristalline mêlée de feu, on reconnaît les
vainqueurs de la Bête, c'est-à-dire ceux qui ont refusé
d'adorer son image et le chiffre de son nom, tenant
entre leurs mains les harpes de Dieu, chantant le
cantique de Moïse après le passage de la mer Rouge
et le cantique de l'Agneau. La porte du tabernacle cé-
leste s'ouvre, et l'on en voit sortir les sept anges,
vêtus de lin et ceints sur la poitrine de ceintures
d'or '. Un des quatre animaux leur donne sept coupes
d'or, pleines jusqu'au bord de la colère de Dieu*.
4. Allusion probable à la vallée de Josaphat, Joël, iv, 2, 44-44.
On commençait déjà peut-être à identifier ce nom symbolif^ue avec
la vallée de Cédron.
2. Apec, c. XV.
3. Costume des prêtres juifs : Ex., xxviii, 39-40; Lév., vu, 3:
4. Ézéchiel, xxii, 3r; Sophonie, m, 8; Pi. lxxxix, 6. Cf.
Ézéch., X, 7.
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426 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An G9]
Le temple alors se remplit^e la fumée de la majesté
divine, et personne n'y peut entrer jusqu^à la fin du
jeu des sept coupes *.
Le premier ange * verse sa coupe sur la terre, et
un ulcère pernicieux frappe tous les hommes qui por-
tent le caractère de la Bête, et qui adorent son
image.
Le deuxième verse sa coupe dans la mer, et la
mer est changée en sang, et tous les animaux qui
vivent dans son sein meurent.
Le troisième ange verse sa coupe sur les fleuves
et sur les sources, et elles sont changées en sang.
L*ange des eaux ne se plaint pas de la perte de son
élément; il dit : « Tu es juste, Seigneur, être
saint, qui es et qui étais ; ce que tu viens de faire
est équitable. Ils ont versé le sang des saints et des
prophètes, et tu leur as donné du sang à boire ; ils en
sont dignes. » L'autel dit de son côté : « Oui, Sei-
gneur Dieu tout-puissant, tes jugements sont vrais
et justes \ »
Le quatrième ange verse sa coupe sur le soleil,
4. Exode, XL, 34; I Rois, vni, 40-44; Isaïe, vi, 4; et surtout
Eccli., XXXIX, 28-34 (Vulg., 33-37). L'analogie est grande avec les
plaies d*Égypte : Exode, vii-x.
2. Apoc, c. XVI.
3. Comp. Sagesse, \i, 45-16; xvi, 1, 9; xvii, t etsuiv.
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[An 60] L'ANTECHRIST. 427
et le soleil brûle les hommes comme un feu. Les
hommes, loin de faire pénitence, blasphèment Dieu,
qui a le pouvoir de frapper de telles plaies.
Le cinquième ange verse sa coupe sur le trône
de la Bête (la ville de Rome), et tout le royaume de
la Bête (l'empire romain) est plongé dans les ténè-
bres. Les hommes se broient la langue de dou-
leur * ; au lieu de se repentir, ils insultent le Dieu
du ciel.
Le sixième ange verse sa coupe dans l'Euphrate,
qui se dessèche sur-le-champ, pour préparer la voie
aux rois venant de l'Orient*. Alors, de la bouche du
Dragon (Satan), de la bouche de la Bête (Néron) , et de
la bouche du Faux Prophète (?), sortent trois esprits
impurs semblables à des grenouilles '. Ce sont des
esprits de démons, faisant des miracles. Ces trois
esprits vont trouver les rois de toute la terre, et les
rassemblent pour la bataille du grand jour de Dieu.
(« J'arrive comme un voleur, s'écrie au milieu de tout
cela la voix de Jésus *. Heureux celui qui veille et qui
garde ses vêtements, de peur qu'il ne soit réduit à
4 . Sagesse, xvii, 2 et suiv.
2. Comp. Isaïe, xi, 4o-<6, et Carmina sib., IV, 437-«39.
3. Les grenouilles désignaient les preslidigiialeurs et les
arlequins. Arlémidore, Onirocrit., If, 45.
4. Comp. Malth., xxiv, 42; Luc, xn, 37-39.
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428 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
courir nu et qu'on ne voie sa honte! "») Ils les ras-
semblent, dis-je, dans le lieu qui est appelé en
hébreu Harmagédon. — La pensée générale de tout
ce symbolisme est assez claire. Nous avons déjà
trouvé chez le Voyant l'opinion adoptée universelle-
ment dans la province d'Asie, que Néron, après
s'être échappé de la villa de Phaon, s'était réfugié
chez les Parthes, et que de là il allait revenir pour
écraser ses ennemis. On croyait, non sans motifs
apparents*, que les princes parthes, amis de Néron
durant son règne, le soutenaient encore, et le fait est
que la cour des Arsacides fut durant plus de vingt
ans le refuge des faux Nérons*. Tout cela paraît à
l'auteur dé l'Apocalypse un plan infernal % conçu
entre Satan, Néron et ce conseiller de Néron qui
a déjà figuré sous la forme de la seconde bête. Ces
créatures damnées sont occupées à former en Orient
une ligue, dont l'armée passera bientôt l'Euphrate et
écrasera l'empire romain. Quant à l'énigme particu-
lière du nom de Harmagédon, elle est pour nous
^indéchiffrable*.
4, Suétone, Néron, 57.
2. Tacite, Hist,, I, 2 ; Suétone, Néron, 57; Zonaras, XI, 48.
3. Cf. I Rois, xxn, 20 et suiv. •
4. II y a là sûrement une allusion à Zacharie, xu, 4f.
Uauteur a probablement en vue un lieu déterminé, qu'il est
impossible de découvrir. L'explication nSnJin HOTin = t la
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[AnOOJ L^VNTECHRIST. % 429
Le septième ange verse sa coupe dans l'air ; un
cri sort de Tautel : u C'en est fait ! » Et il y eut des
éclairs, des voix, des tonnerres, un tremblement de
terre comme jamais on n'en vit, par suite duquel la
grande ville (Jérusalem*) se brise en trois mor-
ceaux; et les villes des nations s'écroulent, et la
grande Babylone ( Rome) revient en mémoire devant
Dieu, qui se prépare enûn à lui faire boire la coupe
du vin de sa colère. Les îles fuient, les montagnes
disparaissent; des grêlons du poids d'un talent tom-
bent sur les hommes, et les hommes blasphèment à
cause de ce fléau.
Le cycle des préludes est achevé; il ne reste
plus qu'à voir se dérouler le jugement de Dieu. Le
Voyant nous fait d'abord assister au jugement du
plus grand de tous les coupables, la ville de
Rome '. Un des sept anges qui ont versé les
coupes s'approche de Jean et lui dit : « Viens, et je
vais te montrer le jugement de la grande courti-
grande Rome » est peu vraisemblable. Presque toutes les batailles
historiques de la Palestine se livrèrent près de Mageddo (Juges,
V, 49; II Rois, xxiii, 29; Zach., L c).
4. Comp. XI, 8. Notez, en effet, la manière dont -h ttoXiç i
[w^ii est opposé à al iroXtt; tôv îdvûv. En outre, il n^est pas naturel
que Home soit désignée deux fois dans le même verset par des
noms différents.
2. Apoc., c. XVII.
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430 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
sane qui est assise sur de grandes eaux *, avec
laquelle ont forniqué les rois de la terre *, et qui
a enivré ie monde du vin de sa fornication. » Jean
voit alors une femme assise sur une bête toute sem-
blable à celle qui, sortie de la mer, figurait par son
ensemble l'empire romain, par une de ses têtes,
Néron. La bête est écarlate, couverte de noms de
blasphème; elle a sept têtes et dix cornes. La prosti-
tuée porte le costume de sa profession ; vêtue de
pourpre, couverte d'or, de perles et de pierres pré-
cieuses , elle tient à la main une coupe pleine des
abominations et des impuretés de sa fornication. Et
sur son front est écrit un nom, un mystère : « La
grande Babylone, la mère des prostituées et des abo-
minations de la terre. »
Et je vis la femme enivrée du sang des saints et du sang
des martyrs de Jésus. Et j'étais frappé d'un élonnement
extrême. Et l'ange me dit : « Pourquoi t'étonnes-tu? Je vais
te dire ce que signifient et la femme et la bête qui la porie
La bote que tu as vue était et n'est plus, et elle doit remon-
ter de l'abîme ^, puis aller à la perdition ; et les habitants
4. Trait pris de Babylone, Jérém., li, 43, mais qui sera bieu-
loi appliqué métaphoriquement à Rome.
^ 2. Les Hérodes, Tiridale, roi d*Ajménie, etc., tous empressés
à visiter Rome, à y donner des fêtes, à lui (aire leur cour.
3. Comp. XI, 7. 'Aêuaao;, dans l'Apocalypse, est non pas le séjour
des morts, mais celui des démons.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 431
de la terre dont le Dom n'est pas écrit dans le livre de yfe
depuis le commencement du monde seront frappés de
stupeur en voyant reparue la bête qui avait été et qui n'était
plus. C'est ici qu'il faut un esprit intelligent! Les sept têtes
sont sept montagnes sur lesquelles la femme est assise.
Elles représentent aussi sept rois : cinq de ces rois sont
tombés, un d'eux règne actuellement, l'autre n'est pas
encore venu, et, quand il viendra, il durera peu de temps K
Quant à la bête qui était et qui n'est plus, elle est le hui-
tième roi, et en même temps elle fait partie des sept rois,
et elle va droit à la perdition. Et les dix cornes que tu as
vues sont dix rois, qui n'ont pas reçu précisément la
royauté, mais qui reçoivent pour une heure un pouvoir égal
à celui des rois et l'exercent conjointement avec la Bête.
Ces dix rois n'ont tous qu'un même avis, et ils font hom-
mage de leur puissance à la Bête. Ils combattront contre
l'Agneau, et l'Agneau les vaincra ; car il est le seigneur des
seigneurs et le roi des rois, et ceux qui ont été appelés et
élus avec lui, ses fidèles enfin, les vaincront aussi. » Et il
ajouta : « Les eaux que tu as vues, sur lesquelles la cour-
tisane est assise , sont les peuples et les nations et les
races et les langues. Et les dix cornes que tu as vues, ainsi
que la Bête elle-même *, poursuivront de leur haine la cour-
tisane, et la rendront déserte et nue, et ils mangeront ses
chairs % et ils la brûleront; car Dieu leur a mis au cœur,
4. Comp. As8. de Moïse, c. 7. Cf. Hilgenfeld, Xoi\ Test,
extra can., I, p. 443-414.
2. Le texte reçu porte twi t^ 6upîôv; rautorité des manuscrits
(Alex., Sm,, etc.) est pourxol to.
3. C'est-à-dire ils la pilleront.
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432 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 09]
pour accomplir sa volonté, de suivre une pensée unique *, et
de donner leur royaume à la Bête, jusqu'à ce que les paroles
de Dieu soient accomplies. Et la femme que tu as vue est
la grande ville qui exerce la royauté sur les rois de la
terre. »
Voilà qui est clair. La courtisane, c'est Rome, qui
a corrompu le monde * , qui «• employé son pouvoir
à propager et à fortifier l'idolâtrie', qui a persécuté
les saints, qui a fait couler à flots le sang des martyrs.
La Bête, c'est Néron, que l'on a cru mort, qui revien-
dra, mais dont le second règne sera éphémère et suivi
d'une ruine définitive. Les sept têtes ont deux sens :
elles sont les sept collines sur lesquelles Rome est
assise ; mais elles sont surtout les sept empereurs :
Jules César, Auguste,, Tibère, Caligula, Claude,
Néron, Galba*. Les cinq premiers sont morts;
Galba règne pour le moment; mais il est vieux et
faible; il tombera bientôt. Le sixième, Néron, qui
est à la fois la Bête et un des sept rois % n'est pas
4 . Le Codex sinatiictis porte xal Troix^iot pwfAviv {aixv.
2. Comp. Carm. sibyllina, III, 482 et suiv., 356 et suiv.;
V, 464 et suiv.
3. Comparez les deux agadas sur rorigine de Rome : Taim.
de Jér., Aboda zara, i, 3 ; Sifré, sect. Ekeb, % 52 (édit. Fried-
mann, p. 86); Talm. de Bab., Schabbalh, 56 b; Midrasch Schir
hasschirim, i, 6.
4. Voir ci-dessus, p. 407, 443.
5. Kal To Oïjpîov ô in xoù eux Conv... xal ix rôv iirra ianv.
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[An 69J L'ANTECHRIST. 433
mort en réalité; il régnera encore, mais peu de
temps*, sera ainsi le huitième roi, puis périra.
Quant aux dix cornes, ce sont les proconsuls et les
légats impériaux des dix provinces principales, qui ne
sont pas de vrais rois ', mais qui reçoivent de l'empe-
reur leur pouvoir pour un temps limite', gouvernent
conformément à une seule pensée, celle qui leur vient
de Rome, et sont pleinement soumis à l'empire, dont
ils tiennent leur pouvoir. Ces rois partiels sont tout
aussi malveillants pour les chrétiens que Néron lui-
même*. Représentants d'intérêts provinciaux, ils
humilieront Rome, lui enlèveront le droit de disposer
de l'empire, dont elle a joui jusque-là *, la maltrai-
teront, y mettront le feu, se partageront ses débris*.
Cependant Dieu ne veut pas encore le démembre-
ment de l'empire; il inspire aux généraux com-
mandants des armées de province, et à tous ces
personnages qui eurent tour à tour le sort de l'empire
i . L'auteur, en effet, veut que la catastrophe Snale ne soit
éloignée que de trois ans et demi.
%. Comparez le sens du mot dux dans le Midrasch rabba,
Eka, I, 5.
3. Mt9iv upav.
4. Comp. Gommodicn, v. 864 et suiv.
5. « Evulgato imperii arcano posse principem alibi quam Romae
fieri. » (Tacite, HisL, I, 4.)
6. Le projet de Taffamer fut au moins bien réel dans le parti
de Mucien. Josèphe, B, J., IV, x, 5.
28
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m ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69|
entre leurs mains (Vindex, Verginius, Nymphidius
Sabinus, Galba, Macer, Capiton, Othon, Vitellius,
Mucien, Vespasien), de se mettre d'accord pour
reconstituer l'empire, et, au lieu de s'établir en sou-
verains indépendants, ce qui semblait à l'auteur juif
le parti le plus naturel, de faire hommage de leur
royauté à la Bête *.
On voit à quel point le pamphlet du chef des
Églises d'Asie entre dans le vif d'une situation qui,
pour des imaginations aussi faciles à frapper que
celles des Juifs, devait sembler étrange; en effet,
Néron, par sa scélératesse et sa folie d'un genre à
part, avait jeté la raison hors des gonds. L'empire,
à sa mort, se trouva comme en déshérence. Après
l'assassinat de Caligula, il y avait encore un parti
républicain ; en outre, la famille adoptive d'Auguste
avait tout son prestige; après l'assassinat de Néron,
il n'y avait presque plus de parti républicain, et la
famille d'Auguste était finie. L'empire se trouva
entre les mains des huit ou dix généraux qui exer-
çaient de grands commandements. L'auteur de
l'Apocalypse, ne comprenant rien à la chose ro-
4 . Acuvxt rh ^aotXitav aÙTûv tô» fhr.ptu». Peut-être t'auteur sup-
pose-t-il un moment que tes généraux des diflerentes provinces
s'entendront pour rétablir Néron. Les règnes d'Othon et de Vitel-
lius furent en eiïet des réactions en faveur de Néron.
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[AnOOJ L'ANTECHRIST. 435
maine, s'étonne que ces dix chefs, qui lui parais-
sent des rois, ne se soient pas déclarés indépendants,
qu'ils aient formé un concert % et il attribue ce
résultat à une action de la volonté divine *. Il est
évident que les Juifs d'Orient, pressés par les Ro-
mains depuis deux ans, et qui se sentaient mollement
serrés depuis juillet 68, parce que Mucien et Vespasien
étaient absorbés par les affaires générales, crurent
que l'empire allait se dissoudre, et triomphèrent un
moment. Ce n'était pas là une vue aussi superficielle
qu'on pourrait le croire. Tacite, entamant le récit
des événements de l'année au seuil de laquelle fut
écrite l'Apocalypse , l'appelle annum reipublicoe
prope supremum \ Ce fut pour les Juifs un grand
étonnement, quand ils virent les « dix rois » revenir
<c à la Bête » (à l'unité de l'empire), et mettre leurs
royautés à ses pieds. Ils avaient espéré que la con-
séquence de l'indépendance des « dix rois » serait
la ruine de Rome ; antipathiques à une grande orga-
nisation centrale de l'État, ils pensaient que les pro-
consuls et les légats haïssaient Rome, et, les jugeant
d'après eux-mêmes, ils supposaient que ces chefs
puissants agiraient comme des satrapes, ou bien
\. Miavp«ar,v (xvil, 13, 47).
2. Verset 47.
3. Tacite, Hist., 1, 4 A Cf. Jos-,. B. J., ÏV, xi, 5.
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43G ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60J
comme des Hyrcans, des Jannées, rois exterminateurs
de leurs ennemis. Ils savourèrent au moins, en pro-
vinciaux haineux, la grande humiliation que la ville
reine du monde éprouva, quand le droit de faire les
souverains passa aux provinces, et que Rome reçut
dans ses murs des maîtres qu'elle n'avait pas acclamés
la première.
Quelle fut la relation de l'Apocalypse avec l'épi-
sode singulier du faux Néron, qui, juste au moment
où écrivait le Voyant de Palmos, remplissait d'émo-
tion l'Asie et les îles de l'Archipel*? Une telle coïn-
cidence assurément est des plus singulières. Cythnos
et Palmos ne sont qu'à une quarantaine de lieues
l'une de l'autre, et les nouvelles circulent vile dans
l'Archipel. Les jours où écrivait le prophète chrétien
furent ceux où l'on parla le plus de l'imposteur, salué
par les uns avec enthousiasme, entrevu par les autres
avec terreur. Nous avons montré qu'il s'établît à
Cythnos en janvier 69, ou peut-être en décembre 68.
Le centurion Sisenna, qui toucha à Cythnos , dans
les premiers jours de février, venant d'Orient et
portant aux prétoriens de Rome des gages d'accord
de la part de l'armée, de Syrie, eut beaucoup de
peine à lui échapper. Très-peu de jours après, Cal-
4, Voir ci-des8us, p. 354-353.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 437
purnius Asprénas, qui avait reçu de Galba le gou-
vernement de la Galatie et de la Pamphylîe, et
qu'accompagnaient deux galères de la flotte deMisène,
arrive à Cythnos. Des émissaires du prétendant
essayèrent sur les commandants des navres l'effet
magique du nom de Néron ; le fourbe , affectant un
air triste, fit appel à la fidélité de ceux qui furent
autrefois « ses soldats ». Il les priait au moins de le
jeter en Syrie ou en Egypte, pays sur lesquels il
fondait ses espérances. Les commandants, soit par
ruse, soit qu'ils fussent ébranlés, demandèrent du
temps. Asprénas, ayant tout appris, enleva l'im-
posteur par surprise et le fit tuer. Son corps fut
promené en Asie, puis porté k Rome, afin de réfu-
ter ceux de ses partisans qui auraient voulu élever
des doutes sur sa mort *. Serait-ce à ce malheu-
reux que feraient allusion les mots : « la Bête
que tu vois était et n'est plus, et elle va sortir de
l'abîme, et elle court à sa perte;... l'autre roi n'est
pas encore venu, et, quand il sera venu, il durera
peu * » ? Cela est possible. Le monstre s'élevant
4. Tacite, UisL, If, 8-9.
2. Apoc, xvn, 8, 40, 44 . Comparez ft^uaao^IaovTou ^l xaTcix&DvTtç
iwl Tn; pi; 5ti i^v xai oùx iTri^t xal wapiorou avec Achaïa atque Asia
faho exlerrilœ velul Xero advenlaret... laie terror, muUis ad
celebrilatem nominis erecUs, et autres passages cités ci-dessus,
p. 4î4, note 5.
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438 OIUGINES DU CHRISTIANISME. [An 60]
de l'abîme serait une vive image du pouvoir éphé-
mère que le sagace écrivain voyait sortir de la mer
h, l'horizon de Patmos. On ne saurait se prononcer
là-dessus avec certitude, car l'opinion que Néron
était chez les Parthes sufTit pour tout expliquer;
mais cette opinion n'excluait pas la croyance au
faux Néron de Cythnos, puisqu'on pouvait sup-
poser que l'apparition de celui-ci était bien le retour
du monstre, coïncidant avec le passage de l'Euphrate
par ses alliés d'Orient *. En tout cas, il nous paraît
impossible que ces lignes aient été écrites après le
meurtre du faux Néron par Asprénas. La vue du
cadavre de l'imposteur, promené de ville en ville, la
contemplation de ses traits éteints par la mort,
eussent parlé trop évidemment contre les appréhen-
sions du retour de la Bête, dont l'auteur est possédé*.
Nous admettons donc volontiers que Jean, dans l'île
de Patmos, eut connaissance des événements de l'île
de Cythnos% et que l'effet produit sur lui par ces
i . Dans les deux passages (sixième trompette et sixième coupe;
relatifs à Tinvasion des Parthes, il n'est pas dit que Néron soit
avec eux, mais seulement que Finvasion se fait d'accord avec lui.
2. Ceci réfute r opinion de ceux qui croient voir dans
I l'Apocalypse des allusions aux dernières luttes d'Olbon et do
/ Vitellius.
3. Les mois cGirn» ^xOiv conviendraient bien au moment où
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[An 69] L»ANTECHRIST. 439
rumeurs étranges fut la cause principale de la lettre-
qu'il écrivit aux Églises d'Asie, pour leur apprendre "
la grande nouvelle de Néron ressuscité.
Interprétant les événements politiques au gré de
sa haine, l'auteur, en juif fanatique, a prédit que les
commandants de province, qu'il croit pleins de ran-
cune contre Rome, et jusqu'à un certain point d'ac-
cord avec Néron, ravageront la ville, la brûleront.
Prenant maintenant le fait pour accompli, il chante la
ruine de son ennemie *. Il n'a pour cela qu'à copier
les déclamations des anciens prophètes contre Baby- ^
lone, contre Tyr'. Israël a jalonné l'histoire de ses v^
malédictions : à tous les grands États profanes il a
dit : « Heureux qui te rendra le mal que tu nous as
fait! » Un ange brillant descend du ciel, et, d'une
voix formidable : « Tombée, tombée, dit-il, est la
grande Babylone, et elle n'est plus qu'une demeure
de démons % un séjour d'esprits impurs, un refuge
d'oiseaux immondes, parce que toutes les nations
ont bu du vin de sa fornication, et que les rois de la
rimpostetir ne s'était pas encore dévoilé par des actes publics,
quoiqu'on parlât de lui.
4. Apoc , XVIII.
2. Comp. surtout Isaïe, xiii, xxiii, xxiv, xxxiv, xlvii, xlviii,
lu; Jérémie, xvi, xxv, li; Ézéch, xxm, xxvii.
3. Les bétes étranges qui habitent dans les ruines passaient
pour des démons. Isaïe, xni, 24 ; xxxiv, 4 4.
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4i0 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Au 69]
terre se sont souillés avec elle, et que les marchands
de la terre se sont enrichis de son opulence. » Une
autre voix du ciel se fait entendre ;
Sortez d'elle, vous qui êtes mon peuple, de peur de vous
rendre complices de ses crimes et d'être atteints par les plaies
qui vont la frapper. Ses abominations sont arrivées jusqu'au
ciel, et Dieu s'est souvenu de ses iniquités. Rendez-lui ce
qu'elle a fait aux autres ; payez-la au double de ses œuvres;
versez-lui le double de la coupe qu'elle a versée aux autres.
Autant elle a eu de gloire et de bien-être, autant donnez-
lui de tourment et d'affliction. « Je suis assise en reine,
disait-elle en son cœur; je ne connaîtrai jamais le deuil. »
Voilà pourquoi ses châtiments viendront tous en un même
jour, mort, désolation, famine, incendie; car puissant est
le Dieu qui la juge. Et l'on verra pleurer sur elle les rois de
la terre qui ont participé à ses impuretés et à ses débauches ^
A la vue de la fumée de son embrasement: u Malheur I
malheur I » diront ses compagnons de débauche, se tenant
à distance frappés de terreur. « Quoi! la grande, la puis-
sante Babylonel... En une heure est venu son jugement I...»
Et les marchands de la terre se lamenteront; car per-
sonne n'achète plus leurs marchandises. Objets d'or et
d'argent, pierres précieuses, perles, fin lin, pourpre, soie,
écarlate, bois de thuia, ivoire, airain, fer, marbre, cînname,
amome, parfums, huiles aromatiques, encens, vin, huile,
4. AUusioQ aux Hérodes, dont les complaisances pour les
Romains blessaient profondément les Joifs, surtout depuis la
révolte de l'an 66.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 441
fleur de farine, froment, bétail, brebis, chevaux, chars,
corps* et âmes d'hommes;... les marchands de toutes ces
choses, qui s'étaient enrichis d'elle, se tenant à distance
par crainte de ses tourments: «Malheur! malheur! diront-
ils. Quoi! c'est là cette grande ville qui était vêtue d'écar-
late, de pourpre, de fin lin, qui était décorée d'or, de pierres
précieuses et de perles! En une heure ont péri tant de
richesses! » Et les marins qui venaient vers elle, et tous
ceux qui traOquent de la mer, s'arrêtant à distance, à la
vue de la fumée de son incendie, jettent de la poussière sur
leur tête, se répandent en cris, en pleurs et en lamentations :
« Malheur! malheur! disent-ils. La grande ville qui enri-
chissait de ses trésors tous ceux qui avaient des vaisseaux
sur la mer, voilà qu'en une heure elle a été changée en
désert. »
Réjouis-loi de sa ruine, ô ciel; réjouissez-vous, saints,
apôtres et prophètes; car Dieu a jugé votre cause et vous a
vengés d'elle.
Alors un ange d'une force extraordinaire saisit une
pierre grosse comme une meule, et la lance dans la
mer, disant :
Ainsi sera précipitée Babylone, la grande ville, et on ne
4. Quand il s'agissait d'esclaves, on comptait par <T«fi«Tft:cr
inscriptions de Delphes (v. Joum. asiat.,\\x\n 4868, p. 530-534);
Démostliène, Contre Everge et Mnésihule, % K\\ Tobie, x, 40;
II Macch., viii, 44; version grecque de Gen., xxxvi, 6; comp.
Gen., XII, 5; Ézéchiel, xxvii, 43; Jos., Vila, 75. Cf. Wescher,
dans VAnn. de 1*088. de8 éludes grecques, 4 872, p. 88.
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442 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60J
retrouvera plus sa trace ; et la voix des joueurs de cithare et
dés musiciens, le son de la flûte et de la trompette ne réson-
neront plus dans ses murs; les métiers se tairont, et la
meule sera muette; la lumière de la lampe ne brillera plus,
et la voix du fiancé et celle de la fiancée ' ne se feront
plus entendre. Car ses marchands étaient les grands de
la terre*, et ce sont ses philtres qui ont égaré toutes
les nations. Et à son compte a été trouvé le sang des pro-
phètes et des saints et de tous ceux qui ont été égorgés sur
la terre.
La ruine de cette ennemie capitale du peuple de
Dieu est l'objet d'une grande fêle dans le ciel '. Une
voix comme celle d'une multitude innombrable se fait
entendre et crie ; « Alléluia ! Salut, gloire, puissance
à noire Dieu; car ses jugements sont justes, et il a
jugé la grande courtisane, qui a corrompu la terre
par sa prostitution, et il a vengé le sang de ses ser-
viteurs versé par elle. » Et un autre chœur répond :
« Alléluia! la fumée de son incendie monte dans les
siècles des siècles. » Alors les vingt-quatre vieillards
et les quatre monstres se prosternent et adorent
Dieu, assis sur le trône, disant : Amen! alléluia!
1. Chanson dialoguée dans le genre du Cantique des can-
tiques, prise comme exemple des chansons populaires en général.
2. Ce trait, qui convient médiocrement à Rome, est emprunté
comme presque tout ce qui précède aux invectives des anciens
prophètes contre Tyr.
3. Apec, c. XIX.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 4i3
Une voix sort du trône, chantant le Psaume inau-
gural du royaume nouveau : « Louez notre Dieu,
vous tous qui êtes ses serviteurs et qui le craignez,
petits et grands*. » Une voix comme celle d'une
foule, ou comme celle des grandes eaux, ou comme
le bruit d'un fort tonnerre, répond : « i4//e/wta /C'est
maintenant que règne le Seigneur Dieu tout-puissant.
Réjouissons-nous et livrons-nous à l'allégresse, et
rendons-lui gloire ; car voici l'heure des noces de
l'Agneau ' : la toilette de la fiancée ' est prête; il lui
a été donné de revêtir une robe de fin lin d'un éclat
doux et pur. » (Le fin lin, ajoute l'auteur, ce sont les
actes de vertu des saints.)
' Délivrée, en effet, de la présence de la grande
prostituée (Rome), la terre est mûre pour l'hymen
céleste, pour le règne du Messie. L'ange dit au
Voyant : « Écris : Heureux les invités au festin des
noces de l'Agneau ! » Alors le ciel s'ouvre, et Christ,
appelé ici pour la première fois de son nom mys-
tique, « le Veri)ejde Dieu* », apparaît en vain- ^
queur % monté sur un cheval blanc. Il vient fouler
4. Comp. Ps. cxv, 43; cxxxiv, \,
t, Comp MaUh., xxii, % et suiv.; xxv, 4 etsuiv.
3. L'Église.
4. ô X070; T&5 ôio5, traduction du cbaldéen >> n KIQ^D.
5. Toutes ces images sont empruntées à Is., lxiii, 4-3; Ps. 11,
9 ; cf. Apoc, I, 46; vi, % ; xiv, 49.
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441 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 69J
le pressoir du vin de la colère de Dieu, inaugurer
pour les païens le règne du sceptre de fer. Ses yeux
étincellent. Ses habits sont teints de sang; il porte
sur sa tête plusieurs couronnes, avec une inscrip-
tion en caractères mystérieux *. De sa bouche sort
une épée aiguë, pour frapper les gentils; sur sa
cuisse est écrit son titre : Roi des rois, seigneur des
SEIGNEURS. Toute l'armée du ciel le suit sur des che-
vaux blancs, revêtue de fin lin. On s'attend à un
triomphe pacifique ; mais il n'en est pas temps encore.
Quoique Rome soit détruite, le monde romain, repré-
senté par Néron l'Antéchrist, n'est pas anéanti. Un
ange debout sur le soleil crie d'une voix forte à tous
les oiseaux qui volent au zénith : « Venez, assem-
blez-vous pour le grand festin de Dieu ; venez manger
la chair des rois, et la chair des tribuns, et la chair
des forts, et la chair des chevaux et de leurs cava-
liers, et la chair des hommes libres et des esclaves,
des grands et des petits*. » Le prophète voit alors
la Bête (Néron) et les rois de la terre (les généraux
de province, presque indépendants) et leurs ar-
mées, réunis pour faire la guerre à celui qui est
assis sur le cheval. Et la Bête (Néron) est saisie et
4. ôvop.aTa -yt^pafAjiiva paraît la vraie leçon. Cf. Codex sinat-
licus et Tischendorf.
2. Comp. Ézéch., xxxix, 47-20.
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|An 69] L'ANTECHRIST. 445
avec elle le Faux Prophète * qui faisait des miracles
devant elle; tous deux sont jelés vivants dans l'étang
sulfureux qui bmle éternellement*. Leurs armées sont
exterminées par le glaive qui sort de la bouche de
celui qui est assis sur le cheval, et les oiseaux sont
rassasiés de la chair des morts.
Les armées romaines, le grand instrument de la
puissance de Satan, sont vaincues; Néron TAnte-
christ, leur dernier chef, est enfermé en enfer;
mais le Dragon, le Serpent antique, Satan existe
encore. Nous avons vu comment il fut jeté du
ciel sur la terre • ; il faut maintenant en délivrer la
terre à son tour*. Un ange descend du ciel, tenant
la clef de l'abîme et ayant à la main une grande
chaîne. Il saisit le Dragon, le lie pour mille ans, le
précipite dans l'abîme % ferme à clef l'ouverture du
gouffre et la scelle d'un sceau *. Pendant mille ans,
le diable restera enchaîné. Le mal moral et le mal
physique, qui en est la conséquence, seront suspen-
4. Voir ci-dessus, p. 444-432.
2. Les exhalaisons sulfureuses, comme celles de la Solfatare
de Pouzzoles, de Callirrhoé et de la mer Morte, étaient tenues
pour des émanations d*un lac infernal. Y. ci-dessus, p. 333-335.
3. Apoc., XII, 7 et suiv.
4. Apoc., c. XX.
5. Cf. Jud., 6.
6. Comp. Talm. de Bab., Giliin, 68 a.
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i46 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 09]
dus, non délruils. Satan ne peut plus séduire les
peuples ; mais il n'est pas anéanti pour l'éternité.
Un tribunal est établi pour proclamer ceux qui
doivent faire partie du règne de mille ans *. Ce règne
est réservé aux martyrs. La première place y appar-
tient aux âmes de ceux qui ont été frappés de la hache
pour rendre témoignage à Jésus et à la parole de
Dieu (les martyrs romains de 64) ; puis viennent
ceux qui ont refusé d'adorer la Bête et son image, et
qui n'ont pas reçu son caractère sur leur front ni sur
leurs mains (les confesseurs d'Éphèse, dont le Voyant
fait partie *). Les élus de ce premier royaume ressus-
citent et régnent mille ans sur la terre avec le Christ.
Ce n'est pas que le reste de l'humanité ait disparu,
ni même que le monde entier soit devenu chrétien ;
le millenium est au centre de la terre comme un
petit paradis. Rome n'existe plus; Jérusalem l'a rem-
placée dans son rôle de capitale du monde ; les fidèles
y font un royaume de prêtres '; ils servent Dieu et
Christ; il n'y a plus de grand empire profane, de
pouvoir civil hostile à l'Église ; les nations viennent
à Jérusalem rendre hommage au Messie, qui les
maintient par la terreur. Pendant ces mille années,
i. Daniel, vu, 9, 22, 27.
2. Comp. Apoc., I, 9.
3. Isaïe, Lxi, 6.
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[An C9] L^ANTECHRIST. 447
les morts qui n'ont pas eu part à la première résur-
rection ne vivent pas; ils attendent. Les participants
du premier royaume sont donc des privilégiés ; outre
réternité dans l'infini, ils auront le inillenium sur la
terre avec Jésus ; aucune mort ne les atteindra plus.
Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera
délivré de sa prison pour quelque temps. Le mal
recommencera sur la terre. Satan déchaîné éga-
rera de nouveau les nations , les poussera d'un
bout à l'autre du monde à des guerres épouvanta-
bles; Gog et Magog (personnifications mythiques
des invasions barbares *) conduiront au combat des
armées plus nombreuses que le sable de la mer.
L'Église sera comme noyée dans ce déluge. Les bar-
bares assiégeront le camp des saints, la cité aimée,
4. Ce mythe vient d'Ézcchiel, ch. xwvui et xxxix. Chez cer-
taines tribus parlant Tossèto, Gogh a montagne » et Mug/iogh
'Qi la grande montagne » désignent deux massifs du Caucase. On
appliqua ensuite ces deux mots aux populations scytbiques de
la mer Noire et de la mer Caspienne. Dans Ézéchiel (xxxvui
et xxxix), ils personnifient l'invasion scythique ou barbare en
général. Comparez Coran, xvnr, 94 et suiv.; xxi, 96. L'applica-
tion messianique de ce mythe géographique commencée poindre
dans les vers sibyllins (III, 319, 512); elle est bien plus expresse
dans le Targum du Pseudo-Jonalhan, Lévilique, xxvi, 44; Nom-
bres, XI, J7 (ou Targ. de Jérus., mômes endroits). Cf. Talm. de
Bab., Sanhédrin, 94 a, 97 b; Aboda zara, \ b. V. Zeilschrifl
derd, m. G., 1867, p. 575.
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418 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
c'est-à-dire celte Jérusalem, terrestre encore, mais
toute sainte, où sont les fidèles amis de Jésus; le feu
du ciel tombera sur eux et les dévorera. Alors Satan,
qui les avait séduits, sera jeté dans l'étang de soufre
enflammé, où sont déjà la Bête (Néron) et le Faux
Prophète (?), et où tous ces maudits vont désormais
être tourmentés nuit et jour dans les siècles des
siècles.
La création a maintenant accompli sa tâche; il
ne reste plus qu'à procéder au dernier jugement*.
Un trône éclatant de lumière apparaît, et sur ce trône
le juge suprême. A sa vue, le ciel et la terre s'en-
fuient; il n'y a plus nulle part de place pour eux.
Les morts grands et petits ressuscitent. La Mort
et le Scheol rendent leurs proies; la mer de son côté
rend les noyés qui, dévorés par elle, ne sont pas
descendus régulièrement dans le Scheol^. Tous com-
paraissent devant le trône. Ou apporte les grands
livres, où est tenu le compte rigoureux des actions
de chaque homme ' ; on ouvre aussi un autre livre,
le c( livre de vie », où sont écrits les noms des pré-
4. Comp. Daniel, vu, 9.
2. Cf. Achille Talius, V, p. H 6-4 4 7, édit. Jacobs, et la curieuse
mosaïque (encore inédite) de Torcello.
3. Malachie, m, 46; Daniel, yii, 40. Comp. Talm. de Bab.,
Rcsch haS'Schana, 46 b.
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[An G9] L*ANTECHRIST. 449
destinés. Alors tous sont jugés selon leurs œuvres.
Ceux dont les noms ne sont pas trouvés écrits dans
le livre de vie sont précipités dans l'étang de feu. La
Mort et le Scheol y sont jetés également*.
Le mal étant détruit sans retour, le règne du
bien absolu va commencer *. La vieille terre, le
vieux ciel ont disparu; une terre nouvelle, un ciel
nouveau leur succèdent*; il n'y a plus de mer*.
Cette terre, ce ciel ne sont pourtant qu'un rajeunis-
sement de la terre actuelle, du ciel d'aujourd'hui, et
de même que Jérusalem était la perle, le joyau de
l'ancienne terre , de même Jérusalem sera encore le
centre rayonnant de la nouvelle. L'apôtre voit cette
Jérusalem nouvelle descendre du ciel d'auprès de
Dieu, vêtue comme une fiancée parée pour son époux.
Une grande voix sort du trône : « Voici le tabernacle
où Dieu habitera avec les hommes. Les hommes
seront désormais son peuple, et il sera toujours pré-
4 . Comp. Daniel, vn, 11 ; Luc, xvi, 23; I Cor., xv, t6.
2. Apoc, XXI.
3. Corap. Isaïe, lxv, 17; lvi, M. Cf. II Pétri, ni, 13.
4. La mer est une anDulation, une stérilisation d'une partie
de la terre, un reste du chaos primitif (Dinn), souvent un châ-
timent de Dieu, engloutissant des pays coupables. Elle est abîme
(jovaocç) ; or Tablme est le domaine de Satan (comp. xi, 7; xiii, 1).
Dans le paradis (Gen., u), il n'y avait pas de mer. Comp. Job,
VII, 12.
29
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450 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
sent au milieu d'eux S et il essuiera toute larme de
leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n'y aura plus
ni douleur, ni cris, ni peine * ; car tout ce qui était
a disparu. » Jéhovah prend lui-même la parole
pour promulguer la loi de ce monde éternel. « C'en
est fait. Voilà que je renouvelle toute chose '. Je
suis l'A et l'n, le commencement et la fin. Celui
qui a soif, je le ferai boire gratuitement à la source
de vie *. Le vainqueur possédera tous ces biens, et
je serai son Dieu, et il sera mon fils *. Quant aux
timides, aux incrédules, aux abominables, aux meur-
triers, aux fornicateurs, aux auteurs de maléfices,
aux idolâtres, aux menteurs, leur part sera l'étang
de soufre et de feu. »
Un ange s'approche alors du Voyant, et lui dit :
« Viens; je vais te montrer la fiancée de l'Agneau.»
Et il le transporte en esprit sur une montagne éle-
vée, d'oii il lui montre en détail la Jérusalem idéale *,
pénétrée et revêtue de la gloire de Dieu. Son éclat
est celui d'un jaspe cristallin. Sa forme est celle
4. Ézéchieî, xxxvii, 27. Comp. II Cor., vi, 4 6.
î. Isaïe, XXV, 8; lxv, 49.
3. Isaïe, XLin, 49; Jérém., xxxi, 22. Comp. Il Cor., v, 47.
4. Isaïe, LV, 4.
5. II Samuel, vu, 44.
6. Tout ce qui suit est emprunté à Ézéchieî, xl, xlvii, xlviu.
Comparez Hérodote, ï, 478.
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[An 60J L'ANTECHRIST. 451
d'un carré parfait* de trois mille stades de côté,
orienté selon les quatre vents du ciel et entouré d'un
mur haut de cent quarante-quatre coudées, percé de
douze portes. A chaque porte veille un ange, et au-
dessus est écrit le nom d'une des douze tribus d'Is-
raël. Le soubassement du mur a douze assises de
pierres; sur chacune des assises resplendit le nom
d'un des douze apôtres de l'Agneau *. Chacun de ces
lits superposés est orné de pierres précieuses % le
premier de jaspe, le second de saphir, le troisième
de calcédoine, le quatrième d'émeraude, le cin-
quième de sardoine^ le sixième de cornaline, le sep-
4 . Tb û^o;^ au verset 4 6, ne peut être pris que comme un écart
d'imagination ou une inadvertance de rédaction. Comparez, cepen-
dant Talm. de Bab., Baba balhra, 75 b,
2. L'imagination peu précise des juifs se décèle ici. Le
symbolisme entraîne Fauteur à un tableau qui n'est pas satis-
faisant pour l'esprit. On entend d'ordinaire les ^û^exa Ofp.(Xt&uc
comme les douze secteurs de soubassement qui vont d^une porte à
Tautre. Nous croyons qu^il vaut mieux superposer les ^u^txa
OefieXîouç et en faire des assises, en retrait les unes sur les autres,
au-dessous du mur proprement dit. Les versets \S-tO impliquent
presque nécessairement cette hypothèse. Comparez la construction
des murs du haram de Jérusalem, (elle qu'elle ressort des fouilles
anglaises. Palestine exploration fund, n° 4 (voir aussi Mém. de
VAcad, des inscr., t. XXVI, 4'"« partie, pi. 2, ^ et Les dem.
jours de Jér,, p. 246). Notez l'emploi du mot ôipiXicç dans Josèphe
(Ant., Vn, XIV, 40; VllI, ii, 9; XV, xi, 3; B. J., V, v, 2) pour
désigner le soubassement du temple.
3. Exode, xxvii, 17-20; xxxix, 10-U.
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452 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60]
tième de chrysolithe, le huitième d'aigue-marine, le
neuvième de topaze, le dixième de chrysoprase, le
onzième d'hyacinthe, le douzième d'améthyste. Le
mur lui-même est de jaspe ; la ville est d'un or pur
semblable à un verre* transparent ; les portes sont
composées d'une seule grosse perle ^. Il n'y a pas de
temple dans la ville; car Dieu lui-môme lui sert de
temple, ainsi que l'Agneau. Le trône que le prophète,
au début de sa révélation, a vu dans le ciel est main-
tenant au milieu de la ville, c'est-à-dire au centre
d'une humanité régénérée et harmoniquement orga-
nisée. Sur ce trône sont assis Dieu et l'Agneau. Du
pied du trône sort le fleuve de vie, brillant et trans-
parent comme le cristal, qui traverse la grande rue
de la ville * ; sur ses bords fleurit l'arbre de vie *,
qui pousse douze espèces de fruits, une espèce pour
chaque mois; ces fruits paraissent réservés aux
Israélites; les feuilles ont des vertus médicinales
pour la guérison des gentils. La ville n'a besoin
ni de soleil ni de lune pour l'éclairer*; car la gloire
de Dieu Téclaire, et son lustre est l'Agneau. Les
nations marcheront à sa lumière ^; les rois de la
4. Isaïe, Ltv, H-^2.
t. Apoc, XXII.
3. Genèse, ii, 40-44.
4. Daniel, vu, 27.
5. Isaïe, LX, 3, 5-7, 19-80.
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(An 69] L'ANTECHRIST. 453
terre lui feront hommage de leur gloire, et ses portes
ne se fermeront ni jour ni nuit, tant sera grande
l'affluence de ceux qui viendront y porter leur tri-
but. Rien d'impur, rien de souillé n'y entrera ^ ;
seuls ceux qui seront inscrits au livre de vie de
l'Agneau y trouveront place. Il n'existera plus de
division religieuse ni d'anathème * ; le culte pur de
Dieu et de l'Agneau ralliera tout le monde. A chaque
heure, ses serviteurs jouiront de sa vue, et son nom
sera écrit sur leurs fronts. Ce règne du bien durera
dans les siècles des siècles.
4. Isaïe, LU, 4.
2. Zacharie, xiv, \\,
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4'
CHAPITRE XVII.
FORTUNE Dl LIVRE.
L'ouvrage se termine par cet épilogue :
Et c'est moi, Jean, qui entendis et vis toutes ces choses;
et, après les avoir vues et entendues, je tombai devant les
pieds de Fange qui me les montrait, pour l'adorer. Et il me
dit : « Garde-toi de le faire, je suis ton coserviteur; nous
avons un môme maître, toi, moi, tes frères les prophètes
et ceux qui gardent les paroles de ce livre ^ Adore Dieu. »
Et il me dit ensuite : « Ne s pelle * pas les discours de la
prophétie de ce livre, car le temps est proche! Que l'injuste
devienne plus injuste encore; que celui qui est souillé se
souille encore'; que le juste fasse encore plus de justice;
que le saint se sanctifie encore! »
Une voix lointaine, la voix de Jésus lui-même,
4. PrécaulioD contre certaines sectes qui, comme les essé-
niens, exagéraient le culte des anges. Col., ii, 48.
/ %. C'est-à-dire ne tiens pas inédits. Cf. Daniel, xii, 4.
3. Daniel, xu, 40.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 455
est censée répondre à ces promesses et les garantir.
« Voilà que je viens vite I Et avec moi j'apporte la récom-
pense que je décernerai à chacun selon ses œuvres *. Je
suis l'A et l'o, le premier et le dernier, le commencement
et la fin. Heureux ceux qui lavent leurs robes! Ils auront
droit à l'arbre de vie, et ils entreront dans la ville par les
portes. Arrière les chiens, les artisans de maléfices, les im-
pudiques, les meurtriers, les idolâtres, quiconque aime et
commet le mensonge I Moi, Jésus, j'ai envoyé mon ange
pour vous attester ces choses dans les Églises. Heureux qui
garde les paroles de la prophétie de ce livre! Je suis la
tige et le rejeton de David, l'étoile claire du matin *. »
Puis les voix du ciel et celles de la terre s'entre-
croisent et. arrivent moriendo h, un finale en accord
parfait.
« Viens, » disent l'Esprit' et l'épouse*. — Que celui qui
entend cet appel dise aussi : « Viens. » Que celui qui a soif
vienne ! L'eau de la vie se donne ici gratuitement à qui
veut.
{J'affirme a quiconque entendra les paroles de la prophétie
contenue en ce livre que, si quelqu'un y ajoute quoi que ce soit,
Dieu fera tomber sur lui les plaies décrites en ce livre. Et si
quelqu'un retranche quoi que ce soit aux discours du livre de
4. Isaïe, XL, 40.
% Isaïe, XI, 4 .
3. L'esprit prophétique répandu dans l'Église.
4. L'Église.
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456 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
cette prophétie, Dieu retranchera sa part de V arbre de*vie et
de la ville sainte dont il est question en ce livre *.)
— « Ouï, je vienâ vite, » dit le révélateur de tout ceci.
Amen. Viens, seigneur Jésus.
La grâce du seigneur Jésus soit avec tous.
Nul doute que, présenté sous le couvert du nom le
plus vénéré de la chrétienté, l'Apocalypse n'ait fait sur
les Églises d'Asie une très-grande inopression. Une
foule de détails, maintenant devenus obscurs, étaient
clairs pour les contemporains. Ces annonces hardies
d'une prochaine convulsion n'avaient rien qui surprît.
Des discours non moins formels prêtés à Jésus se ré-
pandaient chaque jour et se faisaient accepter *. Pen-
dant un an, d'ailleurs, les événements du monde purent
sembler une merveilleuse confirmation du livre. Vers
le 1*' février, on apprit en Asie la mort de Galba, et
l'avènement d'Othon. Puis chaque jour apporta quel-
que indice apparent de la décomposition de l'empire:
l'impuissance d'Othon à se faire reconnaître de toutes
les provinces, Vitellius maintenant son titre contre
Rome et le sénat, les deux sanglants combats de
Bédriac, Othon abandonné à son tour, l'avènement de
Yespasien, la bataille dans les rues de Rome, l'incen-
die du Capitole allumé par les combattants, incendie
^ >4. Deutéron.,iy, î.
2. Matthieu, xxiv.
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lall
[An 09] L'ANTECHRIST. 467
d'où plusieurs conclurent que les destinées de Rome
tiraient à leur fin, tout cela dut paraître étonnam-
ment conforme aux sombres prédictions du pro-
phète. Les déceptions ne commencèrent qu'avec la
prise de Jérusalem, la destruction du temple, l'affer-
missement définitif de la dynastie flavienne. Mais la I \
foi religieuse n'est jamais rebutée dans ses espé-
rances; l'ouvrage, d'ailleurs, était obscur, suscep-
tible en beaucoup d'endroits d'interprétations diverses.
Aussi, peu d'années après l'émission du livre, cher-
cha-l-on à plusieurs chapitres un sens différent de
celui que l'auteur y avait mis. L'auteur avait annoncé
que l'empire romain ne se reconstituerait pas et
que le temple de Jérusalem ne serait pas détruit. Il
fallut sur ces deux points trouver des échappatoires.
Quant à la réapparition de Néron , on n'y renonça
pas de sitôt; sous Trajan encore, des gens du peuple
s'obstinaient à croire qu'il reviendrait *. Longtemps
on garda la notion du chiffre de la Bête ; une variante
se répandit même dans les pays occidentaux, pour
accommoder ce chiffre aux habitudes latines. Cer-
tains exemplaires portaient 646, au lieu de 666*. Or
616 répond à la forme latine lYero Cœsar (le noun
hébreu valant 50) .
1. Dion Chrysostome, orat. xxi, 40.
t. Irénée, Adv, hœr,, V, xxx, 1.
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458 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
Durant les trois premiers siècles, le sens général
du livre se conserva, au moins pour quelques initiés.
L'auteur du poëme sibyllin qui date à peu près de
l'an .80 , s'il n'a pas lu la prophéllfe de Patmos,
en a entendu parler. II vit dans un ordre d'idées
tout à fait analogue. Il sait ce que signifie la sixième
coupe. Pour lui, Néron est l'anti-Messie ; le monstre
s'est enfui derrière l'Euphrate; il va revenir avec
des milliers d'hommes ^ L'auteur de l'Apocalypse
d'Esdras (ouvrage daté avec certitude de l'an 96,
97 ou 98) imite notoirement l'Apocalypse de Jean *,
emploie ses procédés symboliques, ses notations, son
langage. On peut en dire autant de Y Ascension dlsdie
(ouvrage du second siècle), oîi Néron, incarnation de
Bélial, joue un rôle qui prouve que l'auteur savait le
chiffre de la Bêle '. Les auteurs des poésies sibyllines
qui datent du temps des Antonins pénètrent égale-
ment les énigmes du manifeste apostolique, et en
adoptent les utopies, même celles qui, comme le retour
de Néron, étaient décidément frappées de caducité*.
1. Carm, sih., IV, \M et suiv., 137-439.
2. Comp., par exemple, IV Esdr., iv, 35 et suiv., à Apoc., vi,
9 et suiv.; IV Esdras, vu, 32, à Apoc, xx, 43; IVEsdr., x, tiO et
suiv., à Apoc, XXI, t et suiv. Voir aussi IV Esdras, xv, 5.
3. Asc. d'haïe, iv, 2 et suiv.
4. Carm. sib., V, 28 et suiv., 93 et suiv., 105 et suiv., U2
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[An 60] L»ANTECHRIST. 459
Saint Justin, Méliton paraissent avoir eu l'intelli-
gence à peu près complète du livre. On en peut
dire autant de Commodien, qui (vers 250) mêle à son
interprétation des éléments d'une autre provenance,
mais qui ne doute pas un instant que Néron l'Anté-
christ ne doive ressusciter de l'enfer pour soutenir une
lutte suprême contre le christianisme % et qui conçoit
la destruction de Rome-Babylone exactement comme
on la concevait deux cents ans auparavant*. Enfin,
Victorin de Pettau (mort en 303) commente encore
l'Apocalypse avec un sentiment assez juste. Il sait
parfaitement que Néron ressuscité est le véritable
Antéchrist '. Quant au chiffre de la Bête, il était
perdu probablement avant la fin du ii* siècle. Irénée |
(vers 190) se trompe grossièrement sur ce point, \
ainsi que sur quelques autres d'importance majeure, \
l f et ouvre la série des commentaires chimériques et des '
j , symbolismes arbitraires *. Quelques particularités
et suiv., 363; VIÏI, 451 et suiy., 469 et suiv. Voir ci-dessus,
p. 318, note 3. Cf. Carm, sib,, Ilf, 397.
4. Inslr., acrost. xli et xlii, v. 36 et suiv. ; Carmen, v. 846
et suiv., 834, 845, 86ï, 878, 903 et suiv. (Pitra, Spic, SoL^ I;
voir les corrections d'Ebert dans les AbhandL der phiL-hisL
Classe der sàchsischen GeselL der Wiss,, t. V, p. 395 et suiv.).
2. Vers 907 et suiv.
3. BibL max. Pair., Paris, t. T, p. 580-584.
4. Irénée, Adv. hœr., V, xxx, 3. C'est ici la p'us forte objec-
tion contre les rapports dlrénée avec ceux qui avaient vu l'apôlre
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460 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60]
subtiles, comme la signification du Faux Prophète et
de Harmagédon^ se perdirent de très-bonne heure.
Après la réconciliation de l'empire et de l'Église,
au iV siècle, la fortune de l'Apocalypse fut grave-
ment compromise. Les docteurs grecs et latins, qui
ne séparaient plus l'avenir du christianisme de celui
de l'empire, ne pouvaient admettre pour inspiré un
livre séditieux, dont la donnée .fondamentale était
la haine de Rome et la prédiction de la fin de son
règne. Presque toute la partie éclairée de l'Église
d'Orient, celle qui avait reçu une éducation hellé-
nique, pleine d'aversion pour les écrits millénaires
et judéo-chrétiens, déclara l'Apocalypse apocryphe *.
Le livre avait pris dans le Nouveau Testament grec et
latin * une position si forte, qu'il fut impossible de l'en
expulser ; on eut recours, pour se débarrasser des
JeaD. Commodien, daDS ses fnsiructiones, appelle aussi l'Ante-
christ Lalinus. — Hippolyte, De AntichrUto, 50, 52, est bien
dévoyé.
1. Voir Vie de Jésus, \Z^ édition, p. 897, note 3; ci-dessus,
p. 374-375, note 3. Déjà Denys d'Alexandrie, au iir» siècle, sans
doute par suite de son éducation littéraire, parie de l'Apocalypse
d'un ton très-embarrassé, et avoue qu'il n'y comprend rien. Voir^' ,
surtout Épiph., De hœr„ u, 3î et suiv.; Eus., H. E,, VII, xxv.
Saint Jean Chrysostome n'a pas d'homélies sur l'Apocalypse.
2. Les Syriens et les Arméniens ne Tavaient pas ancienne-
ment.
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[An 69] L*ANTECHRIST. 461
objections qu'il soulevait , aux tours de force exégé-
tiques. L'évidence cependant était écrasante. Les
Latins, moins opposés que les Grecs au milléna-
risme, continuèrent à identifier l'Antéchrist avec
Néron ^ Jusqu'aux temps de Charlemagne, il y
eut une sorte de tradition à cet égard. Saint Béat
de Liebana, qui commente l'Apocalypse en 786,
affirme, en y mêlant, il est vrai, plus d'une incon-
séquence, que la Bête des chapitres xiii et xvii,
qui doit reparaître à la tête de dix rois pour anéantir
la ville de Rome, est Néron l'Antéchrist. Un moment
même, il est à deux doigts du principe qui, au
XIX' siècle, conduira les critiques à la vraie suppu-
tation des empereurs et à la détermination de la date
du livre *.
4. Viclorin de Pettau, dans la Bibl. max. Pairum, Lugd.,
m, p. 448; Laclance, ImlU., VII, 44-^20; De mort, persec, J;
Sulpice Sévère, /fii^ sacra, II, 28, 29; DiaL, II, 44. Dans ces
écrits, la théorie primitive de TAnlechrist est modifiée de la même
manière que dans le Carmen de Commodien. Comparez saint
Augustin, Z)ô civ. Dei, XX, c. 49; saint Jérôme, in Dan,,
XI, 36; inis., xvii, 42; Jean Chrysostome, in If Thess., ii (0pp.,
XI, p. 529-530). Qu'on lise le livre VI, D^ viliis Anlichrisli,
du traité de Malvenda, De AnUchrUto; c'est encore un portrait
de Néron.
2. L'édition du texte de saint Béat par Fierez (Madrid, 4770)
est presque introuvable. M. Didot a collationné les plus impor-
tants passages de ce commentaire sur Texemplaire unique de
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.462 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Au 69]
Ce n'est que vers le xii* siècle, quand le moyen
âge s'enfonce dans la voie d'un rationalisme scolas-
tique assez peu soucieux de la tradition des Pères,
que le sens de la vision de Jean se trouve tout à fait
compromis ^ Joachim de Flore peut être considéré
comme le premier qui transporta hardiment TApoca-
lypse dans le champ de l'imagination sans limites, et
chercha, sous les images bizarres d'un écrit de cir- ^
constance qui borne lui-même son horizon à trois ans
et demi, le secret de l'avenir entier de l'humanité.
Les commentaires chimériques auxquels a donné
lieu cette fausse idée ont jeté sur le livre un injuste
discrédit. L'Apocalypse a repris de nos jours, grâce
à une plus saine exégèse, la place élevée qui lui
appartient dans les écritures sacrées. L'Apocalypse
est, en un sens, le sceau de la prophétie, le dernier
mot d'Israël. Qu'on lise dans les anciens prophètes,
dans Joël par exemple*, la description du « jour de
Jéhovah », c'est-à-dire de ces grandes assises que le
l'édition de Florez qui se trouve à Paris, en possession de -
M. l'abbé Noile, et sur deux importants manuscrits, dont l'un lui
appartient. Des apocalypses figurées manuscrites et xylogra-
phiques (Paris, 4870), p. 3, 4 M 7, 24-25, 76-77. Édit. de Florez,
p. 438, 498.
1. Et encore il ne se perd pas entièrement. V. Hist, litt. de la
Fr., t. XXV, p. 258.
2. Joël, II, 4 et suiv.
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[An 69] L»ANTECHRIST. 463
justicier suprême des choses humaines tient de
temps en temps, pour ramener Tordre sans cesse
troublé par les hommes, on y trouvera le germe
de la vision de Patmos. Toute révolution, toute
convulsion historique devenait pour l'imagination du
juif, obstiné à se passer de l'immortalité de l'âme et
à établir le règne de la justice sur cette terre, un
coup providentiel, prélude d'un jugement bien plus
solennel et plus définitif encore. A chaque événe-
ment, un prophète se levait pour crier : « Sonnez,
sonnez de la trompette en Sion ; car le jour de Jého-
vah vient; il est proche *. » L'Apocalypse est la suite
et le couronnement de cette littérature étrange, qui
est la gloire propre d'Israël. Son auteur est le der-
nier grand prophète; il n'est inférieur à ses de-
vanciers qu'en ce qu'il les imite ; c'est la même
âme, le même esprit. L'Apocalypse offre le phéno-
mène presque unique d'un pastiche de génie, d'un
centon original. Si l'on excepte deux ou trois inven-
tions particulières à l'auteur et d'une merveilleuse
beauté*, l'ensemble du poëme est composé de traits
empruntés à la littérature prophétique et apocalyp-
4. Joël, n, 1.
2. En particulier, Tépisode des martyrs sous Faulel (ch. vi,
9-44), lignes toutes divines, qui suffiront éternellement à la con-
solation de l'âme qui souffre pour sa foi ou sa vertu.
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464 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
tique antérieure, surtout à Ézéchiel, à l'auteur du
livre de Daniel, aux deux Isaïes. Le Voyant chrétien
est le véritable élève de ces grands hommes ; il sait
par cœur leurs écrits, il en tire les dernières con-
séquences. Il est frère, moins la sérénité et l'harmo-
nie, de ce poëte merveilleux du temps de la captivité,
de ce second Isaîe, dont Tâme lumineuse semble
comme imprégnée, six cents ans d'avance, de toutes
les rosées, de tous les parfums de l'avenir.
Comme la plupart des peuples qui possèdent un
brillant passé littéraire, Israël vivait des images
consacrées par sa vieille et admirable littérature. On
ne composait presque plus qu'avec des lambeaux
des anciens textes ; la poésie chrétienne, en particu-
lier, ne connaissait pas d'autre procédé littéraire*.
Mais, quand la passion est sincère, la forme, même
la plus artificielle, prend de la beauté. Les Paroles
d'un croyant sont à l'égard de l'Apocalypse ce que
l'Apocalypse est à l'égard des anciens prophètes, et
cependant les Paroles d'un croyant sont un livre d'un
véritable effet; on ne le relit jamais sans une vive
émotion.
Les dogmes du temps présentaient comme le style
quelque chose d'artificiel; mais ils répondaient à un
^ 4 . Voir, par exemple, les cantiques des premiers chapitres de
V rÉvangile de Luc.
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[An 69] L*ANT£CHRIST. 465
sentiment profond. Le procédé de l'élaboration théo-
logique consistait en une transposition hardie, appli-
quant au règne du Messie et à Jésus toute phrase des
anciens écrits qui paraissait susceptible d'une rela-
tion vague avec un idéal obscur. Comme l'exégèse
qui présidait à ces combinaisons messianiques était
tout à fait médiocre, les formations singulières dont
nous parlons impliquaient souvent de graves contre-
sens. Cela se voit surtout dans les passages de l'Apo-
calypse qui concernent Gog et Magog, si on les
compare aux chapitres parallèles d'Ézéchiel. Selon
Ézéchiel, Gog, roi de Magog, viendra, « dans la suite
du temps», »>' quand le peuple d'Israël sera de retour
de la captivité et rétabli en Palestine, lui faire une
guerre d'extermination. Déjà, vers l'époque des tra-
ducteurs grecs de la Bible et de la composition du
livre de Daniel, l'expression qui désigne simplement
dans l'hébreu classique un avenir indéterminé signi-
fiait (( à la fin des temps », et ne s'appliquait plus
qu'aux temps du Messie *. L'auteur de l'Apoca-
lypse est amené de la sorte à rapporter les cha-
pitres XXXVIII et xxxix d'Ézéchiel aux temps mes-
4. D>a^T nnn«2, Ezech., XXVIII, 8.
2. V. Geseiiius, Thés,, au mot nnn«, hebr. et chald. Les
juifs du moyen âge appliquent aussi d'ordinaire celte expression
aux temps messianiques. CX. Dereschilh rabba, ch. lxxxviii.
30
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466 ORIGIiNES DU CHRISTIANISME. [Ad 60|
sianiques, et à considérer Gog et Magog comme
les représentants du monde barbare et païen qui
survivra à la ruine de Rome, et coexistera avec le
règne millénaire de Christ et de ses saints.
Ce mode de création par voie extérieure, si j'ose
le dire, cette façon de combiner, au moyen d'une
exégèse d'appropriation, des phrases prises çà et là,
et de construire une théologie nouvelle par ce jeu
arbitraire, se retrouvent dans l'Apocalypse pour
tout ce qui touche au mystère de la fin des temps.
La théorie de l'Apocalypse à cet égard se distingue
par des traits essentiels de celle qu'on trouve dans
saint Paul et de celle que les Évangiles synop-
tiques placent dans la bouche de Jésus. Saint Paul
semble, il est vrai, parfois^ croire à un règne du
Christ dans le temps, qui aura lieu avant la fin der-
nière de toutes choses; mais il ne va jamais à la
même précision que notre auteur. Selon l'Apocalypse,
en efiet, l'avènement du futur règne de Christ est
très-proche ; il doit suivre de près la destruction de
Tempire romain. Les martyrs ressusciteront seuls &
cette première résurrection ; le reste des morts ne res-
suscitera pas encore. De telles bizarreries étaient la
conséquence de la manière tardive et incohérente
1. I Cor., xv, S4 et suiv.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 46Ï
dont Israël forma ses idées sur l'autre vie. On peut
dire que les juifs n*ont été amenés au dogme de
rimmortalilé que par la nécessité d'un tel dogme
pour donner un sens au martyre. Au deuxième livre
des Macchabées, les sept jeunes martyrs et leur mère
sont forts de la pensée qu'ils ressusciteront, tandis
qu'Antiochus ne ressuscitera pas *. C'est à propos
de ces héros légendaires qu'on trouve dans la littéra-
ture juive les premières afiirmations nettes d'une vie
r^lernelle', et en particulier cette belle formule : V
« Ceux qui meurent pour Dieu vivent au point de vue
de Dieu*. » On voit même poindre une certaine ten-
dance à créer pour eux un sort spécial d'outre-tombe
et à les ranger près du trône de Dieu « dès à pré-
sent », sans attendre la résurrection*. Tacite fait
de son côté la remarque que les juifs n'attribuent
l'immortalité qu'aux âmes de ceux qui sont morts
dans les combats ou dans les supplices ^
Le règne de Christ avec ses martyrs aura lieu sur
la terre, à Jérusalem, sans doute, au milieu des na-
4. II Macch., VII, 9, 44, U, 23, 36. Comp. vi, 26.
2. II Macch., Yii, 36; Sagesse, ii-v, surtout ni, 4 et suiv.; De '
ralionis imperio, 9, 46, 48, 20.
^3. Ot ^là Tov ftilv à:c66avovTi; (ôm tm Aim. De rat. imp., 46.
4. Ttt Oittt vûv iraçiormavi ftpoW xal {Aaxocpiov aiâva Pioûot. De
rat. imp., 48.
5. Tacite, flist., V, 5.
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468 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
lions non converties, mais tenues en respect autour
des saints. Il ne durera que mille ans^ Après ces
mille ans, il y aura un nouveau règne de Satan, où
les nations barbares, que l'Église n'aura pas conver-
ties, se feront des guerres horribles et seront sur le
point d'écraser l'Église elle-même. Dieu les extermi-
nera , et alors viendront « la seconde résurrection » ,
celle-ci générale, et le jugement définitif, qui sera
suivi de la fin de l'univers. C'est la doctrine qu'on a
désignée du nom de « millénarisme », doctrine fort
répandue dans les trois premiers siècles*, qui n'a
jamais pu devenir dominante dans l'Église, mais qui j
a reparu sans cesse aux diverses époques de son /'
histoire, et s'appuie sur des textes bien plus anciens ^
et bien plus formels que tant d'autres dogmes uni-
versellement acceptés. Elle fut le résultat d'une exé-
gèse matérialiste, dominée par le besoin de trouver
vraies à la fois les phrases où le royaume de Dieu
était présenté comme devant durer « dans les siècles
4 . Celle manière de concevoir le règne messianique comme
dislinct deTétat qui suivra le jugement dernier, et comme anté-
rieur à cet élat, se retrouve dans l'Apocalypse d'Esdras, écrite
vers Tan 97.
t, Cérinthe, dans Eusèbe, fl. E., III, 28; Papias, dansEusébe,
H, E., in, 39; Justin, DiaL ciim Tryphon., 80-81 ; Irénée (voir
Eusèbe, III, 39); Tertullien, Contre Marcion, III, 24 ; Lactance,
imiL, YII, 20.
/•
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[An 69] L*ANTECHRIST. 469
des siècles », et celles où, pour exprimer la longueur
indéfinie du règne messianique, ihétait dit qu'il dure-
rait « mille ans ». Selon la règle des interprètes qu'on
appelle harmonistes, on mit lourdement bout à bout
les données qu'on ne pouvait faire bien coïncider* On
fut guidé dans le choix du chiffre mille par une com-
binaison de passages de psaumes, d'où il semble ré-
sulter « qu'un jour de Dieu vaut mille ans * » . Chez les
juifs se retrouve aussi la pensée que le règne du Messie
sera non pas l'éternité bienheureuse, mais une ère de
félicité durant les siècles qui précéderont la fin du
monde. Plusieurs rabbins portent, comme l'auteur de
l'Apocalypse, la durée de ce règne à mille ans*. L'au-
teur de l'épître attribuée à Barnabe* prétend que, de
même que la création a eu lieu en six jours, de même
l'accomplissement des deslinées du monde se fera en
six mille ans (un jour pour Dieu équivalant à mille
ans) , et qu'ensuite, de même que Dieu se reposa le sep-
tième jour, de même aussi, « quand viendra son fils et
4. Vs. xc, 4, rapproché de Ps. lxxxiv, 44. Comp. épître de
Barnabe, c. 45; II Pétri, m, 8; Justin, Dial, cum Tryph,, 81 ;
Irénée, Adv, hœr,, V, xxiii, 2.
2. Pesikla rahhaihi, sect. i; Jalkut sur les Psaumes, n* 806;
Ammonius, dans Maï, Script, vei. nova coll., I, 2* partie, p. 207.
Selon r Apocalypse d'Esdras, vu, 26 et suiv., le règne du Messie
sera de quatre cents ans.
3. Epist. Barmbœ, 45.
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470 . ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
qu'il abolira le temps de Tiniquîté, et qu'il jugera les
impies, et qu'il changera le soleil et la lune et tous
les astres, il se reposera encore le septième jour ».
Ce qui équivaut à dire : il régnera mille ans, le
règne du Messie étant toujours comparé au sabbat
qui termine par le repos les agitations successives
d'un développement de l'univers ^ L'idée de l'éter- j^
nité de la vie individuelle est si peu familière aux
Juifs, que l'ère des rémunérations futures est selon \)
eux renfermée en un chiffre d'années considérable •
sans doute, mais toujours fini.
La physionomie persane de ces rêves se laisse
apercevoir tout d'abord*. Le millénarisme et, si
l'on peut s'exprimer ainsi, l'apocalyptîsme ont fleuri
dans l'Iran depuis une époque fort ancienne*. Au
fond des idées zoroastriennes est une tendance à chif-
frer les âges du monde, à compter les périodes de la
vie universelle par hazars, c'est-à-dire par milliers
\. Commodien et saint Hippolyte fixent également la durée
du monde à six mille ans.
t. Des idées très-analogues se retrouvent chez les Étrusques \
et faisaient sans doute le fond des anciens livres sibyllins, si bien I
qu'une union toute naturelle s'établit entre le sibyllinisme italiote \
elTapocalyptismejuif (Virg., Ed., iv).
3. Voir y Ardai Viraf-Nameh, sorte d'apocalypse, qui n'est
pas, comme on l'avait cru, une imitation de VA$eension d'Isaie.
Cf. Silzungsberichte de l'Acad. de Munich, 4870, I, 3.
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(Àii6î>] L'AXTECHRIST. «i
d'années, à imaginer un règne sauveur, qui sera le
couronnement final des épreuves de l'humanité *.
Ces idées, se combinant avec les affirmations d'ave-
nir qui remplissent les anciens prophètes hébreux,
devinrent l'âme de la théologie juive dans les siècles
qui précédèrent notre ère. Les apocalypses surtout
en furent pénétrées; les révélations attribuées à Da-
niel, à Hénoch, à Moïse sont presque des livres per-
sans par le tour, par la doctrine, par les images.
Est-ce à dire que les auteurs de ces livres bizarres
eussent lu les écritures zendes , telles qu'elles exis-
taient de leur temps? En aucune façon. Ces emprunts
étaient indirects; ils venaient de ce que l'imagination
juive s'était teinte aux couleurs de l'Iran. Il en fut
de même pour l'Apocalypse de Jean. L'auteur de
cette apocalypse, pas plus qu'aucun autre chrétien,
n'eut de rapports directs avec la Perse; les données
exotiques qu'il transportait dans son livre étaient déjà
incorporées avec les midraschim traditionnels' ; notre
Voyant les prenait de l'atmosphère où il vivait. Le fait
est que, depuis Hoschédaret Hoschédar-mah, les deux
prophètes qui précéderont Sosiosch, jusqu'aux plaies
qui frapperont le monde à la veille des grands jours,
4. Zeitschrifl der d. m. (7., 4867, p. 674 et 8uiv.; Théo-
pompe, dans le traité De hide et Osir*, 47.
2. Zeitschrift, endroit précité, p. 55S et suiv.
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An ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69J
jusqu'aux guerres des rois entre eux, qui seront les
symptômes de la lutte suprême, tous les éléments de
la mise en scène apocalyptique se retrouvent dans
la théorie parsie des fins du monde *. Les sept cieux,
les sept anges, les sept esprits de Dieu, qui re-
viennent sans cesse dans la vision de Patmos,- nous
transportent aussi en plein parsisme et même au delà.
Le sens hiératique et apotélesmatique du nombre
sept semble avoir, en effet, son origine dans la doc-
trine babylonienne des sept planètes réglant le destin
des hommes et des empires. Des rapprochements
plus frappants encore se remarquent dans le mystère
des sept sceaux '. De même que, selon la mythologie
assyrienne , chacune des sept tables du destin *
était dédiée à Tune des planètes; de même les
sept sceaux ont des relations singulières avec les
sept planètes, ave:^ les jours de la semaine et avec
les couleurs que la science babylonienne rattachait
aux planètes. Le cheval blanc, en effet, semble ré-
pondre à la Lune, le cheval rouge à Mars, le che-
i . Trailé De hide et Osir., endroit cité; Spiegel, Parsigram-
malik, p. <94; Zeitschrifl der d. m. G., vol. cité (4867), p. 573,
575-677.
2. Voir aussi Apoc., i, 46; xii, 4.
3. Nonnus, XLI, 340 et suiv.; cf. XII, 34 et suiv. Cf. J. Bran-
dis, Die Bedeutung der sieben Thore Thebens (Berlin, 4867},
p. 267-268.
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[An 60] L'ANTECHRIST. 473
val noir à Mercure*, le cheval jaune' à Jupiter \
Les défauts d'un tel genre sont sensibles, et on
essayerait vainement de se les dissimuler. Des cou-
leurs dures et tranchées, une absence complète de
tout sentiment plastique, l'harmonie sacrifiée au
symbolisme, quelque chose de cru, de sec et d'inor-
ganique, font de l'Apocalypse le parfait antipode
du chef-d'œuvre grec, dont le type est la beauté
vivante du corps de l'homme ou de la femme. Une
sorte de matérialisme appesantit les conceptions
les plus idéales de l'auteur. Il entasse l'or; il a
comme les Orientaux un goût immodéré des pierres
précieuses. Sa Jérusalem céleste est gauche, pué-
rile, impossible, en contradiction avec toutes les
bonnes règles de l'architecture, qui sont celles de la
raison. Il la fait brillante aux yeux, et il ne songe pas
à la faire sculpter par un Phidias. Dieu, de même,
est pour lui une « vision smaragdine », une sorte de
gros diamant, éclatant de mille feux, sur un trône*.
Certes, le Jupiter Olympien était un symbole bien
4. La couleur de Mercure étail le bleu foncé, facile à confondre
avec le noir.
vT^Î. XXwpôç désigne à la fois le jaune et le vert.
-^ 3. Sur les diverses couleurs mises en rapport avec les pla-
nètes, voir Chwolsohn, Die Ssabier, III, p. 658, 674, 676, 677.
Comp. le manuscrit supplément turc de la Biblioth. nat., n» 242.
4. Apec, IV, 3.
\ kC ' 'rru c
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r
474 ORIGINES DU CHRISTIANISME* [kn Ô9J
supérieur à cela. L'erreur qui parfois a trop porté
Tart chrétien vers la décoration riche. trouve sa racine
dans l'Apocalypse. Un sanctuaire des jésuites, en or
et en lapis-lazuli, est plus beau que le Parthénon,
dès qu'on admet cette idée, que l'emploi liturgique
d'une matière précieuse honore Dieu.
Un trait plus fâcheux fut cette haine sombre du
monde profane, qui est commune à notre auteur et à
tous les faiseurs d'apocalypses, en particulier à l'au-
teur du livre d'Hénoch. Sa rudesse, ses jugements
passionnés et injustes sur la société romaine nous
choquent, et justifient jusqu'à un certain point ceux
qui résumaient la doctrine nouvelle en odium humani
generis^. Le pauvre vertueux est toujours un peu porté
à regarder le monde qu'il ne connaît pas comme plus
méchant que ce monde n'est en réalité. Les crimes
des riches et des gens de cour lui apparaissent singu-
lièrement grossis. Cette espèce de fureur vertueuse,
que certains barbares, tels que les Vandales, devaient
ressentir quatre cents ans plus tard contre la civilisa-
tion, les juifs de l'école prophétique et apocalyptique
l'eurent au plus haut degré. On sent chez eux un reste
de l'ancien esprit des nomades, dont l'idéal est la vie
patriarcale, une aversion profonde pour les grandes
I. Tacite, ^nn., XV, 44.
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}
[An 00] L'ANTECHRIST. 475
villes envisagées comme des foyers de corruption,
une jalousie ardente contre les puissants États, fondés
sur un principe militaire dont ils n'étaient pas capa-
bles, ou qu'ils n'admettaient pas.
Voilà ce qui a fait de l'Apocalypse un livre à
beaucoup d'égards dangereux. C'est le livre par ex-
cellence de l'orgueil juif. Selon l'auteur, la distinction
des juifs et des païens durera jusque dans le royaume
de Dieu. Pendant que les douze tribus mangent des
fruits de l'arbre de vie, les gentils doivent se con-
tenter d'une décoction médicinale de ses feuilles *.
L'auteur regarde les gentils, même croyant à Jésus,
même martyrs de Jésus, comme des enfants d'adop-
tion, comme des étrangers introduits dans la famille
d'Israël, comme des plébéiens admis par grâce à
s'approcher d'une aristocratie*. Son Messie est essen-
tiellement le messie juif; Jésus est pour lui avant
tout le fils de David % un produit de l'Église d'Is-
raël, un membre de la famille sainte que Dieu a choi-
sie; c'est l'Église d'Israël qui opère l'œuvre salutaire
par cet élu sorti de son sein *. Toute pratique sus-
ceptible d'établir un lien entre la race pure et les
4. Apoc, xxn, 3, li; Oiparftxv tûv Id/ûv, trail ironique.
2. Apoc, VII, 9; xiv, 3.
3. Apoc, V, 5.
4. Apoc, II, 9 ; III, 9 ; XI, 4 9 ; xiv, \ -3. Cf. xii et suiv.; xxi, \ 2.
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476 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
païens (manger les viandes ordinaires, pratiquer le
mariage dans les conditions ordinaires) lui paraît
une abomination. Les païens en bloc sont à ses yeux
des misérables, souillés de tous les crimes, et qui ne
peuvent être gouvernés que par la terreur. Le monde
réel est le royaume des démons. Les disciples de Paul
sont des disciples de Balaam et de Jézabel. Paul lui-
même n'a pas de place parmi « les douze apôtres de
l'Agneau », seule base de l'Église de Dieu ; et l'Église
d'Éphèse, création de Paul, est louée « d'avoir mis
^ à l'épreuve ceux qui se disent apôtres sans l'être, et
/: d'avoir trouvé qu'ils ne sont que des menteurs ».
Tout cela est bien loin de l'Évangile de Jésus.
L'auteur est trop passionné; il voit tout comme à tra-
vers le voile d'une apoplexie sanguine, ou à la lueur
d'un incendie. Ce qu'il y avait de plus lugubre à Paris,
le 25 mai 1871, ce n'étaient pas les flammes ; c'était la
couleur générale de la ville, quand on la voyait d'un
point élevé : un ton jaune et faux, une sorte de
pâleur mate. Telle est la lumière dont notre auteur
colore sa vision. Rien ne ressemble moins au pur
soleil de Galilée. On sent dès à présent que le genre
apocalyptique, pas plus que le genre des épîtres, ne
sera la forme littéraire qui convertira le monde. Ce
sont ces petits recueils de sentences et de paraboles
que dédaignent les traditionistes exacts, ce sont ces
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[An 69] L'AiNTECHRIST. 477
aide-mémoire où les moins instruits et les moins bien
renseignés déposent pour leur usage personnel ce
qu'ils savent des actes et des paroles de Jésus % qui
sont destinés à être la lecture, le charme de l'avenir.
Le simple cadre de la vie anecdotique de Jésus valait
évidemment mieux pour enchanter le monde que le
pénible entassement de symboles des apocalypses et
les touchantes exhortations des lettres d'apôtres. Tant il
est vrai que Jésus, Jésus seul, eut, dans l'œuvre mysté-
rieuse de la croissance chrétienne, toujours la grande,
la trfomphante, la décisive part. Chaque livre, chaque
institution chrétienne vaut en proportion de ce qu'elle
contient de Jésus. Les Évangiles synoptiques, où
Jésus est tout, et dont on peut dire en un sens qu'il
est le véritable auteur, seront par excellence le livre
chrétien, le livre éternel *.
L'Apocalypse, cependant, occupe dans le canon
sacré une place à beaucoup d'égards légitime. Livre
de menaces et de terreur, l'Apocalypse donna un
corps à la sombre antithèse que la conscience chré-
tienne, mue par une profonde esthétique, voulut op-
poser à Jésus. Si l'Évangile est le livre de Jésus,
l'Apocalypse est le livre de Néron. Grâce à l'Apoca-
4 . Papias, dans Eusèbe, H. E._, III, 39.
2. La rédaclioQ des Évangiles sera robjet principal de notre
tomeV.
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478 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Au 09]
lypse, Néron a pour le christianisme l'impoilance
d'un second fondateur. Sa face odieuse a été insépa-
rable de celle de Jésus. Grandissant de siècle en
siècle, le monstre sorti du cauchemar de Tan 6k est
devenu l'épouvantail de la conscience chrétienne,
le géant sombre du soir du monde*. Un in-folio de
550 pages a été composé sur sa naissance et son
éducation, sur ses vices, ses richesses, ses écrins,
ses parfums, ses femmes, sa doctrine, ses miracles
et ses festins.
L'Antéchrist a cessé de nous effrayer, et le livre
de Malvenda * n'a plus beaucoup de lecteurs. Nous
savons que la fin du monde n'est pas aussi proche
que le croyaient les illuminés du premier siècle,
et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite.
Elle aura lieu par le froid, dans des milliers de
siècles, quand notre système ne réparera plus sufTi-
samment ses pertes, et que la Terre aura usé le trésor
de vieux soleil emmagasiné comme une provision de
route dans ses profondeurs. Avant cet épuisement du
capital planétaire, l'humanité aura-t-elle atteint la
science parfaite, qui n'est pas autre chose que le pou-
4. Aujourd'hui encore, en arménien, le nom de rAntechrist
t Neren, Voir le grand dictionnaire de FAcadémie arménienne
de Saint-Lazare, au mot Neren,
2. Th. Malvenda, DeArUichrislo UbriXI (Rome, 1604, in-fol.).
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(An 60] L*ÂNTECHRIST. 479
voir de maîtriser les forces du monde, ou bien la terre,
expérience manquée entre tant de millions d'autres,
se glacera -t-elle avant que le problème qui tuera la
mort ait été résolu? Nous l'ignorons. Mais, avec le
Voyant de Patmos, au delà des alternatives chan-
geantes, nous découvrons l'idéal, et nous affirmons
que l'idéal sera réalisé un jour. A travers les nuages
d'un univers à l'état d'embryon, nous apercevons les
lois du progrès de la vie, la conscience de l'être
s'agrandissant sans cesse, et la possibilité d'un état
oii tous seront dans un être définitif (Dieu) ce que
les innombrables bourgeons de l'arbre sont dans
l'arbre, ce que les myriades de cellules de l'être
vivant sont dans l'être vivant, — d'un état, dis-je,
où la vie du tout sera complète, et où les individus
qui auront été revivront en la vie de Dieu, verront,
jouiront en lui, chanteront en lui un éternel Alléluia.
. Quelle que soit la forme sous laquelle chacun de nous
conçoit cet avènement futur de l'absolu, l'Apocalypse
ne peut manquer de nous plaire. Elle exprime sym-
boliquement cette pensée fondamentale que Dieu est,
mais surtout qu'il sera. Le Irait y est lourd, le con-
tour mesquin; c'est le crayon grossier d'un enfant
traçant ayec un outil qu'il ne sait point manier le
dessin d'une ville qu'il n'a point vue. Sa naïve pein-
ture de la cité de Dieu, grand joujou d'or et de perles.
r
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4S0 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
n'en reste pas moins un élément de nos songes.
Paul a mieux dit sans doute, quand il résume le but
final de l'univers en ces mots : « Pour que Dieu soit
tout en tous ^ » Mais longtemps encore l'humanité
aura besoin d'un Dieu qui demeure avec elle % com-
patisse à ses épreuves, lui tienne compte de ses luttes,
« essuie toute larme de ses yeux ».
4. "ha TJi 6 tthç iràvra <v iràoiv. I Cor., XV, 28.
2. 2xtiv«<j« jut' auTwv. ApOC., XXI, 3.
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CHAPITRE XVIIl.
AVéNElfENT DES FLAVIUS.
Le spectacle du monde, nous l'avons déjà dit, ne
répondait que trop aux rêves du Voyant de Patmos.
Le régime des coups d'État militaires portait ses
fruits. La politique était dans les camps, et l'empire
était aux enchères. Il y eut des assemblées chez
Néron où Ton put voir réunis sept futurs empereurs et
le père d'un huitième*. Le vrai républicain Verginius,
qui voulait l'empire pour le sénat et le peuple, n'était
qu'un utopiste*. Galba, vieux général honnête, qui
refuse de sq prêter à cette orgie militaire, est vite
perdu. Les soldats un moment eurent l'idée de
tuer tous les sénateurs, pour faciliter le gouverne-
4. Galba, Othon, Yitellius, Yespasien, Tiius, Domitien, Nerva,
Trajan père.
2. Dion Gassius, LXIH, 25.
31
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482 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60]
ment^ L'unité romaine semblait sur le point de se
briser. Ce n'était pas seulement chez les chrétiens
qu'une situation aussi tragique inspirait des prédic-
tions sinistres. On parla d'un enfant à trois têtes, né
en 68 à Syracuse, et on y vit le symbole des trois
empereurs qui s'élevèrent en moins d'un an et qui
coexistèrent même tous les trois ensemble durant
plusieurs heures.
Quelques jours après que le prophète d'Asie ache-
vait d'écrire son œuvre étrange, Galba était tué et
Othon proclamé (15 janvier 69). Ce fut comme une
résurrection de Néron. Sérieux, économe, désa-
gréable. Galba était en tout le contraire de celui
qu'il avait remplacé *. S'il avait réussi à faire préva-
loir son adoption de Pison, il eût été une sorte de
Nerva, et la série des empereurs philosophes eût
commencé trente ans plus tôt; mais la détestable
école de Néron l'emporta. Othon ressemblait à ce
monstre; les soldats et tous ceux qui avaient aimé
Néron retrouvaient en lui leur idole. On l'avait vu à
côté de Tempereur défunt, jouant le rôle du premier
de ses mignons, rivalisant avec lui par son affecta-
tion de fastueuses débauches, ses vices et ses folles
4. Tacite, HisL, I, 80 etsuiv.; Suétone, Othon, 8; Dion Cas-
sius, LXIV, 9, elles excerpla Vaticana, p. 444 (Sturz),
8. Suétone, Galba, 42-45.
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[Ad 60] L*ANTEGHRIST. 483
prodigalités. Le bas peuple lui donna dès le premier
jour le nom de Néron, et il paraît qu'il le prit lui-
même dans quelques lettres. 11 souffrit en tout cas
qu'on dressât des statues à la Bêle; il rétablit la
coterie néronienne dans les grands emplois, et s'an-
nonça hautement comme devant continuer les prin-
cipes inaugurés par le dernier règne. Le premier
acte qu'il signa fut pour procurer l'achèvement de la
Maison Dorée *.
Ce qu'il y avait de plus triste, c'est que l'abaisse-
ment politique où l'on était arrivé ne donnait pas la
sécurité. L'ignoble Vitellius avait été proclamé quel-
ques jours avant Olhon (2 janvier 69) en Germanie.
Il ne se désista pas. Une horrible guerre civile, comme
il n'y en avait pas eu depuis celle d'Auguste et d'An-
toine, parut inévitable; l'imagination publique était
très-excitée ; on ne voyait qu'affreux pronostics * ; les
crimes de la soldatesque répandaient partout l'effroi.
Jamais on ne vit pareille année; le monde suait le
sang. La première bataille de Bédriac, qui laissa
l'empire à Vitellius seul (vers le 15 avril), coûta la vie
à quatre-vingt mille hommes '. Les légionnaires dé-
4. Tacite, Hist.^ I, 43, 78; Suétone, Olhon, 7; Dion Cass.,
LXIV, 8; Plutarque, Vie de Galba, 49; Vie d'Olhon, 3.
t. Tacite, HisL, I, 86, 90; Suétone, Olhon, 7, 8, 44 ; Dion
Cassius, LXIV, 7, 40; Plutarque, Galba, 83; Olhon, 4.
3. Dion Cassius, LXIV, 40.
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484 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 60]
bandés pillaient le pays et se battaient entre euxMe&
peuples s'en mêlaient ; on eût dit Téboulement d'une
société. En même temps, les astrologues, les charla-
tans de toute espèce pullulaient : la ville de Rome
était à eux *; la raison semblait confondue devant un
déluge de crimes et de folies qui défiait toute philo-
sophie. Certains mots de Jésus, que les chrétiens se
répétaient tout bas% les tenaient dans une espèce de
fièvre continue; le sort de Jérusalem surtout était
ppur eux l'objet d'une ardente préoccupation.
L'Orient, en effet, n'était pas moins troublé que
l'Occident. Nous avons vu qu'à partir du mois de
juin de l'année 68, les opérations militaires des Ro-
mains contre Jérusalem furent suspendues. L'anar-
chie et le fanatisme ne diminuèrent pas pour cela
parmi les Juifs. Les violences de Jean de Gischala et
des zélateurs étaient au comble *. L'autorité de Jean
reposait principalement sur un corps de Galiléens, qui
commettait tous les excès imaginables. Les Hiéroso-
lymites se soulevèrent enfin, et forcèrent Jean avec
ses sicaires à se réfugier dans le temple ; mais on le
4. Tacite, HisL, II, 66-68. Cf. Agricola, 7.
2. DionCassius, LXV, 4 ; Tacite, Hist., II, 6î; Suét., Vit., U;
Zonaras, VI, 6.
3. Matlh., XXIV, 6-7.
4. Jos., B. /., Vn, vin, 4.
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[An 69] L'ANTECHRIST. 485
craignait tellement que, pour se préserver de lui, on
se crut obligé de lui opposer un rival. Simon fils de
Gioras, originaire de Gérasa, qui s'était distingué dès
le commencement de la guerre, remplissait Tldumée
de ses brigandages. Déjà il avait eu à lutter contre
les zélateurs, et deux fois il s'était montré menaçant
aux portes de Jérusalem. Il y revenait pour la troi-
sième fois, quand le peuple l'appela, croyant ainsi se
mettre à l'abri d'un retour offensif de Jean. Ce nou-
veau maître entra dans Jérusalem au mois de mars
de l'an 69. Jean de Gischala resta en possession du
temple. Les deux chefs cherchaient à se surpasser
l'un l'autre en férocité. Le Juif est cruel, quand il est
maître. Le frère des Carthaginois, à l'heure suprême,
se montrait dans son naturel. Ce peuple a toujours
renfermé une admirable minorité; là est sa grandeur;
mais jamais on ne vit dans un groupe d'hommes
tant de jalousie, tant d'ardeur à s'exterminer réci-
proquement. Arrivé à un certain degré d'exaspéra-
tion, le Juif est capable de tout, même contre sa
religion. L'histoire d'Israël nous montre des gens
enragés les uns contre les autres *. On peut dire de
cette race le bien qu'on voudra et le mal qu'on
voudra, sans cesser d'être dans le vrai ; car, répé-
4. Voir, par exemple, Jos., B. J,, VU, xi; Vita^ 76.
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m ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An d9]
tons-le, le bon juif est un être excellent, et le mé-
chant juif est un être détestable*. C'est ce qui ex-
plique la possibilité de ce phénomène, en apparence
inconcevable, que l'idylle évangélique et les horreurs
racontées par Josèphe aient été des réalités sur la
même terre, chez le même peuple, vers le même
temps.
Vespasien, durant ce temps, restait inactif h
Césarée. Son fils Titus avait réussi à l'engager dans
un réseau d'intrigues, savamment combiné. Sous
Galba, Titus avait espéré se voir adopter par le vieil
empereur. Après la mort de Galba, il comprit qu'il
ne pouvait arriver au pouvoir suprême que comme
successeur de son père. Avec l'art du politique
le plus consommé, il sut tourner les chances en
faveur d'un général sérieux, honnête, sans éclat,
sans ambition personnelle, qui ne fit presque rien
pour aider à sa propre fortune. Tout l'Orient y
contribua. Mucien et les légions de Syrie souf-
fraient impatiemment de voir les légions de l'Occi-
dent disposer seules de l'empire; elles prétendirent
faire l'empereur à leur tour; or Mucien, sorte de
sceptique plus jaloux de disposer du pouvoir que de
l'exercer, ne voulait pas de la pourpre pour lui-même.
Malgré sa vieillesse , sa naissance bourgeoise, son
4. Ceci s'appliqae surtout aux juifs d'Orient.
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[An 69] L*ANTEGHRIST. 487
intelligence secondaire, Yespasien se trouva ainsi dési-
gné. Titus, âgé de vingt-huit ans, relevait d'ailleurs
par son mérite, son adresse, son activité, ce que le
talent de son père avait d'un peu obscur. Après la
mort d'Othon, les légions d'Orient ne prêtèrent qu'à
regret te serment à Vitellius. L'insolence des soldats
de Germanie les révoltait. On leur avait fait croire
que Yitellius voulait envoyer ses légions favorites en
Syrie et transporter sur les bords du Rhin les légions
de Syrie, aimées dans te pays, et que beaucoup
d'alliances y avaient attachées.
Néron ^ d'ailleurs, quoique mort, continuait de
tenir le dé des choses humaines, et la fable de sa
résurrection n'était pas sans avoir quelque vérité
comme métaphore. Son parti lui survivait. Vitellius,
après Othon, se posait, à la grande joie du petit
peuple, en admirateur déclaré, en imitateur, en ven-
geur de Néron. Il protestait que, à son avis, Néron
avait donné le modèle du bon gouvernement de la
république. Il lui fit faire des funérailles magnifiques,
ordonna de jouer ses morceaux de musique, et, à la
première note, se leva transporté, pour donner le
signal des applaudissements *• Les personnes sensées
4. Tacite, HisL, II, 71, 95; Suétone, VU., 41; Dion Cassius,
LXV, 4, 7. S'il éUit permis d'admettre dans l'Apocalypse des
retouches posl evenlum, on pourrait supposer que les versets 42,
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488 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
et honnêtes, fatiguées de ces misérables parodies
d'un règne abhorré, voulaient une forte réaction
contre Néron, contre ses hommes, contre ses bâti-
ments; elles réclamaient surtout la réhabilitation des
nobles victimes de la tyrannie. On savait que les
Flavius joueraient consciencieusement ce rôle. Enfin,
les princes indigènes de Syrie se prononçaient for-
tement pour un chef dans lequel ils voyaient un
protecteur contre le fanatisme des Juifs révoltés.
Agrippa II et Bérénice, sa sœur, étaient corps et
âme aux deux généraux romains. Bérénice, bien
qu'âgée de quarante ans, gagnait Titus par des
secrets contre lesquels un jeune homme ambitieux,
travailleur, étranger au grand monde, uniquement
préoccupé jusque-là de son avancement, ne sut pas
se mettre en garde; elle s'empara même du vieux
Vespasien par ses amabilités et ses cadeaux. Les deux
chefs roturiers, jusque-là pauvres et simples, furent
séduits par le charme aristocratique d'une femme
admirablement belle S et par les dehors d'un monde
43 du chapitre xvii se rapporlent à ces tentatives des généraux
pour rétablir le régime néronien. J*ai fait beaucoup d'essais pour
voir si Othon ne serait pas la seconde Bète ou le Faux Prophète.
Les versets xiii, 4 2, 46-47, s'expliqueraient très-bien dans cette
hypothèse ; mais les versets 4 3-4 5 résistent à une telle interprétation.
4. Busles, au musée de Naples, et aux Uffizj de Florence,
n<»342 (conjecture).
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on
/m
[ÂD69J L'ANTECHRIST. 489
brillant qu'ils ne connaissaient pas. La passion que
îtus conçut pour Bérénice ne nuisit en rien à ses
affaires; tout indique, au contraire, qu'il trouva
dans cette femme rompue aux intrigues de TOrient
un agent des plus utiles. Grâce à elle, les petits rois
d'Émèse, de Sophène, de Comagène, tous parents
ou alliés des Hérodes, et plus ou moins convertis
au judaïsme *, furent acquis au complot *. Le juif
renégat Tibère Alexandre, préfet de l'Egypte, y
entra pleinement \ Les Parthes mêmes se déclarèrent
prêts à le soutenir*.
Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que les
Juifs modérés tels que Josèphe y adhérèrent aussi, et
voulurent à toute force appliquer au général romain
les idées qui les préoccupaient. Nous avons vu que
l'entourage juif de Néron avait réussi à lui persuader
que , détrôné à Rome , il trouverait à Jérusalem un
nouveau royaume, qui ferait de lui le plus grand
potentat de la terre ^ Josèphe prétend que, dès
l'an 67, au moment où il fut fait prisonnier par les
K . Jos., AnU, XIX, IX, K .
t. Tacite, Hizl , II, 2, 8i. Cf. Suét., Titus, 7; Josèphe, B, J.^
XII, VII, 4-3.
3. Voir Mém, de VAcad, des inscr., t. XXVI, 4'* part., p. 294
et suiv. Cf. les Apôtres, p. 252; Saint Paul, p. 405-407.
4. Tacite, i/w/., II, 82; IV, 54.
6. Suétone, Néron, 40.
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490 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 69]
Romains, il prédit à Yespasien l'avenir qui l'atten-
dait S d'après certains textes contenus dans ses Écri-
tures sacrées. A force de répéter leurs prophéties,
les Juifs avaient fait croire à un grand nombre de
personnes, même non affiliées à leur secte, que
l'Orient allait l'emporter, et que le maître du monde
sortirait bientôt de la Judée *. Déjà Virgile avait
endormi les vagues tristesses de son imagination
mélancolique en appliquant à son temps un Cumœum
Carmen qui semble avoir eu quelque parenté avec
les oracles du second Isaïe *. Les mages, chal-
déens, astrologues, exploitaient aussi la croyance en
une étoile d'Orient, messagère d'un roi des Juifs,
réservé à de hautes destinées ; les chrétiens prenaient
fort au sérieux ces chimères*. La prophétie était à
double sens , comme tous les oracles ' ; elle parut
1. Jos., B, J., m, VIII, 3, 9; IV, x, 7. Cf. Suétone, Vesp,, 5;
Dion Cassius, LXVF, \ ; Appîen, cité par Zonaras, XF, 46. Noter
la réflexion de Zonaras. Cf. Tac, ^5^^ I, 40; II, 4, 73, 74, 78;
Suél., Vesp,) 5; Jos.,B. J., Ill, viii, 3.
2. Jos., B, J,, Vï, V, 4; Suétone, Vesp., 4; Tacite, HisU, V,43.
3. Virg., Ed. iv. Comp. Suétone, Aug., 94, et le passage
cité par Servius, sur jEn,, VI, 799.
4. Matth., II, 4-2. Comp. Nombres, xxiv, 47.
5. X^<i^ç «fiçiôcXo; : Jos., l, c. (cf. B, J,, IIÏ, VIII, 3) : ambages.
Tacite, /. c. Josèphe paraît avoir surtout en vue le passage Dan.,
IX, 25-27. Ce qui prouve que la prédiction n'était pas, du reste,
très-sérieuse dans Fesprit de Josèphe, c'est qu'on ne la trouve
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(An 69] L'ANTECHRIST. m
suffisamment justifiée, si le chef des légions de
Syrie, établi à quelques lieues de Jérusalem, arrivait
à l'empire en Syrie, par suite d'un mouvement
syrien K Vespasien et Titus, entourés de Juifs, prê-
taient l'oreille à ces discours, et y trouvaient plaisir.
Tout en déployant leur talent militaire contre les fana-
tiques de Jérusalem, les deux généraux avaient assez
de penchant pour le judaïsme, Tétudiaient, montraient
de la déférence pour les livres juifs *. Josèphe avait
pénétré fort avant dans leur familiarité, surtout dans
celle de Titus, par son caractère doux , facile, insi-
nuant'. Il leur vantait sa loi, leur racontait les
vieilles histoires bibliques, qu'il arrangeait souvent à
la grecque, parlait mystérieusement des prophéties.
D'autres Juifs entrèrent dans les mêmes sentiments *,
et firent accepter à Vespasien une sorte de rôle
messianique. Des miracles s'y joignirent; on parla
que dans la Guerre des Juifs, écrite sous Vespasien. II Toiret dans
son autobiographie, écrite en 94, époque où ses deux protecteurs
étaient morts, et où on pouvait prévoir la chute de Domitieo.
4. Jos., B, J,, VI, V, 4.
2. Jos., Viia, 65, 75.
3. Jos., B, J„ m, VIII, 8, 9; Viia, 75.
4. Talmud de Bab , GiUin, 56 a et 6; Abolh derabbi
Nathan, cb. iv, fin (comp. Midrasch Eka, i, 5), récit sur Johanan
ben Zaka'f, tout à fait parallèle à celui de Josèphe, et qui peut
être un écho de ce dernier.
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492 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 69J
de guérisons assez analogues à celles qui sont racon-
tées dans les Évangiles, opérées par ce Christ d'un
genre nouveau*.
Les prêtres païens de Phénicie ne voulurent pas
rester en arrière dans ce concours de flatterie.
L'oracle de Paphos* et l'oracle du Carmel ' soutin-
rent avoir annoncé d'avance la fortune des Flavius.
Les conséquences de tout ceci se développèrent plus
tard. Arrivés avec l'appui de la Syrie, les empereurs
flaviens furent bien plus ouverts que les dédaigneux
Césars aux idées syriennes. Le christianisme péné-
trera au cœur même de cette famille, y comptera des
adeptes, et grâce à elle entrera dans une phase tout
à fait nouvelle de ses destinées.
Vers la fin du printemps de 69, Vespasien sembla
vouloir sortir de l'oisiveté militaire oii le tenait la
politique. Le 29 avril , il se mit en campagne, et
parut avec sa cavalerie devant Jérusalem. Pendant
ce temps, Céréalis, un de ses lieutenants, brûlait
Hébron; toute la Judée était soumise aux Romains,
excepté Jérusalem et les trois châteaux de Masada,
i. Tacite, Hist., IV, 81-82; Suétone, Vesp,, 7; Dion Cassius,
LXVI, 8.
2. Tacite, HisL^ II, «-4; Suétone, Titus, 5.
3. Suétone, Vesp., 6; Tacite, Hisl., II, 78. Cf. faux Scylax,
S 404; Jamblique, De pylh. vUa, U, 45.
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[An 60] L'ANTECHRIST. 403
d'Hérodîum et de Machéro, occupés par les sicaires.
Ces quatre places exigeaient des sièges difficiles.
Vespasien et Titus hésitèrent à s'y engager dans Tétat
précaire où Ton était, à la veille d'une nouvelle guerre
civile, où ils pouvaient avoir besoin de toutes leurs
forces. Ainsi fut encore prolongée d'une année la
révolution qui, depuis trois ans, tenait Jérusalem
dans l'état de crise le plus extraordinaire dont l'his-
toire ail gardé le souvenir^
Le 1" juillet, Tibère Alexandre proclama Vespa-
sien à Alexandrie, et lui fit prêter serment; le 3, l'ar-
mée de Judée le salua Auguste à Césarée; Mucien,
à Antioche, le fit reconnaître par les légions de Syrie,
et, le 15, tout l'Orient lui obéissait. Un congrès eut
lieu à Beyrouth, où il fut décidé que Mucien mar-
cherait sur l'Italie, pendant que Titus continuerait
la guerre contre les Juifs, et que Vespasien attendrait
l'issue des événements à Alexandrie. Après une san-
glante guerre civile (la troisième qu'on eût vue depuis
dix-huit mois), le pouvoir resta définitivement aux
Flavius. Une dynastie bourgeoise, appliquée aux
affaires, modérée, n'ayant pas la force de race des
Césars, mais exempte aussi de leurs égarements,
se substitua ainsi aux héritiers du titre créé par
(. Tacite, HisL,\, 40.
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494 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An G9]
Auguste. Les prodigues et les fous avaient tellement
abusé de leur privilège d'enfants gâtés, que l'on
accueillit avec bonheur l'avènement d'un brave
homme, sans distinction, péniblement arrivé par
son mérite, malgré ses petits ridicules, son air vul-
gaire, son manque d'usage. Le fait est que • la
dynastie nouvelle conduisit pendant dix ans les
affaires avec sens et jugement, sauva l'unité romaine
et donna un complet démenti aux prédictions des
juifs et des chrétiens, qui voyaient déjà dans leurs
rêves l'empire démantelé , Rome détruite. L'in-
cendie du Capitole le 49 décembre, le terrible mas-
sacre qui eut lieu dans Rome le lendemain* purent
un moment leur faire croire que le grand jour était
arrivé. Mais l'établissement incontesté de Vespasien
(à partir du 20 décembre) leur apprit qu'il fallait se
résigner à vivre encore, et les força de trouver des
biais pour ajourner leurs espérances à un avenir
plus éloigné*.
Le sage Vespasien, bien moins ému que ceux qui
se battaient pour lui conquérir l'empire, usait le
1. Tacite, Hist,, III, 83; Dion Gassius, LXV, 19; Josèphe,
B. J,, IV, XI, 4.
S. Josèphe lui-même avoue que le sort de Tempire avait paru
désespéré, et que raffermissement de Vespasien sauva la chose
romaine contre toute espérance (B. J,, IV, xi, 5).
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[An 70] L'ANTECHRIST. 495
temps à Alexandrie, auprès de Tibère Alexandre. Il
ne revint à Rome que vers le mois de juillet* de
Tannée 70, peu avant la ruine totale de Jérusalem.
Titus, au lieu de pousser la guerre de Judée, avait
suivi son père en Egypte ; il resta auprès de lui jusque
vers les premiers jours de mars.
Les luttes dans Jérusalem ne faisaient que s'ag-
graver. Les mouvements fanatiques sont loin d'ex-
clure chez ceux qui s'en font les acteurs la haine, la
jalousie, la défiance; associés ensemble, des hommes
très - convaincus et très - passionnés se suspectent
d'ordinaire, et c'est là une force; car la suspicion
réciproque crée entre eux la terreur, les lie comme
par une chaîne de fer, empêche les défections, les
moments de faiblesse. C'est la politique artificielle et
sans conviction qui procède avec les apparences de
la concorde et de la civilité. L'intérêt crée la coterie ;
les principes créent la division, inspirent la tenta-
tion de décimer, d'expulser, de tuer ses ennemis.
Ceux qui jugent les choses humaines avec des idées
bourgeoises croient que la révolution est perdue
quand les révolutionnaires « se mangent les uns les
aulres ». C'est là, au contraire, une preuve que la
révolution a toute son énergie, qu'une ardeur imper-
sonnelle y préside. — On ne vit jamais cela plus clai-
4 . Voir Tillemonl, note 7 sur Vesp,
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406 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ao 70]
rement que dans ce terrible drame de Jérusalem. Les
acteurs semblent avoir entre eux un pacte de mort.
Comme ces rondes infernales où, selon la croyance
du moyen âge, on voyait Satan formant la chaîne
entraîner à un gouffre fantastique des files d'hommes
dansant et se tenant par la main ; de même la révo-
lution ne permet à personne de sortir du branle
qu'elle mène. La terreur est derrière les com-
parses; tour à tour exaltant les uns et exaltés par
les autres, ils vont jusqu'à l'abîme; nul ne peut
reculer; car derrière chacun est une épée cachée, qui,
au moment où il voudrait s'arrêter*, le force à mar-
cher en avant.
Simon, fils de Gioras, commandait dans la ville* ;
Jean de Gischala avec ses assassins était maître du
temple. Un troisième parti se forma, sous la con-
duite d'Éléazar, fils de Simon, de race sacerdotale,
qui détacha une partie des zélotes de Jean de Gis-
chala, et s'établit dans l'enceinte intérieure du temple,
vivant des provisions consacrées qui s'y trouvaient,
et de celles que l'on ne cessait d'apporter aux prêtres
4 . Le pouvoir de Bar-Gioras fut plus régulier que celui de Jean
de Gischala. On a des monnaies de lui, et non, à ce qu'il semble, de
Jean (voir ci-dessus, p. 274, note 2, et Madden, p. \ 66 et suiv.). Bar-
Gioras seul fut reconnu pour vrai chef (6 5px«*v oùtwv) par les Ro-
mains, et seul exécuté (Dion Cassius, LXVI, 7). Tacite met Jean
et Simon sur le même pied {flisl., V, 49, notez la transposition).
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[An 70] L*ANTECHRIST. 497
comme prémices. Ces trois partis* se faisaient
une guerre continuelle ; on marchait sur des tas
de cadavres; on n'enterrait plus les morts. D'im-
menses provisions de blé avaient été faites, qui
eussent permis de résister des années.' Jean et Simon
les brûlèrent pour se les arracher réciproquement*.
La situation des habitants était horrible; les gens
paisibles faisaient des vœux pour que l'ordre fût réta-
bli par les Romains; mais tous les passages étaient
gardés par les terroristes; on ne pouvait s'enfuir.
Cependant, chose étrange! du bout du monde on
venait encore au temple. Jean et Éléazar recevaient
les prosélytes, et profitaient de leurs offrandes. Sou-
vent les pieux pèlerins étaient tués au milieu de leurs
sacrifices, avec les prêtres qui faisaient la liturgie pour
eux, par les traits et les pierres des machines de Jean.
Les révoltés agissaient avec activité au delà de l'Eu-
phrate, pour avoir du secours soit des juifs de ces
contrées, soit du roi des Parthes. Ils s'étaient imaginé
que tous les juifs d'Orient prendraient les armes. Les
guerres civiles des Romains leur inspiraient de folles
espérances; comme les chrétiens, ils croyaient que
1. Tacite, HisL,\, 42.
2. Jos, B. J,, V, I, 4; Tacite, Hist., V, 42, Midrasch rabba, sur
Kohélethj vu, 44; Talm. de Bab., Gitlin, 56 a; Midrasch rabba,
sur Eka, i, 5.
32
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498 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
l'empire allait se démembrer. Jésus, fils de Hanan,
avait beau parcourir la ville en appelant pour la
détruire les quatre vents du ciel ; à la veille de leur
extermination, les fanatiques proclamaient Jérusalem
capitale du monde, de la même manière que nous
avons vu Paris investi, affamé, soutenir encore que
^ y le monde était en lui , travaillait par lui , souffrait
* / avec lui.
Ce qu'il y a de plus bizarre, c'est qu'ils n'avaient
pas tout à fait tort. Les exaltés de Jérusalem qui
affirmaient que Jérusalem était éternelle, pendant
qu'elle brûlait, étaient bien plus près de la vérité que
les gens qui ne voyaient en eux que des assassins.
Ils se trompaient sur la question militaire, mais
non sur le résultat religieux éloigné. Ces jours
troubles marquaient bien, en effet; le moment où
Jérusalem devenait la capitale spirituelle du monde.
L'Apocalypse, expression brûlante de l'amour qu'elle
inspirait, a pris place parmi les écritures religieuses
de rhunxanité, et y a sacré l'image de « la ville
aimée ». Ah ! qu'il ne faut jamais dire d'avance qui
/^ sera dans l'avenir saint ou scélérat, fou ou sage! Un
brusque changement dans l'itinéraire d'un navire
fait d'un progrès un recul, d'un vent contraire un
vent favorable. A la vue de ces révolutions, accom-
pagnées de tonnerres et de tremblements, mettons-
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[An 70] L*ANTECHRIST. 499
nous avec les bienheureux qui chantent : « Louez
Dieu! » ou avec les quatre animaux, esprits de l'uni-
vers, qui, [après chaque acte de la tragédie céleste,
disent : amen.
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CHAPITRE XIX.
RCINE DE jénCSALEM.
Enfin le cercle de fer se resserra autour de la
cité maudite pour ne plus se relâcher. Dès que la
saison le permit, Titus partit d'Alexandrie, gagna
Césarée, et, de cette ville, à la tête d'une armée for-
midable, s'avança vers Jérusalem. Il avait avec lui
quatre légions, la 5* Macédoniqae, la AO* Fretensis,
la 42' Fulminata, la 15* Apollinaris, sans parler
de nombreuses troupes auxiliaires fournies par ses
alliés de Syrie, et de beaucoup d'Arabes venus pour
piller*. Tous les Juifs ralliés, Agrippa*, Tibère
4 . Tacite, Hisi., V, K ; comp. le singulier midrasch sur Eka,
I, 5 (Derenbourg, p. !19I).
2. Tacite (L c.) fait assister Agrippa au siège. 11 est remar-
quable que Josèpbe ne lui donne de rôle dans aucun épisode. La
lettre d^Âgrippa (Jos.^ Vita, 65) semble supposer qu'il fut présent
aux opérations. Peut-être demanda-t-il à Josèpbe d'effacer des cir-
constances qui ne pouvaient que le rendre odieux à ses coreli-
gionnaires.
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(An 70] L'ANTECHRIST. 501
Alexandre, devenu préfet du prétoire*, Josèphe, le
futur historien, l'accompagnaient; Bérénice attendit
sans doute à Césarée. La valeur militaire du capi-
taine répondait à la force de l'armée. Titus était un
remarquable militaire, et surtout un excellent officier
du génie, avec cela homme de grand sens, profond
politique et, vu la cruauté des mœurs du temps, assez
humain. Vespasîen, irrité de la satisfaction que les
Juifs témoignèrent en voyant éclater les guerres
civiles et des efforts qu'ils faisaient pour amener une
invasion des Par thés % avait recommandé une grande
rigueur. La douceur, selon lui, était toujours inter-
prétée comme une marque de faiblesse par ces races
orgueilleuses, persuadées qu'elles combattent pour
Dieu et avec Dieu.
L'armée romaine arriva à Gabaath-Saùl % à une
lieue et demie de Jérusalem, dans les premiers jours
d'avril. On était presque à la veille des fêtes de
pâque; un nombre énorme de juifs de tous les
pays étaient réunis dans la ville * ; Josèphe porte le
1. Voir Mémoires de V Académie des inscriptions, XXVI,
4" partie, p. 299 et suiv.
î. Jos., B. J., VI, Ti, 2.
3. Très-probablement Tuleil el-Foul. Robinson, Bibl. Res.,
î, p. 677 et suiv.
4. Une circonstance comme celle de Lydda (Jos., B. J., Ilf,
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50t ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
nombre de ceux qui périrent dorant le siège à onze
cent mille ^; il semblait que toute la nation se fût
donné rendez- vous pour Textermination. Vers le
10 avril, Titus établit son camp à l'angle de la tour
Pséphina {KasT-Djaloud d'aujourd'hui). Quelques
avantages partiels remportés par surprise et une
blessure grave que reçut Titus donnèrent d'abord
aux Juifs une confiance exagérée en leur force et
apprirent aux Romains avec quel soin ils devaient se
garder, dans cette guerre de furieux.
La ville pouvait compter entre les plus fortes du
monde ^ Les murailles étaient un type parfait de ces
constructions en blocs énormes qu'affectionna toujours
la Syrie*; à l'intérieur, l'enceinte du temple, celle de
XIX, 4] prouve combien le concours pour les fêtes était exlraor^
dinaire. Cf. Jos., B. J*, ÏI, xnr, 3.
4. Jos., VI, IX, 3 (cf. V, XIII, 7). 11 y a là beaucoup d'exa-
gération. Tacite parle de six cent mille assiégés [Hist., Y, 13;
cf. Orose, VU, 9; Malata, p. 260). L'enceinte, réduite encore
au bout d'un mois par ta prise du quartier nord de la ville,
n*eût pas contenu tant de monde, et Teau, dont Jérusalem est
si mal fournie, n'eût pas suffi. Voir Vie de Jésus, p. 388,
13«édit.
t. Tacite, HtsL, Y, 4 1 . L'enceinte répondait à celle d'aujour-
d'hui, excepté du côté du sud. Cf. Saulcy, Dern. jours de
Jérus., plans, p. 948 etsuiv.
3. Jos., B,J., V, nr, J, 4; VI, ix, 4 ; VH, i, 4 ; Tacite, HisL,
V,44.
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[An 70J L'ANTECHRIST. 503
la ville haute, celle d'Acra formaient comme des
murs de refend et semblaient autant de remparts*.
Le nombre des défenseurs était très-grand; les pro-
visions, quoique diminuées par les incendies, abon-
daient encore. Les partis à l'intérieur de la ville
continuaient de se battre; mais ils se réunissaient
pour la défense. A partir des fêtes de pâque , la
faction d'Éléazar disparut à peu près, et se fondit
dans celle de Jean*. Titus conduisit l'opération avec
un savoir consommé; jamais les Romains n'avaient
montré une poliorcétique aussi savante *. Dans les der-
niers jours d'avril, les légions avaient franchi la pre-
mière enceinte du côté du nord, et étaient maîtresses
de la partie septentrionale de la ville*. Cinq jours
après, le second mur, le mur d'Acra, était forcé. La
moitié de la ville fut ainsi au pouvoir des Romains.
Le 12 mai, ils attaquèrent la forteresse Antonia.
Entouré de Juifs qui tous, excepté peut-être Tibère
Alexandre, souhaitaient la conservation de la ville et
du temple, . dominé plus qu'il ne l'avouait par son
amour pour Bérénice, qui paraît avoir été une juive
1. Tacite, Hist., V, 8,14 ; Dion Cassiu8, LXVI, 4; Jos., B. J.,
V, IV et V.
2. Jos., B. J,, V, m, I ; Tacite, V, 4 J.
3. Tac, ^w(.^ V, 13.
4. Pour toute cette topographie, voir Saulcy, Us dern. jours
deJér., %18 etsuiv., et les plans cités ci-dessus, p. 245, note.
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504 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
pieuse et fort dévouée à sa nation S Titus chercha,
dit-on, les moyens de conciliation, fit des offres
acceptables* ; tout fut inutile. Les assiégés ne répon-
4. Jos., 5. J,, II, XV, 1 ; XVI, 1, 3. Ces princesses hérodiennes
se montrent à nous dans leTalmud et dans Josèphe comme dévotes,
portées à faire des vœux et très-attachées au temple (Deren-
bourg, p. 253, 290, notes). Agrippa aussi parait avoir été un
juif très-exact. Talm. de Bab., Succa, 27 a; Pesachim, 407 b.
2. Un doute peut être élevé sur ce point; car nous verrons
Josèphe exalter systématiquement la douceur des Flavius et sou-
tenir que les rigueurs qu'ils ont commises, les malheurs qui ont
eu lieu sont venus uniquement de Topiniâtreté des Juifs (B. J.,
V, IX ; VI, II, VI ; cf. VI, m, 5). Sulpice-Sévère (II, 30), qui
parait ici, comme dans beaucoup d^autres endroits (voir ci-après,
p. 511 , note), copier des parties aujourd'hui perdues de Tacite, dit
tout le contraire: quianullaneque pacis neque dedilionis copia
dabalur. Certainement, un parti pris de détruire Jérusalem est
plus conforme, chez Titus, et aux règles générales de la politique
romaine et à l'intérêt de sa famille, Tintention d'asseoir la dynastie
nouvelle sur un exploit éclatant et sur une entrée triomphale dans
Rome se montrant chez lui avec évidence. Jérusalem aurait ainsi
payé en quelque sorte les frais d'établissement de la dynastie nou-
velle. D'un autre côté, il ne faut pas oublier TinQuence qu'a-
vaient prise sur son esprit Agrippa, Bérénice et même des pei^
sonnages de second ordre tels que Josèphe, lesquels pouvaient
très-bien faire valoir à ses yeux la reconoaissaoce qu'au-
raient les juifs modérés de Rome, d'Alexandrie et de Syrie
envers le sauveur du temple. Tacite, ici comme dans l'affaire
du conseil de guerre, prête peut-être a priori à Titus un idéal
de dureté romaine, conforme aux idées qui avaient prévalu depuis
Trajan. Dion Gassius (LXVI, 4 et 5) est tout à fait d'accord
avec Josèphe; mais son témoignage, outre qu'il n'est peut-être
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[An 70] L'ANTECHRIST. 505
dirent aux propositions du vainqueur que par des
sarcasmes.
Le siège alors prit un caractère d'horrible cruauté.
Les Romains déployèrent l'appareil des plus hideux
supplices; l'audace des. Juifs ne fit que s'accroître.
Le 27 et le 29 mai, ils brûlèrent les machines des
Romains et les attaquèrent jusque dans leur camp.
Le découragement se mit parmi les assiégeants;
plusieurs se persuadèrent que les Juifs disaient vrai,
que Jérusalem était en effet imprenable ; la désertion
commença. Titus, renonçant à l'espérance d'emporter
la place de vive force, la bloqua étroitement. Un
mur de contrevallation, rapidement élevé* (commen-
qu'une reproduction des assertions de Thistorien juif, prouve
simplement qu'à côté de la version de Tacite, il y avait une autre
version destinée à montrer Thumanité de Titus. La tradition tal-
mudique semble savoir quelque chose des négociations en vue
d'empêcher la ruine complète de. la ville [Aboth derahbi Nor-
ihan, c. iv et vi). Il est remarquable que Josèphe fui largement
récompensé, dès Tan 70 [Vita, 76), d'avoir servi d'instrument à
des essais de conciliation. Peut-être Titus laissait-il poursuivre ces
tentatives, tout en sachant bien qu'elles ne réussiraient pas, et
en réservant sa liberté d'action. Une très-grande part, en tout
cas, doit être faite dans les récits de Josèphe à Texagération, au
désir de se donner de l'importance et à la prétention d'avoir
rendu des services considérables à sa nation. Certains de ses coreli-
gionnaires lui reprochaient sa trahison. N'était-ce pas une excel-
lente réponse que de se montrer usant do la faveur de Titus pour
détourner de son pays le plus de mal possible (Viia, 75)?
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500 ORIGINES DU CHRISTIANISME. |Àn 70]
cemenl de juin), et doublé du côté de la Pérée d'une
ligne de castella, couronnant les sommets du mont
des Oliviers, sépara totalement la ville du dehors*.
Jusque-là on s'était procuré des légumes des en-
virons; la famine maintenant devint terrible*. Les
fanatiques, pourvus du nécessaire^ s'en souciaient
peu*; des perquisitions rigoureuses, accompagnées
de tortures, étaient faites pour découvrir le blé
caché. Quiconque avait sur le visage un certain air
de force passait pour coupable de receler des vivres.
On s'arrachait de la bouche les morceaux de pain.
Les plus terribles maladies se développèrent au
sein de cette masse entassée, affaiblie, enfiévrée.
D'affreux récits circulaient et redoublaient la ter-
reur.
A partir de ce moment, la faim, la rage, le
désespoir, la folie habitèrent Jérusalem. Ce fut une
cage de fous furieux, une ville de hurlements et de
1 . Voir Saulcy, Les dem, jours de Jér., p. 309 et suiv., et le
plan p. lit.
%. Cest à quoi Luc (xix, 43} fait allusion.
3. Le souvenir de cette famine est très-vif dans les traditions
talmudiques. Tatm. de Bab., GUlin, 56 a et b; Aboih derabln
Nathan, c. vi; Midrasch sur Koh,, vu, 14; sur Eka, i, 5. Gomp.
Jos., B. J., Vf, m, 3; Sulp. Sév., II, 30 (probablement d'après
Tacite).
4. Les raffinements de férocité gratuite que leur prête Josèphe
(I. V et VI) sont peu vraisemblables.
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[An 70] L'ANTECHRIST. 507
cannibales, un enfer. Titus, de son côté, était atroce;
cinq cents malheureux par jour étaient crucifiés à la
vue de la ville avec des raffinements odieux ; le bois
ne suffisait plus pour faire les croix, et la place man-
quait pour les dresser.
Dans cet excès de maux, la foi et le fanatisme
des Juifs se montraient plus ardents que jamais.
On croyait le temple indestructible *. La plupart
étaient persuadés que, la ville étant sous la protec-
tion spéciale de l'Éternel, il était impossible qu'elle
fût prise^ Des prophètes se répandaient parmi le
peuple, annonçant un prochain secours. La confiance
à cet égard était telle, que plusieurs qui eussent pu se
sauver restaient pour voir le miracle de Jéhovah. Les
frénétiques, cependant, régnaient en mattres. On tuait
tous ceux qui étaient soupçonnés de conseiller la
capitulation. Ainsi périt, par ordre de Simon, fils de
Gioras, le pontife Matthias, qui avait fait recevoir ce
brigand dans la ville. Ses trois fils furent exécutés
sous ses yeux. Plusieurs personnes de marque furent
également mises à mort. II était défendu de former
le moindre rassemblement ; le seul fait de pleurer
ensemble, de tenir une réunion était un crime.
Josèphe, du camp des Romains, essayait vainement
1 . Hénochj cxui, 7.
J. Josèphe, B, J,, VI, ii, 1; v, î.
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508 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
de nouer des intelligences dans la place ; il était sus-
pect des deux côtés *. La situation en était venue
au point où la raison et la modération n'ont plus
aucune chance de se faire écouter.
Titus cependant s'ennuyait de ces longueurs; il ne
respirait que Rome, ses splendeurs et ses plaisirs* ;
une ville prise par la famine lui paraissait un exploîti
insuffisant pour inaugurer brillamment une dynastie.
Il fit donc construire quatre nouveaux aggeres pour
une attaque de vive force. Les arbres des jardins de
la banlieue de Jérusalem furent coupés jusqu'à une
distance de quatre lieues. En vingt et un jours, tout
fut prêt. Le J" juillet, les Juifs essayèrent l'opération
qui leur avait réussi une première fois : ils sortirent
pour brûler les tours de bois ; mais leur manœuvre
échoua complètement. Dès ce jour, le sort de la ville
fut irrévocablement écrit. Le 2 juillet, les Romains
commencèrent à battre et à saper la tour Ântonia.
Le 5 juillet, Titus en fut maître et la fit presque
entièrement démolir, pour ouvrir un large passage à
sa cavalerie et à ses machines vers le point oii con-
vergeaient tous ses efforts et oii devait se livrer la
lutte suprême.
Le temple, ainsi que nous l'avons dit, était, par
4 . Comparez Abotk derabbi Nathan, iv.
%, Tacite, Hist.,Y,hh.
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[An 70] L*ANTECHRIST, 509
son mode particulier de construction, la plus redou-
table des forteresses ^ Les Juifs qui s'y étaient
retranchés avec Jean de Gischala se préparèrent à la
bataille. Les prêtres eux-n)êmes étaient sous les
armes. Le 17, le sacrifice perpétuel cessa, faute de
ministres pour l'offrir. Cela fit une grande impression
sur le peuple*. On le sut hors de la ville. L'inter-
ruption du sacrifice était pour les Juifs un phéno-
mène aussi grave que l'eût été un arrêt dans la
marche de l'univers. Josèphe saisit cette occasion
pour essayer de nouveau de combattre l'obstination
de Jean. La forteresse Ântonia n'était qu'à soixante
mètres du temple. Des parapets de la tour, Josèphe
cria en hébreu, par ordre de Titus (si du moins le
récit de la Guerre des Juifs n'est pas mensonger),
que Jean pourrait se retirer avec tel nombre de ses
hommes qu'il voudrait, que Titus se chargeait de
faire continuer par des Juifs les sacrifices légaux,
qu'il laissait même à Jean le choix de ceux qui les
offriraient. Jean refusa d'entendre. Ceux que n'aveu-
glait pas le fanatisme se sauvèrent à ce moment au-
près des Romains. Tout ce qui resta choisit la mort.
Le 12 juillet, Titus commença les approches
4. Tacite, HisL,S,\t.
y t. C'est robjet d'un jeûne le 47 du dixième mois (tammuz).
^M\T Mischna, Taanilhj iv, 6.
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MO ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aq 70|
contre le temple ^ La lutte fut des plus acharnées.
Le 28, les Romains étaient maîtres de toute la gale-
rie du nord, depuis la forteresse Antonia jusqu'au
val de Cédron. L'attaque commença alors contre le
temple lui-même. Le 2 août; les plus puissantes
machines se mirent à battre les murs, admirablement
construits, des exèdres qui entouraient les cours inté-
rieures; l'effet en fut à peine sensible; mais, le 8 août,
les Romains réussirent à mettre le feu aux portes. La
stupeur des Juifs fut alors inexprimable ; ils n'avaient
jamais cru que cela fût possible; à la vue des
flammes qui pétillaient , ils versèrent sur les Romains
un flot de malédictions.
Le 9 août, Titus donna ordre qu'on éteignît le
feu et tint un conseil de guerre où assistaient Tibère
Alexandre, Céréalis et ses principaux officiers*. Il
s'agissait de savoir si l'on brûlerait le temple. Plu-
sieurs étaient d'avis que, tant que l'édifice subsiste-
rait, les Juifs ne demeureraient point en repos. Quant
à Titus, il est difficile de savoir comment il opina;
car nous avons sur ce point deux récits opposés.
Selon Josèphe, Titus fut d'avis de sauver un ouvrage
4 . Pour la topographie, voir VogUé, Le temple de Jér,j p. 60-
61; pi. XV, XVI.
2. Voir Léon Renier, dans les Mëm. de l'Acad. des inscr,,
t. XXVI, 1'« partie, p. 269 et suiv.
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An 70] L'ANTECHRIST. 511
si admirable, dont la conservation ferait honneur à
son règne et prouverait la modération des Romains.
Selon Tacite*, Titus aurait insisté sur la nécessité de
détruire un édifice auquel se rattachaient deux
superstitions également funestes, celle des juifs et
celle des chrétiens. « Ces deux superstitions, aurait-
il ajouté, bien que contraires Tune à l'autre, ont la
même source; les chrétiens viennent des juifs; la
racine arrachée, le rejeton périra vite. »
Il est difficile de se décider entre deux versions
aussi absolument inconcih'ables; car, si Topinion
prêtée à Titus par Josèphe peut très-bien être regar-
dée comme une invention de cet historien, jaloux de
montrer la sympathie de son patron pour le judaïsme,
de le laver aux yeux des juifs du méfait d'avoir
détruit le temple, et de satisfaire l'ardent désir
qu'avait Titus de passer pour un homme très-mo-
4. M. Bernaye (Ueber die Chronik des Sulpicius Severus,
BerliD, 4864, p. 48 et suiv.) a démontré que le passage de Soi-
pice-Sévère, II, xxx, 6-7, est tiré presque mot à mot de la partie
perdue des Histoires de Tacite. Tacite aurait lui- môme puisé ses
renseignements dans le livre qu'Antonius Julianus, Tun des offi-
ciers du conseil de guerre,, composa sous le litre De Judœis
(Minucius Félix, Oclav.j 33;TilIemonl, Hist, des emp.,\, p. 588).
Orose, comme Sulpice-Sévère, eut entre les mains le texte complet
des Histoires; mais il reste dans le vague : diu deliberavit,., l\
unit cependant par attribuer Tincendie à Titus : incendit ac
diruit (VII, 9).
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512 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aq 70]
déré *, on ne saurait nier que le bref discours mis par
Tacite dans la bouche du capitaine victorieux ne soit,
non-seulement pour le style, mais pour Tordre des
idées, un reflet exact des sentiments de Tacite lui-
même. On a le droit de supposer que l'historien latin,
plein contre les juifs et les chrétiens de ce mépris,
de cette mauvaise humeur qui caractérise l'époque de
Trajan et des Antonins, a fait parler Titus comme un
aristocrate romain de son temps, tandis qu'en réalité
le bourgeois Tilus eut pour les superstitions orientales
plus de complaisance que n'en avait la haute noblesse
qui succéda aux Flavius*. Vivant depuis trois ans
avec des Juifs, qui lui avaient vanté leur temple
comme la merveille du monde, gagné par les ca-
resses de Josèphe% d'Agrippa, et plus encore de
Bérénice, il put très -bien désirer la conservation
d'un sanctuaire dont plusieurs de ses familiers lui
présentaient le culte comme tout pacifique. II est
1 . Se rappeler que V Histoire de la guerre des Juifs fut (Jo-
sèphe du moins nous Tassure) soumise à la censure de Tilus, à
l'approbation d'Âgrippa, qu'elle fut en un mot rédigée dans le
sens qui pouvait le plus flatter l'amour-propre de Titus et servir
la politique des Flavius. Jo^ Vila, 63; Contre Apion,\^ 9.
2. Suétone, TiluSjii; Philostrate, i4/)o//.^ VI, 29. Voir ci-après,
p. 531-632.
3. La fortune de Josèphe vint de la sympathie particulière que
Titus avait pour lui. B. J., III, viii, 8 et 9.
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[An 701 L'ANTECHRIST. 513
donc possible que, comme le veut Josèphe, des
ordres aient été donnés pour que le feu allumé la
veille fût éteint, et pour que, dans l'effroyable tumulte
que l'on prévoyait, des mesures fussent prises contre
l'incendie. Il entrait dans le caractère de Titus, à
côté d'une réelle bonté, beaucoup de pose et un peu
d'hypocrisie. La vérité est sans doute qu'il n'ordonna
pas l'incendie, comme le dit Tacite, qu'il ne l'in-
terdit pas, comme le veut Josèphe, mais qu'il
laissa faire, en réservant des apparences pour toutes
les thèses qu'il lui conviendrait de laisser sou-
tenir dans les régions diverses de la publicité. Quoi
qu'il en soit de ce point, difficile à trancher, un
assaut général fut décidé contre l'édifice, déjà privé
de ses portes. Pour des militaires exercés, ce qui
restait à faire n'était plus qu'un effort sanglant peut-*
être, mais dont l'issue n'offrait rien de douteux.
Les Juifs prévinrent l'attaque. Le JO août*, au
matin, ils engagèrent un combat furieux, sans succès.
Titus se retira dans l'Antonia pour se reposer et se
préparer à l'assaut du lendemain. Un détachement
fut laissé pour empêcher que l'incendie ne se rallu-
4. Le grand jeûn& des juifs pour la destruction du temple se
célèbre le 9 du mois de ab, qui répond à peu près au mois
d*aoùt. Jos., B, J,, VI, iv, 5 ; Mischna, Taanilhj ly, 6 (cf. Dion Cas-
sius,LXVI,7).
33
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514 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
mât. Alors eut lieu, selon Josèphe, l'incident qui
amena la ruine du bâtiment sacré. Les Juifs se je-
tèrent avec rage sur le détachement qui veillait près
du feu ; les Romains les repoussent, entrent pêle-mêle
dans le temple avec les fuyards. L'irritation des
Romains était au comble. Un soldat, « sans que per-
sonne le lui commandât, et comme poussé par un
mouvement surnaturel, » prit une solive tout en feu,
et, s'étant fait soulever par un de ses compagnons,
jeta le tison par une fenêtre qui donnait sur les exèdres
du côté septentrional*. La flamme et la fumée s'éle-
vèrent rapidement. Titus reposait à ce moment sous
sa tente. On courut le prévenir. Alors, s'il en faut
croire Josèphe, une sorte de lutte se serait établie
entre lui et ses soldats. Titus, de la voix et du geste,
ordonnait d'éteindre le feu ; mais le désordre était
tel, qu'on ne le comprenait pas ; ceux qui ne pou-
vaient douter de ses intentions affectaient de ne
pas Tentendre. Au lieu d'arrêter l'incendie , les
légionnaires l'attisaient. Entraîné par le flot des
envahisseurs, Titus fut porté dans le temple même.
Les flammes n'avaient pas atteint l'édifice central. Il
vit intact ce sanctuaire dont Agrippa, Josèphe, Béré-
nice lui avaient parlé tant de fois avec admiration,
4. Voir le plan et la restauration du temple, par M. de Vogiié.
Le temple de Jérus,, pi. xv et xvi.
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[An 70] L'ANTECHRIST. 515
et le trouva supérieur encore à ce qu'on lui en avait
dit. Titus redoubla d'efforts, fit évacuer l'intérieur, et
donna même ordre à Liberalis, centurion de ses
gardes, de frapper ceux qui refuseraient d'obéir.
Tout à coup un jet de flammes et de fumée s'élève
de la porte du temple. Au moment de l'évacuation
tumultuaire, un soldat avait mis le feu à l'intérieur.
Les flammes gagnaient de tous les côtés ; la position
n'était plus tenable; Titus se retira.
Ce récit de Josèphe renferme plus d'une invrai-
semblance. Il est difficile de croire que les légions
romaines se soient montrées aussi indociles envers
I un chef victorieux. Dion Cassius prétend, au con-
traire, que Titus eut besoin d'employer la force
pour déterminer les soldats à pénétrer dans un lieu
entouré de terreurs*, et dont tous les profanateurs
passaient pour avoir été frappés de mort. Une seule
chose est certaine, c'est que Titus, quelques années
après, était bien aise que, dans le monde juif, on
racontât la chose comme le fait Josèphe, et qu'on
attribuât l'incendie du temple à l'indiscipline de ses
soldats, ou plutôt à un mouvement surnaturel de
4. Dion Cassius, LXVI, 6. Comp. Josèphe lui-même, XI, n, 3.
Josèphe, ayant été témoin des événements, est très-exact dans
certains tableaux; mais Tensemble de son récit est faussé par
toutes sortes d'inventions et d'arrière-pensées.
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510 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
quelque agent inconscient d'une volonté supérieure*.
V Histoire de la guerre des Juifs fut écrite vers la fin
du règne de Vespasien, en 76 au plus tôt, quand déjà
Titus aspirait à être les « délices du genre humain »,
et voulait passer pour un modèle de douceur et de
bonté. Dans les années précédentes, et dans un autre
monde que celui des Juifs, il avait sûrement accepté
des éloges d'un ordre différent. Parmi les tableaux
qu'on promena au triomphe de l'an 71, était l'image
tt du feu mis aux temples* », sans qu'assurément on
cherchât alors à présenter ce fait autrement que
comme glorieux. Vers le même temps, le poète de
cour Valerius Flaccus propose à Domitien comme le
plus bel emploi de son talent poétique de chanter la
guerre de Judée, et de montrer son frère semant par-
tout les torches incendiaires :
Solymo nigrantem pulvere fratrem,
Spargentemque faces et in omnî turre furenlem '.
La lutte pendant ce temps était ardente dans les
4 . Aoiptovi» l^^Lf nvi xpwf^wcç (Jo9., B. J., VI, IV, 5); Dei nutu
(Sulp. Sev., H, 30). Josèphe va jusqu'à présenter les Juifs comme
la cause première du malheur. AflCfiiSàvcvai ^'at çXr^; ix tûv oixtiuv
TTBv d^xw xad rh aittav (Jos., l, C; cf. VI, U, 9).
t. Jos., B. J., VU, V, 6.
3. ^r^onoudca^ 1,43. Dans le Talmud, rincendie du temple
est attribué à « Titus le méchant ». Talm. de Bab., Giiiin, 56 a.
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[An 70] L'ANTECHRIST. 517
cours et les parvis. Un affreux carnage se faisait
autour defautel, sorte de pyramide tronquée, sur-
montée d'une plate-forme, qui s'élevait devant le
temple; les cadavres de ceux qu'on tuait sur la plate-
forme roulaient sur les degrés et s'entassaient au
pied. Des ruisseaux de sang coulaient de tous côtés;
on n'entendait que les cris perçants de ceux qu'on
égorgeait et qui mouraient en adjurant le ciel. Il
était temps encore de se réfugier dans la ville haute ;
plusieurs aimèrent mieux se faire tuer, regardant
comme un sort digne d'envie de mourir pour leur
sanctuaire ; d'autres se jetaient dans les flammes ;
d'autres se précipitaient sur les épées des Romains ;
d'autres se perçaient eux-mêmes ou s'entre-luaient*. .
Des prêtres qui avaient réussi à gagner la crête de
la toiture du temple, arrachaient les pointes qui s'y
trouvaient avec leurs scellements de plomb, et les lan-
çaient sur les Romains; ils continuèrent jusqu'au mo-
ment où la flamme les enveloppa. Un grand nombre
de Juifs s'étaient assemblés autour du lieu saint, sur
la parole d'un prophète qui leur avait assuré que
c'était là le moment même où Dieu allait faire appa-
raître pour eux les marques du salut*. Une galerie où
s'étaient retirés six mille de ces malheureux (presque
4. Dion Cassius, LXYI, 6.
t. Jos., B. J., YI, V, 2.
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518 ORIGINES DU CHRISTIANISME. |Aa 70]
tous des femmes, des enfants) fut brûlée. Deux
portes du temple et une partie de Tenceinte réservée
aux femmes furent seules conservées pour le moment.
Les Romains plantèrent leurs enseignes sur la place
oU avait été le sanctuaire et leur offrirent le 'culte
qu'ils avaient accoutumé.
Restait la vieille Sion, la ville haute, la partie
la plus forte de la cité, ayant ses remparts encore
intacts, où s'étaient sauvés Jean de Gischala, Simon,
fils de Gioras, et un grand nombre de combattants
qui avaient réussi à se frayer un chemin à travers les
vainqueurs. Ce repaire de forcenés exigea un nou-
veau siège. Jean et Simon avaient établi le centre
de leur résistance dans le palais des Hérodes , situé
vers l'emplacement de la citadelle actuelle de Jéru-
salem, et couvert par les trois énormes tours d'Hip-
picus, de Phasaël et de Mariamne. Les Romains
furent obligés, pour enlever ce dernier refuge de
l'obstination juive, de construire des aggeres contre
le mur occidental de la ville, vis-à-vis du palais*.
Les quatre légions furent occupées à ce travail
l'espace de dix-huit jours (du 20 août au 6 sep-
tembre). Pendant ce temps, Titus fit promener
1. Cest-à-dire contre le mur qui part de la citadelle actuelle
et enclôt les jardins des Arméniens. Saulcy, Les derru jours de
Jér., p. 409-440, et plan, p. t%%.
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[An 70) L'ANTECHRIST. 519
l'incendie sur les parties de la ville qui étaient en son
pouvoir. La ville basse surtout et Ophel jusqu'à
Siloam furent détruits systématiquement. Beaucoup
de Juifs appartenant à la bourgeoisie purent s'échap-
per. Quant aux gens de condition inférieure, on les
vendit à très-bas prix. Ce fut l'origine d'une nuée
d'esclaves juifs, qui, s'abattant âur l'Italie et les
autres pays de la Méditerranée, y portèrent les élé-
ments d'une nouvelle ardeur de propagande. Jo-
sèphe en évalue le nombre à quatre-vingt-dix-sept
mille *. Titus accorda leur grâce aux princes de
l'Adiabène. Les habits pontificaux, les pierreries, les
tables, les coupes, les candélabres, les tentures lui
furent remis. Il ordonna de les conserver soigneu-
sement, pour les faire servir au triomphe qu'il se
préparait, et auquel il voulait donner un cachet par-
ticulier de pompe étrangère en y étalant le riche
matériel du culte juif.
Les aggeres étant achevés, les Romains commen-
cèrent à battre le mur de la ville haute; dès la
première attaque (7 septembre), ils en renversèrent
une partie, ainsi que quelques tours. Exténués par la
faim, minés par la fièvre et la fureur, les défenseurs
n'étaient plus que des squelettes. Les légions entrè-
4. Jos., B. J,, VI, IX, 3.
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520 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 70]
rent sans difficulté. Jusqu'à la fin du jour, les soldats
brûlèrent et tuèrent. La plupart des maisons où ils
s'introduisaient pour piller étaient pleines de cada-
vres. Les malheureux qui purent s'échapper se sau-
vèrent dans Acra, que la force romaine avait presque
évacué, et dans ces vastes cavités souterraines qui
sillonnent le sous-sol de Jérusalem ^ Jean et Simon ^
faiblirent à ce moment. Ils possédaient encore les
tours d'Hippîcus, de Phasaël et de Mariamne, les
ouvrages d'architecture militaire les plus étonnants
de l'antiquité *. Le bélier eût été impuissant contre
des blocs énormes, assemblés avec une perfection
sans égale et reliés par des crampons de fer. Égarés,
éperdus, Jean et Simon quittèrent ces ouvrages im-
prenables^ et cherchèrent à forcer la ligne de con-
Irevallatîon du côté de Siloam. N'y réussissant pas,
ils allèrent rejoindre ceux de leurs partisans qui
s'étaient cachés dans les égouts.
4. Dion Cassius, LXVl, 5; Jos., AnL, XV, xi, 7; JB. /., V,
111,4; Tacite, Hist., V, 4î; Catherwood, plan;VogUé, Le
temple de Jér., pi. i, xvii.
2. L'accusation de lâcheté que porte contre eux Josèphe est
peu conforme à la vraisemblance, et tient sans doute à la haine
que rhistorien juif leur a vouée.
3. Jos., B. J., YI, IX, 4. Les assises inférieures de l'une de
ces tours existent encore aujourd'hui et excitent Tétonnement,
quoique les blocs aient été descellés, puis remontés à contre-
sens.
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[An 70] L'ANTECHRIST. 521
Le 8, toute résistance était finie. Les soldats
étaient las. On tua les infirmes qui ne pouvaient
marcher. Le reste, femmes, enfants, fut poussé conrnie
un troupeau vers l'enceinte du temple et enfermé
dans la cour intérieure qui avait échappé à l'incendie ^
Dans cette multitude parquée pour la mort ou l'escla-
vage, on fit des catégories. Tout ce qui avait com-
battu fut massacré. Sept cents jeunes gens, les plus
beaux de taille et les mieux faits, furent réservés pour
suivre le triomphe de Titus. Parmi les autres, ceux
qui avaient passé Tâge de dix-sept ans furent envoyés
en Egypte, les fers aux pieds, pour les travaux forcés,
ou répartis entre les provinces pour être égorgés
dans les amphithéâtres. Ceux qui avaient moins de
dix-sept ans furent vendus. Le triage des prisonniers
dura plusieurs jours, durant lesquels il en mourut,
dit-on, des milliers, les uns parce qu'on ne leur
donna pas de nourriture, les autres parce qu'ils
refusèrent d'en accepter.
Les Romains employèrent les jours suivants à
brûler le reste de la ville, à en renverser les murailles,
à fouiller les égouts et les souterrains. Ils y trou-
4. Cette enceinte avait environ cent dix mètres de long sur
quatre-vingt-dix de large. C'est bien peu pour la foule que
Josèphe y renferme. Cependant il fut à cet égard témoin tout à
fait oculaire, Vitajlh. .
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522 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
vèrent de grandes richesses, beaucoup d'insurgés
vivants qui furent tués sur-le-champ, et plus de deux
mille cadavres, sans parler de quelques prisonniers
que les terroristes y avaient enfermés. Jean de Gis-
chala, contraint par la faim à sortir, demanda quar-
tier aux vainqueurs, qui le condamnèrent à une prison
perpétuelle. Simon, fils deGioras, qui avait des provi-
sions, resta caché jusqu'à la fin d'octobre. Manquant
de vivres alors, il prit un parti singulier. Revêtu d'un
justaucorps blanc, avec un manteau de pourpre,
il sortit inopinément de dessous terre, à l'endroit ou
avait été le temple*. Il s'imaginait par là étonner les
Romains, simuler une résurrection, peut-être se faire
passer pour le Messie. Les soldats furent, en effet,
un peu surpris d'abord; Simon ne voulut se nommer
qu'à leur commandant Terentius Rufus. Celui-ci le
fit enchaîner, manda la nouvelle à Titus, qui était à
Panéas, et fit diriger le prisonnier sur Césarée.
Le temple et les grandes constructions furent
démolis jusqu'aux fondements. Le soubassement du
temple fut cependant conservé * , et constitue ce
4 . Le terre-plein du haram renferme, en effet, beaucoup de
réduits souterrains.
î. Saint Jérôme, In Zach., xiv, 2. L'extraordinaire hauteur
de ce soubassement n*a pu être comprise que depuis les fouilles
des Anglais. Les fondations du temple lui-même furent visibles
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[An 70j L'ANTECHRIST. 523
qu'on appelle aujourd'hui le Haram esch-scMrif.
Titus voulut aussi garder les trois tours d'Hippicus,
de Phasaël et de Mariamne, pour faire connaître à la
postérité contre quels murs il avait eu à lutter. La
muraille du côté occidental fut laissée debout pour
abriter le camp de la légion 10* Fretensis, qui était
destinée à t^ir garnison sur les ruiiies de la ville
prise. Enfin, quelques édifices de l'extrémité du mont
Sion échappèrent à la destruction et restèrent à
l'état de masures isolées*. Tout le reste disparut*.
Du mois de septembre 70 jusque vers l'an 122, où
Adrien la rebâtit sous le nom d'^lia Capitolina,
Jérusalem ne fut qu'un champ de décombres', dans
un coin duquel se dressaient les tentes d'une légion*,
jusqu'au temps de Julien. Comp. Hégésippe, dans Eus., H, E.,
II, XXIII, 48.
4 . Êpiphane, De mensuris, c. 4 4.
2. Jos., B, J,, vu, 1, 4 ; Luc, xix, 44; Êpiphane, De mensuris,
c. 44; Lactance, InsL div., IV, 24 ; Orose, VIÏ, 9. Les assertions
contraires d'Eusèbe (Demonstr, evang,, VI, 48) et de saint Jérôme
(/n Zach,, c. xiv) viennent du désir de voir réalisées certaines
prophéties. II est évident, du resle, qu'une telle destruction se
borna pour le moment à descoller les pierres et à les renverser.
3. Nous examinerons plus tard avec détail quel fut l'état de
Jérusalem durant ces cinquante-deux années, et en quel sens il
put être question pendant ce temps d'une Église de Jérusalem.
4. Sur l'emplacement actuel du patriarcat latin. Jos., B, J,,
VII, i, 4 ; Clermont-Ganneau, Comptes rendus de l'Acad, des
inscr., 4872, p. 458 et suiv.
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524 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]
veillant toujours. On croyait voir à chaque instant se
rallumer Tincendie qui couvait sous ces pierres cal-
cinées ; on tremblait que l'esprit de vie ne revînt en
ces cadavres qui semblaient encore, du fond de leur
charnier, lever le bras pour affirmer qu'ils avaient
avec eux les promesses de l'élernité.
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CHAPITRE XX.
CONSÉQUENCES DE LA RUINE DE JÉRUSALEM
Titus paraît être resté environ un mois aux envi-
rons de Jérusalem, offrant des sacrifices, récompensant
ses soldats*. Les dépouilles et les captifs furent envoyés
à Césfitrée. La saison déjà fort avancée empêcha le
jeune capitaine de partir pour Rome. Il employa
l'hiver à visiter diverses villes d'Orient, et à donner
des fêtes. Il traînait avec lui des troupes de prison-
niers juifs qu'on livrait aux bêtes, qu'on brûlait vifs,
ou qu'on forçait de combattre les uns contre les
autres*. A Panéas, le 24 octobre, jour de la nais-
sance de son frère Domitien, plus de deux mille cinq
cents Juifs périrent dans les flammes ou dans des jeux
horribles. A Beyrouth, le i7 novembre, le même
4. Inscription dans Mém. de VAcad. des inscr., t. XX VI,
4" partie, p. 290.
î. B.J., VII, II; 111,4 ; V, 4.
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r^
526 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 71]
nombre de captifs fut sacrifié pour célébrer le jour
de naissance de Yespasien. La haine des Juifs était le
sentiment dominant des villes syriennes; ces hideux
massacres étaient salués avec joie. Ce qu'il y a de
plus affreux peut-être, c'est que Josèphe et Agrippa
V^ ne quittèrent pas Titus durant ce temps et furent
témoins (îe ces monstruosités.
Titus fit ensuite un long voyage en Syrie et
jusqu'à l'Euphrate. A Antioche, il trouva la popula-
tion exaspérée contre les juifs. On les accusait d'un
incendie qui avait failli consumer la. ville. Titus se
contenta de supprimer les tables de bronze où ét&ie&t
gravés leurs privilèges *. Il fit présent à la ville d' An-
tioche des chérubim ailés qui recouvraient l'arche.
Ce trophée singulier fut placé devant la grande porte
occidentale de la ville, qui prit de là le nom de porte
des Chérubim. Près de là, il consacra un quadrige à
la Lune, pour le secours qu'elle lui avait prêté durant
le siège. A Daphné, il fit élever un théâtre sur l'em-
placement de la synagogue ; une inscription indiquait
que ce monument avait été construit avec le butin
fait en Judée*.
D' Antioche, Titus revint à Jérusalem. Il y trouva
la 10* Fretensis, sous les ordres de Terentius Rufus,
4. Jos., B, J., VII, III, 2-4.
t. Malala, p. 261; cf. p. 281 [édit. de Bonn).
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[An 71) L'ANTECHRIST. 527
toujours occupée à fouiller les caves de la ville
détruite. L'apparition de Simon, fils de Gioras, sor-
tant des égouts, lorsqu'on croyait qu'il ne s'y trouvait
plus personne, avait fait recommencer les battues
souterraines; en effet, chaque jour on découvrait
quelque malheureux et de nouveaux trésors. En voyant
la solitude qu'il avait créée, Titus ne put, dit-on, se
défendre d'un mouvement de pitié. Les Juifs qui
l'approchaient exerçaient sur lui une influence crois-
sante; la fantasmagorie d'un empire oriental, que
Ton avait fait briller aux yeux de Néron et de Vespa-
sien, reparaissait autour de lui, et allait jusqu'à exci-
ter des ombrages à Rome *. Agrippa, Bérénice,
Josèphe, Tibère Alexandre étaient plus en faveur que
jamais, et plusieurs auguraient pour Bérénice le rôle
d'une nouvelle Cléopâtre. Au lendemain de la défaite
des révoltés, on s'irritait de voir des gens de la
même sorte honorés, tout-puissants*. Quant à Titus,
il acceptait de plus en plus l'idée qu'il remplissait une
mission providentielle; il se complaisait à entendre
citer les prophéties où l'on disait qu'il était ques-
tion de lui. Josèphe* prétend qu'il rapporta sa victoire
4. Suétone, Titus, h.
2. Juvénal, sat. i, 4ÎW30, passage qui se rapporte à Tibère
Alexandre.
3. B. J., Yl, IX, 4. Sans doute on peut soupçonner ici une
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528 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 71]
à Dieu, et reconnut qu'il avait été l'objet d'une faveur
surnaturelle. Ce qu'il y a de frappant, c'est que Philo-
'BtrateS cent vingt ans après, admet pleinement cette
donnée et y prend l'occasion d'une correspondance
apocryphe entre Titus et son Apollonius. A l'en croire,
Titus aurait refusé les couronnes qu'on lui offrait,
alléguant que ce n'était pas lui qui avait pris Jérusa-
lem, qu'il n'avait fait que prêter son ministère à un
dieu irrité. Il n'est guère admissible que Philostrate
ait connu le passage de Josèphe. II puisait à la
légende, devenue banale, de la modération de Titus.
Titus revint à Rome vers le mois de mai ou de
juin 71. Il tenait essentiellement à un triomphe qui
surpassât tout ce qu'on avait vu jusque-là. La sim-
plicité, le sérieux, les façons un peu communes de
Yespasien n'étaient pas de nature à lui donner du
prestige auprès d'une population qui avait été habi-
tuée à demander avant tout à ses souverains la pro-
digalité, le grand air. Titus pensa qu'une entrée
arrière-pensée systématique de Josèphe (voyez ci-dessus, p. 504-
505, oote,509et 51 0-51 3). Cependant Titus, quelques années après,
ayant, dit-on, approuvé de tels passages (Jos., VUa, 65), on peut
en conclure qu'ils répondaient par quelques côlés à sa nalure et à
sa pensée. Et, si Ton doute de la réalité d'une telle approbation,
il reste au moins que Josèphe crut faire sa cour en écrivant
ainsi.
1. Vie d'ApolL, \l, t^.
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fAû 71] L'ANTECHRIST. 529
solennelle serait d'un excellent effet, et parvint à sur-
monter à cet égard les répugnances de son vieux père.
La cérémonie fut organisée avec toute l'habileté des
décorateurs romains de ce temps ; ce qui la distin-
gua fut la recherche de la couleur locale et de la
vérité historique*. On se plut aussi à reproduire les
rites simples de la religion romaine, comme si on eût
voulu l'opposer à la religion vaincue. Au début de la
cérémonie, Vespasien figura en pontife, la tête plus
qu'à demi voilée dans sa toge, et fit les prières solen-
nelles; après lui, Titus pria selon le même rite. Le
défilé fut une merveille ; toutes les curiosités, toutes
les raretés du monde, les précieux produits de l'art
oriental, à côté des œuvres achevées de l'art gréco-
romain, y figurèrent; il semble qu'au lendemain
du plus grand danger que l'empire eût couru, on
tînt à faire un pompeux étalage de ses richesses. Des
échafaudages roulants, s'élevant à la hauteur de trois
et quatre étages, excitaient l'universelle admiration;
on y voyait représentés tous les épisodes de la
guerre; chaque série de tableaux se terminait par
la vive effigie de l'apparition étrange de Bar-Gioras
et de la façon dont il fut pris. Le visage pâle et les
yeux hagards des captifs étaient dissimulés par les
4. Jos., ^. /.. Vir, V, 3-7.
34
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530 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 71)
superbes vêlements dont on les avait revêtus. Au
milieu d'eux était Bar-Gioras, mené en grande
pompe à la mort. Puis venaient les dépouilles du
temple, la table d'or, le chandelier d'or h sept bran-
ches, les voiles de pourpre du Saint des saints, et,
pour clore la série des trophées, le captif, le vaincu,
le coupable par excellence, le livre de la Thora. Les
triomphateurs fermaient la marche. Vespasien et
Titus montaient deux chars séparés*. Titus était
rayonnant; quant à Vespasien, qui ne voyait en tout
cela qu'un jour perdu pour les affaires, il s'ennuyait,
ne cherchait pas à dissimuler sa vulgaire tournure
d'homme occupé, exprimait son impatience de ce que
la procession ne marchait pas plus vite, et disait à
mi-voix : « C'est bien fait!... Je l'ai mérité!... Ai-je
été assez inepte!... A mon âge*! » Domilien, riche-
ment costumé, monté sur un cheval magnifique, cara-
colait autour de son père et de son frère aîné.
On arriva ainsi par la voie Sacrée au temple de
Jupiter Capitolin, terme ordinaire de la marche triom-
phale. Au pied du clivus capitolinuss on faisait une
halte pour se débarrasser de la partie triste de la
h. Josèphe, qui vit la cérémonie, le dit formellement. Zonaras
(XI, 47) les place sur un môme char; encore le dit-il d'une ma-
nière peu expresse.
î. Suétone, Vesp., 4î.
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[An 71] L'ANTECHRIST. 531
cérémonie, l'exécution des chefs ennemis. Cet odieux
usage fut observé de point en point. Bar-Gioras,
extrait de la troupe des captifs , se vit traîné la corde
au cou, avec d'ignobles outrages, à la roche Tar-
péienne; là on le tua. Quand un cri eut annoncé
que l'ennemi de Rome n'était plus, une immense
acclamation s'éleva; les sacrifices commencèrent.
Après les prières accoutumées, les princes se retirè-
rent au Palatin ; le reste de la journée s'écoula pour
toute la ville dans la joie et les festins.
Le volume de la Thora et les tentures du sanc-
tuaire furent portés au palais impérial ; les objets
d'or et en particulier la table des pains et le chan-
delier furent déposés dans un grand édifice que
Vespasien fit bâtir vis-à-vis du Palatin, de l'autre
côté de la voie Sacrée, sous le nom de temple de la
Paix, et qui fut en quelque sorte le musée des Fla-
vius*. Un arc de triomphe en marbre pentélique, qui
existe encore aujourd'hui, garda le souvenir de cette
pompe extraordinaire et l'image des objets princi-
paux qui y furent portés *. Le père et le fils prirent à
cette occasion le titre d'imperalores; mais ils récusè-
4. Ce temple, dédié en 75, fut brûlé entièrement sous Com-
mode. Il y a donc bien peu de fond à faire sur ce que dit Procope
{De bello vand,. H, 9}.
2. Il ne fut achevé que sous Domitîen. Voir rinscriptîon dan»
Orelli, n» 758.
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532 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 71]
rent l'épithète de Judaïque S soit parce qu'il s'atta-
chait au nom de judœi quelque chose d'odieux et de
ridicule *; soit pour indiquer que cette guerre de
Judée avait été, non pas une guerre contre un peuple
étranger, mais une simple révolte d'esclaves com-
primée; soit par suite de quelque pensée secrète
analogue à celle dont Josèphe et Philostrate nous ont
transmis l'expression exagérée. Un monnayage où
figurait la Judée enchaînée, pleurant sous un palmier,
avec la légende IVDAEA CAPTA, IVDAEA DEVICTA.
garda le souvenir de l'exploit fondamental de la
dynaijtie des Flavius. On continua de frapper des
pièces à ce type jusque sous Domitien '.
La victoire était complète, en effet. Un capitaine
de notre race, de notre sang, un homme comme
nous^, à la tête de légions dans le rôle desquelles
nous rencontrerions, si nous pouvions le lire, plu-
sieurs de nos aïeux, venait d'écraser la forteresse du
sémitisme, d'infliger à la théocratie, cette redoutable
4 . Dion Cassius, LXVF, 7.
2. Voir la plaisanterie de Cicéron sur Hierosolymariui (Ad
AtL, II, IX).
3. Madden, Jewish coinage, p. 483-197.
4. Les Flavius étaient originaires de la Gaule cisalpine. Les
N portraits de Titus et de Yespasien nous montrent deux figures
communes, du genre de celles auxquelles nous sommes le plus
habitués.
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[An 71] L'ANTECHRIST. 533
ennemie de la civilisation, la plus grande défaite
qu'elle eût jamais reçue. C'était le triomphe du droit
romain, ou plutôt du droit rationnel, création toute
philosophique, ne présupposant aucune révélation,
sur la Thora juive, fruit d'une révélation. Ce droit,
dont les racines étaient en partie grecques, mais où
le génie pratique des Latins eut une si belle part,
était le don excellent que Rome faisait aux vaincus en
retour de leur indépendance. Chaque victoire de Rome
était un progrès de la raison ; Rome apportait dans
le 'monde un principe meilleur à plusieurs égards
que celui des Juifs, je veux dire l'État profane, repo-
sant sur une conception purement civile de la société.
Tout effort patriotique est respectable ; mais les zélotes
n'étaient pas seulement des patriotes ; c'étaient des
fanatiques, sicaires d'une tyrannie insupportable. Ce
qu'ils voulaient, c'était le maintien d'une loi de sang,
qui permettait de lapider le mal pensant. Ce qu'ils
repoussaient, c'était le droit commun, laïque, libéral ,
qui ne s'inquiète pas de là croyance des individus. La
liberté de conscience devait sortir à la longue du droit
romain, tandis qu'elle ne fût jamais sortie du ju-
daïsme. Du judaïsme ne pouvait sortir que la syna-
gogue ou l'Église, la censure des mœurs, la morale
obligatoire, le couvent, un monde comme celui du
V* siècle, oU l'humanité eût perdu toute sa vigueur.
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53i ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Ao 71]
si les barbares ne l'eussent relevée. Mieux vaut, en
effet, le règne de Thonome de guerre que le règne
teniporel du prêtre ; car l'homme de guerre ne gêne
pas l'esprit ; on pense librement sous lui, tandis que
le prêtre demande à ses sujets l'impossible, c'est-à-
dire de croire certaines choses et de s'engager à les
trouver toujours vraies.
Le triomphe de Rome était donc légitime à quel-
ques égards. Jérusalem était devenue une impossibi-
lité ; laissés à eux-mêmes, les Juifs l'eussent démolie.
Mais une grande lacune devait rendre cette victoîi'e
de Titus infructueuse. Nos races occidentales, malgré
leur supériorité, ont toujours montré une déplorable
nullité religieuse. Tirer de la religion romaine ou
gauloise quelque chose d'analogue à l'Église était
une entreprise impossible. Or tout avantage remporté
sur une religion est inutile, si on ne la remplace par
une autre, satisfaisant au moins aussi bien qu'elle le
faisait aux besoins du cœur. Jérusalem se vengera
de sa défaite; elle vaincra Rome par le christianisme,
la Perse par l'islamisme, détruira la patrie antique,
deviendra pour les meilleures âmes la cité du cœur.
La plus dangereuse tendance de sa Thora, loi en
même temps morale et civile, donnant le pas aux
questions sociales sur les questions militaires et poli-
tiques, dominera dans l'Église. Durant tout le moyen
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[An 71] L'ANTECHRIST. 535
âge, l'individu, censuré, surveillé par la communauté,
redoutera le prône, tremblera devant Texcommuni-
cation; et ce sera là un juste retour après l'indif-
férence morale des sociétés païennes, une protes-
tation contre l'insuffisance des institutions romaines
pour améliorer l'individu. C'est certainement un dé-
testable principe que le droit de coercition accordé
aux communautés religieuses sur leurs membres;
c'est la pire erreur de croire qu'il y a une religion
qui soit exclusivement la bonne, la bonne religion
^' 1 étant pour chaque homme celle qui le rend doux ,
* juste, humble et bienveillant; mais la question .du
gouvernement de l'humanité est difficile; l'idéal est
^ bien haut et la terre est bien bas ; à moins de ne
hanter que le désert du philosophe, ce qu'on ren-
contre à chaque pas, c'est la folie, la sottise et la
passion. Les sages antiques ne réussirent à s'attri-
buer quelque autorité que par des impostures qui, à
défaut de la force matérielle, leur donnaient un pou-
voir d'imagination. Où en serait la civilisation, si
durant des siècles on n'avait cm que le brahmane
foudroyait par son regard, si les barbares n'avaient
été convaincus des vengeances terribles de saint
Martin de Tours? L'homme a besoin d'une pédagogie
morale, pour laquelle les soins de la famille et ceux
de l'État ne suffisent pas.
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533 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 72]
Dans renivrement du succès, Rome se souve-
nait à peine que rinsurrection juive vivait encore dans
le bassin de la mer Morte. Trois châteaux, Héro-
dium*, Machéro* et Masada* étaient toujours entre
les mains des Juifs. Il fallait avoir pris son parti de
fermer les yeux à l'évidence pour garder encore
quelque espoir après la prise de Jérusalem. Les re-
belles se défendirent avec autant d'acharnement que
si la lutte en avait été à son début. Hérodium n'était
guère qu'un palais fortifié ; il fut pris sans de grands
efforts par Lucilius Bassus. Machéro présenta beau-
coqp de difficultés; les atrocités, les massacres, les
ventes de troupeaux entiers de Juifs recommencèrent.
Masada fit une des plus héroïques résistances dont
l'histoire militaire se souvienne. Éléazar, fils de Jaïre,
petit-fils de Judas le Gaulonite, s'était emparé de
cette forteresse dès les premiers jours de la révolte,
et en avait fait un repaire de zélotes et de sicaires.
Masada occupe le plateau d'un immense rocher de
près de cinq cents mètres de haut, sur le bord de la
mer Morte. Pour s'emparer d'une telle place, il fallut
4. Saulcy, Voyage en terre sainte^ 1, p. 468 et suiv.; Guério,
Descr, de la Pal,, III, p. 4 22 et suiv. ^
2. Parent, Machœrous (Paris, 4868); Vignes, notes.
3. Saulcy, Voy. autour de la mer Morte, ï, p. 499 et suiv.;
pi. XI, XII et XIII ; G. Rey, Voy, dans le Haouran, p. 285 et
suiv.; pi. XXV et xxvi.
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[An 72] L'ANTECHRIST. 537
que Fulvius Silva fît de véritables prodiges. Le
désespoir des Juifs fut sans bornes, quand ils se
virent forcés dans un asile qu'ils avaient cru impre-
nable. A l'instigation d'Éléazar, ils se tuèrent les
uns les autres , et mirent le feu au monceau qu'ils
avaient fait de leurs biens, ^euf cent soixante per-
sonnes périrent ainsi. Ce tragique épisode arriva le
J 5 avril 72.
La Judée, par suite de ces événements, fut bou-
leversée de fond en comble. Vespasien ordonna de
vendre toutes les terres qui étaient devenues sans
maître par la mort ou la captivité de leurs proprié-
taires*. On lui suggéra, paraît-il, l'idée qui vint
plus tard à Adrien, de rebâtir Jérusalem sous un
autre nom et d'y établir une colonie. Il ne le voulut
pas, et annexa tout le pays au domaine propre de
l'empereur*. Il donna seulement à huit cents vétérans
le bourg d'Emmaùs, près de Jérusalem^, et en fit
une petite colonie, dont la trace s'est conservée jus-
qu'à nos jours dans le nom du joli village de Kulo- *^/^
i. Jos., B, /v VII, VI, 6.
2. i^av aOrû tvjv x<â^ap* tfMïÀrcm (l. c). Cela conlredit un peu
xiXtuuv xâaov pv àiro^ooOai. <x>uXarrei>v doit sans doute s^appliquer au
prix de vente. Sur le sens de {^t«v, comp. Corpus inscr. grœc,
n<» 3754; Mommsen, Inscr, regni Neap,, n'» 4636; Henzen,
n» 6926 ; Slrabon, XVII, i, 42.
3. Voir ci-dessus, p. 301-302, note.
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538 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 73]
XT'-nié. Un tribut spécial (fiscus) fut imposé aux Juifs.
Dans tout l'empire, ils durent payer annuellement au
Capitole la somme de deux drachmes qu'ils avaient
accoutumé de payer jusque-là au temple de Jérusa-
lem*^ La petite coterie des Juifs ralliés, Josèphe,
Agrippa, Bérénice, Tibère Alexandre, choisit Rome
pour séjour. Nous la verrons continuer d'y jouer un
rôle considérable, tantôt amenant pour le judaïsme
des moments de faveur à la cour, tantôt poursuivie
par la haine des croyants exaltés, tantôt concevant
plus d'une espérance, notamment quand il s'en fallut
de peu que Bérénice ne devînt la femme de Titus et
ne tînt le sceptre de l'univers.
Réduite en solitude, la Judée resta tranquille;
mais l'énorme ébranlement dont elle avait été le
théâtre continua de provoquer des secousses dans les
pays voisins. La fermentation du judaïsme dura
jusque vers la fin de Tan 73. Les zélotes échappés
au massacre, les volontaires du siège, tous les fous
de Jérusalem se répandirent en Egypte et en Cyré-
naïque. Lés communautés de ces pays, riches, con-
servatrices, fort éloignées du fanatisme palestinien,
4. Jos., B. J., vu, VI, 6; Dion Cassius, LXVI, 7; Suétooe,
DomiUen, M\ Appien, Syr., 50; Origène, EpisL ad A fric,, de
Susanna, vol. I, p. 28 a, édit. de la Rue; Martial, VIF, uv; la
célèbre monnaie de Nerva, Madden, p. 499.
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[An 73] L'ANTECHRIST. 539
sentirent le danger que leur apportaient ces forcenés.
Elles se chargèrent elles-mêmes de les arrêter et de
les livrer aux Romains. Beaucoup s'enfuirent jusque
dans la haute Egypte, où ils furent traqués comme des
bêtes fauves*. A Cyrène, unsicaire nommé Jonathas,
tisserand de son métier, fit le prophète, et, comme
tous les faux messies, persuada à deux mille ébionim
ou pauvres de le suivre dans le désert, où il promettait
de leur faire voir des prodiges et d'étonnantes appa-
ritions*. Les Juifs sensés le dénoncèrent à Catulle,
gouverneur du pays; mais Jonathas s'en vengea par
des délations, qui amenèrent des maux sans fin.
Presque toute la juiverie de Cyrène, l'une des plus
florissantes du monde % se vit exterminée; ses biens
furent confisqués au nom de l'empereur. Catulle, qui
montra en cette affaire beaucoup de cruauté, fut
désavoué par Yespasien ; il mourut dans d'affreuses
hallucinations, qui, selon certaines conjectures, au-
raient fourni le sujet d'une pièce de théâtre à décors
fantastiques, « le Spectre de Catulle* ».
Chose incroyable ! Cette longue et terrible agonie
ne fut pas immédiatement suivie de la mort. Sous
4. Jos., B. J., VII, X, 4 ; Eusèbe, Chron., adann. 73.
SI. Jos., B. J., VII, XI, 4.
3. Strabon, cilé par Jos., Anl,, XIV, vn, î.
4. Juvéoal, sat. viii, v. 186.
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540 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 731
Trajan, sous Adrien, nous verrons le judaïsme natio-
nal revivre et livrer encore de sanglants combats;
mais le sort était évidemment jeté; le zélote était
vaincu sans retour. La voie tracée par Jésus, com-
prise d'instinct par les chefs de l'Église de Jérusa-
lem, réfugiés en Pérée, devenait décidément la véri-
table voie d'Israël. Le royaume temporel des Juifs
avait été odieux, dur, cruel; l'époque des Asmo-
néens, où ils jouirent de Tindépendance, fut leur plus
triste époque. Était-ce l'hérodianisme , le saddu-
céisme, celte honteuse alliance d'un principat sans
grandeur avec le sacerdoce, qu'il fallait regretter?
Non certes; là n'était pas le but du « peuple de
Dieu » . Il fallait être aveugle pour ne pas voir que
les institutions idéales que poursuivait « l'Israël de
Dieu » ne comportaient pas l'indépendance nationale.
Ces institutions, étant incapables de créer une armée,
ne pouvaient exister que dans la vassalité d'un grand
empire, laissant beaucoup de liberté à ses raîas, les
débarrassant de la politique, ne leur demandant
aucun service militaire. L'empire achéménide avait
entièrement satisfait à ces conditions de la vie juive;
plus tard, le califat, Tempire ottoman y satisferont
encore, et verront se développer dans leur sein des
communautés libres comme celles des Arméniens, des
Parsis, des Grecs, nations sans patrie, confréries
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[An 73J L'ANTECHRIST. 541
suppléant à l'autonomie diplomatique et militaire par
l'autonomie du collège et de l'Église.
L'empire romain ne fut pas assez flexible pour
se prêter ainsi aux nécessités des communautés qu'il
englobait. Des quatre empires, ce fut, selon les juifs,
le plus dur et le plus méchant *. Comme Antiochus
Épiphane, l'empire romain fit dévoyer le peuple juif
de sa vocation véritable en le portant par réaction à
former un royaume ou un État séparé. Cette ten-
dance n'était nullement celle des hommes qui repré-
sentaient le génfe de la race. A quelques égards, ces
derniers préféraient les Romains. L'idée d'une natio-
nalité juive devenait chaque jour une idée arriérée,
une idée de furieux et de frériétiques, contre laquelle
des hommes pieux ne se faisaient pas scrupule de
réclamer la protection des conquérants. Le vrai juif,
attaché à la Thora, faisant des livres saints sa règle
et sa vie, aussi bien que le chrétien, perdu dans l'es-
pérance de son royaume de Dieu, renonçait de plus
en plus à toute nationalité terrestre. Les principes
de Judas le Gaulonite qui furent l'âme de la grande
révolte, principes anarchiques, d'après lesquels,
Dieu seul étant a maître », aucun homme n'a le droit
i. Apocalypse de Baruch, dans Ceriani, Monum. sacra et
prof,, I, p. 82, et V, p. <36.
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542 ^ ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 73]
de prendre ce titre*, pouvaient produire des bandes
de fanatiques analogues aux Indépendants de Crom-
well; ils ne pouvaient rien fonder de durable. Ces
éruptions fébriles étaient l'indice du profond travail
qui minait le sein d'Israël, et qui, en lui faisant suer
le sang pour l'humanité, devait nécessairement l'ame-
ner à périr dans d'affreuses convulsions.
j Les peuples doivent choisir, en effet, entre les
destinées longues, tranquilles, obscures de celui qui
vit pour soi, et la carrière troublée, orageuse de
f celui qui vit pour l'humanité. La nation qui agite
' dans son sein des problèmes sociaux et religieux est
; presque toujours faible comme nation. Tout pays qui
rêve un royaume de Dieu, qui vit pour les idées
générales , qui poursuit une œuvre d'intérêt univer-
sel, sacrifie par là même sa destinée particulière >
affaiblit et détruit son rôle comme patrie terrestre. Il
en fut ainsi de la Judée, de la Grèce, de l'Italie; il
en sera peut-être ainsi de la France. On ne porte
jamais impunément le feu en soi. Jérusalem, ville de
bourgeois médiocres, aurait poursuivi indéfiniment
sa médiocre histoire. C'est parce qu'elle eut l'incom-
parable honneur d'être le berceau du christianisme
qu'elle fut victime des Jean de Gischala, des Bar-
1. Jos., B. y., VII, VIII, 6; X, 4.
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(An 73] L'ANTECHRIST. 543
Gioras, en apparence fléaux de leur patrie, en réa-
lité iïtttruments de son apothéose. Ces zélateurs qu«
Josèphe traite de brigands et d'assassins étaient des
politiques du dernier ordre, des militaires peu capa-
bles ; mais ils perdirent héroïquement une patrie qui
ne pouvait être sauvée. Ils perdirent une ville maté-
rielle ; ils ouvrirent le règne de la Jérusalem spiri-
tuelle, assise, en sa désolation, bien plus glorieuse
qu'elle ne le fut aux jours d'Hérode et de Salomon.
Que voulaient, en effet, les conservateurs, les
sadducéens? Ils voulaient quelque chose de mesquin :
la continuation d'une ville de prêtres, comme Émèse,
Tyane ou Gomane. Certes, ils ne se trompaient pas,
quand ils affirmaient que les soulèvements d'enthou-
siastes étaient la perte de la nation. La révolution et
le messianisme ruinaient l'existence nationale du
peuple juif; mais la révolution et le messiam'sme
étaient bien la vocation de ce peuple, ce par quoi il
contribuait à l'œuvre universelle de la civilisation.
Nous ne nous trompons pas non plus, quand nous
disons à la France : a Renonce à la révolution ,
ou tu es perdue ; » mais, si l'avenir appartient à
quelqu'une des idées qui s'élaborent obscurément au
sein du peuple, il ae trouvera que la France aura
justement sa revanche par ce qui fit en 1870 et
en 1871 sa faiblesse et sa misère. A moins de bien
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\;
5U ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 73]
violentes entorses données à la vérité (tout en ce
genre est possible), nos Bar-Gioras, nos Jtan de
Gischala ne deviendront jamais de grandâ citdflbns ;
mais on fera leur part, et on verra peut-être que ,
mieux que les gens sensés, ils étaient dans les secrets /
du destin.
(Comment le judaïsme, privé de sa ville sainte
et de son temple, va-t-il se transformer? Comment
le talmudisme sortira-t-il de la situation que les évé-
nements ont faite à l'Israélite ? C'est ce que nous ver-
rons dans notre cinquième livre. En un sens, après
la production du christianisme, le judaïsme n'avait
plus de raison d'être. Dès ce moment, l'esprit de vie
est sorti de Jérusalem. Israël a tout donné au fils
de sa douleur, et s'est épuisé dans cet enfantement.
Les élohim qu'on crut entendre murmurer dans le
sanctuaire : « Sortons d'ici ! sortons d'ici ! » disaient
vrai. La loi des grandes créations est que le créateur
expire virtuellement en transmettant l'existence à un
autre : après l'inoculation complète de la vie à celui
qui doit la continuer, l'initiateur n'est pluâ||iqu'une
tige sèche, un être exténué. Il est rare cependant que
celte sentence de la nature s'accomplisse sur-le-
champ. La plante qui a portlksa fleur ne consent
pas à mourir pour cela. Le monde est plein de ces
squelettes ambulants qui survivent à l'arrêt qui les a \
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[An 73] L'ANTECHRIST, 545
I frappés. Le judaïsme est du nombre. L'histoire n'a
pas de spectacle plus étrange que celui de cette con-
servation d'un peuple à l'état de revenant, d'un
peuple qui, pendant près de mille ans, a perdu le
sentiment du fait, n'a pas écrit une page lisible, ne
nous a pas transmis un renseignement acceptable.
Faut-il s'étonner qu'après avoir ainsi vécu des siè-
cles hors de la libre atmosphère de l'humanité, dans
une cave, si j'ose le dire, à l'état de folie partielle, il
' en sorte pâle, étonné de la lumière, étiolé ?
Quant aux conséquences qui résultèrent pour le
christianisme de la ruine de Jérusalem, elles sont si
évidentes que dès à présent on peut les indiquer.
Déjà même plusieurs fois nous avons eu l'occasion de
les laisser entrevoir*.
La ruine de Jérusalem et du temple fut pour le
christianisme une fortune sans égale. Si le raison-
nement prêté par Tacite à Titus est exactement rap-
porté*, le général victorieux crut que la destruction
du temple serait la ruine du christianisme aussi bien
que celle du judaïsme. On ne se trompa jamais plus
complètement. Les Romains s'imaginaient, en arra-
chant la racine, arracher en même temps le rejeton;
mais le rejeton était déjà un arbuste qui vivait de sa
i, \o\t Saint Paul, p. 493-496.
2. Yoir ci-dessus, p. 5H.
35
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V;
546 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 73j
vie propre. Si le temple avait survécu, le cliristia-
nisme eût été certainement arrêté dans son dévelop-
pement. Le temple survivant aurait continué d'être
le centre de toutes les œuvres judaïques. On n'eût
jamais cessé de l'envisager comme le lieu le plus
saint du monde S d'y venir en pèlerinage, d'y appor-
ter des tributs. L'Église de Jérusalem, groupée autour
des parvis sacrés , eût continué, au nom de sa pri-
mauté, d'obtenir les hommages de toute la terre, de
persécuter les chrétiens des Églises de Paul, d'exiger
que, pour avoir le droit de s'appeler disciple de
Jésus, on pratiquât la circoncision et on observât le
code mosaïque. Toute propagande féconde eût été in-
terdite; des lettres d'obédience signées de Jérusalem
eussent été exigées du missioniaiire *. Un centre
d'autorité irréfragable, un patriarcat composé d'une
sorte de collège de cardinaux, sous la présidence de
personnes analogues à Jacques, juifs purs, apparte-
nant à la famille de Jésus, se fût établi % et eût
constitué un immense danger pour l'Église naissante.
<. Voir ci -dessus, p. 401.
S. Voir Saint Paul, p. 292, et surtout les lettres en tète des
Homélies pseudo-clémentines.
3. De nos jours, un fait analogue se produit dans le judaïsme,
et semble susceptible d'acquérir beaucoup de gravité. Les juifs de
\ ^ Jérusalem passent tous pour des hakamim ou savants, n'ayant
d'autre métier que la méditation de la Loi. Comme tels, ils ont droit
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[An 73] L'ANTECHRIST. M7
Quand on voit saint Paul, après tant de mauvais
procédés, rester toujours attaché à l'Église de Jérusa-
lem, on conçoit quelles difficultés eût présentées une
rupture avec ces saints personnages. Un tel schisme
eût été considéré comme une énormité, équivalant
à l'abandon du christianisme. La séparation d'avec le
judaïsme eût été impossible ; or cette séparation était
la condition indispensable de l'existence de la reli-
gion nouvelle, comme la section du cordon ombilical
est la condition de l'existence d'un être nouveau. La
mère allait tuer l'enfant. Le temple, au contraire,
une fois détruit, les chrétiens n'y pensent plus;
bientôt même ils le tiendront pour un lieu profane * ;
Jésus sera tout pour eux.
L'Église de Jérusalem fut du même coup réduite
h une importance secondaire. Nous la verrons se
à l'aumône, et s'envisagent comme devant être nourris par les
juifs du monde entier. Leurs quêteurs circulent dans tout TOrient,
et même les riches Israélites de TEurope se regardent comme
obligés de subvenir à leurs besoins. Voir Saint Paul, p. 94, 4S4 et
suiv. D'un autre côté, les décisions du grand rabbin de Jérusalem
tendent à obtenir une autorité universelle, tandis qu'autrefois les
docteurs étaient égaux ou que du moins leur crédit dépendait de
leur réputation. De la sorte se formera peutrêtre dans l'avenir
pour le judaïsme un centre doctrinal à Jérusalem.
4 . « Ecclesia Dei jam per totum orbem uberrime germinante,
hoc (templum) tanquam effœtum ac vacuum nullique usui bono
commodum arbitrio Dei auferendum fuit. » Orose, VII, 9.
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518 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 73]
reformer autour de Télément qui faisait sa force, les
desposynij les membres de la famille de Jésus, les fils
de Clopas; mais elle ne régnera plus. Ce centre de
haine et d'exclusion une fois détruit, le rapproche-
ment des partis opposés de l'Église de Jésus devien-
î dra facile. Pierre et Paul seront réconciliés d'office,
I et la terrible dualité du christianisme naissant ces-
i sera d'être une plaie mortelle. Oublié au fond de la
, Batanée et du Hauran, le petit groupe qui se ratta-
, chait aux parents de Jésus, aux Jacques, aux Clopas,
devient la secle ébionite, et meurt lentement d'insi-
\ gnifiance et d'infécondité.
La situation ressemblait en bien des choses à celle
du catholicisme de nos jours. Aucune communauté
religieuse n'a jamais eu plus d'activité intérieure,
plus de tendance à émettre hors de son sein des
créations originales que le catholicisme depuis soixante
ans. Tous ces efforts sont pourtant restés sans résultat
pour une seule cause ; cette cause, c'est le règne absolu
de la cour de Rome. C'est la cour de Rome qui a
chassé de l'Église Lamennais, Hennés, Dœllinger, le
^ P. Hyacinthe, tous les apologistes qui l'avaient défen-
due avec quelque succès. C'est la cour de Rome qui
a désolé et réduit à l'impuissance Lacordaire, Mon-
talembert. C'est la cour de Rome qui, par son Sylla^
bus et son concile, a coupé tout avenir aux catho-
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[An 731 L'ANTECHRIST. 549
liques libéraux. Quand est-ce que ce triste état de
choses changera? Quand Rome ne sera plus la ville
pontificale, quand la dangereuse oligarchie qui s'est
emparée du catholicisme aura cessé d'exister. L'oc-
cupation de Rome par le roi d'Italie sera probable-
ment un jour comptée dans l'histoire du catholicisme
pour un événement aussi heureux que la destruction
de Jérusalem l'a été dans l'histoire du christianisme.
Presque tous les catholiques en ont gémi, de même
sans doute que les judéo-chrétiens de l'an 70 re-
gardèrent la destruction du temple comme la plus
sombre calamité. Mais la suite montrera combien ce
jugement est superficiel. Tout en pleurant sur la fin
de la Rome papale, le catholicisme en tirera les plus
grands avantages. A l'uniformité matérielle et à la
mort on verra succéder dans son sein la discussion,
le mouvement, la vie et la variété.
FIN DE VANTBCHBIST
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APPENDICE
DE LA VENUE DE SAINT PIERRE A ROME ET DU SEJOUR
DE SAINT JEAN A ÉPHÈSE.
Tout le monde convient que, dès la fin du second
siècle, la croyance générale des Églises chrétiennes était
que Tapôtre Pierre souffrit le martyre à Rome, et que
Tapôtre Jean vécut à Éphèse jusqu'à un âge avancé. Les
théologiens protestants, dès le xvi* siècle, se prononcèrent y
vivement contre le voyage de saint Pierre à Rome*. Quant à
l'opinion du séjour de Jean à Éphèse, c'est seulement de
nos jours qu'elle a trouvé des contradicteurs.
La raison pour laquelle les protestants attachèrent tant
d'importance à nier la venue de Pierre à Rome est facile
à saisir. Durant tout le moyen âge, la venue de Pierre à
Rome fut la base des prétentions exorbitantes de la papauté.
Ces prétentions se fondaient sur trois propositions qu'on
tenait pour être de foi : \^ Jésus conféra lui-môme à Pierre
i. La première thèse à cet égard est de 1520. Luther ne Papprouva
pas. Flacius Illyricus, Saumaise readirent ropinion dont il s*agit clas-
sique dans l'école protestante.
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5Sa L*ANTECHRIST.
j^une primauté dans son Église; 2* cette primauté a dû se
1 transmettre aux successeurs de Pierre; Z^ les successeurs
de Pierre sont les évoques de Rome, Pierre, après avoir
' résidé à Jérusalem, puis à Antioche, étant venu déûnitive-
^''"TQttent fixer son séjour à Rome. — Ébranler ce dernier fait,
c'était donc renverser de fond en comble l'édifice de la
théologie romaine. On y dépensa beaucoup de savoir ; on
montra que la tradition romaine n'était pas appuyée sur
des témoignages directs bien solides ; mais on traita
légèrement les preuves indirectes; on s'engagea surtout
dans une voie fâcheuse à propos du passage / Pelri^ v, 13.
Que Baêu^wv en ce passage désigne réellement Babylone
sur l'Euphrate, c'est là une thèse insoutenable, d'abord parce
que vers cette époque « Babylone », dans le style secret
des chrétiens, dé^^igne toujours Rome; en second lieu, parce
que le christianisme au i^' siècle sortit à peine de l'empire
romain et se répandit fort peu chez les Parthes.
Pour nous, la question a bien moins d'importance qu'elle
n'en avait pour les premiers protestants S et elle est plus
facile à résoudre avec impartialité. Nous ne croyons nulle-
ment que Jésus ait eu le dessein d'établir un chef dans son
Église, ni surtout d'attacher cette primauté à la succession
épiscopale d'une ville déterminée. L'épiscopat, d'abord,
n'existait guère dans la pensée de Jésus ; en outre, s'il fut
une ville au monde, parmi celles dont Jésus connut le
nom, à laquelle il ne pensa pas pour y attacher la série des
chefs de son Église, c'est sans doute Rome. On lui eût pro-
bablement fait honeur, si on lui eût dit que cette ville de
i. La dernière et la plus savante forme des doutes protestants sur
ce point se trouve dans les deux essais de M. Lipsius : Chronologie der
rœmischen Bischôfe bis xur Mitte der vierten Jahrhun(Urtt (Kiel, 1800}
Diê QuêUen der rœmischen Petrussage (Kiel, 1872). «.^ 1
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APPENDICE. 553
perdition, cette cruelle ennemie du peuple de Dieu, se tar-
guerait un jour de sa royauté satanique pour réclamer le
droit d'hériter du nouveau titre de puissance fondé par le
Fils. Que Pierre ait été à Rome, ou qu'il n'y ait pas été,
cela n'a donc pour nous aucune conséquence morale ou
politique ; c'est là une curieuse question d'histoire ; il n'y
faut chercher rien de plus.
Disons d'abord que les catholiques se sont exposés aux
objections les plus péremptoires de la part de leijrs adver-
saires avec leur malheureux système de la venue de Pierre f
à Rome en Tan 42, système emprunté à Eusèbe et à saint i
Jérôme, et qui porte la durée du pontificat de Pierre à f
vingt-trois ou vingt-quatre ans. Rien de plus inadmissible.
Il suffit, pour ne garder aucun doute à cet égard, de consi-
dérer que la persécution dont Pierre fut l'objet à Jérusalem
de la part d'Hérode Agrippa I {Act., xii) eut lieu Tannée
même où mourut Hérode Agrippa, c'est-à-dire en Tan hh *
(Jos.,i4fî(., XIX,viii, 2)*. Apollonius l'anti-montaniste* (fin
du n* siècle), Lactance' (commencement du iv«), ne croyaient
pas non plus certainement que Pierre eût été à Rome en 42, .
le premier, quand il affirme avoir appris par tradition que
Jésus-Christ avait défendu à ses apôtres de sortir de Jérusa-
lem avant douze ans révolus depuis sa mort ; le se:x)nd , quand
il dit que les apôtres employèrent les vingt-cinq années
qui suivirent la mort de Jésus-Christ à prêcher l'Évangile
dans les provinces, et que Pierre ne vint à Rome qu'après
l'avènement de Néron. Il serait superflu de combattre lon-
guement une thèse qui ne peut plus avoir un seul défen-
seur raisonnable. On peut aller beaucoup plus loin, en effet.
1. Voir Ut Apôtres, p. 249.
2. Cité parEusèle, H. -B., V, xvin, 14.
3. De morUbus persecutorum, 2.
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551 L'ANTECHRIST.
et affirmer que Pierre n'était pas encore venu à Rome quand
Paul y fut amené, c'est-à-dire en Tan 61. L'épître de Paul
aux Romains, écrite vers Tan 58, ou du moins qui n'a pas
pu être écrite plus de deux ans et demi avant l'arrivée de
Paul à Rome, est ici un argument très-considérable ; on ne
concevrait guère saint Paul écrivant aux fidèles dont saint
^ . Pierre était le chef, sans qu'il fit la moindre mention de ce
dernier. Ce qui est encore plus démonstratif, c'est le der-
nier chapitre des Actes des apôtres. Ce chapitre, surtout les
\f^ versets 12^29, ne se comprennent pas, si Pierre était à Rome
quand Paul y arriva. Tenons donc pour absolument certain
que Pierre ne vint pas à Rome avant Paul, c'est-à-dire avant
l'an 61, à peu près.
Mais n'y vint-il pas après Paul 7 Voilà ce que les cri-
tiques protestants n'ont jamais réussi à prouver. Non-seu-
lement ce voyage tardif de Pierre à Rome n'offre aucune
impossibilité, mais de fortes raisons militent en sa faveur.
Je crois que les personnes qui liront notre récit avec suite
trouveront que tout s'arrange assez bien dans cette
hypothèse. Outre que les témoignages des Pères du u* et
du m* siècle ne sont pas sans valeur dans la question,
voici trois raisonnements dont la force ne me parait pas à
dédaigner.
1^ Upe chose incontestable, c'est que Pierre est mort
martyr. Les témoignages du quatrième Évangile, de Clément
Romain, du fragment qu'on appelle Canon de Muratori, de
Denys de Corinthe, de Caîus, de Tertullien ne laissent aucun
doute à cet égards Que le quatrième Évangile soit apo-
cryphe, que le xxi« chapitre y ait été ajouté postérieure-
ment; n'importe. 11 est clair que nous avons, dans les versets
où Jésus annonce à Pierre qu'il mourra du même supplice
1. Voir ci-dessus, p. 1S6 et suiv.
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APPENDICE. 555
que lui, l'expression d'une opinion établie dans les Églises
avant Tan 120 ou 130, et à laquelle on faisait des allusions
comme à une chose connue de tous. Or on ne se figure ^
pas que saint Pierre soit mort martyr ailleurs qu'à Rome. "
Ce n'est guère qu'à Rome, en effet, que la persécution de
Néron eut de la violence. A Jérusalem, à Antioche, le
martyre de Pierre s'explique beaucoup moins bien.
2* Le second raisonnement se tire du verset v, 13, de
répltre attribuée à Pierre. « Babylone, » en ce passage, dési-
gne évidemment Rome. Si l'épître est authentique, le pas-
sage est décisif. Si elle est apocryphe, l'induction qui se
tire dudlt passage n'est pas moins forte. L'auteur, en effet,
quel qu'il soit, veut faire croire que l'ouvrage en question
est bien l'ouvrage de Pierre. Il a dû par conséquent, pour
donner de la vraisemblance à sa fraude, disposer les cir-
constances de lieu d'une façon conforme à ce qu'il savait
et à ce que l'on croyait de son tencips sur la vie de Pierre. •
Si, dans une telle disposition d'esprit, il a daté la lettre
de Rome, c'est que l'opinion reçue au temps où cette
lettre fut écrite était que saint Pierre avait résidé à Rome.
Or, en toute hypothèse, la I« Pétri est un ouvrage fort
ancien, et qui jouit très-vite d'une haute autorité *.
30 Le système qui sert de base aux Actes ébionites de
saint Pierre est aussi bien digne de considération. Ce système
nous montre saint Pierre suivant partout Simon le Magi- *•
cien (entendez par là saint Paul) pour combattre ses fausses
doctrines. M. Lipsius* a porté dans l'analyse de cette
curieuse légende une admirable sagacité de critique. Il a
1. Voir rintrodactioo en tète de ce yolume, p. vu.
2. Rœmische Petrussage, p. 13 et suiv., surtout p. 16, 18, 41-42. Cf.
Recognit., I, 74; III, 65; Épitre apocryphe de Clément à Jacques, en tête
des HoméUes, cb. 1.
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556 L»ANTECHRIST.
montré que la base des rédactions diverses qui nous en
sont arrivées fut un récit primitif, écrit vers l'an 130,
récit dans lequel Pierre venait à Rome pour vaincre Si-
mon-Paul au centre de sa puissance, et trouvait la mort,
après avoir confondu ce père de toutes les erreurs. Il
paraît difficile que l'auteur ébionite, à une date aussi
reculée, eût pu donner tant d'importance au voyage
de Pierre à Rome, si ce voyage n'avait pas eu quelque
réalité. Le système de la légende ébionite doit avoir un
fond de vérité, malgré les fables qui s'y mêlent. Il est
très-admissible que saint Pierre soit venu à Rome, comme
il vint à Antioche, à la suite de Paul et en partie pour neu-
traliser son influence. La communauté chrétienne, vers
l'an 60, était dans un état d*âme qui ne ressemblait en
rien à la tranquille attente des vingt années qui suivirent
la mort de Jésus. Les missions de Paul et les facilités que
les Juifs trouvaient dans leurs voyages avaient mis à la
mode les expéditions lointaines. L'apôtre Philippe est de
même désigné par une tradition ancienne et persistante
comme étant venu se fixer à Hiérapolis.
Je regarde donc comme probable la tradition du séjour
de Pierre à Rome ; mais je crois que ce séjour a été de courte
durée, et que Pierre souffrit le martyre peu de temps après
son arrivée dans la ville éternelle. Une coïncidence favorable
à ce système est le récit de Tacite, Annales, XV, 44. Ce récit
ofire une occasion toute naturelle pour y rattacher le mar-
tyre de Pierre. L'apôtre des judéo-chrétiens fit sans doute
partie de la catégorie des suppliciés que Tacite désigne par
crucibus affixi, et ce n^est pas sans raison que le Voyant
de l'Apdcalypse place « les apôtres ^ » parmi les saintes
i. Apoc, xvnr, \
1
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APPENDICE. 557
victimes de l'an 6A, qui applaudissent à la destruction
de la ville qui les a tués.
La venue de Jean à Éphèse, ayant une valeur dogma-
tique bien moins considérable que la venue de Pierre à
Home, n'a pas excité d'aussi longues controverses. L'opi-
nion généralement reçue jusqu'à ces derniers temps était
que l'apôtre Jean, fils de Zébâdée, mourut très-vieux dans
la capitale de la province d'Asie. Même ceux qui refusaient
de croire que durant ce séjour l'apôtre eût écrit le quatrième
Ëvangile et les épîtres qui portent son nom , môme ceux
qui niaient que l'Apocalypse fût son ouvrage, continuaient
de croire à la réalité du voyage attesté par la tradition.
Le premier, Lûtzelberger, en 1840, éleva sur ce point des
doutes raisonnes ; mais il fut peu écoulé. Des critiques
auxquels on ne peut pas reprocher un excès de crédulité,
Baur, Strauss, Schwegler, Zeller, Hilgenfeld, Volkmar, tout
en faisant une large part à la légende dans les récits sur
le séjour de Jean à Éphèse, persistèrent à regarder comme
historique le fait même de la venue de l'apôtre en ces
parages. C'est en 1867, dans le premier volume de sa Vie de^\/ \y
Jésus ^, que M. Keim a dirigé contre cette opinion tradi- *
tionnelle une attaque tout à fait sérieuse. La base du sys-
tème de M. Keim est qu'on a confondu Preshyteros Johannes
avec Jean l'apôtre, et que les récits des écrivains ecclésias-
tiques sur celui-ci doivent s'entendre du premier. Il fut
suivi par MM. Wittichen et Holtzmann. Plus récemment
M. Scholten, professeur à l'université de Leyde, dans un
travail étendu, s'est efforcé de ruiner les unes après les
autres toutes les preuves de la thèse autrefois reçue, et de
1. Pages 161-107. Comparez tomem (1871-72), p. 41-45, 477, notes.
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5S8 L'ANTECHRIST.
démontrer que l'apôtre Jean n*a jamais mis les pieds en
Asie*.
L'opuscule de M. Scholten est un vrai chef-d'œuvre d'ar-
gumentation et de méthode. L'auteur passe en revue, non-
seule ment tous les témoignages qu'on allègue pour ou contre
la tradition, mais encore tous les écrits où il pourrait et, selon
lui, où il devrait en être question. Le savant professeur de
Leyde avait été autrefois d'un avis différent. Dans ses longues
argumentations contre l'authenticité du quatrième Évan-
gile, il avait fortement insisté sûr le passage où Polycrate
d'Éphèse, vers la fin du second siècle, présente Jean comme
ayant été en Asie une des colonnes du parti juif et quar-
todéciman. Mais ce n'est pas à un ami de la vérité qu'il en
coûte, dans ces difficiles questions, de se modifier et de se
réformer.
Les arguments de M. Scholten ne m'ont pas convaincu.
Ils ont mis le voyage de Jean en Asie au nombre des faits
douteux ; ils ne l'ont pas mis au nombre des faits certai-
nement apocryphes; je trouve même que les chances de
vérité sont encore en faveur de la tradition. Moins probable,
selon moi, que le séjour de Pierre à Rome, la thèse du
•séjour de Jean à Éphèse garde sa vraisemblance, et je
pense que, dans plusieurs cas, M. Scholten a fait preuve
d'un scepticisme exagéré. Comme je me suis plus d'une
fois permis de le dire, un théologien n'est jamais un cri-
tique parfait. M. Scholten a l'esprit trop élevé pour se
laisser jamais dominer par des vues d'apologétique ou de
dogmatique; mais le théologien est si habitué à subor-
donner le fait à l'idée, que rarement il se place au simple
^ i. De apostel Johannes in Klein-Axië. Leyde, 187L M. Holtzmann a
repris la question daus sa Krittk der Eph, und Kolosserbtiefe (Leipzig,
1872), p. 314-324.
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APPENDICE. 559
j337-T)oint de vue de l'historien. Depuis vingt-cinq ans, en parti-
culier, nous voyons l'école protestante libérale se laisser
emporter à des excès de négation, où nous doutons que la
science laïque, qui ne voit en ces études que de simples
recherches intéressantes, doive la suivre. La situation reli-
gieuse en est venue à ce point qu'on croit rendre la défense y
des croyances surnaturelles plus facile en faisant bon
marché des textes et en les sacrifiant largement qu'en
maintenant leur authenticité. Je suis persuadé qu'une cri-
tique dégagée de toute préoccupation théologique trouvera
un jour que les théologiens protestants libéraux de notre
siècle ont été trop loin dans le doute, et qu'elle se rappro- j
chera, non certes pour l'esprit, mais pour quelques résul- '
tats, des anciennes écoles traditionnelles.
Entre les écrits passés en revue par M. Scholten, l'Apo-
calypse tient naturellement le premier rang. C'est ici le
point où l'illustre critique se montre le plus faible. De trois
choses l'une : ou l'Apocalypse est de l'apôtre Jean,— ou elle
est d'un faussaire qui a eu l'intention de la faire passer pour
un ouvrage de l'apôtre Jean, — ou elle est d'un homonyme de
l'apôtre Jean, tel que Jean-Marc ou l'énigmatique PresbyUros
Johannes. Dans la troisième hypothèse, il est clair que l'Apoca-
lypse n'a rien à voir avec le séjour de l'apôtre Jean en Asie;
mais cette hypothèse est bien peu plausible, et en tout cas,
ce n'est pas celle qu'adopte M. Scholten. M. Scholten est
pour la seconde hypothèse. 11 croit l'Apocalypse apocryphe
à la manière du livre de Daniel ; il pense que le faussaire
a voulu, selon un procédé très-ordinaire chez les juifs du
temps, se couvrir du prestige d'un personnage respecté, qu'il
a choisi l'apôtre Jean comme une des colonnes de l'Église de
Jérusalem, et qu'il s'est présenté aux Églises d'Asie sous ce
nom vénérable. Un tel faux ne se concevant guère du vivant
de l'apôtre, M. Scholten admet que Jean était mort avant 68.
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560 L'ANTECHRIST.
Mais ce système renferme de vraies impossibilités. Quoi
qu'il en soit de l'authenticité de l'Apocalypse, j'ose dire
que les arguments qu'on tire de cet écrit pour établir la
vérité d'un séjour de Jean en Asie sont aussi forts dans la
seconde des hypothèses ci-dessus énoncées que dans la
première. 11 ne s'agit pas ici d'un livre se produisant
comme le livre de Daniel, d3S siècles après la mort de
l'auteur à qui on l'attribue. L'Apocalypse fut répandue
parmi les fidèles d'Asie dans l'hiver de 68 -69, pendant que
les grandes luttes entre les généraux pour la compétition de
l'empire et l'apparition du faux Néron de Cythnos tenaient
tout le monde dans une attente fiivreuse. Si l'apôtre Jean
était mort, comme le veut M. Scholten, c'était depuis p3U;
en tout cas, dans l'hypothèse de M. Scholten, les fidèles
d'Éphèse, de Smyrne, etc., savaient parfaitement à cette
date que l'apôtre Jean n'avait jamais visité l'Asie. Quel
accueil durent-ils faire au récit d'une vision donnée comme
ayant eu lieu à Patmos, à quelques lieues d'Éphèse, récit
adressé aux sept principales Églises d'Asie par un homme
qui est censé connaître les replis cachés de leur conscience,
qui distribue aux unes les plus durs reproches, aux autres
les él )ges les plus exaltés, qui prend avec elles le ton d'une
autorité incontestée, qui se présente comme ayant été le co-
partageant de leurs souffrances, si cet homme n'avait jamais
été ni à Patmos ni en Asi'3, si leur imagination se l'était tou-
jours représenté sédentaire à Jérusalem? 11 faut supposer le
faussaire doué de bien peu de sens pour avoir créé de gaieté
de cœur à son livre de telles raisons de défaveur. Pourquoi
place-t-il à Patmos la scène de la prophétie? Cette île n'avait
eu jusque-là aucune importance, aucu le signification. On n'y
abordait jamais que quand on allait d'Éphèie à Rome ou
de Rome à Éphèse. Pour ces sortes de traversées, Patmos
offrait un très-bon port de relâche, à une petite journée
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APPENDICE. 561
d*Éphëse. C'était la première ou la dernière escale, selo
les règles de la petite navigation décrite dans les Actes, et
dont le principe essentiel était de s'arrêter autant que
possible tous les soirs. Patmos ne pouvait être un but
de voyage; un homme allant à Éphèse ou venant d'Éphèse
a seul pu y toucher. Même en admettant la non-authen-
ticité de l'Apocalypse, les trois premiers chapitres de
ce livre constituent donc une forte probabilité en faveur
de la thèse du séjour de Jean en iVsie, de la même ma-
nière que la /** Pétri, même apocryphe, est un très-bon
argument pour le séjour de Pierre à Rome. Le faussaire,
quelle que soit la crédulité du public auquel il s'adresse,
cherche toujours à créer pour son écrit des conditions
où il soit acceptable. Si l'auteur de la /* Pelri se croit
obligé de dater son écrit de Rome; si l'auteur de TApoca-
lypse se figure donner un boa exorde à sa vision en la
faisant écrire au seuil de l'Asie, presque en face d'Éphèse,
et en l'adressant avec des conseils qui rappellent ceux d'un
directeur de conscience aux Églises d'Asie, c'est que Pierre
a été à Rome, c'est que Jean a été en Asie. Denys d'Alexan-
drie, dès la un du m^ siècle,'sentit parfaitement ce que la
question ainsi posée avait d'embarrassante Éprouvant
contre l'Apocalypse cette antipathie que ressentirent tous les
Pères grecs possédés du véritable esprit hellénique, Denys
accumule les objections contre l'attribution d'un pareil
écrit à l'apôtre Jean ; mais il reconnaît que l'ouvrage ne
peut avoir été composé que par un personnage ayant vécu
en Asie, et il se rabat sur les homonymes de l'apôtre ; tant
ressort avec évidence cette proposition que l'auteur vrai
ou supposé de l'Apocalypse s'est trouvé en rapport avec
l'Asie.
1. Cf. Eusèbe, H:^E., VII, 25.
36
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562 L'ANTECHRIST.
La discussion de M. Scholten, relative au texte de
Papias, est très-importante. C'a été le sort de cet âp^^aîoç
(Mif d*étre mal compris, depuis Irénée, qui en fait à tort cer-
tainement un auditeur de l'apdtre Jean, jusqu'à Eusèbe, qui
suppose à tort aussi qu'il a connu directement Preshyteros
Johannes. M. Keim avait déjà montré que le texte de Papias
bien entendu prouve plutôt contre que pour le séjour de
Tapôtre Jean en Asie. M. Scholten va plus loin; il conclut
du passage en question que môme Preshyteros Johannes
n'a pas demeuré en Asie. 11 croit que ce personnage, distinct
pour lui de Tapôtre Jean, demeurait en Palestine et était
contemporain de Papias. Nous convenons avec M. Scholten
que, si le passage de Papias est correct, il est une objec-
tion contre le séjour de l'apôtre en Asie. Mais est-il cor-
rect? Les mots vi ti twawyiç ne sont-ils pas une interpola-
tion? A ceux qui trouveraient ce retranchement arbitraire, je
répondrai que, si Ton maintient yi tv îoflfwTiç, les mots ot Toiï
xupiou (XraOriTai, placés après ÀptdTioïv xal 6 irpèdétÎTepoç
ia>awy]ç, font de la phrase de Papias un ensemble bizarre et
incohérent. Ce qui confirme pourtant les doutes de M. Schol-
ten, c'est un passage de Papias cité par Georges Hamarto-
lus\ et d'après lequel Jean aurait été tué par les Juifs. Cette
tradition parait avoir été créée pour montrer la réalisation
f d'une parole du Christ (Matth., xx, 23; Marc, x, 39); elle
n'est pas conciliable avec le séjour de Jean à Éphèse, et si
Papias l'a vraiment adoptée *, c'est qu'il n'avait pas la
i. Publié pour la première fois par M. Tabbé Nolte, dans la Theol,
Quartalschnft (journal de théologie cathoUque de Tubiogne), 1862,
p. 466. Cf. Holtimann, Krilik der Eph> und KoL, p. 322 ; Keim, Gesch.
Jêsu von Nazara, III, p. 4i-45, note; et les nouvelfes observations
de M. Scholten, Thêologisch Tijdschrift (Amsterdam et Lcyde), 1872,
p. 325 et suiv.
2. n reste sur ce point quelque doute. Georges Hamartolul ajoute
qu*Origène était également de cet avis; ce qui est tout à fait faux. Voir
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APPENDICE. 563
moindre notion de la venue de Jean dans la province d'Asie.
Or il serait bien surprenant qu'un homme zélé comme Pa-
pias pour la recherche des traditions apostoliques eût ignoré
un fait aussi capital, qui se serait passé dans le pays même
qu'il habitait.
L'omission de toute mention relative au séjour de Jean en
Asie dans les épitres attribuées à saint Ignace et dans Hégé-
sippe donne certainement à réfléchir. A partir de l'an 180, au
contraire, la tradition est déflnitivement fixée. Apollonius
Tanti-montaniste, Polycrate, Irénée, Clément d'Alexandrie,
Origène n'ont pas un doute sur l'honneur insigne dont la
ville d'Éphèse a joui. Parmi les textes qu'on peut alléguer*,
deux sont surtout remarquables : celui de Polycrate, évoque
d'Éphèse (vers 196) et celui d'Irénée (même temps), dans sa
lettre à Florinus. M. Scholten se débarrasse trop légèrement
du texte de Polycrate. 11 est grave de trouver à Éphèse au
bout d'un siècle la tradition si nettement affirmée. « Le
peu d'esprit critique de Polycrate, dit M. Scholten, ressort
de cette circonstance qu'il nous présente Jean comme
orné du ireraXov, faisant ainsi remonter par anachronisme
jusqu'à l'âge apostolique l'usage existant déjà de son temps ^
de reporter à l'évêque chrétien la dignité de grand prêtre. »
Autrefois M. Scholten n'en jugeait pas ainsi; il voyait dans
ce ir^TaXov, et dans le titre de Upeuç donné à l'apôtre Jean
par Polycrate, la preuve que l'apôtre fut en Asie le chef du
parti judéo-chrélien. Il avait raison. Le TOraXov, loin d'être
un insigne épiscopal du second siècle, n'est attribué qu'à
deux personnages, et à deux personnages du i*^' siècle, savoir
Origène, In Matth., tomus XVI, 6. Héracléon met aussi Jean parmi les
apôtres martyrs. Clém. d*Alex., Strom., IV, 9. Des faits comme le miracle
deThuile bouillante et le passage Apec, i, 0, suffisaient pour Justifier
de telles assertions.
1. Voir ci-dessus, p. 207-208, note.
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564 L'ANTECHRIST.
à Jacques et à Jean, tous deux appartenant au parti judéo-
chrétien, et que ce parti crut exalter en leur aitribuant les
prérogatives des grands prêtres juifs. M. Keim et M. Schol-
ten reprochent également à Poljcrate de croire que le Phi-
lippe qui viut se ûxer à Hiérapolis avec ses ûlies prophétesses
est l'apôtre Philippe. Je crois que Polycrate a raison, et que,
si Ton compare attentivement le verset Actes, xxi, 8, aux
passages de Papias, de Proclus, de Polycrate, de Clément
d'Alexandrie, sur Philippe et ses filles résidant à Hiérapolis*,
on se convaincra que c'est de Tapôtre qu'il s'agit. Le verset
des Actes a tout l'air d*uue interpolation. M. Hoitzmann'
semble adopter sur ce point l'hypothèse que j'avais proposée
dans mes Apôtres; j'y tiens plus que jamais.
Le passage le plus curieux des Pères de l'Église sur
la question qui nous occupe est le fragment de l'épître
d'irénée à Florinus, qu'Eusèbe nous a conservé*. C'est
une des belles pages de la littérature chrétienne au se-
cond siècle : « Ces opinions-là, Florinus, ne sont pas d'une
saine doctrine;... ces opinions ne sont pas celles que
te transmirent les anciens qui nous ont piécédés et qui
avaient connu les apôtres. Je me souviens que, quand
j'étais enfant, dans l'Asie inférieure, où tu brillais alors par
ton emploi à la cour, je l'ai vu près de Polycarpe, cher-
chant à acquérir son estime. Je me souviens mieux des
choses d'alors que de ce qui est arrivé depuis, car ce
que nois avons appris dans l'enfance croît avec l'âme,
s'identifie avec elle ; si bien que je pourrais dire l'endroit
où le bienheureux Polycarpe s'asseyait pour causer, sa
démarche, ses habitudes, sa façon de vivre, les traits de
1. Voir ci-dessus, p. 342-344, et les Apôtres, p. IH, ncte.
2. Judenthum und Christentkum, p. 710.
3. Hist, ecd., V, 20.
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APPENDICE. 565
son corps, sa manière d'entretenir Tassistance, comment il
racontait la familiarité qa*il avait eue avec Jean et avec
les autres qui avaient vu le Seigneur. Et ce qu'il leur avait
entendu dire sur le Seigneur, et sur ses miracles, et sur sa
doctrine, Polycarpe le rapportait, comme Tayant reçu des
témoins oculaires du Verbe de vie, le tout conforme aux
Écritures. Ces choses, grâce à la bonté de Dieu, je les
écoutais dès lors avec application, les consignant non sur
le papier, mais dans mon cœur, et toujours, grâce à
Dieu, je les recorde authentiquement. Et je peux attester,
en présence de Dieu, que si ce bienheureux et apostolique
vieillard eût entendu quelque chose de semblable à tes doc-
trines, il aurait bouché ses oreilles et se serait écrié selon
sa coutume : « bon Dieu, à quels temps m'as-tu réservé,
« pour que je doive supporter de tels discours I » et il eût
pris la fuite de Teniroit où il les aurait ouïs. )>
On voit qu'Irénée ne fait point ici appel, comme dans la
plupart des autres passages où il parle du séjour de l'apôtre
en Asie, à une tradition vague ; il retrace à Florinus des
souvenirs d'enfance sur leur maître commun Polycarpe;
un de ces souvenirs est que Polycarpe parlait souvent
de ses relations personnelles avec l'apôtre Jean. M. Scholten
a bien vu qu'il faut ou admettre la réalité de ces rapports,
ou déclarer apocryphe Tépître à Florinus. 11 se décide pour
ce second parti. Ses raisons m'ont paru faibles. Et d'abord,
dans le livre Contre les hérésies^, irénée s'exprime presque
de la môme manière que dan3 la lettre à Florinus. La prin-
cipale objection de M. Scholten se tire de ce que, pour
expliquer de telles relations entre Jean et Polycarpe, il faut
supposer à Tapôtie, à Polycarpe, à Iréoée une extraordi-
naire longévité. Je ne suis pas très-frappé de cela. Jean
1. Adv» hœr. g Ul, m, 4.
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566 L'ANTECHRIST.
peut n'être mort que vers Tan 80 ou 90. Irénée écrivait
vers 180. Irénée était donc à la même distance des der-
nières années de Jean que nous le sommes des dernières
années de Voltaire. Or, sans aucun miracle de longévité,
notre confrère et ami M. de Rémusat a parfaitement connu
Tabbé Morellet, qui lui parlait longuement de Voltaire.
La difficulté que l'on croit trouver dans le fait rapporté par
Irénée vient de ce que l'on place le martyre de Polycarpe
en 166, 167, 168 ou 169, sous Marc-Aurèle. Polycarpe avait
à ce moment-là quatre-vingt-six ans; il serait donc né
Tan 80, 81, 82 ou 83, ce qui le ferait bien jeune à la mort
de Jean. Mais la date du martyre de Polycarpe doit être
réformée. Ce martyre eut lieu sous le proconsulat de Qua-
dratus. Or M. Waddington a démontré d'un façon qui ne
laisse guère de place au doute que le proconsulat de Qua-
dratus en Asie doit être placé en 15/i-155, sous le règne
d'Antonin le Pieux*. Polycarpe serait donc né en 68 ou 69;
si l'apôtre a vécu jusqu'en 90, ce à quoi rien ne s'oppose
(il pouvait avoir une dizaine d'années de moins que Jésus),
il n'est pas invraisemblable que Polycarpe ait eu dans son
enfance des entretiens avec lui. Ce ne sont pas les Actes
du martyre de Polycarpe qui assignent pour date à ce
martyre le règne de Marc-Aurèle; c'est Eusèbe qui, par un
calcul erroné, dont M. Waddington rend très-bien compte,
a cru que le proconsulat de Quadratus tomba sous ce règne.
Une difficulté au système chronologique que nous venons
d'exposer est le voyage que Polycarpe iit à Rome sous le
pontificat d'Anicet*. Anicet, selon la chronologie reçue, de-
i. Dans les Mém, de VAcoiL des inscr, et belles-lêUres, t. XXVI
2« partie (1867), p. 232 et sui?. Comp. Waddington, Fastes des provinces
asiatiques fl87«), !'• partie, p. 219-2^1.
2. Eusèbe, Bist. eccl, iv, 14; Chron,, à Tannée <55.
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APPENDICE. 567
vint évoque de Rome en Tan 154 au plus lot. On est donc un
peu serré pour trouver une place au voyage de Polycarpe.
Les résultats de M. Waddington paraissant décisifs, s'il
fallait, pour être conséquent à ces résultats, reculer un
peu l'arrivée d'Anicet au pontificat, on ne devrait pas hésiter,
vu surtout que les listes pontificales offrent un trouble à cet
endroit, et que plusieurs listes mettent Anicet avant Plus. Il
est regrettable que M. Lipsius, qui a donné récemment un
très-bon travail sur là chronologie des évoques de Rome
jusqu'au iv« siècle, n'ait pas connu le mémoire de M. Wad-
dington; il y eût trouvé la matière d'une importante dis-
cussion.
M Est-il vraisemblable, dit M. Scholten, qu'un vieillard
déjà presque centenaire ait entrepris un tel voyage, et
cela dans un temps où il était plus pénible de voyager que
de nos jours? » — Les voyages d'Éphèse ou deJSmyrne à
Rome étaient ce qu'il y avait de plus facile. Un négociant
d'Hiérapolis nous apprend dans son épitaphe* qu'il a fait
soixante-douze fois le voyage d'Hiérapolis en Italie en dou-
blant le cap Malée ; ce négociant continua par conséquent ses
traversées jusqu'à un âge aussi avancé que celui où Polycarpe
fit son voyage de Rome. De telles navigations en été (on
voyageait très-peu pendant l'hiver) n'entraînaient aucune
fatigue. 11 est possible que Polycarpe ait exécuté son voyage
à Rome pendant Tété de 15/i, et ait souffert le martyre à
Smyrne le 23 février 155*. L'hypothèse de M. Keim^ d'après
laquelle le Jean qu'aurait connu Polycarpe ne serait pas Jean
Papôtre, mais PresbyUros Johannes, est pleine d'invraisem-
blances. Si ce Presbyteros fut, comme nous le croyons, un
1. Corpus inscr, grœcarum, n* 3920.
2. Mém. de VAcad., vol. cité, p. 240.
3. Geschichte Jesu von Natara, I, p. 161 et suiv.
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568 L*ANTëCHR1ST.
\f" personnage secondaire, disciple de Jean Tapôtre, florissant
de Tan 100 à l'an 120 à peu près, la confusion de Polycarpe
ou d'Irénée serait inconcevable. Que le Presbyteros ait été
vraiment un homme de la grande génération apostolique,
un égal des apôtres, qu*on ait pu confondre avec eux,
nous avons dit ailleurs nos objections contre ce système ^
Ajoutons que môme alors l'erreur de Polycarpe ne serait
pas beaucoup plus facile à expliquer.
Une des parties les plus curieuses de l'opuscule de
M. Scholten est celle où il revient sur ia question du qua-
trième Évangile, qu'il a déjà traitée avec tant de dévelop-
pement, il y a quelques années. Non-seulement M. Scholten
n'admet pas que cet Évangile soit l'œuvre de Jean ; mais
encore il lui refuse toute relation avec Jean; il nie que Jean
soit le disciple nommé plusieurs fois dans cet Évangile avec
mystère et désigné comme « le disciple que Jésus aimait )>.
Selon M. Scholten, ce disciple n'est pas un personnage
réel. Le disciple immortel qui, en opposition avec les autres
disciples du maître, doit vivre jusqu'à la fin des siècles
par la force de son esprit, ce disciple dont le témoignage,
reposant sur la contemplation spirituelle, est d'une authen-
ticité absolue, ne doit être identifié avec aucun des apôtres
gaiiléens; c'est un personnage idéal. 11 m'est tout à fait
impossible d'admettre cette opinion. Mais ne compliquons
pas une question difiicile par une autre plus difiicile encore.
M. Scholten a ébranlé plusieurs des étais sur lesquels on
appuyait autrefois l'opinion du séjour de l'apôtre Jean en
Asie ; il a prouvé que ce fait ne sort pas de la pénombre
où nous entrevoyons presque tous les faits de l'histoire
apostolique ; en ce qui concerne Papias, il a soulevé une
objection à laquelle il n'est pas facile de répondre; néan
1. Voir rintrodaction en tète de ce volume, p. iiui-iivi.
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APPENDICE. 569
moins, il n'a pas réfuté tous les arguments qu'on peut allé-
guer en faveur de la tradition. Les premiers chapitres de
TApocalypse, la lettre d'Irénée à Florinus, le passage de
Polycrate restent trois bases solides, sur lesquelles on ne
saurait édifier une ceriitude, mais que M. Scholten, mal-
gré sa dialectique pressante, n'a pas renversées.
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TABLE
DES MATIÈRES
Pages.
Introduction. — Critique des principaux docihekts originaix
EMPLOYAS DANS CE LIVRE I
Cbap.
I. Paul captif à Rome 1
II. Pierre il Rome 26
III. État des Églises de Judée. — Mort de Jacques 46
IV. Dernière activité de Paul 73
V. Les approches de la crise 109
Vf. L'incendie de Rome 123
vir. Biassacre des chrétiens. — L*6Sthétique de Néron 153
VIII. Mort de saint Pierre et de saint Paul 182
IX. Le lendemain de la crise 202
X. La révolution en Judée 226
XI. Massacres en Syrie et en Égj'pte 249
XII. Vespasien en Galilée. ^ La terreur à Jérusalem , fuite des
chrétiens 264
xiir. Mort de Néron 301
XIV. Fléaux et pronostics 321
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572 TABLE DES MATIÈRES.
Chap. Pages.
XV. Les apôtres en Asie 340
xvr. L'Apocalypse 380
XVII. Fortune du livre 454^
w III. Avènement des Flavius 481
XIX. Ruine de Jérusalem 50O
XX. Conséquences de la ruine do Jérusalem 525
Appbrdicb. — Db la vb?icb de saint Pierre a Rohb et dc s^cr
DE saint Jean a Éphèse ^t .^. . . '. . . 551
V
PARIS. — J. CLAYE, I ll»PK 1 M B U I» , "7, RUB SA IM T*BX)C OIT, — 118331
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