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The Ontario Instituts
for Studies in Education
Toronto, Canada
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NOS FILI.ES ET NOS FILS
COLLECTION HETZEL
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NOS FILS
SCENES ET ETUDES DE FAMILLE
P A R
ERNEST LEGOUVÉ
DE l'académie française
ILLUSTRATIONS DE P. PHILIPPOTEAUX
1 'in;^l'quatrième cdilion
Ouvra{?e adopté par le Ministère de l'Instruction publique
pour les Bibliothèques scolaires, populaires, des écoles normales
et des lycées ;
honoré d'une souscription et choisi par la Ville de Paris
pour ses distributions de prix.
lUIîLIOTJIÈOUE
D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. IH'TZEL ET C", i8, RUE JACOB
i'AUlS
Droil» do traducUon cl (!«■ re|troi!uclion réservé».
OUVRAGES DU MÉiME AUTEUR
Nos FILLES ET NOS FILS. 24^ édition, I vol. in-i8 3 »
Les PÈRES ET LES ENFANTS AU XIX* SIÈCLE.
Enfance et adolescence. 49" édition, i vol. in- 18. 3 »
Les pères et les enfants au xix* siècle.
La jeunesse. 16*^ édition, i vol. in-18 3 •
Conférences parisiennes, t édition, i vol. in-18 ........ 3 »
L'art de la lecture, i vol. in-18, 46'' édition 3 «
Une élève de seize ans. 8« édition, i vol. in-18 3 »
Epis et Bleuets. 3° édition, i vol. in-18 3 >-
La Lecture en action. 14* éditiofi, i vol. in-18 3 »
Soixante ans de Souvenirs. ii« édition, 4 vol. in-18 3 »
Histoire morale des femmes, io" édition, 3 vol. in-18 3 »
Petit traité de lecture a haute voix, à l'usage des écoles
primaires, in-18, 16'' édition i »
L'Alimentation morale pendant le siège, in-18 » 25
Les deux misères, in-18 » 25
Les Epaves du naufrage, in-18. . » 20
Samson et ses élèves, in-18 2 «
Lamartine, in-18 i 5o
Maria Malibran, in-18 » 75
La Question des femmes, in-18 i »
Une Education de jeune fille : »
35170. — Imprimerie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
A MES TROIS PETITS-ENFANTS
MAURICE — GEORGES — GEORGINA
Je vous dédie ce livre à vous trois, car c'est à
vous trois que je le dois. Il comprend et parcourt
vos trois âges; il va de tes dix ans, ma petite
Georgina, jusqu'à tes vingtans, mon cher Maurice,
en passant par tes seize ans, mon cher Georges.
Nos causeries, nos petits voyages, les espérances
ou les craintes que vous m'avez inspirées, les inci-
dents de notre vie de famille, m'ont fourni la matière
de ce volume. C'est tantôt un récit, tantôt une bio-
graphie, tantôt une étude morale, tantôt la mise en
scène de quelque défaut que j'ai glané derrière les
sermonnaires ou les moralistes, tantôt, enfin, quel-
1
A MES TROIS PETITS-ENFANTS.
que problème d'éducation dont je cherche la solu-
tion. Tel chapitre te paraîtra peut-être un peu
sérieux, ma chère Georgina, mais tu le liras, parce
que tu y retrouveras tes frères. Telle scène de
famille te semblera un peu enfantine, mon cher
Maurice, mais tu t'y plairas, parce que tu y recon-
naîtras ta sœur.
Tout écrivain a deyant lui, dès qu'il prend la
plume, un auditoire fictif auquel il s'adresse. Je
m'imagine toujours, par exemple, votre ami Hetzel,
entouré, en écrivant ses albums, d'un petit peuple
de bambins, un peu barbouillés, assez peu habillés,
lui venant aux genoux, tendant vers lui leurs bras,
leurs bouches, leurs yeux émerveillés, pendant que
lui, penché vers eux, il embrasse l'un, il gronde
l'autre, et leur parle à tous dans cette langue char-
mante qu'il a comme retrouvée sur leurs lèvres
et dont il a gardé le secret. Mon auditoire est un
peu plus mêlé et un peu plus grave, puisqu'il se
compose de trois auditoires, je pourrais même dire
de quatre, car derrière nos filles et nos fils, je vois
leurs parents, et mon ambition, pour ces intimes
récits, serait que les petits pussent s'y plaire et les
grands en profiter.
E. Legouv^
NOS FILLES
ET
NOS FILS
DEUX MAMANS DIPLOMATES
A Madame Vigo^RoussUlon.
Le Pouliguen, 22 août 4875.
Que Marguerite fût la plus mignonne petite
fille du nionde, c'est ce que sa mère. M'"* Dubreuil,
pense sans le dire, et ce que tous ses amis disent
en le pensant. Pourtant Marguerite a un grand
défaut : elle ne veut pas absolument parler anglais.
En vain a-t-on fait venir pour elle une bonne de
Londres, en vain sa mère lui parle-t-elle anglais le
plus qu'elle peut ; la malicieuse fillette écoute sa
mère, écoute sa bonne, les regarde, les comprend,
se met à rire, mais, quant à prononcer elle-même un
seul mot, jamais; pourquoi?... Oh! pourquoi?...
Devinez donc pourquoi les enfants font ou ne font
pas les choses ; ils n'en savent rien. Ce qu'on peut
dire, c'est que ce n'est pas, de la part de Margue-
rite, fétichisme national, culte exagéré pour sa
NOS FILLES ET NOS FILS.
langue maternelle ! Oh î non ! elle en use très
familièrement avec l'idiome de ses pères... La
grammaire régente peut-être jusqu'aux rois, comme
dit Molière, mais elle ne régente pas Marguerite.
L'autre jour, elle arrive à sa mère, un peu hon-
teuse. Son petit pantalon était déchiré, et déchiré
non pas aux genoux, non pas aux jambes, non pas
sur le devant... où donc alors? Devinez! Quand
un pantalon déchiré ne l'est ni à droite, ni à gauche,
ni par devant... il faut nécessairement qu'il le soit
au... autre part! Marguerite avait donc sa petite
culotte déchirée là! Étonnement de M'"' Dubreuil,
gronderie de M""* Dubreuil. « Maman ! ce n'est pas
ma faute ! nous jouions sur la grande côte. Il y
avait de grands rochers. J'ai été forcée de descendre
en ni asseoir, » Que voulez-vous répondre à cela?..,
Marguerite a aussi du goût pour les néologismes.
Si elle est trop près de la table, elle dit : Déproche-
moi. Marguerite apporte aussi une logique rigou-
reuse dans les conjugaisons. Sous prétexte qu'on
dit : Je viens, tu viens, elle dit toujours à sa bonne :
Vienez donc ! Quelquefois c'est à nos grands poètes
du xvii^ siècle qu'elle emprunte ses expressions,
et quand approche l'heure du coucher , elle se rap-
pelle sans doute la fable du Savetier et du Financier,
car elle dit qu'elle a les yeux pleins de dormir.
Le croiriez-vous ? il n'y a pas jusqu'aux règles de
la grammaire latine dont elle ne s'inspire pour colo-
rer son langage, et, avant-hier, ayant reçu de sa
mère un catalogue de fleuriste enrichi d'images de
plantes et de fleurs : « Je le cache, a-t-elle dit,
parce que, si les bourdons viendront, ils mangeront
mes fleurs. »
DEUX MAMANS DIPLOMATES.
Comment expliquer qu'avec cette liberté dans
l'emploi de la langue française, on ne veuille pas
absolument parler l'anglais? Je n'en sais rien, mais
cela est. M'"" Dubreuil a cependant employé un
moyen tout-puissant. La grande joie de Marguerite,
sa grande récompense. . . quand, elle a été très. . . très
sage dans la journée, c'est d'aller trouver sa mère
dans son lit le matin. Elle arrive, marchant tout
doucement sur le tapis, en chemise, pieds nus,
vers les sept heures, et vient regarder si sa mère
dort encore. Je dois ajouter que, pour en être plus
sûre, si les yeux sont fermés, elle les ouvre tout
doucement avec ses doigts, et à peine le sourire
a-t-il paru sur les lèvres de la mère, à peine le Je veux
bien prononcé, Marguerite se glisse dans le lit...
Non ! s'y glisse n'est pas le bon mot, il faut dire
qu'elle s'y fourre, s'y niche, s'y blottit !.. . Il faut
emprunter des comparaisons aux petits oiseaux, si
on veut peindre un enfant dans les bras de sa mère,
d'autant plus que les mères ont un art merveilleux
pour faire un nid avec leurs bras. Une fois là toutes
deux, côte à côte, les grandes causeries commen-
cent. « Raconte-moi des histoires de quand tu étais
petite!,,. » Rien n'amuse autant Marguerite que de
se représenter sa mère à son âge à elle, de se la
figurer en robe courte, ses cheveux sur les épaules,
• 1 surtout en pénitence! M'"* Dubreuil est très habile
il se donner dans le passé des défauts qu'elle n'a
jamais eus, pour corriger Marguerite de ceux qu'elle
a, et Marguerite se prête très bien à la fiction sans
en être dupe.
« Je me rappelle, disait M"'" Dubreuil, qu'un
jour maman m'a bien grondée I
NOS PILLES ET NOS FILS.
— Est-ce que ta maman était sévère ?
— Ah ! je crois bien !
— Plus sévère que toi?
— Bien plus sévère !
— Ah! . . . Qu'est-ce que tu avais donc fait ?
— J'avais dit h un monsieur qui m'avait ap-
porté un joujou :
« Merci, monsieur, ton joujou est bien laid !... »
Marguerite avait fait précisément cette réponse
la veille. .
« Mais, maman, si tu le trouvais laid !
— C'est égal ! quand quelqu'un vous fait un
cadeau, on doit toujours avoir l'air de le trouver
beau, on doit toujours avoir l'air d'être contente !
— Ah!... mais comment fait-on pour avoir
l'air? Moi, je ne sais pas... »
Qui fut bien embarrassée ? qui fut bien heureuse
d'être embarrassée ? qui eut une folle envie de baiser
bien tendrement Marguerite pour cette réponse?...
M™* Dubreuil ! Mais elle se contint. Une de ses
maximes était de ne jamais louer dans sa fille un
mot gentil, et surtout un mot naïf. Louer la naï-
veté, c'est la détruire ! Enfin, un jour, avec cette per-
sévérance qui fait des mères de si admirables insti-
tutrices, M"® Dubreuil pensa que son lit serait peut-
être une excellente salle d'anglais, et qu'à l'aide de
ces causeries du matin, elle pourrait arracher à son
entêtée, sans qu'elle s'en aperçût, quelques should,
quelques could et quelques th, La voilà donc qui en-
tame une histoire où elle entremêle d'abord ha-
bilement les deux adjectifs qui enchantaient le plus
Marguerite. C'était l'adjectif pcaV et l'adjectif ^ranif.
Quand sa mère lui parlait d'un grand... grand
DEUX MAMANS DIPLOMATES.
arbre de Noël, ou d*un grand... grand ogre, Mar-
guerite ouvrait les yeux, Marguerite ouvrait la bou-
che, Marguerite étendait les bras, comme si elle avait
voulu se hausser jusqu'à la taille de ce géant!...
Puis, quand M""* Dubreuil passait à la description
d'une petite fée... d'un petit oiseau...
« Petit comme quoi ? disait Marguerite.
— Tout petit ! tout petit !
— Comme ça? disait l'enfant en montrant son
petit doigt.
— Encore plus petit !
— Gomme ça? reprenait-elle en descendant
jusqu'à l'ongle.
— Encore plus petit ! . . . »
Et à mesure que la mère rapetissait l'objet, Mar-
guerite tâchait aussi de se rapetisser. Elle rape-
tissait ses yeux en les clignant. Elle rapetissait sa
bouche en la plissant comme un petit o tout rond ;
elle rapetissait ses bras en les serrant contre son
corps ; elle rapetissait sa voix en parlant tout bas...
tout bas!... on aurait dit qu'elle avait peur de
faire trop de bruit et d'effrayer la petite créature
imaginaire que sa mère lui décrivait. Ce que voyant
et voyant aussi l'indescriptible émotion de plaisir
où en était arrivée Marguerite, M'"* Dubreuil jugea
le -moment favorable pour jeter adroitement, c'est-à-
dire comme par hasard, quelques petits mots d'an-
glais et en provoquer d'autres... Mais Marguerite se
révoltant s'écria :
« Ah ! si tu me prends tout mon amusant pour
ton ennuyeux d'anglais, ce n'est pas juste !.,. »
Et voilà encore une fois la descente en Angle-
terre manquée !
NOS FILLES ET NOS FILS.
Sur ces entrefaites, M'"' Dubreuil vint s'éta-
blir pour deux mois au Pouliguen.
Le Pouliguen est un séjour de bains de' mer fort
original. Figurez-vous sur une plage toute de sable,
juste en face de la mer, une suite de petits chalets
élevés sur de petites terrasses et entourés de ver-
dure . A Theure de la pleine mer , les baigneurs et
baigneuses, en costume de bain, sortent par une
porte percée au bas de chaque terrasse, ou même
enjambent la balustrade (je parle des garçons),
courent à la mer ou y descendent selon leur âge, s'y
jettent, puis, le bain pris, ils remontent, tout ruis-
selants, par le même chemin, et vont se rhabiller
chez eux. Cette façon de se baigner ajoute oeau-
coup à la facilité des relations ; se rencontrer une
fois par jour dans ce costume abrège forcément le
cérémonial des présentations, et c'est ce qui fait
qu'on peut appeler le Pouliguen une plage de famille.
Vous devinerez donc sans peine l'accent de joie
de M™^ Dubreuil, lorsqu'un jour, rentrant dans son
petit chalet, elle dit à son mari :
« Bonne nouvelle !... le chalet voisin du nôtre est
occupé depuis hier par une famille anglaise.
— Eh bien?
— Eh bien, il y a dans cette famille une petite
fille de l'âge de Marguerite.
— Eh bien?
— Eh bien, je vais tâcher que Marguerite fasse
connaissance avec cette petite fille, joue avec cette
petite fille...
— Je comprends ! s'écria M. Dubreuil, et qu'elle
parle anglais avec cette petite fille ! . . . Parfait ! . . . Rien
n'apprend une langue étrangère aux enfants comme
DEUX MAMANS DIPLOMATES.
de la parler avec d'autres enfants !... Cela vaut tou-
tes les gouvernantes du monde. Six semaines de
conversation lui en enseigneraient plus qu'un an de
leçons ; seulement les Anglais ne se lient pas faci-
lement, et j'ai bien peur...
— Laisse-moi faire! » répondit M'"^ Dubreuil
avec confiance.
Voil. donc M. Dubreuil plein d'espoir, et voilà.
M""® Dubreuil descendant sur le grand champ de ma-
nœuvres des mères, sur la plage. La dame anglaise
y était déjà avec sa petite fille. M"^ Dubreuil s'ins-
talle... ni trop près, ni trop loin, juste à la distance
convenable pour ne pas trop marquer l'intention
d'entrer en relations, et en même temps pour saisir
l'occasion, si elle se présente. Le bonheur veut que
la petite Anglaise ait oublié sa pelle pour creuser
le sable ; ses doléances commencent.
« Prête ta pelle à la petite fille, » dit tout bas
et vivement M""® Dubreuil à Marguerite... Mar-
guerite hésitant, M"^ Dubreuil dépouille sans pitié
sa progéniture au profit de l'étrangère; la progé-
niture crie bien un peu, mais la mère lui renfonce
ses cris en lui en promettant une plus grande. La
petite Anglaise demeure tout interdite devant la
pelle qu'on lui a mise dans la main ; mais la mère,
saluant M""^ Dubreuil de Tair le plus gracieux, dit à
l'enfant :
« Remerciez madame, Mary. »
Mary répond par un gentil petit Thank you,
inadami qui fait bondir de joie le cœur de M""^ Du-
breuil ; le Thanlc you était de l'accent le plus pur!...
Un instant après, la dame vint remettre elle-même
la pelle à Marguerite, en y ajoutant de très aimables
i.
10 NOS FILLBS ET NOS FILS.
remerctments. M"'* Dubreuil rentra triomphante
chez elle. . . et du plus loin qu'elle aperçoit son mari :
« Le premier pas est fait!... La glace est
rompue ! s'écrie-t-elle.
— Et moi, reprend le mari, j*ai joliment travaillé
de mon côté.
— Comment cela?
— En allant pêcher à la loubine, j*ai vu un
monsieur qui péchait en lace de moi... C'était le
père. . . la chance a voulu qu'il ait perdu tous ses
cancres mous !
— Qu'est-ce que c'est que cela, les cancres
mous!
— L'appât pour la loubine... Je lui offre les
miens, il les accepte... avec reconnaissance, et nous
échangeons quelques paroles de bonne grâce,
— Cela va! s'écrie M""* Dubreuil, cela va!...
Demain je dirai à Marguerite de demander à la
petite fille la permission déjouer à son tas...
— Qu'est-ce que c'est que cela, son tas ?
— Son tas de sable. . . puis ensuite nous ver-
rons! n
En effet, après quelques jours de saluts gracieux
d'une terrasse à l'autre, de bons services de voi-
sinage offerts à propos par M. et M™* Dubreuil, et
acceptés avec un empressement tout à fait antibri-
tannique par la dame anglaise , M™* Dubreuil jugea
l'affaire mûre et tenta un coup décisif. Voyant la
petite Anglaise sur la plage avec sa bonne, elle dit
à Marguerite :
« Va lui demander si elle veut venir goûter avec
loi aujourd'hui dans notre jardin. »
Marguerite part en courant et revient bientôt.
DEUX MAMANS DIPLOMATES. ii
« Eh bien?
— La dame veut bien !
— Dubreuil! Dubreuil!... s*écrie M"* Dubreuil,
la mère consent ! la mère consent !
— Tu en es sûre? dit le père; c'est bien éton-
nant de la part d'une Anglaise !
— Demande-le à Marguerite.
— Oui, dit Marguerite, c'est vrai ! la dame veut
bien ! et je suis joliment contente ! car elle consent
à la condition que nous ne parlerons jamais que
français!,,. »
M'"* Dubreuil tomba consternée sur son siège.
« Je comprends! s'écria M. Dubreuil, en écla-
tant de rire. Voilà le pourquoi des saints gracieux
de notre voisine ! . . . Vous jouiez toutes deux le même
jeu ! . . . c'est admirable ! . . . »
A ces éclats de rire, la dame anglaise s'était
rapprochée de la terrasse. M. Dubreuil alla vers
elle et lui dit gaiement :
« Mes rires vous étonnent, madame, et vous
désireriez peut-être en savoir la cause.
— C'est vrai.
— Eh bien, je ris de ma femme !
— De votre femme?... répondit en souriant la
dame anglaise ; de votre femme et de moi?
— Oh ! madame !
— Convenez-en ; j'ai tout deviné.
— Eh bien, avouez que c'est une bien amu-
sante histoire!... Ma femme rêvant une maîtresse
d'anglais dans votre petite fille, pendant que vous
rêviez une maîtresse de français dans la nôtre !
— Et nos politesses mutuelles!... reprit la dame,
anglaise.
12 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Deux diplomates en face Tun de Tautre i
Talleyrand et Metternich ! . . . »
Cette bonne hunieur inattendue les ayant tous
mis à Taise, M. Dubreuil reprit :
« Eh bien, madame, si vous m*en croyez, chan-
geons de théorie. Une véritable Anglaise comme
vous ne peut pas être pour le système prohibitif.
Vous ne pouvez pas vouloir mettre l'embargo sur
la bouche de votre fille et défendre l'exportation des
jolies petites marchandises anglaises qui en sortent :
ce serait du blocus continental. »
La dame anglaise se mit encore à sourire.
« Faisons mieux; rendons la liberté à nos en-
fants! Laissons-les parler comme elles voudront!
Aucune n'y perdra, et une au moins y gagnera. Si
on ne parle qu'anglais, ce sera ma fille; si on ne
parle que français, ce sera la vôtre ; mais, ou je me
trompe fort, ou ce sera toutes les deux.
— Vous croyez ?
— Sans doute. Pourquoi miss Mary refuse-t-elle
de parler français, et pourquoi Marguerite a-t-elle
horreur de prononcer un mot d'anglais? Parce que
nous le leur imposons comme une leçon. Mettons
de côté le règlement, le commandement, la con-
trainte; au lieu d'une surveillante rébarbative
chargée de les rappeler à l'ordre, laissons venir entre
nos deux enfants un intermédiaire aimable comme
elles, d'autant plus instructif qu'il n'enseigne jamais,
d'autant plus persuasif qu'il ne prêche jamais... et
grâce auquel les enfants s'instruisent de la façon dont
ils s'instruisent le mieux, sans s'en apercevoir...
— Et quel est donc cet intermédiaire? reprit la
dame anglaise.
DEUX MAMANS DIPLOMATES. 13
— Le jeu, madame ! le jeu ! On ne le bénit pas
assez. On ne l'honore pas assez. On ne s'en sert pas
assez. Fions-nous à lui ! vous verrez ce qu'il fera en
six semaines pour nos fillettes, vous verrez quel joli
article il ajoutera pour elles au traité du libre
échange. »
Ainsi fut fait; mais qu'arriva-t-il ? Bien autre
chose que ce qui avait été prévu. La dame anglaise
était, ainsi que M""* Dubreuil, une de ces mères pour
qui l'amour maternel n'est pas une affaire de vanité
ou de plaisir, ni même seulement un devoir, mais
un sujet perpétuel de sérieuses et tendres préoc-
cupations ; toutes deux avaient sans cesse la con-
science en éveil. Le rapprochement de leurs filles
les rapprocha; elles se confièrent leurs craintes, leurs
espérances, leurs désirs. Différentes de caractère,
elles s'éclairèrent, elles se consolèrent, elles se ras-
surèrent, elles se soutinrent l'une l'autre. Et quand
l'arrivée de l'automne les sépara, petits et grands
emportaient une bien précieuse acquisition : les filles
savaient une langue de plus, les mères avaient
une amie de plus ; amitié sainte et toute semblable
à l'affection des fidèles qui s'aiment en Dieu s elles
s'aime ient en leurs enfants.
14 NOS FILLES ET NOS FILS.
« A MADAME LA REINE »
C'était vers d.838. M. G..., chef d'institution,
travaillait dans son cabinet. Son domestique lui
apporte la carte d'un monsieur qui désire lui parler.
« Faites entrer, » dit-il avec empressement.
Que peut donc lui vouloir le secrétaire des com-
mandements de la reine?
« Monsieur, vous avez dans votre institution un
çnfant nommé Maurice Grenier?
— Oui, monsieur.
— Agé de dix ans ?
— Oui, monsieur.
— Qui vient d'entrer en cinquième?
— Oui, monsieur.
— Oserais-je vous demander quel enfant il est?
— Bon petit sujet, ne ressemblant pas aux autres
enfants.
— Oh! cela, je le croîs! Et ses parents?
— Peu riches et s'imposant de grands sacri-
fices pour l'éducation de leur fils... Mais, à mon
tour, oserais-je vous demander, monsieur, quel
intérêt vous prenez à cet enfant?
— Cet enfant a écrit à la reine.
— A la reine !
— Et c'est elle qui m'envoie vers vous et vers
lui pour lui apporter sa réponse.
— Maurice a écrit à la reine! Pourquoi? qu'a-
t-il osé lui dire?
A MADAME LA REINE. 15
— Voici la lettre.
« Madame la reine,
« Comme on dit que vous êtes la maman de
tous les Français, je vous écris pour vous dire que
j'ai très envie d'avoir un Robinson suisse. Papa m'en
avait bien promis un, pour le jour où j'aurais dix
ans, mais voilà que j'ai dix ans et deux mois et
que je n'ai toujours pas mon Robinson. Ça m'ennuie
parce qu'on dit que c'est très amusant, et que
j'avais dit à mes camarades que je l'aurais. Alors,
j'ai eu l'idée de vous le demander; parce qu'on dit
que vous êtes très bonne. D'ailleurs, je connais votre
fils, le petit qui est encore en sixième, car j'ai com-
posé à côté de lui, à preuve qu'il m'a jeté de la con-
fiture d'abricots sur mon pantalon. Vous pouvez lui
demander, il vous dira que c'est vrai. Enfin, madame
la reine, j'ai très, très envie d'avoir Robinson suisse^
et si vous me l'envoyez, vous me ferez beaucoup
de plaisir.
« Votre très respectueux sujet,
» Maurice Grenier, n
Vous devinez bien le dénoûment : le secrétaire
des commandements apportait le livre. On appela
Maurice. 11 fut encore plus embarrassé et plus sur-
pris que joyeux. 11 n'osait prendre le volume. Son
maître de pension fit semblant de le gronder. Le
secrétaire des commandements lui défendit de la
part de la reine de dire que c'était elle qui lui avait
16 NOS FILLES ET NOS TILS. .
envoyé ce livre. Mais il n'y tint pas et le dit à tous
ses camarades. La reine, dans les huit jours qui sui-
virent, reçut dix lettres de demandes pareilles, mais
elle n'envoya plus son secrétaire des comman-
dements à l'institution G..,
L'ART D'ETRE GRAND'MERE
A Madame Jenny Sauvan.
On ne rend pas assez justice aux grand'mères.
On ne voit trop souvent en elles que l'affection qui
gâte; elles représentent aussi l'affection qui guide.
Une maison où le fauteuil de l'aïeule est vide, n'est
jamais une maison tout à fait pleine; car, avec
l'aïeule, s'assied au foyer domestique le passé, c'est-
à-dire un trésor d'expérience, de patience, de pré-
voyance, que la tendresse maternelle elle-même ne
saurait suppléer. La grand'mère complète la mère ;
qu'est-ce donc quand elle la remplace? Nous avons
tous vu de ces coups subits qui mettent l'aïeule au
rang de chef de famille. Alors, être grand'mère de-
vient un art. II ne suffit pas d'aimer, il faut diriger,
conseiller, instruire ; cette éducation de l'enfant par
l'aïeule offre plus d'un trait particulier. C'est un de
ces exemples que je voudrais montrer dans ce cha-
pitre, en racontant l'histoire d'une grand'mère et
de son petit garçon.
L'ART D'ÊTRE GRAND-MÈRE. H
SI.
'Nous appellerons le petit garçon Joseph. Il avait
perdu sa mère en naissant, son père deux ans après,
et il fut recueilli par sa grand'mère, âgée de soixante-
dix ans, qui se chargea de l'élever. Lourd fardeau
à un si grand âge ! Mais il arriva alors ce qui ar-
rive quelquefois : la grand'mère redevint jeune pour
soigner cet enfant. Elle rompit avec toutes les habi-
tudes et tous les besoins de la vieillesse ; plus d'heures
régulières de repos, de repas, de lectures. Tout fut
subordonné à son petit-fils. Elle plaça le berceau
près de son lit ; elle ne craignit pas de troubler son
sommeil de septuagénaire par le voisinage agité du
sommeil de l'enfant. Elle se levait chaque fois qu'il
l'appelait. Tombait-il malade, elle s'installait à son
chevet, et passa quelquefois plusieurs nuits sans se
coucher. Chose étrange ! sa santé n'en souffrit pas.
Le cœur fait de ces miracles ; non seulement il sou-
tient le corps, mais il le retrempe. Elle trouva le
moyen d'être à la fois mère et grand'mère : mère,
par l'activité et la vaillance du dévouement ; grand'-
mère, par je ne sais quoi, je ne dirai pas de plus
tendre, mais de plus attendri.
Ses soins ne furent pas perdus. L'enfant était
affectueux, câlin, expansif, avec un tour d'esprit
assez singulier. Le jour où il eut sept ans, il entra
tout radieux chez sa grand'mère, en s'écriant :
«Quel bonheur! mes péchés comptent!» Il y avait
un meuble qui jouait un grand rôle dans son exis-
tence : c'était une vieille bergère en velours d'U-
trecht jaune. Cette bergère , placée au coin du feu,
18 NOS FILLES ET NOS FILS.
servait de siège habituel à la vieille dame ; mais il
en fallait toujours la moitié à Joseph. Il n'était con-
tent que quand, niché dans cette bergère trop étroite
pour deux, bien serré contre sa grand'mère, son petit
bras passé autour de sa taille, son jeune visage tout
proche de ces joues ridées qu'il embrassait vingt
fois dans un quart d'heure, il lui disait : « Et main-
tenant, raconte-moi des histoires d'autrefois... » Il
y avait bien longtemps de cet autrefois-là, mais
la vieille dame avait été témoin de si grandes et
de si affreuses choses dans son enfance, qu'elle ne
les avait jamais oubliées ! Entrée comme demoiselle
de compagnie dans une grande famille de la cour
de Louis XVI, elle avait vu Marie-Antoinette à
Trianon, et, par un hasard terrible, dix ans plus tard,
elle s'était trouvée sur son passage le jour où celle-
ci monta surl'échafaud. Elle avait gardé un morceau
du pain qu'on mangeait à Paris pendant la Terreur,
et quand elle le montrait à l'enfant, il le prenait pour
du charbon. Elle avait vu, chez un de ses parents,
quelques-uns des hommes les plus célèbres de ce
temps-là, Vergniaud, Mirabeau, Barnave ; elle les
avait entendus parler, et, décrivant à l'enfant leurs
figures, lui racontant leurs entretiens, leurs gesies,
elle lui rempHssait l'esprit de toutes les images de ce
grand et terrible passé. L'histoire, racontée par les
parents, est bien plus vivante que celle des livres ;
mais les récits d'une grand'mère, ou d'un aïeul,
se gravent en traits encore plus ineffaçables dans
l'esprit de l'enfant, parce qu'ils l'entretiennent de
choses plus éloignées encore, plus différentes de ce
qu'il voit, et son imagination les grandit en raison
même de la différence et de l'éloignement.
L'ART D'ÊTRE GRAND»MÈRB. 19
Ces récits finis : « Maintenant, mon petit Joseph,
à toi ! lui disait-elle ; lis-moi un journal. » L'enfant
savait très bien lire depuis l'âge de cinq ans ; c'était
elle qui le lui avait appris. Savez-vous avec quelle
méthode? Avec une méthode qui n'avait rien de
très scientifique, avec un bonhomme de pain d'épice.
Joseph aimait beaucoup le pain d'épice; ce que
voyant, sa grand'mère, en femme d'esprit pratique,
imagina, le jour où il eut cinq ans, de lui apprendre
ses lettres, en plaçant tout à côté de l'alphabet un
grand bonhomme de pain d'épice. Il était de profil,
avait un chapeau de général et un sabre au côté ; sa
figure et tout son corps étaient, à l'endroit, noirs
et luisants comme du vernis, mais l'envers était
d'un jaune mat et pâle; son nez avançait beaucoup
plus que ses pieds, qu'on pouvait trouver petits pour
sa taille.
« Tu vois bien ce personnage, dit la vieille dame
à Joseph; il assistera à toutes nos leçons; mais
toutes les fois que la leçon aura été bonne, tu auras
le droit d'en manger un morceau ; tu commenceras
par où tu voudras. » Les premiers jours, ce voisi-
nage troubla Joseph ; le bonhomme était beaucoup
plus grand comme bonhomme de pain d'épice, que
Joseph comme enfant, de façon que Joseph se faisait
l'effet du petit Poucet à côté de l'ogre ; mais bientôt,
l'idée de manger l'ogre le rassura, et la septième
leçon ayant été bonne, sa grand'mère lui dit : « Tu
peux commencer. » Il saisit immédiatement le nez.
C'est toujours par le nez que les enfants vous pren-
nent ; sans doute parce que le nez, comme m'a
dit quelqu'un, est le manche de la figure. Après
le nez, c'est le menton qui y passa, puis le chapeau
20 NOS FILLES ET NOS FILS. .
militaire, puis enfin, à la suite de longs efforts et
de plus d'une alternative de bonnes et de mauvaises
leçons, au bout de quatre mois de travail, l'enfant
savait lire, et les deux talons du général, devenus
un peu durs avec l'âge, mais gardant toujours bon
goût, disparurent dans la bouche du petit lecteur,
comme dernier gage de sa victoire. Je ne demande
pas de brevet pour cette méthode; mais la vieille
dame montra, en l'employant, une profonde con-
naissance des enfants : elle avait pris appui à la fois
sur un défaut et sur une qualité ; sur la petite gour-
mandise de l'enfant, et sur son goût pour tout ce qui
était singulier. La présence de cet assistant muet,
qui allait toujours s'écornant, comme la lune, mettait
son esprit en gaieté, tenait son imagination en éveil,
et les deux grands moyens d'instruction pour les
enfants sont, on le sait, l'imagination et les yeux.
S 2.
La besogne de la vieille dame n'était pas toujours
aussi facile. Une grand'mère a plus de peine qu'une
mère à élever un garçon. Cette grande distance d'âge
entre l'institutrice et l'enfant affaiblit ou gêne leurs
rapports. Us ne sont pas du même temps; ils ne
vivent pas au milieu des mêmes idées ; ils ne parlent
pas tout à fait la même langue. La grand'mère est
presque toujours trop près ou trop loin de son petit-
fils : trop loin, si elle reste dans la dignité sévère
de son âge; trop près, si elle veut descendre jus-
qu'à l'âge de l'enfant; elle s'y abaisse, s'y amoindrit,
et y perd ce qui est le principe même de l'éducation,
l'autorité. L'enfant, en face d'une grand'mère, se
L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRB. 21
sent instinctivement le plus fort. La vieille dame,
chez qui une vie de travail avait développé un grand
bon sens naturel, comprenait toutes ces difficultés, et
se trouvait souvent fort embarrassée, avec un enfant
qui avait toutes les effervescences , toutes les con-
tradictions, tous les soubresauts de l'enfance. Pour
abréger la longueur des soirées, elle lui avait appris
un jeu de sa jeunesse, un jeu très simple, mais très
fécond en péripéties, le jeu de la bataille. Eh bien,
Joseph était très mauvais joueur, c'êst-à-dire très
rageur, et même un peu tricheur. Tant qu'il gagnait,
il chantait, il riait, il se moquait de sa grand'mère,
enfin il avait le triomphe gai et insolent; mais, dès
que la chance tournait contre lui, il devenait gro-
gnon, sombre, colère; ce que voyant, la grand'mère
commençait à tricher, elle aussi, mais contre elle-
même , afin de faire gagner Joseph et de lui éviter
le tort d'être de mauvaise humeur. Faiblesse excu-
sable chez une grand'mère, une mère n*y fût jamais
tombée. Sans doute, mes chers petits, il est quel-
quefois de bonne politique de vous épargner l'oc-
casion d'une faute; mais, plus souvent, il faut savoir
vous mettre nettement en face de votre défaut, et
vous laisser avoir tort pour vous punir. La grand'-
mère de Joseph s'en aperçut bien. Plus il gagnait,
plus il voulait gagner et plus il trouvait insuppor-
table de perdre; si bien qu'un jour, la vieille dame
ayant gagné trois parties de suite, bien malgré elle,
Joseph prit les cartes et les jeta sur la table si vio-
lemment, qu'une d'elles effleura le visage de sa
grand'mère; après quoi, ce méchant enfant alla se
mettre dans un coin de la chambre, le visage tourné
contre la muraille, et frappant du pied avec colère.
22 NOS FILLES ET NOS FILS.
Cela dura dix minutes. Dix minutes, pour un enfant,
en valent bien quarante pour une grande personne.
Donc, au bout de ce temps, Joseph, qui, d avance,
s'était armé de fermeté contre les reproches de sa
grand'mère, étonné de ne pas être grondé, étonné
de ne rien entendre dans la chambre, baissa la
tête sans se retourner (sa dignité ne le lui per-
mettait pas), et regarda d'un œil, de dessous sous
son bras, pour voir ce qui se passait. Que vit-il?
Sa grand'mère, les mains jointes, avec de grosses
larmes lui coulant le long des joues. Vous concevez
bien qu'une seconde après, il était à genoux devant
elle, lui baisant les mains, implorant son pardon,
et lui demandant ce qu'elle faisait. « Joseph, lui
dit-elle très doucement, je pleure parce que tu as été
très méchant, et je prie pour que Dieu te fasse rede-
venir et rester bon. »
La chère vieille femme s'était servie des armes
de son âge. Une mère aurait puni ; elle, elle pleura,
et, grâce à la bonté de cœur de l'enfant, sa faiblesse
se trouva sa force, et ses larmes devinrent le plus
efficace des châtiments.
S».
Joseph avait atteint onze ans ; il fallut commencer
les études régulières. Sa grand'mère choisit à des-
sein, pour l'y placer, un établissement universi-
taire dont les élèves allaient au lycée, et qui étaifc
situé dans la même rue que sa maison, un peu plus
haut. Pourquoi un peu plus haut? pourquoi? Parce
que, de cette façon, les élèves, en allant au lycée le
matin à huit heures et en revenant à dix heures et
L'ART DfelRE GBAND'MÊRE. 23
demie, en y retournant à deux et en revenant à quatre,
passaient forcément devant les fenêtres de la vieille
dame, et qu'ainsi elle pouvait voir Joseph quatre fois
par jour. Le matin donc, hiver comme été, dès que
l'aiguille s'approchait de huit heures, la grand'mère
s approchait, elle aussi, de la fenêtre, et jetait vive-
ment les regards au haut de la rue. Personne ne
paraissait encore, car son cœur avançait toujours sur
sa pendule , et le froid du matin , le froid de 1 hiver,
frappait parfois durement son visage de soixante-
seize ans. N'importe. La fenêtre une fois ouverte,
elle ne la refermait plus ; elle aurait eu trop peur
de perdre une seconde de l'instant où, sans voir
encore son petit-fils, elle voyait déjà la troupe dont
il faisait partie. Enfin la porte de la pension s'ouvre ;
les premiers écoliers de la colonne paraissent ! Pen-
chée en dehors de la croisée, elle attend avec une
ardeur fiévreuse l'apparition de la petite casquette,
à laquelle elle a fait mettre un ornement particulier
pour l'apercevoir de plus loin ; au milieu de la troupe
qui approche, elle distingue Joseph des autres; il
lui fait signe de la main : ce sont leurs arrangements
particuliers; et quand il arrive devant ses fenêtres,
elle lui envoie un baiser. Chose étrange ! les écoliers
sont bien moqueurs; pas un ne pensait à se moquer
de la grand'maman. Ce petit manège avait, certes,
frappé leurs yeux; mais, dès qu'il leur fut expliqué,
il alla à leurs cœurs, et la raillerie s'arrêta sur leurs
lèvres. La Fontaine a dit : Cet âge est sans pitié; le
mot est vrai ; mais cette dureté n'est bien souvent
que de l'inintelligence. Ils sont sans pitié, parce
qu'ils ne comprennent pas. Ils torturent l'oiseau,
parce qu'ils ne savent pas qu'ils lui font du mal ;
24 NOS PILLES ET NOS FILS.
éclairez leur esprit, vous éclairerez bien souvent
leur cœur. Ces écoliers le prouvaient le samedi. Le
samedi était un grand jour ; les professeurs du lycée
donnaient les places de composition, le samedi. Ce
jour-là, la fenêtre de la grand'mère s'ouvrait dix
minutes plus tôt. L'enfant ne passait pourtant pas
avant l'heure ordinaire ; mais elle ne pouvait rester
paisjble dans sa chambre, car le samedi matin, au
retour de la classe, Joseph lui marquait avec ses
doigts son numéro de place, et sa place étant bonne
en général , une seule main suffisait pour tout dire.
Mais s'il était le premier!.,. Oh! alors, ce n'étaient
pas les doigts qui lui servaient de messagers télé-
graphiques, c'était une croix, une croix d'argent,
que recevait le premier^ et qu'il portait attachée par
une chaînette à, sa boutonnière pendant toute la
semaine. Jugez si, ce jour-là, Joseph, en passant
devant la fenêtre, agitait en l'air sa croix avec ivresse,
et si la vieille dame se contentait de lui envoyer un
seul baiser! Mais voici un fait plus singulier. Ce
jour-là, les écoliers qui étaient en tête de la colonne,
en arrivant devant la fenêtre, agitaient leurs mains
et les levaient en l'air, pour dire un peu plus tôt à
la grand'mère : « Votre petit-fils a la croix. » Non,
la jeunesse n'est pas aussi mauvaise qu'on le dit
quelquefois! Non, Dieu n'a pas voulu que l'âge de la
grâce, de la gentillesse, fût l'âge de la laideur morale!
Non, il n'a pas créé ce frais visage, ce malin sourire,
ce bon rire, ce clair regard, et tout cet éclat vermeil
de santé et de fraîcheur, pour recouvrir un fond de
méchanceté! Non, ce jardin fleurissant, ce vert pay-
sage ne cache pas un terrain aride! Le flot de bonté
est en dessous ! le flot de sympathie est en dessous !
L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRE. 35
S*il ne jaillit pas, c'est que nous ne savons pas le
faire jaillir. Creusez des puits artésiens, parents,
creusez des puits artésiens.
S h.
J'ai dit que la grand 'mère avait mené une vie'
de travail. Ruinée par une faillite, elle avait bra-
vement cherché dans un très modeste commerce une
aisance plus modeste encore, et y avait contracté de
sévères habitudes d'ordre et d'économie, que l'âge
avait encore développées en elle. C'était bien heu-
reux, car Joseph avait trop d'imagination pour avoir
de l'économie, et sa petite tête, toujours en mou-
vement, ne lui prêchait guère l'esprit d'ordre ; un de
ses oncles, à l'occasion de sa première communion,
lui donna une petite montre en argent qui avait
appartenu à un de ses cousins. La montre n'était
pas bien belle, la montre n'était pas bien bonne,
mais enfin elle marchait, elle faisait tic-tac, et ce tic-
tac enchantait tellement Joseph, qu'il passait la ré-
création h ouvrir la boîte de fond et à regarder le ba-
lancier. Mais les balanciers n'aiment pas qu'on les
regarde; cela les gêne dans leurs mouvements,
surtout quand, comme Joseph, on les regarde avec
les doigts. Est-ce cela? est-ce autre chose? Toujours
advint-il, un beau jour, que le balancier s'arrêta.
Voilà Joseph au désespoir. Il secoue la montre, il la
retourne dans tous les sens; rien ne réussit. Que
faire? comment raccommoder cette montre? Il se
rappelle alors que, quand il est malade, on le met
dans son lit, et que le médecin dit toujours : « Il
n*a qu'à rester bien tranquille; qu'on le tienne chau-
2« NOS FILLES ET NOS FILS.
dément, et cela ne sera rien. » Joseph s'en va donc
chercher, au fond d'une armoire, une vieille pantoufle
fourrée dont sa grand'mère ne se servait plus; il
y couche soigneusement sa montre, en se disant :
« Elle va se reposer, elle aura bien chaud , elle gué-
rira. » Au bout de huit jours, il court à la pantoufle,
il porte vivement la montre à son oreille : rien ! pas
le moindre bruit! Joseph n'en revenait pas; car il
avait tour à tour quatorze ans ou quatre ans, tant
il était resté crédule et naïf dès que sa petite tête
se montait. Il fallut bien pourtant tout avouer à la
grand'mère, qui fit raccommoder la montre, mais
déclara à Joseph qu'il n'en redeviendrait possesseur
que quand il serait devenu plus soigneux.
Malheureusement, son imagination lui jouait tou-
jours de mauvais tours et lui inspirait de singulières
idées.
A sa pension, il avait pour grand ami le fils d'un
capitaine de hussards. Un jour, un jeudi, jour de
récréation, l'ami de Joseph lui raconta, à lui et à
trois de ses camarades, comment les hussards avaient
les pantalons d'écurie les plus drôles du monde, en
coutil bleu, fendus du haut en bas sur le côté, et
rattachés dans toute la longueur par une foule de
petits boutons. Là-dessus, voilà la tête de Joseph
qui part et qui entraîne celle de tous ses cama-
rades.
« Comme ce serait amusant d'avoir un pantalon
pareil, fendu de haut en bas et rattaché par de petits
boutons! Si nous feîîdions les nôtres! s'écria Joseph.
— Oui ! oui ! commence !
— Je veux bien. Qui est-ce qui a un canif? »
Entre six ou huit gamins il y a toujours un canif.
L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRE. 27
Joseph se met à l'œuvre, et commence à découdre
sa culotte. Comment la recoudra-t-il? où aura-t-il
des boutons? qui les lui attachera? Il n*y pensait
même pas , tant il était absorbé par son travail et
enivré des acclamations enthousiastes de ses cama-
rades, qui Tentouraient , émerveillés. Juste au mo-
ment où il donnait le dernier coup de canif, un
domestique arrive, en disant : « On demande
M. Joseph au parloir; c'est sa grand'mère. » Quel
coup de foudre ! Les parents n'en font jamais d'au-
tres! Que devenir? Joseph ne peut cependant pas
paraître aux yeux de sa grand'mère avec son pan-
talon ouvert et flottant comme une bannière. Heureu-
sement, c'était un garçon de ressources. « Mes amis,
dit-il à ses camarades, cotisons-nous. Donnez-moi
vos mouchoirs et vos cravates. Je vais les attacher
autour de ma jambe droite, en guise de boutons. Et
si ma grand'mère me demande ce que c'est, je lui
dirai que c'est un jeu. » Ainsi fut fait. Le voilà qui
part, la jambe droite toute pavoisée de six ou sept
mouchoirs ou cravates de diverses couleurs, ce qui
leur donnait un petit air de drapeaux , et il entre
dans le parloir, marchant à la façon des crabes, de
côté, du côté gauche, de façon à dissimuler quelque
peu la jambe bariolée, et avec le faible espoir que
sa grand'mère ne s'apercevrait de rien. Autant aurait
valu prétendre dissimuler son nez au milieu de son
visage.
« Hé ! bon Dieu ! qu'est-ce que tu as îà?
— Ce n'est rien, grand'mère, c'est un jeu.
— Quel jeu?
— Le jeu des mouchoirB, grand'mère, un jtni
très joli. »
28 NOS FILLES ET NOS FILS.
Mais cette fiction ne put pas durer longtemps, et
bientôt la grand 'mère vit tout. « C'est bien, Joseph,
lui dit-elle froidement; va mettre un autre pantalon,
car tu ne peux pas rester ainsi, et je t'enverrai demain
une autre culotte à la place de celle-ci. » Le calme
de sa grand'mère le terrifia, a Justement, ajoutâ-
t-elle, j'avais mis trente francs de côté pour m'acheter
une bonne robe pour cet hiver; je les emploierai
pour ton pantalon.
— Mais, dit l'enfant pâlissant, et ta robe?
— Je m'en passerai.
— Mais tu auras froid.
— Que veux-tu? quand on ne peut pas faire autre-
ment!,
— Mais si tu tombes malade?
— Ce ne sera pas ma faute.
— Mais ce sera la mienne ! » s'écria l'enfant
avec désespoir. Et le voilà saisi d'une telle crise
de larmes, de sanglots, de remords, que la grand'-
mère, après l'avoir un peu consolé, l'avoir envoyé
changer de culotte et lui avoir juré de s'acheter une
robe, l'emmena pour l'après-midi, et, une fois chez
elle , lui dit : « Maintenant , assieds-toi là et écoute-
moi. »
L'enfant, très sérieux, s'assit et ouvrit les oreilles
bien grandes.
« Mon petit Joseph , tu arrives à douze ans ; te
voilà presque un homme : il est temps de te parler
raison. Mon enfant, il y a des défauts qui sont
des défauts , même pour les riches , mais que les
pauvres ne peuvent pas se permettre ; et le premier
de ces défauts-là, c'est le manque d'économie. Or,
sans être ce qu'on appelle pauvres, nous sommes
L'ART D'ÊTRE GRA^D•MÈRE. 2»
bien loin d'être riches, et ce n*est qu'à force
d'ordre et de Ksoin que j'arrive à faire honneur à
nos petites affaires. Tu me coûtes très cher, mon
ami. J'ai voulu que tu fusses placé dans une bonne
pension ; mais le prix de cette pension ne s'élève
pas à moins de quinze cents francs par an. Je tiens
à ce que tu sois aussi bien vêtu que tes camarades,
à ce qu'il ne te manque rien ni comme livres, ni
comme maîtres; mais je n'en viens à bout qu'en
m'imposant beaucoup de petits sacrifices, que j'au-
rais voulu te cacher toujours, mais qu'il faut que je
te révèle, puisque je n'ai que ce moyen de t'ap-
prendre le prix de l'argent. »
Joseph écoutait.
« Tu m'as toujours vue, mon ami, me lever,
pendant l'hiver, avant que notre petite servante
entrât dans ma chambre; tu m'as vue faire moi-
même mon feu; tu as remarqué, car les enfants
remarquent tout, que j'entourais soigneusement ma
bûche de derrière de cerdre mouillée, et, quant aux
bûches de devant, au lieu de les jeter l'une sur
l'autre, au hasard, comme font les domestiques, je
les dispose de façon à ce qu'il y ait toujours de l'air
dessous, et jamais sur les côtés. Sais-tu pourquoi?
Parce que la bûche de derrière, ainsi enterrée, me
dure deux jours au lieu d'un ; parce qu'un feu bien
fait brûJe moitié moins vite et chauffe moitié plus
qu'un feu mal fait; parce qu'enfin, grâce à l'habile
distribution de l'air, tout ce qui brûle chauffe, et que
tout ce qui ne chauffe pas ne brûle pas. Et mainte-
nant, t'expliquerai-je pourquoi je prends tant de
soins, pourquoi, toute vieille que je suis, je me lève
dans une chambre sans feu? Parce que j'économise
30 NOS FILLES ET NOS FILS.
ainsi ma provision de bois, et que, ce que je ne
dépense pas en bois, je puis le dépenser en objets
utiles ou agréables à mon petit Joseph. »
Joseph commença à avoir un peu envie de pleu-
rer.
« Tu vois, ajouta la vieille dame en riant, que
le proverbe ment quand il dit qu'il n'y a que les lous
pour bien faire le feu; il faut y mettre aussi les grand'-
mères... »
Joseph eut un peu envie de rire.
« Tu me reproches quelquefois, reprit la vieille,
dame, car tu es fort coquet pour ta grand'mère.
C'est tout simple, puisque tu m'appelles quelquefois
ta femme...
— Oui, tu es ma femme! s'écria l'enfant.
— Eh bien, tu reproches quelquefois à ta femme
de ne pas se faire assez belle, de garder trop long-
temps le même chapeau; c'est que, quand je vais
pour en acheter un, je me dis tout de suite : « Si j'a-
chetais, à la place, une jolie casquette à mon petit
Joseph? ))
Joseph commença à faire une horrible grimace
pour s'empêcher de pleurer.
« Enfin, te l'avouerai-je? tu m'entends quelquefois
dire que si je mets moitié chicorée dans mon café,
c'est que je le préfère ainsi. Ce n'est pas vrai du
tout. J'ai pris vingt ans du moka pur, et comme je
suis friande autant que notre chatte, j'y avais grand
plaisir ; mais le moka est beaucoup plus cher que la
chicorée, et si je m'en donnais toute la semaine,
comment donnerais-je, le dimanche, un bon dé-
jeuner à mon petit Joseph? »
Oh! pour le coup, Joseph n'y tint pas, et un
L*ART D'ÊTRE GRAND'MÈRL. 31
hî ! hi ! hi ! formidable annonça la cataracte de larmes
qui lui couvrirent toute la figure.
« Ne pleure pas encore, mon petit, reprit la vieille
dame, car je n*ai pas achevé la plus dure partie de
mon sermon. Tuas un grand défaut qui en a un autre
petit pour cousin germain. Tu n'es pas économe du
tout, et tu es un peu gourmand. Je te donne quinze
sous par semaine pour tes déjeuners du matin ; eh
bien, qu'as-tu fait, il y a eu lundi huit jours? Oh !
je sais tout, moi. Tu es entré chez l'épicier du coin
de la rue, et tu as acheté pour quinze sous de raisin
sec. Est-ce vrai?
— Oui, répondit à voix très basse Tenfant, dont la
honte sécha les larmes.
— S'il n'en était résulté pour toi, reprit la grand*-
mère, que l'ennui de manger ton pain sec toute la
semaine, j'en prendrais mon parti, charmée que ta
gourmandise fût punie par ta gourmandise ; mais,
grâce à cette imprévoyante prodigalité, tu es resté
pendant sept jours la bourse vide, et ta bourse vide
t'a valu une petite humiliation et un grand chagrin.
Le jeudi, à la promenade, la rencontre d'un pauvre
homme blessé a ému le bon cœur de tes camarades,
et on a fait une petite quête pour lui ; mais toi, tu n'as
pu rien donner, puisque, par ta faute, tu n'avais
rien. »
Joseph baissa la tête, comme s'il eût voulu rentrer
sous terre.
« Tu vois, mon ami, que l'économie n*est pas
seulement l'ordre, la propreté ; elle est aussi quel-
quefois la dignité, la générosité ; et je veux te racon-
ter un trait de ma vie qui te montrera qu'elle peut
être une forme de Tamour maternel.
32 NOS FILLES ET NOS FILS.
« Ton grand-père était un peu dépensier ; c'est
peut-être de lui que tu tiens ce défaut, car les défauts
ressemblent à la goutte, ils sautent parfois une géné-
ration. Quand arriva la Révolution, quand tout le
monde se mit à nous faire la guerre, l'or et l'argent
devinrent rares, et parurent alors les assignats. Je
t'ai expliqué ce que c'était que les assignats. Je
prévis de très loin leur dépréciation, et comme j'ai
toujours eu les qualités de la fourmi, j'amassai h
grand'peine et je serrai avec grand soin quinze louis
en or. Comment mon mari les découvrit -il? Je ne
sais ; mais cette découverte inespérée le combla de
joie, et il prétendit mettre la main sur mon petit tré-
sor. A quoi je lui répondis nettement : « Oh ! cela,
non ! Cet or est à moi, vous n'y toucherez pas , car
je le garde pour donner du pain à nos enfants!,,, »
Là-dessus, éclats de rire, moqueries, reproches;
mais je restai inflexible. Bien m'en prit. La guerre
n'enrichit personne; avec la guerre vint la famine.
Plus de blé, plus de farine, et plus d'argent! Les
bourgeois les plus riches en étaient réduits à man-
ger cette affreuse pâte noire dont je t'ai montré un
morceau. Alors j'allai chercher mon épargne, et, avec
mes quinze louis d'or, j'achetai ce que je n'aurais
pas pu avoir pour cent mille francs en assignats,
j'achetai un sac de farine, et, la nuit venue, les portes
et les fenêtres bien fermées, je faisais griller, dans la
cheminée de notre salon, de bonnes galettes de pain
blanc, qui sauvèrent peut-être la vie de mes quatre
chers marmots, puisque cette terrible famine tua beau-
coup d'enfants. Eh bien, à quoi ai-je dû cet immense
bonheur? A la prévoyance et à l'économie. »
Ainsi parla la grand'mère. Une mère aurait-elle
L»ART D'ÊTRE GRAND'MÈRE, 33
pu parler ainsi? Non. Car c'est à son grand âgé
même, à sa longue vie de travail, que la vieille dame
devait cet accent à la fois convaincant et touchant
qui gravait profondément dans le cœur de Joseph
cette leçon d'économie et d'histoire.
S 5.
Un grand événement se produisit alors dans \è
vie de Joseph : il acheta une tirelire ! Vous êtes-
vous bien rendu compte de ce que c'est qu'une tire-
lire? Ce petit vase, en terre cuite, avec une bouche
largement fendue en haut, le tout valant à peu près six
sous, représente bien des espérances, bien des cal-
culs, bien des émotions. Chaque fois que le sou,
ou le franc, jeté par l'ouverture, tombe au fond du
vase, le bruit qu'il fait cause à l'enfant une com-
motiooi intime et profonde, car ce bruil, plus clair
ou plus sourd, plus proche ou plus éloigné, dit l'é-
tiage de la tirelire, c'est-à-dire la hauteur où en est
le trésor, le degré de plénitude delà caisse. Ce degré,
on ne le connaît jamais tout à fait, et on ne peut
jamais le connaître, car un des traits caractéristiques
de ce que j'appellerai la physiologie de la tirelire, ou,
pour mieux dire, la psychologie des possesseurs de
lirelire, c'est de ne pas compter ce qu'ils y jettent,
de tâcher de l'oublier, et même de se tromper eux-
mêmes sur ce qu'ils y ont jeté, c'est-à-dire de se
faire accroire qu'ils en ont mis moins, pour avoir le
plaisir d'en trouver plus... le jour où on la casse.
Quel grand jour ! quel battement de cœur quand on
prend le marteau, quand on le voit s'abattre sur les
flancs bruns de la précieuse poterie et faire rouler
34 NOS FILLES ET NOS FILS.
à VOS yeux toute cette multitude de petites pièces
lentement amassées ! Oh ! ce jour-là, on trouve que
Tarithmétique est une bien belle chose, Taddition
une bien belle règle, et le mot total un bien beau
mot!
Joseph avait donc acheté une tirelire. Dans quel
but? pour quel objet? Il n*en avait rien dit à sa
grand'mère, et sa grand'mère ne lui demanda rien,
convaincue qu'il ne faut pas troubler les enfants
dans la possession de leurs secrets quand ils sont
innocents. Toute conscience a un dernier recoin qui
n'appartient qu'à elle. Respectons donc les jeunes
cœurs comme les jeunes nids , et ne troublons pas
plus l'enfant dans le travail intérieur de ses senti-
ments et de ses pensées que l'oiseau dans sa douce
incubation maternelle. La vieille dame ne pouvait
cependant s'empêcher de sourire en voyant les efforts
de Joseph pour lui dérober la connaissance de son
secret; il n'allait visiter sa tirelire que quand il
croyait n'être pas vu. Il y allait souvent. La grand'-
mère, avec ses habitudes de commerçante, avait
affecté un prix, un tarif à chacune des bonnes notes
ou des bonnes places de Joseph ; elle y mettait une
étiquette, conmie à ses marchandises d'autrefois : la
croix de premier valait tant! vingt bons points, tant!
une semaine de bonne conduite, tant! Eh bien, tout
était pour la tirelire. Joseph avait une tante, qui, au
premier jour de l'an, lui donna, comme étrennes, deux
pièces de cinq francs ; ce fut pour la tirelire! Au mi-
lieu de l'année, un prix de semestre lui valut, de la
part de son parrain, un napoléon; pour la tirelire!
Enfm la vieille dame apprit, non sans une émotion
mêlée de quelque regret, que chaque semaine, Joseph
L'ART D'ÊTRE GRAND-MÈRE 35
économisait la moitié de sa pension de déjeuners,
ne dépensait plus qu'un sou par jour, et en met-
tait huit dans la tirelire. Que projetait-il donc? On
arrivait au 15 août. Le 15 aoiit était à la fois, pour
Joseph, un triste et un doux anniversaire. Sa mère
était morte et sa grand'mère était née ce jour-là.
La vieille dame était persuadée que toutes les dates
de famille, dates de deuil ou dates de joie, peuvent
devenir dans Tâme d'un enfant comme autant de
stimulants et de freins ; elle croyait que le respect de
ces pieuses commémorations , répandues dans le
cours de Tannée, crée pour ainsi dire dans les
jeunes consciences une série de jours de pureté, de
repentir, de bonnes résolutions, et qu'une âme bien
née se reprocherait, comme une profanation, de faire
quelque chose de mal un de ces jours-là ; dans cette
conviction , dans cette croyance à l'efficacité des
souvenirs, la vieille dame consacrait toujours le
15 août à une visite au cimetière. Elle menait l'en-
fant sur la tombe de sa mère et lui parlait longue-
ment d'elle. Quand elle recueillit l'orphelin, elle
s'était fait le serment de lui rendre ses parents
perdus, le plus qu'elle le pourrait, en les lui racon-
tant sans cesse. Grâce à elle, Joseph connaissait
son père et sa mère comme s'il avait vécu avec eux ;
il était au courant de leurs habitudes, de leurs sen-
timents, de leur langage; il avait, pour ainsi dire,
leur portrait moral suspendu dans son âme, comme
leur image matérielle au chevet de son lit. Le
15 août, au retour de la pieuse et triste visite, une
personne qui aurait suivi Joseph l'aurait vu se diri-
ger, avec grand mystère, vers une vieille armoire,
y prendre un paquet enveloppé, aller le placer, sans
.NUS FlLLEb ET NOS FII.S..
être vu, sur la table de travail de sa grand'mère,
puis courir se cacher dans un cabinet vitré d'où il
pouvait voir sans être vu. La vieille dame arrive.
« Qu'est-ce donc que ce paquet? » se dit-elle à elle-
même. Joseph, dans son coin, se mettait la main
sur la bouche pour s'empêcher de rire. « Ah ! bon
Dieu! s'écrie la vieille dame après avoir déphé le
paquet, ah! bon Dieu! le joli châle vigogne! Qui a
pu le mettre là? qu'est-ce qu'il fait là? pour qui
est-ce?... » A un petit rire étouffé qui partit du
cabinet, elle tourna vivement la tête, et, apercevant
l'enfant : « Ah! mon petit Joseph! c'est toi! c'est
toi qui me fais ce cadeau! c'est toi qui me fais cette
surprise ! . . . Mais accours donc que je t'embrasse ! . . .
Quelle folie!... Il est trop joH!... Oh' voilà donc le
pourquoi de cette fameuse tirehre!... Que tu es
donc gentil !... » Et elle l'embrassait... et elle pleu-
rait... et elle riait... « Mais comment as-tu deviné
que j'avais envie d'un châle vigogne?
— Est-ce que tu ne te rappelles pas, répondit
l'enfant, qu'il y a six mois, en passant devant un
magasin où il y avait beaucoup de châles pareils,
tu as dit : « Oh! j'aimerais bien un châle comme
cela! »
— Et tu te Tes rappelé après six mois?
— Je ne pense qu'à cela depuis six mois!... Et,
toutes les fois que je passais devant le magasin, je
regardais toujours s'il y avait encore des châles
semblables, et j'avais une peur terrible qu'on ne les
vendît tous!
— Mais comment as-tu fait pour Tacheter?
— Je suis entré dans le magasin , et je l'ai
acheté.
L'ART D'ÊTRE GR AND^MK RE. 37
— Tout seul?
— Tout seul!
— Et penser, reprit la vieille dame en i'em-
brassant avec passion , que tu as mis là tous tes
petits gains d'écolier, toutes tes étrennes, que tu
t'es même privé de tes déjeuners, car je sais tout.
Mais regarde donc comme il est soyeux. Et moi
qui en avais si envie!... Je suis sûre qu'il t'a coûté
quarante francs. » A ce mot, l'enfant poussa un tout
petit « ah! », puis resta interdit, puis se mit à
pleurer. « Qu'as-tu, mon enfant? » Il ne répondit
pas, et continua de pleurer. « Qu'as-tu? Je ne te
reproche pas cette dépense!... Je le devrais, car
c'est une folie; mais je suis si contente que je ne le
peux pas!... C'est que tu as eu plus que de la ten-
dresse, tu as eu de l'imagination dans la tendresse.
Tu pleures toujours? Qu'as -tu, au nom du ciel,
qu'as-tu ?
— J'ai... qu'on m'a fait payer ce châle soixante
francs! »
La grand'mère resta court. Que faire? Revenir
sur la parole échappée et consoler l'enfant en lui
disant que le châle valait soixante francs , rien de
plus facile ; mais d'abord il ne l'eût pas cru, puis
c'était mentir, puis enfin c'était perdre l'occasion
d'une utile leçon , et la vieille dame , on a pu le
voir, avait avant tout un grand sens pratique. Elle
reprit donc : « Sais-tu ce que cela prouve, mon cher
petit, c'est que les enfants ne peuvent jamais se
passer de leurs parents, môme pour bien faire. Tu
ne pouvais pas me mettre de moitié dans ton secret,
puisque tout le plaisir de la surprise eût été perdu ;
mais ta tante se serait fait une joie de t'accompa*
3
88 NOS FILLES ET NOS FILS.
gner et t'aurait évité le désagrément d*être attrapé.
— Mais pourquoi ce vilain marchand m'a-t-il
attrapé?
— Oh ! d'abord parce que, s'il y a des marchands
honnêtes qui se feraient scrupule de faire tort à un
enfant plus encore qu'à une grande personne, il en
est qui n'ont pas honte d'abuser de l'ignorance, de
l'inexpérience et de la confiance des acheteurs. Si
tu avais été plus prudent... Il est vrai que si tu
étais prudent, tu serais peut-être moins gentil, tu
ne serais plus mon bon petit Joseph qui ne voit rien
en dehors de ce que son cœur désire dans le mo-
ment présent. En somme, tout est pour le mieux :
ton joH cadeau aura été pour moi un grand sujet de
joie , et pour toi un utile sujet de réflexion ; tu te
souviendras toute ta vie du châle vigogne. »
Joseph, voyant qu'en somme sa grand'mère était
contente, fut vite consolé.
Le temps s'écoula; la grand'mère vieillit encore
davantage, le petit-fils grandit, mais leur affection
ne changea pas. Arrivé à quatorze ans, à quinze ans,
Joseph ne connaissait pas de plus grand plaisir, le
dimanche, que de passer la soirée avec sa grand'-
mère et de se faire raconter, pour la dixième fois,
toutes les belles histoires du passé. Il ne se nichait
plus à côté d'elle dans la vieille bergère de velours
d'Utrecht jaune, parce que la bergère était devenue
trop étroite pour lui, mais je ne répondrais pas que
le grand garçon ne s'étendît encore quelquefois tout
de son long sur les genoux de la vieille femme, pour
se faire dorloter comme quand il était petit. Il n'y
avait de changement que dans les lectures de la soi-
rée : Joseph, avec son imagination enthousiaste,
L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRB. 39
s'était pris de grande passion pour les tragédies de
Corneille ; et, quand huit heures sonnaient, les deux
camarades (je ne puis les nommer autrement) met-
taient, c'était le grand régal, des marrons à cuire
sous la cendre, et on les mangeait au son des beaux
vers de Corneille, car Joseph aimait beaucoup à
déclamer les tragédies tout haut. Je ne suis pas bien
sûr que la vieille dame, dont l'éducation littéraire
était fort peu complète, admirât autant que le fai-
sait Joseph, Horace, Polyeucte, Cinna et Nicomède ;
mais elle admirait Joseph, et Corneille en profitait.
Quelques mois plus tard, un matin, à sept heures,
avant le départ pour le lycée , le chef d'institution
fit appeler Joseph et lui dit de partir tout de suite
pour aller chez sa grand'mère : la vieille dame avait
été prise pendant la nuit d'une fièvre ardente. Joseph
y courut tout bouleversé et rencontra le médecin :
c'était une fluxion de poitrine. Hélas ! la pauvre femme
l'avait gagnée en restant, la veille, trop longtemps
à la fenêtre, par un temps de neige, pour voir pas-
ser son petit-fils. « La maladie n'est pas forte, dit
tout bas le médecin à la famille, et je l'en guérirai ;
mais la malade est bien faible : pourrai-je la guérir
des remèdes, si difficiles à supporter à son âge?... »
11 avait vu juste : le neuvième jour elle était sauvée,
le dixième elle était perdue. Joseph ne la quitta pas
une minute, ni jour ni nuit; en vain le suppliait-elle
d'aller se coucher; quand le besoin de sommeil l'ac-
cablait (la nature est si impérieuse dans l'ado-
lescence), il se jetait dans la vieille bergère au coin
du feu, dormait une heure, et reprenait sa place à ce
chevet. Chose étrange I cet enfant, si vif, si pétulant,
si brouillon parfois, devint (•alinc, précautionneux,
40 NOS FILLES ET NOS FILS.
adroit. La garde - malade placée auprès de la vieille
dame ne pouvait parler sans émotion des soins intel-
ligents de ce jeune garçon; il était aussi habile
qu'elle à soutenir la tête derrière l'oreiller, à pré-
senter la tasse à la malade; et la malade, avant de
boire, jetait sur lui un long regard plein d'une ten-
dresse immense.
(( Allons, grand'mère, bois encore cela, » lui
disait-il en la grondant, car il la grondait, et elle
trouvait une douceur infinie dans ce renversement
des rôles ; elle se sentait devenue comme l'enfant de
son petit-enfant. Hélas! elle rejoignit bientôt la mère.
Le matin du dixième jour, Joseph sommeillait auprès
du feu ; il s'entendit appeler tout bas. Il courut au
lit. {( Mon enfant, lui dit la malade, prends dans la
boîte en bois brun la clef de mon petit secrétaire ;
ouvre-le ; regarde dans le tiroir à droite : tu y trou-
veras dans une grande bourse une somme d'argent;
cette somme est destinée à payer les frais de mon
enterrement... Envoie chercher notre bon ami l'abbé
F... » A ce mot, le pauvre garçon tomba la tête sur
le lit, en poussant des cris de désespoir et en écla-
tant en sanglots.
(( Allons! allons! mon petit Joseph, lui dit-elle
d'une voix douce et calme, ne pleure pas si fort.
Est-ce que tu croyais que je ne mourrais pas!...
Pauvre enfant! quel chagrin il a!... Ah ! j'ai bien eu
raison de t'aimer comme j'ai fait, tu as un bon
cœur!... Allons! un peu de courage!... » Et elle
attirait sur sa poitrine cette pauvre tête toute secouée
par les sanglots. L'attendrissement la gagna malgré
elle. « Va! mon cher petit! lui dit-elle en l'embras-
sant, va ! pleure ! . . . tu as raison ! . . . car tu perds
L»ART D'ÊTRE GRAND'MÈRK. 4l
aujourd'hui ce que tu ne retrouveras peut-être
jamais! Jamais personne ne t'aimera comme ta
vieille grand'mère ! Tu rencontreras dans la vie
d'autres affections bien profondes, bien sincères, je
l'espère, mais celle-là... celle-là... cette tendresse
absolue, sans mélange, qui ne s'occupait que de toi,
qui ne remplissait mon cœur que de toi... la con-
naîtras-tu encore? »
Ces paroles augmentant le désespoir de Joseph :
« Égoïste que je suis ! dit-elle, voilà que je l'afflige
au heu de le consoler! Allons! mon enfant, ayons
du courage tous les deux; il s'agit de s'occuper de
choses sérieuses. Et maintenant éloigne-toi; ces
émotions m'ont un peu fatiguée ; je tiens à garder
ma tête libre le plus longtemps possible ; je t'ai
appris à vivre , je veux t'apprendre à mourir. »
En effet, ses dernières heures furent comme une
muette leçon de courage, de patience contre la dou-
leur, de soumission à la volonté de Dieu, avec, çà
et là, quelques belles paroles de confiance en sa
bonté.
Elle mourut le lendemain, et, toute morte qu'elle
était, elle protégea encore Joseph. Il avait à peine
quinze ans, il lui fallait donc un tuteur; elle désigna
pour cette fonction, par son testament, son parrain,
un vieil ami de la famille, chez lequel elle avait sou-
vent trouvé conseil et appui dans son rôle de tutrice,
et qui continua son œuvre auprès de l'enfant.
A la fin de l'année, il obtint des succès, il rem-
porta des prix; mais il pleura sur ses couronnes,
parce qu'il ne pouvait plus les lui porter, à elle; il
les porta du moins à tout ce qui restait d'elle, et,
quand il fut agenouillé sur ce tombeau, il ne put
43 NOS FILLES ET NOS FILS.
s*empêcher de parler à celle qui était enfermée là, et
il lui sembla qu'elle lui répondait. Cette douce et
consolante habitude de communication avec les
morts, c'était encore à sa grand'mère qu'il la devait,
car c'était elle qui lui avait appris à regarder les
êtres qui ne sont plus comme des absents avec qui
l'on peut s'entretenir encore, sinon de bouche, du
moins avec le cœur. C'est elle qui l'avait accou-
tumé à prendre toujours ses parents disparus
comme témoins, comme conseillers, comme conso-
lateurs. Le temps marcha; Joseph devint jeune
homme, Joseph devint homme, Joseph devint riche,
Joseph devint père, Joseph devint vieux; mais,
parmi toutes ces métamorphoses d'âge et de posi-
tion, il garda toujours près de lui un compagnon,
un ami, qui occupait la première place dans son
cabinet de travail, et qu'il interrogea plus d'une fois
dans les moments difficiles : la vieille bergère de
velours d'Utrecht jaune.
Telle est, mes chers enfants, l'histoire de la
grand'mère et de son petit garçon. En écrivant les
dernières lignes, j'ai senti que j'allais vous attrister;
je ne me suis pas arrêté cependant, car il y a des
larmes qui sont pour le cœur ce que la pluie est pour
la terre, elles fertihsent.
A MADEMOISELLE LILI. ^3
A MADEMOISELLE LILI
A PARIS
Pouliguen, 48 juillet 4875.
Mademoiselle Lilî,
Je ne sais pas votre adresse, mais vous êtes sî
connue à Paris, votre spirituel parrain, M. P.-J. Stahl,
vous a fait une telle réputation, que je n'hésite pas
à jeter cette lettre à la poste, sans autre désignation
que celle que l'on employait pour M. de Voltaire :
« Mademoiselle Lili, h Paris. »
Mademoiselle Lili, je suis sûr que vous avez sou-
vent entendu parler d'une chose qui consiste à
mettre un grain de sel sur la queue d'un petit oiseau ;
je suis sûr que vous avez entendu vanter comme
infaillible ce moyen de prendre l'oiseau, et je suis
sûr aussi, qu'en personne raisonnable que vous
êtes, vous avez haussé les épaules à ce conte, et
si quelqu'un s'est avisé de vouloir le soutenir devant
vous, vous avez répondu en riant que ce n'était pas
vrai, que ce n'était pas possible!... Eh bien! made-
moiselle Lili, vous vous êtes trompée ! J'ai vu, moi,
ce matin , quelque chose de plus extraordinaire
encore. — De plus extraordinaire que de mettre
un grain de sel sur la queue d'un oiseau? — Oui,
mademoiselle LiH! — Eh! quoi donc? — J'ai vu
mettre un grain de sel sur la tête d'un poisson,
44 NOS FILLES ET NOS FILS.
qu'est-ce que je dis d'un poisson? de dix poissons,
de vingt poissons, de cinquante poissons, et on les
a tous pris, et on les a tous frits! Ah! voilà qui
vous étonne! Vous ouvrez de grands yeux, et je
vous entends, quoique le Pouliguen soit un peu loin
de Paris, je vous entends me dire : « Contez-moi
donc cela! » Le voici, mademoiselle Lili. Mais
d'abord il faut que je vous dise que le Pouliguen est
un petit port de Bretagne qui a été créé et mis au
monde par le bon Dieu tout exprès pour toutes les
petites mademoiselle Lili présentes et futures ! Tout
est à votre taille dans cette plage mignonne! Elle
s'appelle un port, mais, ^ réalité, ce n'est qu'une
baie ou plutôt encore qu'une anse ; disons le mot,
une crique. Le sable y est si fm que vos petits pieds
pourraient y marcher tout nus sans se froisser ;
l'eau y est si basse que vous pourriez y avancer
plus de cinquante pas dans la mer, avant que l'eau
atteignît vos petits mollets ; les vagues y sont si
douces que, quand elles vous fouettent, elles ont
l'air de vous caresser; la température y est si tiède,
que vous pouvez vous y promener en chemise sans
frissonner, et le soleil y est si voilé qu'il vous
réchauffe sans vous brûler et vous dore sans vous
noircir. Enfin, pour tout dire en un mot, les mères
laissent leurs petits enfants courir tout seuls sur
cette aimable plage sans être obligées d'y descendre
avec eux, et se contentent de les surveiller de leur
fenêtre ou de leur terrasse tout en continuant leur
tapisserie et leur livre. Assez ! assez ! me dites-
vous : le sel sur la queue ! le sel sur la queue ! —
Un peu de patience! mademoiselle Lili, nous y
voici. Or donc, ce matin, à neuf heures et demie.
II
LliS QUAI RE TÈTES FONT CERCLE AUTOUR DU PETIT TROU. (PagO kb.)
3
A MADEMOISELLE LILL 45
par un beau soleil, la mer étant basse et retirée à plus
de deux cents pas, nous sommes partis au nombre
de quatre, dans le costume suivant : les dames, en
robe remontant jusqu'aux genoux, pieds nus dans
leurs espartilles à cothurnes rouges ou bleues, un
petit panier d'une main, une petite bêche de l'autre,
et au fond du petit panier, une bouteille d'eau salée
et un bon paquet de sel ! Vous entendez bien , un.
bon paquet de sel. Même appareil pour les hommes,
qui avaient les jambes nues jusqu'aux mollets.
Arrivés à une place que la marée descendante
avait découverte, nous voilà tous le nez penché vers
le sable, avec des lunettes sur le nez, je parle de
ceux qui, comme moi, naquirent en 1807... et cher-
chant quoi?... De petits trous pareils de forme
et de grandeur au trou d'une clef moyenne. « En
voilà un ! » s'écrie tout à coup un des nôtres. Et
soudain il se penche, prend une pincée de sel et
la dépose doucement sur le petit trou, puis il y verse
quelques gouttes d'eau de sa bouteille.» Silence!
ne remuez pas , ne vous mettez pas devant le soleil. »
Attente générale ! Les quatre têtes font cercle autour
du petit trou, en laissant bien le soleil y arriver.
Au bout de quelques secondes, on voit à l'orifice du
trou sortir comme un petit jet d'eau mêlé de sable
noir. « Il y est! » dit -on tout bas. Quelques
secondes après, nouveau jet d'eau. « Remettez du
sel, » dit-on, encore plus bas! On remet du sel...
alors... le sable commence à s'agiter, à se gonfler,
à se fendiller... et tout à coup sort... une espèce de
petit bras... ou plutôt de petite corne cC"xime celles
d'un gros limaçon... Un des spectateurs pousse un
cri... et étend vivement la main!... PalTI... la
46 NOS FILLES ET NOS TILS. .
corne rentre!... Plus personne... le coup est man-
qué!... On recommence ailleurs... même céré-
monie!... Sel, eau salée, soleil, silence. La corne
reparaît... Tous les cœurs battent!... La corne
s'allonge!... l'émotion redouble!... Puis bientôt,
avec la corne, après la corne... paraît une coquille
de la forme d'une gaîne, et de la couleur d'une
gaîne de chagrin. Oh! pour le coup!... on ne perd
pas de temps!... On se précipite sur la gaîne!...
On tire ! . . . La gaîne résiste ! on persiste ! Et on
amène un coquillage long de dix centimètres, et
terminé par une queue, ou, si vous l'aimez mieux,
par un pied, d'une substance molle comme la partie
supérieure... On avait péché un Couteau!... ainsi
s'appelle ce mollusque!... Et cette pêche s'appelle
la pêche aux Couteaux! Par exemple, ayez bien
soin de ne pas le laisser sur le sable, ou sinon...
voilà le pied qui se met à travailler comme une
main, comme une pompe, comme tout ce qui creuse
et aspire! Il se contracte, se gonfle... il fait un trou
dans le sable... puis tout à coup la coquille se
redresse ainsi qu'un mât... et pstt!... disparu
comme dans une trappe... Oh! c'est fini!... Il est
perdu!... Vous aurez beau piocher le sable avec
; votre bêche!... Il est rentré à plusieurs pieds sous
terre!... mais si vous avez le soin de ne pas le
laisser échapper de cette sorte, vous retournez à la
maison avec un joli plat de friture. Vous enlevez
l'animal de sa coquille... vous le coupez en deux...
vous le faites frire dans la pâte et vous avez un
mets... excellent? C'est beaucoup dire. Figurez-vous
une chair dont le goût rappelle un artichaut qui res-
semblerait à un salsifis, qui se rapprocherait d'un
A MADEMOISELLE LILI. 41
navet, qui aurait quelque rapport comme résistance
avec du cuir ! . . . N'importe ! Si vous lavez péché
vous-même, vous le trouverez délicieux!...' Et main-
tenant, si vous me demandez pourquoi cet animal
assez gros signale sa présence souterraine par un si
petit trou, pourquoi il ne faut pas se mettre devant
son soleil, pourquoi le sel le fait monter à la surface,
pourquoi il faut ajouter un peu d'eau à ce sel, pour-
quoi enfin, et comment un homme a eu l'idée
incroyable de cette pêche miraculeuse, je vous
répondrai que je n'en sais rien du tout, et que. les
savants n'en savent pas plus que moi, mais ce que
je vous en ai raconté suffira, j'espère, pour vous
donner l'envie de voir ce petit port de Pouliguen,
que vous connaissez déjà, que vous aimez déjà, car
c'est là que s'est passée cette histoire si touchante,
si amusante, si poétique, si comique, que votre ami
M. Jules Sandeau vous a racontée avec tant de
talent, et qui s'appelle la Roche aux moiieUes.
PORTRAIT D'ENFANT
A M, Er, Desvallieres,
Chacun de nous a dans la mémoire et dans le
cœur toute une galerie de portraits d'enfants. Ces
petites figures, rieuses ou sérieuses, fraîches ou
pâles, naïves ou pensives, mais toujours mysté-
rieuses... car l'enfance est le plus grand de tous les
mystères , puisqu'elle est pleine d'avenir et qu'elle
48 NOS FILLES ET NOS FILS.
contient à l'état de germe tout ce qui éclôra ou,
hélas! avortera en nous... ces petites figures, dis-je,
ont passé ou posé devant nos yeux, comme une
joie, comme une espérance, comme une consola-
tion, comme une leçon.
Je voudrais aujourd'hui évoquer un de ces sou-
venirs.
Mon petit héros était bien jeune quand je l'ai
connu. Il n'avait pas un an. J'ai pourtant dû beau-
coup à cette chère petite créature. Ceux d'entre nous
qui sont restés à Paris pendant le siège savent que
les plus dures épreuves n'ont pas été le danger, la
fatigue des gardes aux remparts, les privations ma-
térielles, mais surtout les privations morales, c'est-à-
dire l'absence de la femme et des enfants, la maison
vide, la table à un seul couvert , et les longues
soirées passées dans l'isolement. Eh bien, ce petit
enfant d'un an reforma pour moi un centre de
famille; voici comment. Sa mère l'ayant mis au
monde quelques jours après l'investissement, il lui
fut impossible de s'éloigner, et elle resta à Paris
avec son nouveau-né et son mari. Pour échapper à
la tristesse de ma sohtude, j'offris aux parents de
cet enfant, qui comptent parmi mes plus chers amis,
de réunir mes modestes provisions de siège aux leurs
et d'aller dîner avec eux. Ils acceptèrent, et j'arrivais
chaque jour à sept heures, transi de froid et tout
assombri par les malheurs pubhcs.
Eh bien, lorsqu'on entrant je voyais, au coin du
feu, ce petit enfant sur les genoux de sa mère et
éclairé par la clarté de la lampe de famille, il me
semblait retrouver un chez moi, et mon noir chagrin
se calmait. Il y a toujours, dans l'aspect de ce qui
PORTRAIT D'ENFANT. 1^9
est innocent et pur, un certain charme apaisant.
Mais, dans les circonstances où nous nous trouvions,
cet apaisement était presque une joie. Jamais je n'ai
rien vu de si aimable que ce visage. Dès que j'arri-
vais, il me souriait; on eût dit qu'il voulait me con-
soler. Avec ses regards tendres, ses lèvres roses et
entr'ouvertes, ses petits cheveux châtains tout frisés,
et sa tête qui s'avançait affectueusement vers moi,
il ressemblait à un Gorrège. Il avait les yeux bruns
de son père, mais tout baignés de la limpide clarté
des yeux bleus de sa mère. Si douce était l'expres-
sion de sa figure, si douce était sa petite âme, qu'au
lieu de lui donner son nom de Marcel, je l'appe-
lais toujours Abel. J'eus le bonheur de lui être utile
un jour.
Nous touchions à la fin de novembre. Nos provi-
sions s'épuisaient, l'enfant commençait à souffrir un
peu des privations de la mère. Dès que le lait de la
nourrice s'appauvrit, le nourrisson pâlit... -et Marcel
pâlissait. Un jour donc, je traversais la rue, une
femme jeune encore sort vivement de sa boutique et
vient à moi; je reconnais la bouchère de notre
quartier.
« Monsieur, me dit cette femme tout émue, il faut
que vous me permettiez de vous serrer la main.
J'assistais, jeudi dernier, à votre conférence sur Tali-
mpntation morale; je suis revenue toute ranimée.
« Cet homme-là m'a rendu le courage, ai-je dit à mon
« mari... c'est fini! je ne me plaindrai plus! Voilà
« ce que je vous dois , monsieur. » Puis tournant
tout à coup à droite et à gauche un regard inquiet,
comme lorsqu'on a peur d'être dénoncé, elle me dit
tout bas :
50 NOS FILLES ET NOS FILS.
« Voulez- VOUS un gigot ? »
Vous jugez si j'acceptai !
J'arrivai dans la soirée chez notre hôtesse, enve-
loppé dans mon manteau jusqu'au menton ; puis,
l'ouvrant tout à coup, comme Almaviva dans le Bar-
bier de Séville, je brandis en l'air mon gigot cru...
qui fut salué d'un cri universel d'admiration, et,
comme dans ce temps-là, les gigots duraient plus
d'un jour et que la reconnaissance de ma bouchère
dura plus d'une semaine, j'eus le bonheur d'être
pour quelque chose dans les couleurs qui refleuris-
saient sur les joues de l'enfant. Dans toute ma
carrière dramatique, je n'ai jamais touché de plus
beaux droits d'auteur.
Après le siège vint la Commune. J'offris un asile
dans notre petite maison de campagne au père, à la
mère et au cher petit ; je pus leur rendre l'hospita-
lité qu'ils m'avaient donnée à Paris, hospitalité éga-
lement utile pour nous et pour eux. Une partie de
la maison était occupée par des officiers prussiens,
et nous entendions, le soir et le matin, le bruit sourd
de la canonnade des forts... Eh bien, quand l'an-
fi^oisse nous saisissait trop violemment, quand ces
bruits sinistres et cette vue odieuse nous faisaient
trop mal, nous emmenions l'enfant au fond du bois,
là où nous ne pouvions rien voir et rien entendre...
nous l'asseyions au milieu des violettes qui commen-
çaient à s'ouvrir, et sous les arbres dont les bour-
geons s'épanouissaient en petites feuilles, puis nous
nous rangions autour de lui, comme dans les tableaux
du Pérugin les fidèles se penchent et s'agenouillent
autour de la crèche, et le doux rayon de ses yeux
souriants luisait dans nos âmes comme une clarté
PORTRAIT D'ENFANT,
divine. A Paris, je l'appelais la petite lumière dv
siège; là, à la campagne, son regard nous consolail
encore, nous rassurait encore... Vous devinez le
dénoûment, vous vous apercevez que je dis... je
l'appelais y il souriait^ il était... Hélas! c'est qu'en
effet, tout cela n'est plus! Cette pauvre petite fleur
brisée est-elle une victime de plus à ajouter atout ce
que nous a ravi cette horrible guerre? Les rigueurs
du siège l'ont-elles atteint jusque dans le sein et
dans les bras de sa mère? Je ne sais ; mais bientôt
un coup terrible l'a emporté presque subitement.
Il est bien rare que les enfants aussi jeunes aient
une physionomie particulière; cet enfant d'un an en
avait une, il était déjà quelqu'un ; son regard me
reste devant les yeux, comme le sillon lumineux que
trace derrière elle une étoile filante en traversant le
ciel. Il a laissé cette impression même chez des
enfants. Quelque temps après sa mort, une petite
fille de quatre ans, sa cousine, était assise un peu
songeuse près de sa mère. Tout à coup, relevant la
tête : « Dis donc, maman, il pousse maintenant de
petites ailes à Marcel, n'est-ce pas? »
St NOS FILLES ET NOS FILS.
UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE
A Mademoiselle Georgina Desvallières.
SI.
« Grand-père, pourquoi écris-tu si mal?... »
Telle fut la question dont me salua ce matin ma
petite-fille.
« Comment! mademoiselle... » répondis-je en
prenant cet air piqué qui fait partie du petit rôle que
les parents jouent volontiers avec les jeunes enfants
et dont ceux-ci ne sont jamais dupes. Nous faisons
saiîs cesse semblant avec eux, et ils s'y prêtent; nous
sommes leurs comédiens ordinaires.
« Gomment! mademoiselle, répondis-je donc,
pourquoi j'écris si mal? Eh ! qui vous a dit que j'écri-
vais mal?
— Tout le monde, grand-père.
— Qui ça, tout le monde?
— Maman, papa, mes frères, tes amis, ma mar-
raine, mon...
— Assez ! assez ! Eh ! que reproche-t-on donc h,
mon écriture, s'il vous plaît?
— Maman dit que, quand tu as des i à écrire,
tu ne mets que les points. M. H... prétend que non
seulement on ne peut pas te lire, mais que tu ne
peux pas te relire toi-même. Ton ami M. B...
raconte qu'un jour, invité par toi à dîner, il ne vint
UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 53
pas parce qu'il n'avait jamais pu déchiffrer ta signa-
ture.
— C'est un niais ! Puisqu'il ne pouvait pas lire, il
aurait dû comprendre que c'était moi qui l'invitais.
Eh ! qu'est-ce qu'on dit encore?
— Les uns disent que ton écriture ressemble à
des hiéro... hiéro...
— Hiéroglyphes.
— C'est ça!... les autres à un gribouillage.
— Ah! voilà comme on me traite! Eh bien, nous
allons voir, mademoiselle! Tu écris très bien, toi,
n'est-ce pas?
— J'ai eu un prix d'écriture à mon cours!
— Eh bien! mets -toi 1^. Prends une plume, une
feuille de papier... et assieds-toi devant cette table.
Tu y es? Oui. Je vais me mettre en face de toi,
prendre comme toi du papier, une plume, et nous
allons composer.
— Composer en écriture?
— Oui.
— Bravo ! bravo ! reprit l'enfant en battant des
mains. Eh! que me donneras-tu si je gagne?
— Tout ce que tu voudras.
— Eh bien, je voudrais une belle poupée anglaise,
en cire!... ou plutôt non, un petit berceau avec ses
rideaux pour coucher la poupée que j'ai!... ou
plutôt...
— Pas si vite! pas si vite! Attends d'abord que
tu aies gagné.
— Ah! cela! j'en suis bien sûre.
— Vraiment! Eh bien, à l'ouvrage! »
Nous voilà donc tous deux penchés sur la table,
avec un modèle de six ou huit lignes à écrire; et
54 NOS FILLES ET NOS FILS.
attentifs ! et la figure contractée ! Notre travail fini :
(' Prends ces deux pages, dis-je à l'enfant, va les
porter à la maîtresse de français de ton petit frère
qui vient d'arriver ; elle n'a pas de préventions contre
moi, elle! demande-lui laquelle de ces deux pages
est supérieure à l'autre. »
L'enfant part en courant, et revient l'air tout
consterné.
« Eh bien?
— Eh bien, la maîtresse dit que c'est ta page qui
est la mieux.
— Ah! ah! mademoiselle, répondis-je d'un air
de triomphe.
— Mais alors, grand-père, reprit l'enfant, pour-
quoi n'écris-tu pas toujours comme cela?
— Oh! pourquoi?... pourquoi?... c'est assez dif-
ficile à t'expliquer... Essayons pourtant. Yois-tu,
fillette, tu vas être bien surprise si je te dis qu'on
n'écrit pas seulement avec ses doigts.
— Avec quoi donc, alors?
— Avec toutes sortes de choses.
— Lesquelles?
— On écrit avec ses yeux d'abord, puis avec son
âge, avec sa santé, avec son caractère, avec son
humeur d'aujourd'hui ou avec son humeur de tous
les jours... avec son imagination.
— Je ne comprends pas, dit l'enfant en m'inter-
rompant.
— Tu vas comprendre; seulement écoute -moi
bien. Pourquoi ai -je bien écrit ces huit lignes?
D'abord parce qu'il n'y avait que huit lignes; puis,
parce que toute mon attention était concentrée sur
cette page; je vivais, pour ainsi dire, tout ent
UNE COMPOSITION BN ÉCRITURE. 55
dans mes dix doigts. Quand j*avais ton âge, et tant
que j'ai été écolier, mon écriture était, sinon élé-
gante, du moins correcte, parce que des mots
mal tracés, des lettres illisibles m'auraient compté
comme des fautes de grammaire ou de style, et
qu'un devoir mal écrit eût pu être classé comme un
devoir mal fait. L'émulation, le désir de rester au
premier rang, la sévérité de la règle contenaient donc
ma main et maîtrisaient ma vivacité; mais, quand
avec l'âge je devins mon maître, quand je n'eus plus
personne derrière moi pour me contraindre et me
punir, ma maladresse de doigts, car je suis natu-
rellement très maladroit, commença à reprendre le
dessus, et plus tard, lorsque je me mis en tête de
composer des pièces de théâtre, oh! alors, l'imagi-
nation s'en mêlant, et l'impatience de mon esprit
passant dans ma main... Mais tiens! je vais t'expli-
quer ces mots que tu ne comprends peut-être pas
davantage, par un fait que tu as vu; c'est à ton sou-
venir que je vais en appeler.
— A mon souvenir ? dit l'enfant.
— Oui. Tu te rappelles que, ce printemps, je
descendis un matin au jardin, que je m'installai près
de ta mère, avec mes papiers, et que je me mis à
écrire à côté de vous une scène de comédie?
— Oh! oui! je mêle rappelle!
— Eh bien, comment étais-je?
— Oh! tu étais très drôle! En commençant lu
l( nais bien ta plume, tu allais doucement, tu avais
Tair très tranquille. Mais, à mesure que tu avançais,
voilà que tu t'es mis à froncer les sourcils, à serrer
les lèvres, et puis tes doigts remontaient, remon-
taient le long du tuyau de plume.
5« NOS FILLF S ET NOS FILS.
— C'est cela, et ils se crispaient! Et ils pétris-
saient la plume! Et ils avaient l'air de lui en vou-
loir de ce qu'elle n'allait pas assez vite!... Et ils
l'écrasaient sur le papier!
— Oui! oui! s'écria l'enfant.
— Et la pauvre plume, harcelée, prenait le mors
aux dents comme un cheval emporté, et, de cahots
en cahots, elle est arrivée à la dernière page, c'est-
à-dire au plus affreux griffonnage.
— Ah! oui! oui!... C'est bien vrai! s'écria ma
petite- fille en battant des mains. Quand tu as eu
fini .et que tu as eu donné ta scène à maman pour
la copier, elle est partie d'un grand éclat de rire. Et
elle m'a dit : « Regarde-moi ça!... » Et c'était un tas
de petits points, de petits dessins, de petits zig-
zags... de toutes sortes de choses enfin, mais des
mots... surtout à la fin, il n'y en avait pas un!...
— Rien de plus simple. Je n'avais pas écrit avec
mes doigts, mais avec ma tête. C'est ce qui m'ar-
rive tous les jours, même quand j'écris une lettre.
Les deux premières Hgnes sont toujours très Hsibles,
mais à la troisième, voilà que je commence à prendre
le petit trot... alors... la débandade commence.
— Mais, grand-père, pourquoi ne te corriges-tu
pas?
— Je ne peux pas.
— Applique-toi! Maman me dit toujours, quand
je fais mal : « Mademoiselle, c'est votre faute! c'est
parce que vous ne vous appliquez pas ! »
— Je ne peux plus m'appliquer, je suis trop
vieux ; l'habitude d'écrire vite est devenue une ma-
ladie incurable chez moi, et l'habitude d'écrire vite,
c'est l'habitude d'écrire mal. Dieu sait cependant
UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 51
combien je Tai maudite! Si je te racontais tout ce
que ma mauvaise écriture m'a valu d'ennuis , de
désagréments, d'humiliations! Mes amis ont l'air
de rire de mon défaut; mais, au fond, ils le blâment
ou s'en irritent, ils ont raison. C'est une impolitesse
de mal écrire, car c'est donner de la peine à ceux
qui vous lisent; et c'est une sottise, car c'est gâter
ce qu'on écrit. Tu entendras dire dans le monde par
des personnes qui vous flattent tout haut, quittes à
se moquer de vous tout bas, que mal écrire est le
fait des gens d'esprit. Réponds-leur en leur mon-
trant des lettres que je t'ai fait voir cent fois, des
lettres de M. Guizot, de M. Mignet, d'Alexandre
Dumas père, qui sont des modèles de calhgraphie!
Ecris bien, fillette, écris bien! Une jolie écriture
pour une femme, c'est comme une jolie toilette, une
physionomie aimable, un agréable son de voix ; cela
prévient en sa faveur, on est porté à penser du bien
d'elle.
— Mais alors, grand -père, reprit l'enfant qui
m'avait écouté attentivement, c'est donc wai ce que
disait l'autre jour à dîner ton ami M. K...?
— Que disait-il?
— Qu'on pouvait juger le caractère des per-
sonnes sur leur écriture.
— Oh ! oh ! pas si vite ! C'est une grosse question
que celle-là, mademoiselle! Je te demande à y réflé-
chir... ))
Nous nous séparâmes là-dessus, et je descendis
au jardin, en réfléchissant. Ma première pensée fut
d'admirer comme cette éducation de famille est
féconde en résultats imprévus. On part d'un enfan-
tillage et on arrive à une question sérieuse. Cette
NOS FILLES ET NOS FILS.
composition en écriture m'avait conduit à un des
problèmes physiologiques et psychologiques les plus
mystérieux, les plus controversés, la relation de
l'écriture et du caractère. Une fois sur cette voie,
mon imagination ne s'arrêta pas en route ; je me
mis à penser au problème lui-même, à sa solution,
à chercher les moyens d'y arriver, et, de réflexions
en réflexions, je me trouvai poussé... devinez où?
Dans un de nos établissements scientifiques les plus
considérables, dans un de nos plus riches trésors
historiques , à l'ancien hôtel Soubise, aux Archives
nationales ; mon rôle d'élève commençait.
8 2.
11 y a, aux Archives nationales, une collection que
je recommande à tous les amateurs de curiosités
historiques. Dans cinq grandes pièces, restaurées
avec un goût charmant, et qui étaient jadis la salle
des gardes, le billard, le salon et la chambre à cou-
cher de la duchesse, se trouve aujourd'hui , ras-
semblée et comme résumée , toute une histoire de
France. On a souvent essayé de représenter les
diverses phases du passé et la marche de la civili-
sation par une succession chronologique d'édifices,
de monuments, de tableaux, de portraits d'hommes
illustres ou de souverains; c'est l'histoire racontée
par l'architecture et la peinture. Aux Archives, c'est
l'histoire racontée par l'écriture. Sur ces murailles,
en effet, figurent et se déroulent une foule de ma-
nuscrits qui, s'étendant des Mérovingiens aux der-
nières années de la Restauration, représentent, pour
ainsi dire, comme dans un tout petit miroir et par
UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 59
un tout petit côté, la marche générale de l'industrie,
de l'art et de l'éducation nationale.
C'est d'abord la transformation du papyrus en
parchemin, et du parchemin en papier, qui nous fait
assister à la création d'un des plus merveilleux outils
delà civilisation. Que serait le monde moderne sans
le papier?
C'est ensuite l'apparition de l'écriture gothique,
qui, se substituant à l'écriture romaine en même
temps que les cathédrales remplacent les temples
romans, signale comme elles, dans le monde de Tant,
l'avènement de la charmante et capricieuse déesse
du moyen âge, l'imagination.
C'est enfin, c'est surtout l'éclatant témoignage du
développement de l'instruction par l'entrée en scène
de l'écriture individuelle. On sait que l'écriture a été
longtemps la prérogative des scribes. Quelques-uns
écrivaient pour tout le monde. Eginhard nous
apprend que le grand Charlemagne ne savait pas
écrire. Quand les croisés du xiir siècle arrivèrent à
Constantinople, ils se moquèrent des Byzantins qui
portaient une écritoire à leur ceinture, et on connaît
cette formule consacrée dans les actes passés par la
noblesse : « Ledit seigneur a déclaré ne pas savoir
écrire, attendu sa qualité de gentilhomme. »
L'ignorance constituait alors un privilège.
C'est au milieu du xiv siècle que la belle collec-
tion des Archives nous oflre pour la première fois
l'intervention de la main de l'homme dans les actes
de sa volonté. Au bas d'une vitrine de la troisième
salle, sur un parchemin jauni, h la fin d'un traité fait
par un duc de Lorraine, on lit ce mot et cette date :
« René, 1350; » c'est l'apparition de l'autographie
4
60 NOS FILLES ET NOS FILS.
dans l'histoire et dans la vie. Une fois le mouvement
donné, il se développe rapidement et se produit en
une foule de manuscrits qui sont autant de témoi-
gnages curieux des temps où ils apparaissent.
L'écriture des Valois est fine, mince, élégante, et
rappelle la grâce un" peu allongée des figures de la
Renaissance.
Avec Louis XIV se développe cette écriture solide,
grande, régulière, qui semble l'expression naturelle
de la littérature classique; enfin, voici dès le début
du XVIII* siècle et jusqu'au xix% tout le flot de lettres
individuelles, dont le nombre immense témoigne
de l'extension infinie des relations sociales, et vous
voyez revivre devant vous, contre signés des noms
les plus illustres, les actes sublimes ou atroces, les;
événements terribles ou heureux qui ont enchanté,
épouvanté et immortalisé les cent cinquante ans qui
nous séparent de la mort de Louis XIV.
Parmi les documents les plus curieux de cette col-
lection se trouvent deux lettres signées, l'une de
Bonaparte, général en chef , l'autre de Napoléon,
empereur. La première, sans doute, est irrégulière,
abrupte, violente, et témoigne d'une force impé-
tueuse et brutale, mais enfin" elle ressemble à de
l'écriture. On voit que celui qui écrit a besoin qu'on
puisse le lire. Une fois empereur, il faut qu'on le
devine! Pas un mot achevé! pas une lettre formée!
pas une règle orthographique observée ! Il traite les
caractères et la grammaire avec le même mépris que
les hommes. Il les écrase, il les torture, il écrit
comme il monte à cheval. Quant à ceux à qui il
s'adresse, tant pis pour eux s'il est illisible. Les
despotes d'Orient parlent par gestes, et on com-
UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 61
prend ; il parle , lui , en hiéroglyphes ; qu'on le
déchiffre! Cet homme a trouvé moyen de faire de
l'autocratie avec l'écriture !
On le voit, j'avais insensiblement passé du
domaine des faits dans le domaine de l'induction;
la vue de ces témoignages autographiques me rame-
nait à la question posée par ma petite-fille, et peu
à peu s'éveilla en moi toute une suite de réflexions
et d'observations sur ce sujet. Quelle chose étrange!
me disais-je : tout le monde se moque des gens qui
prétendent juger du caractère par l'écriture, et tout
le monde les imite.
Vous êtes dans un salon ; arrive une lettre d'un
personnage illustre; quel est le premier mot qui sort
de votre bouche? « Montrez -moi son écriture! »
Après un examen attentif, qu'ajoutez-vous toujours?
« Je lui supposais ou je ne lui supposais pas cette
écriture - là. » Pourquoi ? Pourquoi notre goût
pour les collections d'autographes de personnages
célèbres ? Pourquoi attache-t-on mille fois plus de
prix à quelques lignes insignifiantes signées d'un
nom illustre qu'à la page la plus éloquente d'un
inconnu? Pourquoi les éditeurs des livres renommés
prennent-ils tant de soins pour joindre au portrait
de l'auteur quelque fac-similé de son écriture?
Pourquoi avons-nous tant de regrets d'avoir si peu
de lignes de la main de Molière? Pourquoi? pour-
quoi? Parce qu'en dépit des railleries, nous sentons
d'instinct que tout se lie et se tient dans l'homme,
que tout ce qui part de lui témoigne de lui, et que,
par conséquent, l'écriture a la valeur, non pas d'un
portrait, mais d'un indice, d'un renseignement, d'un
reflet, d'un écho, d'un parfum, d'une émanation. Ne
62 NOS FILLES ET NOS FILS.
jugez-vous pas les hommes sur leur démarche, sur
leur physionomie, sur leur son de voix, sur leurs
gestes? Or, qu'est-ce que l'écriture, sinon un geste,
et le plus expressif de tous les gestes? Car il est
non seulement l'image de notre naturel, mais le
produit de notre éducation, et il révèle à la fois
ce que nous sommes et ce que nous faisons. Com-
ment notre écriture ne dirait-elle rien de notre carac-
tère, c'est-à-dire de nos habitudes constantes, quand
elle reflète si fidèlement toutes nos dispositions acci-
dentelles de cœur, d'esprit et de corps?
Notre écriture se modifie, et se modifie pro-
fondément, selon notre état de santé, selon notre
humeur, selon la personne à qui nous nous adres-
sons, selon l'objet pour lequel nous écrivons. On
n'écrit pas une pétition de la même main dont on
la repousse. On n'écrit pas à son supérieur comme
à son inférieur; on n'écrit pas à une femme avant
le mariage comme on lui écrit après. Avant, nous
sommes tous des calligraphes ; après, nous sommes
presque tous des barbouilleurs
Notre écriture change avec notre situation.
J'ai lu, dans un livre très intéressant de M. de
Beauchesne, deux lettres écrites à quelques mois
de distance par le pauvre petit Louis XVII. Quand
l'enfant entre au Temple, son écriture est charmante,
pleine d'élégance dans sa gaucherie enfantine; on
y sent une éducation de gentilhomme. Un an après,
quel changement! Les caractères sont déformés,
abêtis ; on dirait une écriture d'idiot ; toutes les tor-
tures physiques et morales de ce pauvre petit martyr
et tous les forfaits de son bourreau sont écrits là
dans ces quelques mots.
UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. ^3
Je pourrais ajouter plus d*un fait significatif à ces
observations : j'ai remarqué, par exemple, que
presque tous les hommes raisonnables et froids
écrivent droit, que les hommes mous et indécis ont
une écriture qui descend, et les hommes d'imagi-
nation une écriture qui monte. Autre remarque sin-
gulière : aujourd'hui, en France , il y a encore un
certain nombre de familles où se retrouve la grande
écriture un peu monumentale, un peu lourde, mais
pleine de dignité , du siècle de Louis XIV. Savez-
vous à qui appartiennent toutes ces familles? A la
haute aristocratie. Elles ont conservé ces caractères
comme une tradition, comme une distinction ; leur
écriture est le témoignage de leurs prétentions nobi-
liaires, le reste de leurs privilèges; elle fait partie de
leur blason.
Que conclure de tout ceci? Que la graphologie est
une science, et que les autographes offrent un élé-
ment certain de diagnostic moral? A Dieu ne plaise!
Les faits réfutent trop souvent cette théorie, et j'y
trouve un démenti trop terrible dans la collection
des Archives : Louis XVI et Robespierre ont la
même écriture. Je me borne à dire que les études
autographiques ne sont pas sans valeur dans les
études psychologiques, que ce goût va bien à l'es-
prit curieux et investigateur de notre temps, et que,
dans cette vaste enquête ouverte par le xix* siècle
sur l'âme humaine, parmi cette foule de témoins à
charge et à décharge, un des plus amusants à citer
et à consulter, en s'en défiant un peu, c'est l'écriture.
Tel fut le résultat de ma visite aux Archives.
J'avais emmené ma petite- fille avec moi. Je lui
montrai l'une après l'autre ces cinq belles chambres
4.
64 NOS FILLES ET NOS FILS.
dans le plus grand détail, je lui expliquai le sens de
tous ces documents ; je tâchai de rattacher ces aper-
çus, si nouveaux pour elle, à son petit bagage de
connaissances acquises ; enfin je lui communiquai
en partie, sous une forme familière, les réflexions
que m*avait inspirées notre excursion historique.
Comprit-elle tout? Non. Comprit-elle complètement?
Non. Eus-je raison pourtant de l'initier à ces pen-
sées nouvelles? Oui. Les jardiniers disent que, parmi
les graines semées par eux, il en est qui ne lèvent
que deux ou trois ans plus tard. Elles dorment pen-
dant quelque temps, puis, un jour, elles s'éveillent.
Ainsi en arrive-t-il de certaines idées jetées dans
l'esprit des enfants. Ces idées sont au-dessus de
leur âge? N'importe. L'âge et les idées se mettront
un jour d'accord. Semez toujours! seulement, veil-
lez bien au choix des graines! Rappelez- vous qu'il
y a des plantes vénéneuses! Ne prenez que des
semences saines, fécondes, nourricières, de la fleur
de semences! Quant à l'époque de la fructification,
faites crédit à l'enfant, il s'acquittera un jour : c'est
de l'enseignement placé à échéance.
LES DEUX RÉVEILS
A M. René Vallery-Radot.
Comme les mots sont d'imparfaites images des
choses! Le même mot a un sens tout différent,
éveille en nous des idées toutes différentes, si les
LES DEUX RÉVEILS. 65
objets auxquels il s'applique diffèrent. Par exemple :
Quoi de plus charmant que ce mot, le réveil d'un
enfant? quoi de plus triste que celui-ci, le réveil
d'un vieillard?
L'enfant s'éveille comme la fleur s'ouvre. La nuit
a travaillé pour lui comme pour elle. La fleur
s'ouvre au matin plus fraîche, plus parfumée, plus
épanouie. L'enfant s'éveille plus rose, plus gai,
plus fort. Ses lèvres brillantes et humides semblent
couvertes de rosée; ses petits cheveux frisés et
collés aux tempes par la légère sueur du matin, lui
font comme une couronne ; ses jambes et ses bras
sortant à demi et par échappée de dessous ses
draps, ont l'air de marbre rose ; à peine ses yeux
ouverts, il se met à rire... A quoi rit-il?... A la vie!
C'est une amie qu'il retrouve ! Si radieuse est sa
figure qu'il semble revenir d'un paradis et rentrer
dans un autre. Il ne descend pas de son lit, il saute
à bas, demi-nu, et dès le premier pas, le' voilà en
possession de tout lui-même : ses mouvements sont
libres, faciles, moelleux; il est toute souplesse et
toute grâce.
Le réveil du vieillard est triste et lent. On dirait
que le repos l'a fatigué. Il s'enfonce sous ses cou-
vertures, de peur que l'air ne le frappe ; ses yeux
ont peine à soutenir la clarté du jour ; sa tête est
lourde. S'il a quelque souffrance habituelle, elle
s'éveille en lui avant lui ; elle semble l'attendre ; et
il est encore engagé dans les limbes du sommeil,
que son infirmité lui dit tout bas : Je suis là ! Ses
membres sont raidis comme des ressorts rouilles ;
il entre péniblement dans la possession de chacun
de ses organes; respirer, se mouvoir, parler, sont
NOS FILLES ET NOS FILS.
autant d'actes qui ne vont pas pour lui sans effort.
La résurrection même de ses facultés ne se fait pas
d'un seul coup j elles renaissent en lui Tune après
l'autre ; il semble qu'il ait appris la mort et désap-
pris la vie.
Voilà, certes, deux spectacles bien différents :
autant l'un est riant, autant l'autre est sombre. Eh
bien, vieillard, veux-tu que ton réveil soit le plus
beau des deux? Gela dépend de toi. L'enfant qui
s'éveille ne pense qu'à iui - même ; toi , ne pense
qu'aux autres. L'enfant s'éveille pour jouer, pour
jouir, pour être heureux ; tous les projets qu'il forme
pour cette journée qui commence n'ont pour objet
que des châteaux en Espagne d'amusements et de
plaisir î Toi, éveille-toi pour méditer, pour travail-
ler, pour souffrir patiemment, et organise dans ton
imagination ce jour de plus que Dieu t'accorde, en
vue de la joie de tout ce qui t'entoure. L'enfant n'a
guère pour vertu que de ne pas faire le mal ; que
la tienne soit de faire le bien î Je ne sais, certes, rien
de plus touchant que l'hymne dicté par le poète à
l'enfant qui s'éveille. Ce petit être s'agenouillant sur
son lit à la voix de sa mère, joignant ses deux mains
dans les mains de sa mère, et mêlant sa faible voix
au chœur universel qui glorifie le Créateur, nous
émeut comme la vue même de l'innocence et de la
pureté. Mais que demande-t-il à Dieu? Il le prie,
prière bien touchante, de donner la santé à celui qui
souffre, la liberté au prisonnier, une demeure à
l'orphelin, le morceau de pain à l'indigent! Eh bien,
toi, vieillard, tu peux mieux faire encore. Supplie
Celui qui tient en sa main les âmes et les choses,
Bupplie-le de mettre en toi , de te donner à toi, la
LES DEUX RÉVEILS. 67
charité qui nourrit le pauvre, la pitié qui console le
malade, le courage qui brise les captivités injustes,
la paternité qui adopte l'orphelin, et alors, crois-
moi, l'hymne même de l'enfant ne sera pas plus
beau que la prière du vieillard à son réveil.
LA GREFFE MORALE
A M. Ed. Charton.
Bien peu d'hommes ont reçu de la nature une
qualité complète. Bien peu d'hommes naissent com-
plètement justes, complètement sincères, complète-
ment courageux. Il en est des qualités humaines
comme des charges d'agents de change; les plus
riches n'en possèdent qu'une fraction, et comme il
n'y a guère que des quarts ou des tiers d'agents de
change, il n'y a guère aussi, du moins de naissance,
que des quarts de héros, et même des quarts d'hon-
nêtes gens. Dieu en use avec nous comme un sage
père de famille; il nous donne un petit capital de
vertus, pour que nous ayons le mérite de l'augmen-
ter par le travail et d'en faire ainsi notre véritable
propriété en en faisant notre œuvre.
Mais comment atteindre ce but? par quel moyen,
par quelle méthode cultiver et développer nos qua-
lités incomplètes? Je comprends facilement les
diverses manières de corriger un défaut; il ne s'agit
que de punir, de comprimer, de refouler, de tuer
quelque chose enfin ! mais faire éclore ! faire naître !
faire vivre! combien l'œuvre est plus difiicile! Si
68 NOS FILLES ET NOS FILS.
votre enfant n'a qu'une lueur de bonté, qu'un germe
de droiture, qu'une parcelle de courage, comment
vous y prendre pour faire de cette lueur une flamme,
de ce germe un rameau, de cette parcelle un tout
vivant et solide?
Ce problème m'a souvent agité dans le cours de
mes études sur les rapports des pères et des enfants
au xix^ siècle, et je n'y avais guère trouvé de solu-
tion, quand, l'été dernier, l'horticulture m'en donna
une, et en me promenant dans mon jardin, l'esprit
tout rempli de cette question, il me sembla entendre
un rosier qui me répondait.
Quand on possède un rosier d'une espèce rare et
délicate, quand on craint de le perdre et qu'on veut
le conserver, que fait-on? On prend son greffoir, on
détache du frêle arbuste un germe, un œil, comme
on dit en botanique, puis on le greffe sur quelque
églantier vigoureux; et, l'été suivant, cet œil, s'étant
nourri pendant plusieurs mois des sucs puissants du
sauvageon, devient à son tour un rosier robuste, qui
s'épanouit en larges fleurs et en riche feuillage.
Eh bien, toute âme humaine a ses sauvageons, je
veux dire ses dispositions natives et vigoureuses, où
circule la sève énergique de l'églantier des bois. Chez
les uns, c'est la fermeté, chez les autres, c'est la
tendresse; tantôt c'est le bon sens, tantôt c'est l'ima-
gination ; parfois même c'est une qualité compliquée
d'un défaut, comme par exemple l'orgueil, qui, d'un
côté, confine à la fierté qu'on peut appeler une vertu,
et, de l'autre, à la vanité qui est le plus grand de tous
/es vices... quoiqu'elle ne se trouve pas comprise
dans les péchés capitaux, sans doute parce qu'elle
en comprend deux ou trois à elle toute seule.
LA GREFFE MORALE. 69
Or donc, pourquoi les pères n'imiteraient-ils pas
les jardiniers? pourquoi, dans l'éducation de nos
enfants, ne chercherions-nous pasàécussonnerleurs
qualités débiles sur leurs qualités vigoureuses?
Pourquoi, par exemple, si nos enfants ne sont
courageux que de temps en temps, c'est-à-dire à
moitié courageux et à moitié pusillanimes, ne met-
trions-nous pas leur petit courage en nourrice chez
quelque brave vertu robuste? J'entends d'ici votre
objection : le courage est un don dénature, une affaire
de tempérament; on l'a ou on ne l'a pas; cela ne
s'apprend ni ne s'acquiert. Je proteste contre cette
théorie ; il ne faut jamais consentir à une aggravation
du péché originel, ni ajouter aux fruits défendus les
qualités défendues. Vous l'avouerai-je? il me semble
même que mon procédé d'horticulture s'appHque par-
ticulièrement au courage.
Je pourrais, en effet, prouver par des exemples
célèbres que la vaillance est une vertu essentiellement
composite, et qu'il y entre une foule d'autres éléments
que la vaillance même. Je pourrais vous montrer que
l'héroïsme, c'est-à-dire l'énergie poussée jusqu'au
sublime, n'est souvent qu'un faible courage enté sur
un grand sentiment du devoir et que le mot peureux
n'est pas synonyme du mot lâche; car la lâcheté,
c'est de la peur consentie, et le courage n'est souvent
que de la peur vaincue. Je pourrais citer le grand
Turenne, tremblant de tous ses membres le jour
d'une bataille, et jetant à son corps cette admirable
apostrophe : « Tu trembles, vieille carcasse! Tu trem-
blerais bien plus si tu savais où je vais te mener ! » Et
Henri IV donc! Henri IV, que le premier coup de
canon métamorphosait en monsieur Argan, et ([ui
70 NOS FILLES ET NOS FILS.
s'écriait avec sa verve béarnaise : « Ah ! scélérats
d'Espagnols! Vous me le payerez!... » Mais j'aime
mieux chercher mes autorités un peu moins haut, un
peu moins loin, et vous offrir pour exemples un garçon
de quinze ans et une petite fille de dix. Le garçon avait
nom Castillo; il était élève dans notre lycée... et, tout
Espagnol qu'il était, il servait de souffre-douleurs,
de patito à tous ses camarades. Injures, coups, mau-
vais traitements, il recevait tout et acceptait tout. II
remplissait pendant l'année entière le rôle de l'agneau
devant le loup. On part en vacances; au retour, le
premier soin des enfants est de se jeter de nouveau
sur leur proie et de faire rentrer Castillo dans son
personnage de victime. Mais le premier qui essaye
reçoit pour réponse un coup de poing, le second un
coup de pied, le troisième une volée complète ; mon
Castillo se bat huit jours de suite comme un héros.
Qu'était-il donc arrivé? est-ce que le courage lui avait
poussé subitement au cœur, comme le duvet au men-
ton? Non! l'âme humaine n'a pas de ces métamor-
phoses. Il était arrivé que Castillo avait un père,
que ce père, absent depuis plusieurs années, avait
employé les vacances et les loisirs du retour à racon-
ter à l'enfant les actes de courage de ses ancêtres,
leur vie pleine de traits de vaillance, et avait ainsi
éveillé en cette petite âme, naturellement généreuse,
le grand sentiment de l'honneur de famille. Chaque
coup de poing que Castillo lança depuis à un de ses
camarades était une dette qu'il payait à un de ses
ancêtres. Pusillanime par tempérament il étaitdevenu
courageux par fierté de race.
On s'étonnera peut-être que j'aie pris pour second
exemple une petite fille. Je l'ai fait à dessein, pour
LA GREFFE MORALE. 71
répondre à un préjugé bien étrange, mais fort com-
mun, à savoir que les feinmes n*ont pas besoin d'être
courageuses. Lisez tous les livres d'éducation, vous
y trouvez toujours le courage préconisé comme une
vertu virile, jamais comme une vertu féminine.
Vous entendez même dire parfois que la pusilla-
nimité chez lesfenomes est une grâce de plus et comme
la compagne de la pudeur ! Au fond, cette théorie n'est
autre que la vieille doctrine du moyen âge, qui voyait
dans la femme un être inférieur, incapable de se
défendre elle-même, et qui se la figurait toujours
abritée et tremblante sous le bras protecteur de
l'homme. Il serait temps d'en finir avec ces mièvre-
ries et de regarder enfin la réahté face à face. Or,
cette réalité, la voici : c'est que les femmes ont plus
besoin de courage que nous, car la vie leur est plus
dure qu'à nous, à part les périls delà guerre, qui ne
sont qu'une exception dans la vie. Quel est le fléau,
quelle est la souffrance, quel est le péril qui ne les
menace pas comme nous ? Elles ont toutes nos mala-
dies, et, en outre, elles ont les leurs. Il n'y a pas
jusqu'à leur plus grande joie en ce monde, la mater-
nité, aui ne leur soit tour à tour une fatigue, une dou-
leur et parfois une cause de mort. D'où vient donc,
quand elles ont à lutter contre tout, que nous ne les
armons contre rien ? D'où vient que nous ne faisons
pas honte de la pusillanimité à nos filles comme à nos
fils? D'où vient qu*il leur est permis, en face d'un
péril, de pleurer, de crier, de nous affoler en s'af-
îolant? Est-ce que si un incendie éclate dans notre
maison, si une peste décime notre ville, si une inva-
sion dévaste notre pays, si une inondation ravage notre
province, nos femmes, nos filles, nos sœurs, nos
6
72 NOS FILLES ET NOS FILS.
mères n'en sont pas victimes comme nous ? Est-ce
qu'elles n*ont pas chaque jour quelqu'un à défendre,
à protéger? Est-ce qu'enfin la vie ne leur crie pas à
chaque instant, comme à nous : Supporte et soutiens !
Imposons-leur donc les rudes leçons du courage,
puisque Dieu leur ménage si peu les rudes leçons de
la douleur.
Je reviens à cette petite fille, dont les parents sont
mes plus chers amis, et que j'ai presque vu élever.
Elle n'était pas ,née héroïque, la pauvre enfant.
La vue du sang, surtout du sien, la faisait pâlir,
et, quand il fallait en arriver à quelque opération un
peu douloureuse, faire intervenir, par exemple, le
grand épouvantail des enfants, l'être terrible à qui
leur imagination prête l'aspect des tortionnaires du
moyen âge, le dentiste!... ce nom seul saisissait
l'enfant de terreur. Un jour pourtant, force fut d'y
avoir recours, et je vis partir la mère et la fille pour
cette dure opération. On ne parlait pas moins que
de deux molaires à arracher. Au bout d'une demi-
heure, la mère et la fille revenaient ensemble, avec
les yeux rouges, avec la figure défaite, et, hélas !
les deux molaires, au lieu d'être dans la poche de
l'enfant, étaient encore dans sa bouche. A la vue de
l'instrument de torture, l'enfant avait perdu la tête :
cris ! sanglots ! lutte désespérée ! fuite dans tous les
coins de la chambre ! et la mère, rentrant, déclara
qu'elle n'était pas de force à condamner sa fille une
seconde fois à un tel supplice.
Que faire? Je me tus, assez attristé, mais je me
souvins de mon rosier, et je pris mon parti. J'avais
souvent remarqué chez cette enfant deux dispositions
très caractéristiques : elle était à la fois très tendre
LA GREFFE MORALE. 73
et très pieuse. La piété et la tendresse partent d'un
même mouvement de l'âme; être pieux, c'est aimer
en haut! mais, si les habitudes pieuses sont ordi-
naires chez l'enfance, la piété elle-même, dans tout
ce que ce mot comporte, y est assez rare. Cette enfant
en avait le don. Rien de plus touchant que de la
voir toute petite apportée, au moment du coucher, sur
les genoux de sa mère, s'y agenouillant elle-même et
joignant ses mains pour faire sa prière. Il y avait alors,
dans son regard, sur son front, dans ses yeux levés
au ciel, comme une clarté qui n'était pas de la terre.
Plus charmante encore était sa gentillesse, quand, la
prière finie, elle blottissait son petit corps, qu'on
sentait rond et potelé sous sa fine chemise, dans le
même fauteuil que sa mère, et qu'elle allait se nicher
dans son cou avec mille baisers répétés, mille caresses
qui ne se trouvaient jamais assez proches, mille ten-
dres efforts pour s'enfoncer de plus en plus dans ce
cher cou. Une si profonde union dans cette enfant
de l'affection humaine et de l'affection divine m'avait
toujours frappé, et c'est sur ces deux points solides
que je pris appui pour relever et soutenir son courage
défaillant.
Après son triste retour, elle avait la tête fort basse.
Je la laissai toute la journée digérer sa confusion
sans mot dire. Le soir, au moment du coucher,» j(3
la pris à part :
« Tu as du passer une bien mauvaise journée i:'
lui dis-je.
— Oh ! oui, murmura-t-elle tout bas.
— Tu as dû te sentir bien honteuse !
— Oh ! oui ! »
Et elle parlait plus bas encore.
74 NOS FILLES ET NOS FILS.
« Toi qui aimes tant ta mère, lui avoir fait tant de
peine ! Comme tu dois être chagrine !
— Oh ! oui î »
Et ses paroles tremblaient sur ses lèvres.
« Eh bien ! repris-je tout à coup avec force et
en lui relevant le front, eh bien ! veux-tu que, d'un
mot et en un instant, je dissipe ton chagrin et que
je chasse tes remords?
— Oh ! oui ! » s'écria-t-elle avec une explosion
de joie.
Et tous ces « oh ! oui ! » traduisaient par leurs di-
verses inflexions tous les sentiments par lesquels
avait passé cette petite âme. La voix des enfants est un
instrument de précision. Elle a des finesses qui
expriment les nuances les plus intimes de nos sen-
sations, comme les délicats appareils de physique
reproduisent les mille variations de l'air et de l'at-
mosphère. La voix des enfants vibre aussi vite et
aussi juste que le fil électrique.
La pauvre petite fille était là devant moi, me dévo-
rant des yeux, attendant avec anxiété l'explication
de ma phrase :
« Veux-tu que je dissipe ton chagrin?
— Parle donc! me dit-elle enfin. Que feras-tu?
— Je ne ferai rien ! C'est toi qui feras tout.
— Moi!
— C'est toi qui dans huit jours viendras de toi-
même, sans que personne t'y pousse, me prier, tu
entends bien, me prier, de te conduire chez ton
bourreau.
— Chez le dentiste?
— Chez le dentiste ! Nous partirons ensemble, je
ne dis pas gaiement, mais allègrement, et tu revien-
LA GREFFE MORALE. 75
dras contente de toi, car tu auras bravement accompli
un sacrifice que tu sais nécessaire ! Ah ! te voilà toute
stupéfaite! Tu m'écoutes sans me comprendre! Tu
3 demandes comment pourra s'opérer un tel miracle !
ien de plus simple. 11 te suffira pendant huit jours
'e demander du courage.
— A qui ?
— A quelqu'un qui t'en donnera.
— Qui est-ce?
— Quelqu'un à qui tu parles souvent.
— Mais qui donc? qui?
— Qui? repris-je avec énergie. Celui en qui réside
toute force, le bon Dieu. Tu le pries chaque soir et
chaque matin, d'un cœur plein de foi, je le sais.
Eh bien ! supplie-le au nom de ta mère, et au nom
de la peine que te fait cette peine ; supplie-le ardem-
ment, et avec confiance, de t'accorder l'énergie qui
t'a manqué...
— Et il me l'accordera?
— Je le crois. Essaye !
— J'essayerai ! »
Trois jours se passèrent sans un seul mot inter-
rogateur de ma part. Je ne voulais pas troubler le
travail intérieur de cette petite âme, je ne voulais pas
me mettre entre Dieu et elle. Le quatrième jour, je
vis l'enfant qui rôdait autour de moi.
a Eh bien, lui dis-je, où en es-tu?
— Il me semble que cela vient un peu, me répon-
dit-elle tout bas.
— Alors, continue ! un remède n'opère pas tout de
suite. 11 faut en prolonger l'emploi pour qu'il agisse
efficacement. Double la dose!... »
Trois jours plus tard, nouvelle question.
76 NOS FILLES ET NOS FILS.
«Eh bien?
— Cela vient ! cela vient !
— Continue toujours. »
La semaine écoulée, elle s'approcha de moi d'un
pas assez ferme.
« Sommes-nous prêts?
— Oui.
— Quand y allons-nous?
— Tout de suite.
— Je t'avais bien dit que c'était toi qui me le
demanderais!... »
Nous voilà partis ! Nous voilà chez le terrible opé-
rateur. A la vue de l'enfant, il ne peut retenir un
sourire d'incrédulité.
« Ne souriez pas si vite, lui dis-je, et regardez ! »
Du doigt, je montrai à l'enfant le fauteuil ; un peu
pâle, mais d'une bonne pâleur, d'une pâleur virile,
elle y marcha avec résolution, s'y assit, ouvrit la
bouche d'elle-même, ne poussa pas un cri pendant
l'opération, quoiqu'elle fût un peu dure, et, l 'affaire
finie, se retourna vers le dentiste et lui dit : « Merci,
monsieur ».
Oh ! pour le coup, j'en conviens, il me vint une
larme dans les yeux. Le dentiste était stupéfait. Et la
mère, quelle joie à notre retour ! quelle effusion dans
ses remercîments ! Or, qu'avais-je fait ? Je n'avais pas
créé dans le cœur de cette enfant une force qui n'y
était pas; Dieu seul peut tirer quelque chose de
rien ; j'avais simplement enté son frêle courage sur
deux sentiments vigoureux, je lui avais composé
une petite vaillance de renfort avec sa piété et sa
piété filiale ; je lui avais donné une leçon de greffe
morale. Je dis une leçon, car cette expérience lui
LA GREFFE MORALE. 77
servira toute sa vie. Certes, bien des fois encore, elle
sentira son cœur se troubler devant un péril ou
défaillir devant une douleur. Eh bien, je la mets au
défi de ne pas se souvenir alors de cette victoire rem-
portée sur elle-même et de ne pas y trouver le moyen
d'en remporter d'autres. Elle aura appris par là à ne
pas regarder une défaillance comme une défaite
définitive ; elle aura appris que l'âme a ses revan-
ches; elle aura appris que, si les vertus sont sœurs,
c'est, comme dans une famille bien réglée, pour que
les plus fortes viennent en aide aux plus petites ; elle
aura appris enfin que la bonté ne sert pas seulement
à être bon, ni la tendresse à être tendre, mais que,
dans une âme bien née, tous nos bons sentiments
doivent et peuvent former une sainte alliance où la
force de chacun devient la force de tous.
Voilà mon observation psychologique, cher ami.
Si je vous ai adressé ce récit des petites agitations
d'une conscience de dix ans, c'est que pour vous,
j'en suis sûr, rien de ce qui se passe dans le do-
maine de la pensée n'est petit, et que les révolu-
tions des grands corps célestes ne comptent pas
plus que les obscurs mouvements de l'âme la plus
humble ; car cette âme, à vos yeux, n'est pas seu-
lement l'œuvre de Dieu, elle est son reflet et touche
à l'infini par l'immortalité.
78 NOS FILLES ET NOS FILS.
UN PARVENU
Que la langue française est pauvre! Je veux
peindre une élévation légitime, et je ne trouve que
le mot de parvenu. Le dictionnaire ne me fournit rien
pour désigner celui qui est arrivé. Il y a un nom
pour l'intrigue qui usurpe un beau rang, il n'y en
a pas pour le mérite qui le conquiert.
Jamais, cependant, nul être ne fut plus digne
d'une de ces appellations qui honorent, que celui
dont je veux ici raconter l'histoire , car nul ne partit
de plus bas, n'arriva plus haut, et n'employa moins
la brigue et la cabale.
Je dis : ne partit de plus bas, et j'ai, certes,
bien raison. Jugez-en : L'état des ouvriers des villes
manufacturières, que la statistique nous montre
comme entassés et végétant dans des caves sans
jour et sans air, la position des mineurs enfouis
comme le minerai lui-même dans les entrailles de
la terre, ne nous représentent qu'imparfaitement
l'origine infime, la vie silencieuse et sombre de cet
être de rebut.
Aussi, comme il était traité! que de mépris!
L'étable des animaux les plus immondes, voilà où
on le reléguait quand il sortait de son trou, et les
plus pauvres cabanes ne lui donnaient qu'à regret
l'hospitalité.
Cependant il avait non seulement des qualités
solides, comme sa fortune l'a bien prouvé depuis.
UN PARVENU. W
mais sa jeunesse n'était pas dépourvue d'une certaine
beauté, beauté rustique et modeste, sans doute,
assez semblable aux faibles couleurs et aux légers
parfums des fleurs sauvages, mais qui en avait la
grâce mélancolique! N'importe, on ne voyait pas
plus son charme qu'on n'appréciait son utilité.
Notre héros vivait donc dans cet état d'abjection
depuis... oh! depuis bien longtemps, quand la Pro-
vidence appela sur lui les regards d'un savant, qui
était en surplus un homme de bien.
Rien de si perçant que l'œil d'un homme supé-
rieur; il démêle le mérite sous l'obscurité qui le
couvre, comme un lapidaire devine un diamant sous
la gangue qui l'enveloppe, comme un peintre aperçoit
une tête de madone dans la noire figure d'une pay-
sanne barbouillée. Notre savant s'arrête, examine le
pauvre être dédaigné, se rend compte de ses qua-
lités secrètes, voit en lui, qui le croirait? une créature
qui peut devenir utile non seulement à elle-même,
mais aux autres; que dis-je? un futur bienfaiteur
de l'humanité ; et il jure de lui faire faire son chemin
dans le monde.
Mais comment? voilà le difficile.
Notre savant était cependant riche, honoré, bien
reçu partout; mais, dès qu'il essayait de produire
son protégé, dès qu'il le nonmiait seulement, les
rires, les huées accueillaient sa demande de présen-
tation.
Que fait-il alors? Il passe par-dessus la tête de
tous ces riches négociants, de ces savants dédai-
gneux, de ces belles dames moqueuses, de ces
grands seigneurs impertinents, et présente notre
héros... à qui? au roi! Oui vraiment, c'est comme
5.
80 NOS FILLES ET NOS FILS.
je VOUS le dis, au roi lui-même, au roi d*un grand
pays!
Par bonheur ce roi avait plus de bon sens que sa
cour. Il est frappé du mérite de celui qu'on lui
recommande; il l'adopte, il le vante, et un jour, dans
une grande fête, lui, le roi, il paraît devant tout son
peuple avec le pauvre diable à son côté.
Quelle gloire! quelle faveur! Voilà sa fortune
faite ! Ah bien oui ! vous ne connaissez guère les
castes! Un parvenu! un gueux crotté! un paysan
tout noir de terre, obtenir un honneur, où eux,
grands seigneurs, ils n'ont jamais pu arriver ! Pa-
raître en public avec le roi ! Un cri d'indignation,
un cri... tout bas, un cri de courtisan, répondit à
ce sacrilège.
Le roi eut beau produire son protégé dans son
plus beau costume, dans sa fleur de beauté ; rien
n'y fit, et, malgré souverain et savant, il allait re-
tomber dans son ignominie, quand lui arriva pour le
défendre une protection plus puissante que la science
et un patron plus puissant quo le roi, une révolution
et un peuple !
Le peuple, qui connaissait de longue date le
pauvre diable, et qui se sentait comme représenté par
cette créature brillant peu et valant beaucoup, le
peuple prend sa cause en main, et comme, dans ce
temps-là, on n'osait pas trop contredire le peuple,
son favori devint peu à peu le favori de tout le
monde.
Lui, qui n'avait si longtemps connu que les éta-
bles, il voit s'ouvrir devant lui, une à une, les mai-
sons de la robe, les hôtels de la finance, les châ-
teaux des grands seigneurs, voire même les palais.
UN PARVENU. 81
Il est bien venu de toutes les classes, il est convié
h toutes les fêtes, il prend place à toutes les tables;
le temps marchant, sa renommée, son influence s'é-
tendent dans toute l'Europe; puis l'industrie, le
commerce prenant un grand essor, on l'associe à une
foule d'entreprises utiles.
Rien d'important ne se fonde, soit manufacture,
soit invention scientifique, qu'on ne recherche son
nom et son concours, et enfin, de degrés en degrés,
de pays en pays, il arrive à cette gloire toute spéciale
qui n'appartient qu'à quelques rares élus parmi les
élus.
Quelle est donc cette gloire ? Oh ! vous la con-
naissez bien !
Il y a beaucoup d'hommes dont on vante le nom
de leur vivant, et que même on célèbre quand ils
sont morts ; mais le vrai signe de la supériorité, le
sceau suprême de la renommée, c'est que le monde
s'occupe de vous quand vous êtes malade.
Eh bien ! un jour, notre parvenu, notre amvé,
notre héros enfin, tombe malade.
Comment vous peindre l'émoi universel? Il de-
vient le sujet de toutes les conversations, les jour-
naux donnent de ses nouvelles; les académies s'in-
quiètent de remèdes propres à le guérir; le théâtre
même s'occupe de sa santé, la chaire ne dédaigne
pas de faire des vœux pour son rétablissement... Le
peuple surtout, le peuple, pour qui il avait été un
soutien, redouble de prières pour qu'il échappe au
fléau...
Tant d'instances sont exaucées, et un jour...
Mais je m'aperçois que je commets un étrange
oubli : voilh quatre pages employées à vous parler de
82 NOS FILLES ET NOS FILS.
mon héros.. . et je ne vous ai pas encore dit son nom !
Voulez-vous le savoir ?
— Sans doute.
— Eh ! mais, c'est la pomme de terre I
LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE
Au P" Lailler,
Je Tai trouvée, mon cher ami! — Quoi donc?
— La mer!... — Où donc? — Sur le bord de la
mer. — Qu'est-ce que vous voulez dire? — Le voici.
Nous étions venus à x^rradon, petite côte de Bre-
tagne, village niché au-dessus de la mer du Mor-
bihan, pour faire prendre des bains à nos enfants.
Un quart d'heure après notre arrivée, à peine les
malles déposées dans notre petite maison de loca-
tion, je cours vers la plage. Qu'est-ce que je vois?
des varechs échoués sur de petites mottes de terre
noirâtre, du sable, des pointes de rochers émergeant
çà, et là de quelques minces flaques d'eau... mais
la mer? absente! Elle était partie si loin, si loin,
qu'il me fallait presque prendre une lorgnette pour
l'apercevoir, et certainement je n'aurais pas eu trop
d'un cheval et d'une petite voiture pour courir après
elle; ajoutez que le ciel était gris et bas, qu'il brui-
nait, que je ne distinguais la lointaine ligne blan-
châtre qui représentait la mer qu'à travers un voile
de brouillard, et que je regardais les coteaux envi-
ronnants et le paysage, de dessous mon parapluie.
LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 83
Je remontai navré, le but de notre voyage était
manqué, notre séjour inutile. « Ne défaites pas les
malles^ » dis-je au domestique, et je me couchai
roulant pour le lendemain mille projets d'excur-
sions afin de chercher un bord de mer plus mari-
time.
Le lendemain, à peine levé, je sors mélancoli-
quement de notre village, et je me dirige vers un
point du coteau qui domine le golfe d'Arradon.
surprise ! changement complet de décoration ! un
des plus ravissants spectacles que j'aie jamais vus !
un soleil éblouissant! la mer revenue pendant la
nuit de son excursion lointaine, et remplissant jus-
qu'au bord le golfe devenu une immense conque de
saphir. Çà et là, semées sur le flot étincelant, les
petites îles du Morbihan, semblables à autant de
pierres précieuses ou à de riches bijoux, les unes
brunes comme une armure, les autres d'un bleu
sombre comme le ciel du soir, celles-ci d'un jaune
pâle; ïîle des Deux-Souris, se relevant sur l'eau
ainsi qu'une croupe d'animal; Vîle d'Arz, scintillant
(lu soleil comme si toutes ses maisons avaient été en
feu ; Vîle au Moine, étendant sa longue côte dénudée
et rugueuse comme un alhgator accroupi ; Vile des
Sapins^ sortant de l'eau comme une nymphe qui
secouerait sa chevelure de feuillage; toutes pres-
sant, entourant, resserrant, et, pour ainsi dire, ser-
tissant le flot, et découpant ainsi cette belle nappe
fluide en golfes, en lacs, en fleuves, en canaux, en
ruisseaux, de façon à figurer le plus délicieux des
archipels. Autour de moi, s'élevaient en gradins, en
amphithéâtres, des bois, des jardins, des groupes de
châtaigniers gigantesques, qui couronnaient les Ilots
NOS FILLES ET NOS FILS.
de la mer par des flots de verdure ! . . . Ébloui, enivré,
je remontai en courant au village, vers notre logis,
et je m'écriai en entrant : « Défaites les malles!
défaites les malles ! nous restons ! »
Cette petite expérience m*a montré, une fois de
plus, qu'en voyage, il faut se défier de la première
impression. Quand nous arrivons dans une ville ou
dans un pays que nous n*avons jamais vu, au plaisir
de la nouveauté se mêle la tristesse de l'inconnu.
Ces lieux étrangers, ces visages qui passent indif-
férents devant nous, ces êtres pour qui nous ne
sommes rien, ces habitations qui ne nous sont rien,
ces fenêtres et ces portes closes derrière lesquelles
notre imagination même ne peut pas rêver ce qui se
passe, tout cet ensemble de choses muettes et fer-
mées, nous serre le cœur : nous nous sentons tout
seuls, il manque à tous ces objets le doux charme
de Taccoutumance. Eh bien, l'accoutumance m'a
peu à peu rendu délicieux ce petit pays qui m'avait
d'abord paru si laid. Tout s'y est transformé pour
moi. La mer d'abord! Elle se retire bien un peu
loin, il faut en convenir, mais elle a des façons de
revenir si gracieuses, et elle apporte, en revenant,
de telles douceurs de température et déteintes, qu'on
ne la voudrait pas autrement.
Son nom seul le dit. Savez- vous comment on ap-
pelle sa grande sœur, celle qui bondit et écume là-
bas sur les âpres rochers de Saint-Gildas? on l'appelle
la mer Sauvage. Elle, elle se nomme le Morbihan,,.
la petite mer.
Sur l'Océan, le flux et le reflux ressemblent à
une révolte. La vague, en revenant, semble lutter
contre la main qui la pousse ; chaque lame se retire
LA PETITE FÉE BÉQUILLE! TB. 85
avec autant de fracas qu'elle avance ; chaque flot,
en s'en allant, emporte quelque débris de la côte
comme pour protester contre la violence qui le
ramène en arrière après l'avoir poussé en avant.
C'est une bête farouche, h la fois enchaînée et dé-
chaînée. Rien de pareil dans la petite mer, dans
le Morbihan. Quand vient l'heure du flux, la vague,
en remontant, n'envahit pas la plage, elle s'y glisse,
elle s'y insinue, elle reprend grain à grain pos-
session de la grève, profitant des plus petits creux
pour s'y loger, des plus étroites fissures pour s'y
introduire, gagnant lentement, mais gagnant tou-
jours, sans bruit, sans écume, à la façon, oserai-je
employer cette comparaison ? à la façon de l'eau qui
pénètre dans un morceau de sucre, par la loi de
la capillarité.
La vie maritime n'est pas bien active sur cette
petite plage : pas de grands bâtiments, peu de
pêcheurs; mais rien de plus mélancolique et de
plus doux que de voir, de temps en temps, sur
le fond bleu turquoise du ciel, car le ciel et la mer
sont du même azur un peu pâle, que de voir glisser
silencieusement quelque voile rouge de sardinier,
ou bien se dessiner la brune silhouette du bateau
plat d'un gardien de quelque parc aux huîtres.
Parfois seulement apparaît au loin, àl'entréedu golfe,
quelque beau brick qui est venu chercher asile contre
la tempête. Aie voir ainsi immobile, avec toutes
ses voiles déployées comme des ailes, on dirait un
grand oiseau de mer qui s'est abattu sur un rocher.
Le pays n'est ni moins original ni moins attrayant
que la côte. Ce qui en fait le charme particulier,
ce n'est pas seulement ce merveilleux luxe de végé-
86 NOS FILLES ET NOS FILS.
tation inconnu d'ordinaire sur les plages maritimes,
ce n'est pas cette succession de vergers, de futaies,
de pâturages, de prairies qui descendent vers la mer
en s' enchevêtrant l'un dans l'autre avec mille pit-
toresques accidents de paysages; non ! c'est encore,
c'est surtout le parfum de vie rustique et de vie
antique qu'on y respire. J'ai vécu là deux mois en
pleine métairie et en plein passé. Groupé sur la
crête autour du clocher, le bourg d'Arradon va bien
vite s'égrenant sur les flancs du coteau qu'il sur-
monte, et s'éparpille dans les chemins creux, à
travers les landes d'ajoncs, sous les groupes d'arbres,
en petites fermes isolées. Entourées d'un peu de
champs, couronnées d'un peu de vignes, elles éclosent
comme par enchantement devant chacun de vos pas ;
on dirait autant de nids cachés dans les feuilles.
Et quelles nichées dans ces nids-là! Si humble que
soit une habitation, n'eût-elle qu'une seule fenêtre à
un seul carreau pour toute ouverture, et qu'une seule
chambre pour tout logement, vous en voyez sortir
quatre, cinq, six petits enfants, se tenant tous par
la main ; le premier veille sur le second, qui protège
le troisième, qui garde le quatrième, qui porte parfois
le cinquième. Les parents étant absents pour le tra-
vail, les enfants deviennent papas et mamans à trois
ans ! Tout cela, joufflu, riant, rose , armé d'une tartine
de pain et de fromage, et d'une pomme verte ! Nous
voilà bien loin du régime tonique, jugé indispensable
pour nos rejetons ! Après les troupeaux d'enfants,
les troupeaux de bêtes ! Oh ! dame ! les bêtes forment
au moins la moitié des habitants d'Arradon ! Dix-
huit cents âmes d'hommes ! et autant de demi-âmes
de vaches, de bœufs, d'ânes, de porcS;i de poules,
LA PETITE FEE BÉQUILLETTE. 87
de canards. d*oies, vivant sur un pied parfait d'éga-
lité avec le roi des animaux. Chaque chaumière y
ressemble à Tarche de Noé. Entrez-y, vous serez
effrayé de tout ce qui y tient. D'abord , de grandes
armoires, avec de grands tiroirs, lesquels ne sont
autre chose que des lits; le soir venu, chacun grimpe
h son tiroir, chacun, c'est-à-dire deux ou trois! dans
ce pays-là on se couche... par couches et par tas!
Puis..., je parle des plus pauvres logis, puis, dans
un coin, le perchoir pour les poules; à côté, par
terre, un nid pour les canards. Qu'est-ce qui grogne
donc là-bas? C'est le cochon! Que voulez- vous? il
faut bien que tout le monde vive !
Enfin, parfois, ainsi que dans les tableaux de l'Ado-
ration des Mages, s'ouvre un volet de bois et ap-
paraît une tête de vache ; elle vient voir un peu ce qui
se passe dans la famille. Un jour, je rencontrai un
vieux paysan infirme qui se promenait avec un petit
cochon ; on ne se promène pas autrement avec un
chien. Il l'appelait ! il lui parlait! Il lui parlait deux
langues, le français et le breton. Je m'étonnai de
cette camaraderie. « Que voulez-vous, monsieur,
me dit-il, il s'ennuie à la maison quand il est tout
seul ! je l'emmène, cela le distrait ! moi aussi ! Puis,
je pense que la promenade lui fera du bien, et qu'à
Noël, quand je le mangerai, il sera plus gras! »
Vous ne m'accuserez pas, mon cher ami, de farder
mes bucoliques! Eh bien! vous l'avouerai-je? en
dépit et peut-être en raison de cette rudesse, de
cette rusticité, ce pays m'a charmé. Pourquoi ? Parce
qu'il m'a reporté à deux cents ans en arrière ! parce
qu'avec le mauvais côté d'autrefois, ces braves gens
en ont gardé le bon ! parce qu'à la grossièreté dea
NOS FILLES ET NOS FILS.
mœurs se joint la simplicité des cœurs ! La vie de
cette population se résume en deux mots : elle tra-
vaille et elle prie. Pas un d'entre eux qui ne fléchisse
le genou en passant devant la grande croix de bois
du carrefour. Les jours d'enterrement, toutes les
femmes, revêtues de leur sévère costume d'autrefois,
robe de serge noire avec la jupe plissée, bonnet blanc
avec longues brides flottantes, vont, après le ser-
vice , s'agenouiller dans le cimetière qui confine à
l'église, et prier sur les tombes aimées ; je croyais
voir un tableau de Holbein. Un jour, pendant le mois
d'août et par une chaleur de 35 degrés, je regardais
des garçons qui battaient le blé en plein midi, sur
une aire en plein soleil. Passe leur curé ; il court à
eux, et le voilà qui, sans quitter ni sa soutane ni son
chapeau de recteur, empoigne un fléau et en bat
avec eux à toute volée pendant un quart d'heure. En
1870, quand les paysans sont partis comme mobiles,
il n'a voulu quitter ni leurs corps ni leurs âmes, et il
les a suivis comme aumônier et comme ambulancier.
Certes, mon cher ami, je ne suis pas suspect de
partialité pour l'ancien régime ni d'injustice pour le
monde moderne ; mais j'avoue que cette image du
passé m'a été au cœur ! Ajoutez que, si ces braves
gens ne parlent même pas français (leur curé ou,
pour me servir de leur expression, leur recteur est
forcé de prêcher en breton), ils n'en ont pas moins
profité de toutes les conquêtes de la Révolution ; ils
ont gardé leurs mœurs, mais ils ont adopté nos
idées. Ils connaissent très bien leurs droits ! Fort
mal venu serait celui qui leur disputerait la liberté
ou l'égalité devant la loi. Ils ne sont plus serfs que
de leurs croyances.
LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 89
Je VOUS entends d'ici, mon cher ami, dire tout
en me lisant : « Eh bien, et son titre? Et la petite
Béquillette, où est-elle?» Attendez! la voici ! et avec
elle le plus cher souvenir que j'aie rapporté de ce
doux pays.
Un matin, en descendant à la plage, j*aperçus, à
l'angle d'un des sentiers qui y conduisent, une petite
voiture d'enfant, une voiture à bras. Derrière, et la
poussant, un homme d'une cinquantaine d'années ;
de chaque côté, deux grands garçons de quinze à
dix-huit ans ; devant , une femme jeune encore qui
inspectait la route et se retournait de temps en temps
pour dire : « Prenez garde, il y a là un trou. » Enfin,
dans la voiture même, une petite fille d'une dizaine
d'années, rieuse, rose, jolie, mais ayant une jambe
étendue dans le petit véhicule et emprisonnée dans
une sorte d'éclisse. Arrivés à un coude abrupt du
sentier où le terrain devenait impraticable, un des
deux jeunes gens se mit à genoux d'un dés côtés de
la voiture, la petite fille lui grimpa gaiement sur le
dos ; la mère, toujours en pionnier, passa la première
par-dessus le petit amas de rocs qui faisait ob-
stacle; le fils, chargé de l'enfant, enjamba après la
mère ; le père prit un des bouts de la voiture, le
second fils l'autre bout, et tous deux, l'enlevant,
franchirent l'obstacle à leur tour; puis, au bout de
quelques pas, la route étant redevenue plane, la
voiture fut remise sur ses roues, la petite fille dans
la voiture, le père recommença à pousser, la mère à
inspecter, et la caravane prit la direction de la plage.
Piqué de curiosité, je les suivis de loin, et, pour
mieux les voir, j'allai m'inslaller à quelque distance
sur un tertre qui domine le golfe. Quand j'y arrivai,
90 NOS FILLES ET NOS FILS.
ils étaient déjà tous en costume de baigneurs. La
mère entra dans Teau la première, et, quand elle
en eut jusqu'à la poitrine, elle se retourna et appela
le père , qui lui porta l'enfant ; alors, avec une adresse
et une ingéniosité qui ne se trouvent que sous les
doigts maternels, elle étendit la petite malade hori-
zontalement sur l'eau, dans l'attitude d'un nageur,
l'y soutint de sa main droite placée sous la poi-
trine, passa vivement sa main gauche sous la jambe
infirme, afin qu'elle ne pût pas remuer, et de cette
façon l'enfant, étant libre de tout le reste de son
corps, abandonna les trois quarts d'elle-même à tous
ses élans de gaieté, d'agitation, de rire. Au bout
de quelques minutes, le père alla la rechercher, la
remit à une femme de chambre, puis mère, fils et
père partirent ensemble à la nage vers Vîle des
Souris^ tout semblables à une belle couvée de cygnes
sauvages voguant de conserve sur un beau lac.
Vous le savez, mon cher ami , rien ne lie autant
les parents que les enfants. Ces doux intermédiaires
changent bien vite en amis des gens qui ne se con-
naissaient pas la veille.
En outre, la plage est le terrain qui rapproche
le plus ; les jeunes y jouent, les vieux y causent,
et naturellement ils y causent des jeunes. Aussi nos
deux familles n'en formèrent bientôt qu'une, et nos
enfants à nous eurent bientôt la petite fille pour amie ;
mais le fait curieux, c'est que ne pouvant pas l'as-
socier à leurs jeux, ils s'associèrent à son infirmité ;
ils jouèrent tous à la jambe malade, si bien qu'un
jour je trouvai une des nôtres, la plus jeune, gra-
vement étendue sur le sable à côté de son amie, et
la jambe enveloppée comme elle. « Je suis tombée,
LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. Oi
me dit-elle, de Tair le plus sérieux, du haut d'une
balançoire, et le médecin m'a ordonné le repos le
plus absolu! » Bien entendu, le médecin, c'était sa
sœur, qui dictait des ordonnances et commandait des
remèdes tout à fait extraordinaires. Molière n'aurait
pas trouvé mieux ! Cette imagination d'enfant nous
divertit fort la mère et moi, et, comme rien ne dis-
pose mieux à la confiance que la gaieté partagée, je
me sentis encouragé, après avoir ri avec elle, à
aborder le sujet qui l'occupait si douloureusement,
et j'osai lui dire:
« Qu'a donc votre petite fille? quand a-t-elle été
atteinte? Est-ce un accident, une chute, un membre
brisé?
— Non, une douleur subite au genou, en pleine
santé, sans préliminaire, sans cause.
— Et sans gravité?
— Le médecin me l'assure. Pas de Symptômes
inquiétants. Presque pas de souffrance. Rien que de
la gêne, mais une gêne qui se prolonge, une con-
damnation au repos qui dure depuis trois ans.
— Depuis trois ans! Trois ans d'immobilité à son
âge, alors que le mouvement est la vie, la santé, la
gaieté! Pauvre petite! quel chagrin a dû être le sien!
— Non. Elle s'est résignée à son état avec une
facilité qui me confond. Est-ce de la fermeté? y
a-t-il dans le caractère des enfants, comme dans
leurs membres, une certaine souplesse qui se plie
sans effort à la nécessité? Je le croirais, car on m'a
cité plus d'un exemple d'enfant ayant accepté un
esclavage pareil à celui de ma fille avec une pa-
tience égale à la sienne.
— Elle ne se plaint pas ?
92 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Jamais. Même dans son lit, car elle est restée
parfois couchée plusieurs semaines de suite, elle a
toujours été ce que vous la voyez, rieuse, vive, cau-
sante, la joie de la maison.
— Sa gaieté a dû souvent vous donner bien envie
de pleurer, madame ?
— Vous dites vrai; cela me touche beaucoup.
Et si je ne m'étais défendu l'attendrissement auprès
d'elle, je ne me contiendrais pas toujours, d'autant
plus que sa patience n'est ni de l'ignorance ni de
l'insensibilité. Elle ne se croit pas au bout de ses
épreuves ; un jour même, elle s'est échappée à dire :
« Je sais bien que je ne guérirai jamais ! »
— Elle a dit cela?
— D'une voix très sérieuse, mais sans pleurer.
Parfois, cependant, son pauvre petit cœur faiblit.
Il y a deux mois, regardant des petites filles de
son âge courir sur la place de notre village, une
larme lui est venue aux yeux, et tout bas elle a
dit : « J'aimerais pourtant bien à courir comme
ça. »
— Pauvre petite !
— Enfin, parfois elle a des chagrins d'amour-
propre. Une des plus grandes difficultés pour moi,
dans sa position, c'est de l'empêcher d'y penser.
Comment l'occuper? comment remplir le vide im-
mense que laisse, dans la journée d'un enfant, l'ab-
sence du jeu ? Je ne parle pas de jeu assis; il n'y a
là qu'une demi-distraction, l'enfant ne s'amuse qu'à
moitié quand ses petites jambes ne sont pas de la
partie. Reste sans doute le travail; mais à dix ans
le travail n'est agréable que s'il est varié et partagé
avec d'autres enfants. J'avais donc imaginé de l'en-
LA PETITEFÉE BÉQUILLETTE. 93
voyer à l'école des sœurs au moment des leçons
de couture et de dessin ; je dus y renoncer.
— Pourquoi?
— Parce qu'il lui fallait y aller avec sa petite voi-
ture, entrer dans la classe avec sa petite voiture, et
que sa jambe tendue , son genou entouré d'un ban-
dage attiraient les yeux des petites filles, provo-
quaient leurs chuchotements; elle se sentait regar-
dée, et un jour elle entendit une des élèves dire
en la voyant entrer : « Ah ! voilà la grosse jambe ! »
Elle revint tout en pleurs et je ne l'y renvoyai plus. »
Un éclat de rire parti du petit groupe nous fit
retourner les yeux vers nos malades volontaires et
je fus frappé de la physionomie de cette enfant.
« Voyez donc, dis-je à la mère, quelle différence
entre votre fille et les nôtres ! Elles sont toutes trois
h peu près du même âge : le même sentiment de gaieté
les anime ; mais la figure de la vôtre est déjà celle
d'une jeune fille, sinon par les traits, du moins par
l'expression.
— Oh ! me répondit la mère, c'est que l'expres-
sion est l'image des impressions , et ce long com-
merce avec la contrainte, avec la privation, avec
Tassujettissement , a exercé une grande influence
sur son développement intérieur.
— En bien ou en mal ?
— En bien et en mal. Cela sans doute l'a mûrie,
mais en supprimant un peu l'enfance pour elle. C'est
presque une femme. Elle est née avec l'esprit ouvert
et assez perspicace; mais cette perspicacité est de-
venue une finesse perçante sous l'empire de l'im-
mobilité. Rien ne rend observateur comme de ne
pas pouvoir remuer. Elle voit tout, elle entend tout
94 NOS FILLES ET NOS FILS.
et elle vous demande compte de tout. Les leçons
ne sont pas faciles avec elle, surtout les leçons
d'histoire sainte ou d'histoire naturelle. Nul moyen
d'éviter ses questions ou d'y répondre par des phrases
évasives. Elle ne se paye pas de mots. Il lui faut
des explications précises et, si elles ne la satisfont
pas, arrive cette terrible conclusion : Ah! ça, ce n'est
pas vrai^ n'est-ce pas, maman ?
— Diable ! répliquai-je en riant, je comprends
que votre rôle d'institutrice doit être quelquefois em-
barrassant; mais, après tout, sous le coup de la
souffrance, son caractère s'est fortifié, son intel-
ligence a gagné, et je suis siàrque son cœur n'y a pas
perdu.
— Non ! sans doute, reprit la mère, mais pour-
tant...
— Pourtant ?
— Là encore, il y a du bien et du mal. Elle a
naturellement une âme très affectueuse, très tendre ;
mais affection et tendresse sont devenues plus exi-
geantes et plus jalouses. Je peux dire sans exagé-
ration qu'elle m'adore ; mais elle veut être adorée.
Il faut que je sois tout à elle. Parfois elle m'appelle
et me dérange dans mes occupations, rien que pour
constater son empire. Elle n'est pas satisfaite si je
m'assois à côté d'elle avec un livre. Ce livre lui fait
l'effet d'un rival qui lui prend sa part, et je l'entend;?
encore me dire un jour : « Viens ! mais avec pas toi:
livre... »
— Avec pas ton livre est admirable ! m'écriai-
je en riant. Voilà un adverbe mis à une place qui
lui donne une grande force.
— Oh 1 elle est en fond d'expressions inventives.
LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 95
N*a-t-elle pas dit, il y a quelque temps, à un de ses
frères qui m*embrassait : « Va-t'en, tu l'embrasses
trop ! tu vas me l'user! » Je lui appartiens, je suis
sa chose !
— Vous pourriez même dire, ajoutai-je gaiement,
que vous êtes tous sa chose ! car ma première ren-
contre avec votre caravane m'a montré qu'elle avait
quatre esclaves à son service, son père d'abord...
— Oh ! son père est devenu sa mère.
— Mais vous alors, madame?
— Moi, j'ai passé à l'état de grand'mère! Dieu
sait cependant que, s'il y a jamais eu femme au
monde qui ne fût pas faite pour gâter ses enfants,
c'est moi. Le mot même de gâter m'inspire une
sorte de répulsion. 11 dit si bien ce qu'il veut dire!
il exprime si bien ce qu'il est, c'est-à-dire des-
tructeur, corrupteur, démoralisateur! Ah! si j'avais
eu une petite fille ingambe et alerte, mon ambi-
tion eût été d'en faire la petite servante volontaire
de tout le monde. Je ne sais pas de plus aimable
nom que celui de serviabilité, et je n'en sais pas
d'image plus charmante qu'une jeune fille. Ce clair
regard saisissant au vol les désirs de chacun, ces
membres souples s'élançant aussitôt pour y satis-
faire, forment un spectacle délicieux ; c'est une
qualité qui devient une grâce ; mais demandez donc
à un pauvre être qui a besoin de tout le monde,
de s'oublier pour tout le monde! Nous nous sommes
donc mis à ses ordres; nous sommes ses bras et
ses jambes. Quant à ses frères...
— Ne plaignez pas ses frères ! repris-je vive-
ment. Ses frères apprennent auprès d'elle des qua-
lités qu'ils n'auraient peut-être jamais eues sans elle I
96 NOS FILLES ET NOS FILS.
Je les suis ! je les vois ! Comme ils sont dévoués,
empressés, attentifs!
— Oui! me dit la mère en souriant à demi,
elle leur enseigne Tabnégation mais avec son
égoïsme ! Oh ! tenez , ajouta-t-elle , voilà le terrible
mot lâché ! voilà ma grande crainte ! Depuis trois
ans, qu'est-ce qui a été le centre, le pivot de toute
notre vie? Ce petit genou. Tout tourne autour de
ce petit genou ! voyages, séjours à la campagne,
emploi des journées, des soirées, tout dépend de ce
petit genou! Il règle tout! il modifie tout! Eh bien,
comment voulez-vous qu'une enfant voie pendant
trois ans, quatre ans peut-être, tout le monde se
subordonner à elle, et n*y prenne pas l'habitude du
plus odieux des vices, la personnalité? »
La pauvre mère s'arrêta alors, et ses yeux se rem-
plirent de larmes. Je lui pris la main et je lui dis :
« Laissez-la guérir et vous verrez ! L'égoïsme d'au-
jourd'hui deviendra demain du dévouement, de la
reconnaissance, de la tendresse, de l'abnégation.
Aujourd'hui elle use et abuse de vous, c'est dans la
nature ! Elle ne se rend pas compte de ce que vous
faites pour elle, c'est dans le cœur humain ! mais
plus tard, l'âge etlaguérison étant venus, peu à peu
se réveilleront en elle, pour la transformer, ces trois
années de dévouement de votre part. Alors, chacun
des sacrifices dont elle a été l'objet, chacune des pri-
vations dont elle a été la cause, chacun des soins
dont elle a été le but lui apparaîtront dans toute
leur beauté et lui rempliront le cœur de gratitude,
d'attendrissement et d'adoration ! Soyez-en certaine,
madame, la jeune fille payera les dettes de la petite
fille, et la jeune mère les payera e»<îore mieux !
LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 97
Ohl comme elle parlera souvent à ses enfants de
ce temps-là! comme, au nom de ce temps-là.., aux
récits de ce temps-là^ elle leur apprendra à vous
connaître et à vous aimer 1 Madame, madame, je
vous le dis en vérité, ce petit genou a déjà fait bien
des choses en ce monde; il a fortifié le cœur de
celle à qui il appartient; il a uni par des liens indis-
solubles la sœur et les frères, la fille et les parents.
Eh bien, son rôle n'est pas fini... La maladie aura
cessé depuis longtemps que ses bienfaits dureroat
encore ! Vous en arriverez un jour à le bénir! »
La mère resta un moment silencieuse.
« Vos paroles m'ont émue, me dit-elle, elles
m'ont fait du bien. Je voudrais vous en remercier.
Comment y mieux réussir qu'en vous annonçant une
bonne nouvelle pour ce petit genou? Mon cher mé-
decin, qui s'associe à toutes nos angoisses, et que
ce petit genou a bien souvent empêché de dormir,
lui aussi, a fait cinquante lieues pour venir voir sa
malade.
— N'est-ce pas lui que j'ai rencontré avec vous
ce matin ?
— Précisément. Eh bien, il est beaucoup plus
content. Jamais aucun séjour de bains de mer ne
nous a été aussi favorable. Est-ce l'influence de ces
beaux arbres dominant la côte? est-ce l'action de
l'airde mer, tamisé par les grands végétaux, comme
dit notre ami? Je ne sais, mais le retour à. la santé
est visible. Demain nous faisons une première ten-
tative, une première épreuve.
— Quelle est-elle?
— Venez à dix heures sur la plage, et vous le
verrez. »
98 NOS FILLES ET NOS FILS.
Le lendemain, j'arrivai à l'heure dite. Qu'est-ce
que je vois! la petite fille debout... entendons-
nous, debout sur deux petites béquilles, et s'es-
sayant à marcher ainsi sur le sable. La mère sui-
vait tous ses mouvements avec terreur.
« Vous voyez! me dit-elle, notre admirable ami,
dans sa paternelle sollicitude, ne veut arriver à la
liberté des mouvements que par degrés ; mais enfm,
c'est le premier degré. Pourtant, le croiriez-vous?
Quand je l'ai vue ainsi posée sur ses deux petites
béquilles, mon cœur s'est serré! Jusqu'ici elle n'é-
tait, que malade; elle m'est apparue alors comme
infirme. Les béquilles, c'est le signe...
— C'est le signe de la liberté, répliquai-je vive-
ment. Ne regardez pas l'instrument, voyez l'usage
qu'elle en fait. La voilà sortie d'esclavage ! Comme
elle se meut déjà avec grâce, avec souplesse, avec
ivresse ! Elle va reprendre possession du monde !
Elle va refaire connaissance avec tout ce qu'elle
n'apercevait que de loin ! Elle va toucher ! sai-
sir ! cueillir ! respirer ! Regardez-la ! regardez-la !
On dirait que tous ses sens lui reviennent à la fois !
Quelle joie d'aller à chacun des petits rochers de la
côte... et d'y aller toute seule! Comprenez-vous?
toute seule, sans personne qui la pousse ! sans
personne qui la porte ! Elle est redevenue maîtresse
d'elle-même. Allons, je la baptise la petite fée Bé-
quillette.
— Oh ! le joli nom ! s'écria l'enfant, qui s'était
rapprochée de nous ; je ne veux plus qu'on m'appelle
autrement.
— Eh bien ! petite fée, lui dis-je en riant, je
vous apprendrai à vous servir de vos béquilles.
LA PETITE FÉE BÈQUILLETTB. 03
— Comment donc?
— Vous le verrez.
— Quand ?
— Demain à dîner. »
En effet, le lendemain réunissait les deux familles
dans notre très modeste logis. C'était un dîner d'a-
dieu.
Nous partions. La petite fille m'adressait, pen-
dant tout le temps du dîner, des regards d'intel-
ligence, des regards de complice. Le dessert venu :
« Par la vertu de mes béquilles, dit-elle, j'ordonne
à maman de regarder dans sa poche !
— Qu'est-ce que ce paquet si bien enveloppé?
dit la mère. Oh ! ce joli petit sécateur que j'avais
admiré il y a trois jours à Vannes ! Mon voisin !
mon voisin ! ajouta-t-elle en me tendant la main,
c'est un abus de confiance.
— Je n'y suis pour rien ! c'est la petite fée
Béquillette qui a enjoint au marchand de vous l'en-
voyer. . .
— Silence!... reprit l'enfant. Par la vertu de
mes béquilles, j'ordonne à mes deux frères d'al-
ler chercher leurs chapeaux.
— Oh ! le joli porte-crayon ! Oh ! le joli petit
portefeuille !...)>
1 Les deux garçons accourent à moi pour m'em-
brasser.
« Je ne le mérite pas!... c'est la petite fée Bé-
quillette !
— Silence !... Par la vertu de mes béquilles, j'or-
donne que maman nous donne tous les jours pour
dessert une bonne crème au café comme celle-ci ! »
Vous entendez d'ici les éclats de rire, les bravos l
100 NOS FILLES ET NOS FILS.
D'autant plus que c'est à elle toute seule qu'elle
avait imaginé cette dernière injonction.
« Eh bien! mon voisin, vous avez fait là de
belle besogne! me dit la mère. Désormais, elle va se
passer toutes ses fantaisies ! et par la vertu de ses
béquilles...
— Par la vertu de ses béquilles, madame,
elle en arrivera bientôt à se passer de béquilles ! . . .
Cet hiver, quand j'irai frapper à votre porte à Paris,
car vous me le permettez, n'est-ce pas ? je compte
bien voir les petites béquilles suspendues en ex voto
à côté de son lit ! Et, au printemps, par la vertu de
ses. béquilles, il lui arrivera, si vous le permettez,
un joli bouquet pour son premier bal d'enfants,
et je l'invite pour la première contredanse !
— Elle! danser! me dit la mère. Oh ! j'en mour-
rais de joie!... »
La pauvre mère s'arrêta tout émue.
Je partis, moi, le lendemain. C'était le i®' sep-
tembre. Plusieurs mois se sont écoulés depuis ;
la petite fée va toujours de mieux en mieux. Comme
j'attends le printemps avec impatience ! Et, en l'at-
tendant, j'envoie ce petit récit au Magasin d'édu-
cation^ ou plutôt je l'envoie aux lectrices de tout
âge ; plus d'une famille est frappée du même cha-
grin ; plus d'une mère est en proie à la même in-
quiétude ; plus d'une enfant est soumise à la même
épreuve! Bénies seraient ces pages si elles don-
naient un peu de courage aux enfants, un peu d'es -
pérance aux mères.
JEAN PBie. 101
JEAN PRIÉ
A M, le comte d^Esgrigny»
Ce qui m'a le plus frappé dans mon séjour en Bre-
tagne, ce n'est ni le charme tout italien de la plage
du Pouliguen, ni l'âpre beauté des rochers de la
grand'côte, ni la pittoresque originalité des cou-
tumes du bourg de Batz, ni la douceur des dunes
toutes couvertes de giroflées et d'œillets, ni la
grandeur historique des murailles de Guérande, ni
l'éclat mélancolique des marais salants au coucher
du soleil... c'est... c'est la vue d'un pauvre cor-
donnier de village, nommé Jean Prié. Oui, un cor-
donnier, un vrai cordonnier, qui fait des souliers,
qui vit de faire des souliers, qui fait très bien les
souliers, et, si humble que soit cette vie, le récit
n'en paraîtra, je crois, ni sans intérêt ni sans utilité.
Il est fils de pauvres paysans. Il a trente-sept
ans. Il a pris son métier comme gagne-pain ; mais,
dès sa première jeunesse, il essaya d'unir en lui
l'artiste à. l'artisan et se livra ardemment à la mu-
sique. Malheureusement la voix, les maîtres, les
études lui firent défaut, et il retomba dans son
pauvre atelier, en face de son rude établi, avec
son tablier de cuir, son tranchet et son fil enduit
de poix. Cependant le rêve habitait toujours cette
tête. Un jour, le maire du Pouliguen, le comte
d'E..., homme d'esprit, de cœur et de plus conchy-
liologiste fort distingué, se trouvant en rapport avec
102 NOS FILLES ET NOS FILS.
Prié pour affaire de chaussures, fut frappé du tour
d'esprit de ce très modeste artisan. Comment lui
vint-il en idée de lui montrer sa belle collection de
coquilles, de lui en donner quelques-unes, de l'en-
courager à en ramasser à son tour?... Je ne le sais,
si ce n'est qu'au fond de tout collectionneur il y a
forcément un missionnaire; qu'un goût passionné
pour n'importe quoi vous souffle le feu sacré du
prosélytisme, et que. Dieu merci! la contagion du
bien n'est pas moins active que celle du mal. Quoi
qu'il en soit, sous le coup de cette parole amie,
s'ouvre devant l'imagination de Prié un monde nou-
veau, le monde de la nature! Le voilà qui, chaque
dimanche, après la messe entendue (car, en fidèle
Breton, il est resté fort bon catholique), le voilà qui
part à six heures du matin, à pied, avec sa boîte de
naturaliste en bandoulière. Tous ses camarades
se moquent de lui. « Passer ton dimanche à ramas-
ser de petits cailloux, au lieu de te reposer, de
danser des rondes, de chanter avec les jeunes filles,
de boire et de jaser sous les pins avec une bonne
bouteille de bière en face de soi, et une bonne pipe
à la bouche... Tu es fou!.. » Les enfants mêmes
le raillent. Que lui importe ! Il s'en va en quête et
en conquête. Il parcourt à grands pas toutes les
sinuosités de la côte depuis le Croisic jusqu'à Por-
nichet, heureux comme un roi, chantant à plein
gosier, aspirant à pleins poumons la brise de mer,
frappant sur les rochers avec sa canne en signe
d'allégresse, et revenant le soir, harassé mais ravi,
délassé par cette bonne fatigue en plein air du dur
travail de la semaine, tout chargé enfin de dé-
pouilles opimes. Mais, une fois ces richesses étalées
III
II. \oii.A <,.i;i l'Aur A
qX mi HES lU/ MAM.N. (I*ag(3 102.
JEAN PRIÉ. 103
sur une table, qu*en faire? les regarder, les net-
toyer, les ranger? grand plaisir sans doute! mais
Prié voudrait plus, il voudrait les connaître. L*idéô
confuse de la science se fait jour dans cet esprit in-
culte. Voir, c'est bien ; avoir, c'est beaucoup ; savoir,
c'est mieux. Comment apprendre? comment, sans
maître, sans guides, sans livres, se retrouver dans
ce dédale des productions maritimes? comment ar-
river à ce qui fait l'ambition, l'étude et parfois le
désespoir des plus grands savants, à une classifi-
cation ? comment faire descendre sur cet amas con-
fus de coquilles, cette belle lumière qui seule éclaire
et féconde tout, l'ordre? Prié sent, devine que son
plaisir ne sera complet que s'il est durable, et ne
sera durable que s'il devient une étude. Mais quel
problème pour un pauvre ouvrier ! Il alla trouver
le comte d'E... non sans hésitation, car un des
caractères de cette bonne race bretonne, c'est la ré-
serve et la fierté ; il y alla pourtant, mais sans oser
exprimer son désir, et se contentant, pour tout lan-
gage, d'étaler sa récolte devant son bienfaiteur, et
de lever vers lui des regards interrogateurs et at-
tendris qui semblaient dire : « Donnez-moi une
leçon!... » M. d'E... le comprit; il lui prêta quel-
ques livres; il lui apprit à les lire; il le mit en rap-
port avec un savant distingué que le hasard avait
amené au Pouliguen, et aujourd'hui, à force de
persévérance et de bons conseils, Prié possède une
collection à lui, conquise par lui, classée méthodi-
quement par lui!... C'est un conchyliologiste ! mais,
ne l'oubliez pas, un conchyliologiste cordonnier; et là
se montre un des traits les plus caractéristiques de
cette forte nature.
104 NOS FILLES ET NOS FILS,
Tout est mode dans ce monde. Prié est devenu
à la mode au Pouliguen. Pas un voyageur un peu
éminent à qui on ne présente Prié ! Pas un collec-
tionneur de coquillages qui ne prenne, le dimanche.
Prié pour compagnon de ses promenades. Enfin,
pendant mon séjour, on organisa au profit des
pauvres un concert où figuraient parmi les exécu-
tants quelques-uns de plus grands noms de France,
car le Pouliguen est une station de bains de mer
tout à fait aristocratique. Eh bien, Prié, qui se sou-
vient de ses premières études musicales, a été invité
à faire sa partie dans les chœurs, et tous les jeunes
gens de grande famille lui donnaient la main et le
traitaient en ami. Mais cette amitié ne rendait Prié
ni orgueilleux, ni humble; il en est touché, il n'en
est pas vain. En face de ces personnages si con-
sidérables à ses yeux, — songez que nous sommes
en Bretagne, dans un pays où le sentiment de la
hiérarchie règne encore dans les mœurs, — Prié
demeure dans une attitude respectueuse et recon-
naissante qui n'a rien de servile ; sous la gratitude
de l'ouvrier, persiste en lui la dignité de l'homme,
sans qu'à son tour cette dignité enlève rien à la défé-
rence et, ce qui est plus remarquable, à la ponctua-
lité de l'ouvrier. Les personnes titrées l'appellent
mon ami ; soit ! Il fait des souliers pour ses amis,
et personne ne les fait mieux, ne les vend à un prix
plus modéré et ne les livre plus exactement. Cet
homme a trouvé l'art de s'élever très au-dessus de
sa position, et de rester toujours à sa place.
Ce n'est pas tout, et nous allons le voir faire un
pas de plus, s'élever d'un degré de plus dans le
monde de Tintelligence. Il y a une grande difficulté
lEAN PRIÉ. 105
dans sa vie. Comment accorder ensemble son goût
et son état? comment satisfaire aux entraînements
de l'un et aux devoirs de Tautre? comment, avec
son gain d'artisan, suffire à ses dépenses de savant?
Sa famille, il est vrai, est peu nombreuse : il n'a
que sa femme, qui l'aide dans son métier, et il
commence même à la dresser à la chasse aux mol-
lusques ; mais d'autres êtres sont à sa charge, des
êtres qu'il faut soigner, loger, entretenir, ce sont ses
coquilles. Il a besoin de livres pour apprendre à les
distinguer, d'armoires pour les serrer, d3 place
pour mettre ses armoires; or, les livres, la place,
les armoires, tout cela, c'est de l'argent et du temps.
Le temps, il le prend sur ses nuits : mais l'argent,
où en trouver avec un salaire qui ne suffit qu'à ses
besoins? La Fontaine a dit : nécessité r ingénieuse;
il aurait bien pu en dire autant de la passion. Prié
a donc imaginé d'appeler au secours de son goût
intellectuel son adresse de main. Il a tiré de son
amour pour la science, une industrie qu'il a char-
gée de satisfaire cet amour. Voici comment : la côte
de Bretagne abonde en crustacés de toutes sortes ;
les homards, les crevettes, les crabes y pullulent.
Frappé de cette richesse, Prié s'est mis en tête de
préparer des crustacés pour les cabinets d'histoire
naturelle. Tous les ornithologistes sont plus ou
moins empailleurs; pourquoi les conchyliologistesne
le seraient-ils pas? Seulement, les difficultés abon-
daient pour lui. D'abord, le maniement des sub-
stances qui entrent dans tout embaumement est
redoutable et demande de Texpérieiice et de la
science. Puis l'empailleur n'est pas un pur ma-
nœuvre; son adresse est un talent; il ne se borne
7
f06 NOS FILLES ET NOS FILS.
pas à remplacer les organes intérieurs par du coton,
et les yeux par de petits morceaux de verre ; il lui
faut rendre les attitudes, les habitudes des animaux
qu'il reproduit; un animdl empaillé est un être mort
qui doit avoir l'air d'un être vivant. Eh bien, Prié,
à force de patience, d'essais, de travail, s'est élevé
à ce rôle d'artiste ; ses animaux vivent ; sous ses
doigts la carapace du homard retrouve tout l'éclat
vernissé de ses couleurs ; la crevette renaît avec toute
la vivacité de ses attitudes et la gracilité élégante de
ses membres! Son succès enfin a été si complet
que pendant mon séjour au Pouliguen , un savant
qui s'est intéressé à lui, lui a fait vendre toute sa
collection de crustacés au musée de Nantes ! Quelle
joie ! gagner de l'argent autrement qu'à faire des
souliers ! Tirer de ses dix doigts une œuvre d'art
qu'on lui paye ! Il est vrai qu'on ne la lui a pas payée
bien cher; le gain n'est pas considérable; n'im-
porte, il lui suffira pour réaliser son rêve, car il en
a un ; il a son château en Espagne ! Qu'est ce donc ?
De quitter son métier et de se vouer tout entier à
la science? Non! il n'aspire pas si haut! D'entrer
comme gardien de collections dans un musée? Ah!
bon Dieu! sa visée n'est guère, grâce au ciel, à deve-
nir esclave, et à se changer en un rouage admi-
nistratif. Et la liberté! et l'air de la mer! et les
courses sur la côte ! et l'espoir de trouver quelque
mollusque inconnu, de le nommer peut-être! IJ
aimerait mieux mourir que de renoncer à tout cela !
Son ambition est beaucoup plus modeste , son rêve
beaucoup plus proportionné à son goûi, son désir
beaucoup plus à sa portée. Cette ambition, -ce châ-
teau en Espagne, c'est d'avoir une fenêtre ! Une
JEAN PRIE. 107
fenêtre!... A quoi bon? Le voici : Prié, ne pouvant
pas faire ses préparations de crustacés dans sa bou-
tique, a affecté à ce travail un petit fournil situé au
fond du carré de jardin qui complète son logement;
mais ce fournil a un grand défaut pour un labora-
toire : on n'y voit pas clair ; le jour n'y entre que par
4a porte... quand la porte est ouverte, de façon que
Prié ne peut travailler qu'en ouvrant la porte ; et
voilà les jours d'hiver, les jours de neige, les jours
de glace, les jours de pluie, rayés du nombre des
jours de travail. Mais grâce h son gain inespéré, il
va donc enfin pouvoir se donner une fenêtre! Ses
premiers homards l'aideront à en empailler d'autres.
Seulement, le pauvre homme ne se rend pas compte
de ce qui va lui arriver; il ne se doute pas que la
clarté du jour, une fois introduite dans son labora-
toire, lui montrera ce qui y manque. Or il y manque
à peu près tout. Il n'y a guère que les quatre murs!
Et quels murs! Après l'avoir éclairé, il va donc fal-
loir l'approprier, le meubler. Eh bien , tant mieux ! . . .
11 travaillera pour orner son sanctuaire. Chaque
ustensile de plus sera une conquête et une joie de
plus. Et fiez-vous-en à son incroyable adresse pour
tirer quelque chose de tout, et tirer tout de rien.
J'en ai eu la preuve, le jour de mon départ; car je
n'ai guère passé de jour au Pouliguen sans décou-
vrir quelque chose d'intéressant dans ce beau type
d'ouvrier.
Prié nous avait accompagnés et guidés un
dimanche dans une promenade conchyliologique \
personne qui ne devienne ramasseur de coquilles
sur les bords de la mer. Je voulais reconnaître sa
peine. Lui offrir de l'argent? J'aurais crahit de
108 NOS FILLES ET NOS FILS.
le blesser. Lui aonner un souvenir littéraire? Quel
plaisir en eût-il tiré? J'eus recours à un mode de
payement qui le charma. Tout le monde connaît
la passion des Parisiennes pour les tables. Entrez
à Paris, dans le salon d'une femme du monde, vous
avez mille peines à naviguer au milieu de cet archi-
pel où s'élèvent comme autant d'îlots, comme autant
de récifs, des tables à ouvrage, des tables à écrire,
des tables h dessiner , des tables chargées d'al-
bums, de livres et de fleurs! Une Parisienne ne
regarde un appartement comme sien, que quand elle
l'a ainsi estampillé de tous ses goûts ; c'est sa signa-
ture. Notre installation dans un chalet du Pouliguen
amena donc nécessairement l'achat de quatre tables
de bois blanc, qui, sous les doigts de la maîtresse
de la maison et grâce à quelques tapis improvisés,
se métamorphosèrent en étagères, en jardinières et
en bureaux à écrire. Mais le jour de notre départ,
grand embarras! Que faire de ces quatre tables?
Donnons-les à Prié ! s'écrie l'un de nous. Aussitôt
fait que dit. Mais ce que rien ne peut rendre, c'est
l'enchantement, c'est l'exaltation de ce brave homme
en face de ces quatre tables. En cinq minutes, il
les avait transformées par la pensée; il en désas-
semblait d'avance toutes les parties, pour les recom-
poser ! Il en meublait tout son laboratoire, il en fai-
sait des casiers, des armoires, des tabourets de
travail; si bien que, touché de sa joie, je ne pus
m'empêcher de lui dire : « Savez- vous, Prié, ce qui
me frappe le plus en vous depuis que je vous con-
nais? C'est votre faculté de tirer du bonheur de toute
chose; vous êtes un être rare, vous semblez heureux
de votre condition! — Moi, monsieur, s'écria-t-il en
JEAN PRIÉ. 109
me pressant fortement les mains, je suiô le plus heu-
reux homme du monde ! »
Je m*arrête à ce mot. Il dit tout. De quoi ce pauvre
cordonnier était-il heureux? D'un peu de lumière
descendue sur lui, grâce à une main amie. Que le
maire du Pouliguen n'eût pas rencontré Prié, ou que,
l'ayant rencontré, il ne l'eût pas deviné, l'artisan
s'éteignait tristement dans l'ignorance et dans l'en-
nui. Eh bien, il y a en France des milliers de Prié
qui s'éteignent, faute d'un rayon de lumière ! Tandis
que nous, classes privilégiées, nous multiplions lès
ingénieuses méthodes d'éducation pour éveiller chez
nos enfants l'appétit de l'intelligence et leur rendre
l'instruction facile et agréable, il y a dans le peuple
des milliers d'esprits qui ont faim, qui meurent de
faim, et qui n'attendent pour naître au sain et fécond
bonheur de l'intelligence, qu'un encouragement,
qu'un mot, que le don d'une coquille.
On s'est émerveillé de la richesse monétaire de la
France, on s'est ému de tout ce que supposait de
travail, d'économie, de capital amoncelé, ces mil-
liards affluant tout à coup dans les caisses de l'État
à l'appel de l'emprunt et au cri de la charité ! . . . Mais
imaginez-vous bien que les têtes en France sont cent
fois plus riches que les bourses ! Sachez bien qu'il
y a dans vos provinces, dans vos campagnes, plus de
acuités intellectuelles, enfouies et inactives, que de
vieux louis au fond des antiques armoires ou des
grossiers bas de laine ! Le capital improductif qui
dort dans les cerveaux français dépasse cent fois,
non seulement ce trésor métallique qui a étonné le
monde, mais cette puissance productrice qui jaillil
comme par enchantement Bn moissons et en ven-
HO NOS FILLES ET NOS FILS.
danges sur nos coteaux et dans nos plaines ! Seule-
ment, que faites-vous pour fertiliser le sol ? Vous le
labourez. Eh bien, labourez donc aussi le fonds de
terre de l'esprit! Défrichez-le donc, législateurs!
Ensemencez-le donc, hommes d'État, et vous verrez
ce qu'il vous rendrai... J'entends souvent dire que
ie peuple français est ingouvernable! Dites donc
ingouverné ! Depuis cinq ans, vous étes-vous adres-
sés à lui une seule fois sans qu'il répondît à l'appel?
Vous lui avez demandé de l'argent, il vous en a
donné ; de la patience et de la persévérance, il vous
en a donné ; de l'ordre, de la discipline, de la sou-
mission à la loi, il vous en adonné. Ce peuple, qu'on
appelait dédaigneusement un peuple de cigales, s'est
trouvé avoir toutes les vertus d'un peuple de four-
mis ! Et nunc erudimini ! nunc intelligite^ comme
dit la Bible. Comprenez donc ce qu'il vous demande
à son tour, ce que vous lui devez, et ce que vous
vous devez à vous-mêmes. Expropriez -le de son
ignorance, pour cause d'utilité publique !
Nous voilà bien loin, ce semble, de notre pauvre
cordonnier de village ! . . . Hélas ! non ! car bien des
années s'écouleront, je le crains, avant que tombe
d'en haut sur notre terre de France une manne assez
abondante pour nourrir et féconder tout ce qu'elle
renferme de bonnes semences ! D'ici là, e\ en atten-
dant, mettons -nous tous individuellement à la
besogne! Imitons le maire du PouHguen! Cher-
chons autour de nous quelque Jean Prié à susciter
et à guider!... Que chacun, enfin, mette au rang de
ses premiers devoirs ce but si facile et si beau à
atteindre : faire éclore une âme! Croyez -le bien,
c'est la meilleure manière de refaire la France. Nous
JEAN PRIE. 111
serions une nation bien puissante le jour où Ton
pourrait dire de nous dans le sens rigoureux du
mot : La France est un pays qui compte trente mil-
lions d'âmes.
Je puis ajouter à ce chapitre un bienheureux post-
scriptum. Publiées il y a deux ans dans le Temps ^
ces pages attirèrent sur Prié Tattention et la sym-
pathie du ministère de l'instruction publique ; une
gratification lui permit d'étendre ses travaux, et Jean
Prié a aujourd'hui une petite maison à lui et une
vitrine de crustacés à l'Exposition universelle.
VOYAGE SCIENTIFIQUE
D'UN IGNORANT AUTOUR DE SA CHAMBRE
A M. Victor Hari.
PREMIER FRAGMENT
« Père, quand partons-nous pour le voyage que
tu m'as promis?
— Dans un quart d'heure.
— Dans un quart d'heure? et nos préparatifs?
— Ils sont faits.
— Tu as demandé la voiture?
— Nous ne prenons pas de voiture.
— Mais nos bagages?
— Nous ne prenons pas de bagages.
112 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Où allons-nous donc?
— Nous n'allons nulle part.
— Comment! nulle part?
— Nous ne sortons pas de la maison,
— Pas de la maison?
— Pas même de notre chaise. Notre voyage est
un voyage assis.
— Tu veux te moquer de moi, père.
— Du tout, lève les yeux, regarde autour de toi,
nous sommes en route.
— Qu'est-ce que tu veux dire?
— Que c'est dans cette chambre, autour de cette
chambre, que nous allons voyager.
— Il n'y a rien à voir dans cette chambre, nous
connaissons tout ce qui s'y trouve.
— Ah ! tu crois cela ! Eh bien, tu n'en connais
rien du tout.
— Mais pourtant...
— L'Évangile a dit un mot que je me répète sou-
vent : Habent oculos et non vident. Ils ont des yeux
et ils ne voient pas. C'est notre fait à tous. Nous
vivons au miheu de merveilles que nous ne regar-
dons pas. L'habitude de les voir nous empêche de
les voir. Nous entreprenons des voyages lointains,
pour aller admirer ce qui est à deux ou trois mille
lieues, et nous ne nous rendons pas compte que
nous avons là, sous nos yeux, sous notre main, les
prodiges les plus intéressants et les plus inexpli-
cables.
— Vraiment?
— Tous nous pourrions jouer à domicile l'inté-
ressant rôle d'OEdipe, car nos maisons sont pleines
de sphinx; seulement, nous ne les interrogeons pas.
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 113
Je veux les interroger avec toi, et je te promets que,
sans franchir le seuil de cette porte, je t'arracherai
autant d'exclamations de surprise et d'enthousiasme
que si nous parcourions l'Auvergne et les Pyrénées.
— Commençons, père! commençons!
— Soit ! Seulement , rappelle - toi que c'est un
voyage scientifique et que je suis un ignorant. Ce
que je vais te dire, je l'ai appris pour te le dire. Ne
t'étonne donc pas si je m'arrête quelquefois en route,
ou si je fais l'école buissonnière.
— Allons! partons!
— Par où commencerons- nous? Irons -nous à
droite? irons-nous à gauche?
— Ah ! je suis sûr, dit l'enfant avec impatience,
que tu sais bien où tu veux aller.
— C'est peut-être vrai. Qu'allons -nous regarder
d'abord? Ces vases dorés? Non, c'est trop riche,
Ces tapis? Non, c'est trop rare. Cette cheminée?
Non, les foyers sont trop souvent vides; il y a trop
de gens qui n'ont pas de bois pour les remphr.
— Quoi donc? quoi?
— Je veux quelque chose de très commun et de
très utile, quelque chose dont Dieu ait répandu par-
tout la matière et qu'on ramasse en se baissant,
îquelque chose dont personne ne pourrait se passer
et dont heureusement personne ne se passe; un tré-
sor qui aide à la santé, à la beauté, à l'intelligence,
qui, par une admirable transformation, se trouve à
la fois et toujours à sa place, dans les fermes cl
dans les palais, qui coûte des sommes énormes et
qui ne coûte rien, qui est brillant comme le papillon
après avoir été obscur comme la chrysalide...
— Qu'est-ce donc, père ? qu'est-ce donc?
7.
H4 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Qui se mêle à tous les actes de notre vie, à
nos repas, à notre travail, à nos plaisirs, qui sert à
la jeunesse pour se parer, à la vieillesse pour se
conduire...
— Qu'est-ce donc, père? dis-le-moi? »
En prononçant ces mots, Tenfant fit un mouve-
ment et alla frapper de sa petite main une carafe qui
tomba et se brisa...
« Tu as mis le doigt dessus, lui dis-je en riant;
c*est le verre.
— Comment! le verre est tout cela?
— Bien plus que tout cela. Tiens ! veux-tu voir
un spectacle admirable?
— Oui.
— Eh bien, regarde-toi quand tu es assis à une
fenêtre et que tu écris pendant un orage.
— Je suis un beau spectacle?
— Il n'y en a pas de plus beau. Au dehors, un
trouble effroyable ! Le vent souffle, la pluie tombe,
les arbres les plus vigoureux plient, la masse des
flots se soulève, c'est comme une convulsion de la
puissante nature. En ae^^ans de ta fenêtre, quelle
tranquillité ! Tu es un être bien petit, bien chétif, et
tu travailles dans ce terrible désordre sans que rien
t'interrompe dans ton occupation! Le papier sur
lequel tu écris est immobile ; ta plume, ta plume si
légère, ne tremble même pas entre tes doigts. Or,
qui te sépare de cette affreuse tourmente? Quel est
ce tout-puissant rempart? Une feuille si mince que
le papier ne l'est pas davantage, si fragile que
le moindre choc peut la briser, si invisible, pour
ainsi dire, que l'oiseau enfermé dans la chambre
va s'y heurter, croyant que c'est encore de l'air ;
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 115
et qu*est-ce que cette feuille? Une feuille de verre.
— Je n'avais jamais pensé à cela.
— Tu le vois, la conquête du verre, c'est la con-
quête du jour. Grâce au verre, nous disposons de Tair
libre, en maîtres, nous décomposons ses éléments,
nous en faisons deux parts ; écartant ce qui pourrait
nous y nuire, le vent, la pluie, le froid, les intem-
péries, nous emparant de ce qui nous est utile, la
clarté. Grâce au verre, la clarté devient entre nos
mains conrnie un serviteur docile, que nous introdui-
sons dans nos appartements, à la place, dans la me-
sure, sous la forme qui nous plaît. Voulons-nous un
jour mystérieux? avons-nous besoin devoir sans être
vus? le verre dépoli ne laisse passer que la lumière
sans le soleil, et nous cache en nous éclairant.
Désirons-nous que cette lumière entre dans notre
logis, avec toutes les couleurs de la plus riche pa-
lette? Nous changeons nos vitres en vitraux.
— C'est vrai.
— Attends ! nous ne sommes qu'au début. C'est
dans le verre que nous conservons nos vins, c'est
dans du verre que nous les buvons ; les fleurs qui
ornent nos appartements fleurissent dans du verre ;
le verre défend nos pendules sur nos cheminées,
nos montres dans nos poches, nos gravures sur nos
murailles ; les thermomètres sont en verre, les baro-
mètres sont en verre ; sans verre, pas d'instruments
de chimie, de physique! Et ces lustres qui, par
l'étincelant éclat des reflets, font mille bougies avec
une bougie! et ces lentilles qui, dérobant au soleil
sa chaleur, le forcent à brûler comme s'il était voisin
de nous, et changent en un foyer ce qui tout à l'heure
était un flambeau! et le prisme qui nous livre les
116 NOS FILLES ET NOS FILS.
éléments mêmes de la lumière! et les glaces, les
glaces qui donnent à l'homme ce que Dieu lui avait
presque refusé, le spectacle de sa propre personne;
les glaces, qui nous font voir ce qui est derrière nous,
ce qui est à côté de nous, et qui même, si on les
écoutait, nous donneraient plus d'une utile leçon, en
nous montrant les traces du temps sur notre visage!
Ajoutons enfin que, par une singulière coïncidence,
l'accroissement de l'industrie verrière donne la
mesure des progrès de l'instruction publique. On a
remarqué et prouvé par des chiffres que plus l'édu-
cation pénètre dans les villages, plus l'impôt des
portes et fenêtres augmente ; beau rapport entre la
lumière matérielle et la lumière morale. Votre intel-
ligence s'ouvre, il faut que votre maison s'éclaire ;
voir, c'est savoir. »
L'enfant me regardait émerveillé, et voyant que
je m'arrêtais : « Encore ! s'écria-t-il, encore !
— Oui ! encore ! car je ne t'ai rien dit des trois
plus grands bienfaits du verre.
— Quels sont-ils?
— Il y a une chose aussi belle que le jour, ce sont
les yeux; il en est une plus horrible que la nuit, la
cécité. Voir, c'est vivre, c'est posséder, c'est mar-
cher, c'est se défendre; mais, hélas! de quelle façon
voyons-nous? A vingt ans, nos yeux nous appar-
tiennent complètement, et l'espace est à nous; mais
peu à peu ce beau royaume qu'on appelle le monde
nous échappe province à province ; vient la vieillesse,
qui nous mesure le nombre d'heures où nous pou-
vons le regarder; bientôt nous ne voyons plus qu'à
trente pas, qu'à dix; ce caractère est trop fin, impos-
sible de le lire; cet objet est trop éloigné, nous ne
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'DW IGNORANT. 117
le distinguons pas. Adieu les veillées du savant! ses
organes font défaut à son génie; retourne ta toile,
grand peintre, tu ne peux plus diriger ni suivre tes
pinceaux; prends garde à toi, vieillard qui t'aven-
tures dans la rue, cette voiture va t'écraser; pleurez,
vous tous, artistes, riches, pauvres, ouvriers, la cécité
s'avance! Pleurez!... A moins que quelque fée bien-
faisante ne vienne par un miracle réparer l'ouvrage
détruit de la nature... La fée est venue, un talisman
est dans sa main, talisman grossier, dont le nom est
vulgaire, dont la forme est commune, dont la matière
est sans prix, mais qui est sublime cependant; sais-
tu ce que c'est?
— Les lunettes! s'écria l'enfant.
— Précisément ! Les lunettes. Tu entendras dire
souvent : Ne prenez pas de lunettes! cela use les
yeux. La vérité est précisément le contraire. Les
lunettes ne prolongent pas seulement nos regards,
elles conservent nos yeux. Lire avec difficulté, c'est
lire avec eflort; lire avec eflort , c'est se fatiguer
pour lire ; se fatiguer, c'est s'user. Sais-tu à quoi je
compare les lunettes? Aux mères des petits oiseaux,
qui triturent et broient le grain, pour n'ofirir qu'une
nourriture facile aux organes délicats de leurs petits.
Eh bien, les lunettes facilitent à nos pauvres yeux
la digestion de la lumière, en faisant pour notre
vieille prunelle ce qu'elle ne peut plus faire, en ras-
semblant les rayons épars, en les réunissant en
taisceau, et en les faisant pénétrer ainsi condensés
dans notre pupille : c'est exactement le rôle des
mères oiseaux. Ayant affaire à des estomacs déli-
cats, elles modifient la nourriture pour leur rendre
la besogne plus aisée.
118 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Oh! que c'est amusant! Je ne comprends
pourtant pas complètement tout ce que tu me dis ;
mais...
— Tu le comprendras plus tard, c'est ce que je
veux. Tout cela va fermenter dans ta tête ; tu inter-
rogeras, tu observeras, tu réfléchiras, mon but sera
atteint. Mais continuons! Nous devons au verre une
autre conquête aussi belle que les lunettes.
— Laquelle donc?
— Les lorgnettes.
— Quelle différence y a-t-il entre les lorgnettes
et les lunettes?
— Tu vas en juger toi-même. Prends ma lorgnette
sur ma table, et regarde le clocher qui est à un
quart de Heue d'ici. »
L'enfant prit la lorgnette.
« Y es-tu?
— Oui.
— Eh bien, vois-tu ce clocher plus clairement
qu'avec les yeux ?
— Bien plus clairement.
— Tel est l'effet des lorgnettes. Elles rapprochent
les objets éloignés, tandis que les lunettes servent
surtout à éclaircir les objets rapprochés,
— Père, qui a inventé les lunettes?
— On l'ignore.
— Et les lorgnettes?
— Un enfant!
— Un petit enfant?
— Un enfant de ton âge. Vers l'année 1600, dans
une ville de Hollande, à Alcmaër, vivait un fabri-
cant lunetier, nommé Jacob Metzu. Son fils courait
dans la boutique, jouant avec les verres, essayant
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 119
les lunettes, et, quoique toujours réprimandé,
recommençait toujours... Il y a encore des enfants
comme celui-là, n'est-ce pas ? Un jour qu'il tenait
à la main deux verres, l'un bombé, l'autre creux,
par amusement ou par hasard, il approche le verre
concave de son œil et éloigne un peu le verre con-
vexe, afin de voir à travers les deux. Quelle est sa
surprise! des objets éloignés, et que leur éloigne-
ment rapetissait ou obscurcissait pour lui, lui appa-
raissent clairs, grands, distincts. 11 court à son père
et lui fait part de cette merveille. Metzu examine,
répète l'expérience, la trouve exacte, construit des
tubes où ces deux verres sont placés à distance, el
les lunettes astronomiques sont créées; et dix ans
plus tard le grand Galilée, à l'aide de cet instru-
ment, publie sous le titre magnifique de Messager
céleste, « Nuncius sidereus », un livre qui rappor-
tait effectivement des nouvelles de l'immensité! Oui,
c'en est fait, l'homme est installé dans l'infini ! Le
ciel s'ouvre à ses yeux, et, en s'ouvrant, se peuple ;
les étoiles deviennent des soleils, les soleils des
flambeaux d'univers inconnus; nébuleuses, germes
de mondes, débris de mondes , astres se formant
comme des créatures et se détruisant comme elles,
groupes de planètes, groupes de groupes roulant et
s'entre-croisant dans l'espace en ellipses harmo-
nieuses et réglées, toute la création apparaît soudain
à l'homme à travers ce petit morceau de verre; el
l'homme, l'œil attaché sur ce speitacle, l'oreille
ouverte au bruit lointain de ces célestes concerts,
l'homme sent éclater dans son âme toute une exis-
tence nouvelle. Car ce qui importe le plus .dans
l'astronomie, ce n'est [)as de savoir si Jupiter est
120 NOS FILLES ET NOS FILS.
plus OU moins aplati sur ses pôles, si les montagnes
de la lune ont quelques nnètres de moins que le Righi :
le vrai fond de cette admirable science, c'est son
action sur nos cœurs et notre vie, c'est la place
qu'elle nous donne dans la création, c'est l'anéantis-
sement de notre orgueil humain devant tant d'uni-
vers plus grands que le nôtre et faits comme le
nôtre ; c'est enfin cette porte ouverte sur notre desti-
née future... »
Je m'arrêtai à ce mot, en voyant mon fils me
regarder. Je m'aperçus que je n'avais guère parlé
pour lui, et pourtant l'examen rapide de sa figure
m'empêcha de me repentir de ce que j'avais dit.
Tout n'était pas étonnement sur ses traits; ces mots
d'infini et d'immensité avaient jeté sur son visage
un peu pâle une sorte d'effroi intelligent : il n'avait
pas compris, mais il avait senti. Avec le temps,
les sensations de l'enfant deviendront les idées de
l'homme.
Nous gardâmes quelque temps le silence tous
deux ; mais bientôt, poussé par ce génie de la curio-
sité, qui est presque une vertu chez l'enfant, il me
dit : « Père, un et un ne font pas trois, n'est-ce pas?
— Non, sans doute, mais...
— Eh bien, alors, tu me dois encore une histoire,
tu me dois encore une des merveilles du verre, car
tu m'en as promis trois et tu ne m'as parlé que des
lunettes et des lorgnettes.
— Ah ! ah ! répondis-je en riant, je crois qu'il
ne sera pas bon d'être ton débiteur plus tard; tu
sauras te faire payer. Payons donc. Prends ce
papier placé là sur ma table.
— Je l'ai.
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 121
— Ouvre-le et regarde ce qu'il renferme.
— Oh! le joli petit instrument! Qu'est-ce que
c'est que cela?
— Quelque chose que j'ai encore acheté pour toi,
hier, en allant à Paris. Oh! mon métier d'institu-
teur me coûte cher.
— Explique-moi...
— Patience ! Tu vois que c'est un petit tube avec
un verre.
— Oui.
— Place au-dessous ce petit morceau de cristal.
— C'est fait.
— Mets sur ce métal une gouttelette d'eau.
— Elle y est.
— Maintenant, regarde!
— Oh ! que c'est drôle ! Que de choses dans
cette goutte d'eau !... des vers... des herbes...
— Que tu ne voyais pas avec ton œil. Eh bien,
voilà le troisième bienfait du verre, c'est le micro-
scope. 11 nous rend visible l'invisible ! Essayer de
dire par quelle combinaison de verres convexes et
de verres concaves l'art arrive à grossir ainsi les
petits objets, ce serait aller au delà de mon savoir
et de ta compréhension. Plus tard, dans le cours
de tes études, ces problèmes s'éclairciront pour toi;
mais dès aujourd'hui t'apparaît une merveille sen-
sible, évidente. Le télescope t'avait lancé tout à
l'heure dans l'infini de la grandeur, te voilà descen-
dant avec le microscope dans l'infini de la peti-
tesse ; tu pâlissais devant l'incommensurable, pâlis
devant l'imperceptible!... Cette goutte d'eau est
peuplée. Ce brin d'herbe est une république vivante!
ce grain de sable est un monde! La vie! encore la
122 NOS FILLES ET NOS FILS.
vie ! partout la vie ! Et avec elle, visible et palpable»
le doigt de Dieu! Ajoute que ces découvertes ne
satisfont pas seulement ta curiosité, n'émerveillent
pas seulement ton esprit, n'élèvent pas seulement
ton âme ; elles sont un bienfait pour ton corps ! Pas
un seul de ces secrets où l'art de guérir n'ait trouvé
un remède ! Il y a des maladies qui étaient incu-
rables, il y a cinquante ans, et qu'on guérit aujour-
d'hui radicalement en quelques heures... Grâce à
quoi ? grâce au verre !
— Mais alors... père, s'écria l'enfant, dis-moi
donc ce que c'est que le verre !
— Une histoire qui n'est peut-être qu'une légende
te répondra. Des marchands phéniciens s'arrêtent
un soir sur le bord de la mer. Ils y préparent leur
repas, et se couchent ensuite auprès de leur feu qui
s'éteint. Au réveil, que trouvent-ils? Des morceaux
d'une matière inconnue et transparente. Qu'était-il
arrivé? Le sable, sous l'action du feu, s'était fondu ;
en s'amalgamant avec la cendre, il avait produit des
fragments de verre, et c'est de cette invention de
hasard qu'est sortie une des plus admirables indus-
tries humaines.
— Raconte-la-moi.
— Tu peux bien dire, raconte-les-moi ; car l'in-
dustrie verrière renferme trois industries, aussi
belles les unes que les autres.
— Quelles sont-elles?
— La verrerie, la cristallerie, la glacerie. Com-
mençons par la verrerie. J'ai été voir un atelier pour
pouvoir te le décrire.
— Et tu m'y mèneras?
— C'est pour t'y mener que j'y suis allé, et c'est
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 123
pour que tu aies plus de plaisir à y aller que je te le
décris.
« Au milieu d'une vaste halle ouverte et traver-
sée par le vent, s'élève un grand dôme d'argile :
c'est le fourneau. Une fois allumé, il dure trois ans.
Sur ce dôme, de distance en distance, sont percés
de larges trous, par où l'œil plonge dans le four,
quand il peut en supporter l'éclat ; la flamme, toute
blanche, rempHt ce four comme un liquide, et les
parois intérieures ainsi que la voûte ruissellent d'une
sorte de sueur brillante ; tout autour de ces parois,
un banc circulaire; sur ce banc, des vases en argile;
dans ces vases, une matière liquide et bouillon-
nante : c'est le sable en fusion, c'est le verre. Voilà
pour le dedans du fourneau ; au dehors, près de
l'ouverture de chacun des trous, debout, sur une
sorte de tréteau d'environ cinq pieds de haut, une
canne à la main, l'ouvrier en chemise. Son visage
est rouge comme la fournaise même ; l'eau ruisselle
sur son front et ses membres ; mais il garde l'ap-
parence de la vigueur et de la santé dans cette
atmosphère de cyclope, tant notre corps semble
créé dans la prévision de nos inventions les plus
hardies. 11 s'approche du trou, et avec sa canne
percée dans toute sa longueur comme un tube, il
cueille (le mot est technique et charmant), il cueille
dans un des vases, un peu de cette pâte épaisse et
ignifiée, qui se teint, au jour, des mille couleurs
charmantes de l'opale ; il applique ses lèvres sur
la partie supérieure de la canne, et soufllc avec
force : aussitôt, comme une bulle de savon se gonfle
à l'haleine d'un enfant, ce morceau de pâte rouge
Bc dilate et s'arrondit, dabord gros comme une
124 NOS FILLES ET NOS FILS.
prune, puis comme une balle, puis comme une
petite sphère, toujours plus mince à mesure qu'il
devient plus gros, toujours plus clair à mesure qu'il
devient plus mince. Le moment est critique; l'ou-
vrier, du haut de son tréteau, balançant au bout de
sa canne ce globe de feu souple et élastique, le fait
monter, descendre pour répartir partout également
la matière; elle s'étire, elle s'étire, lorsque soudain,
et comme par inspiration, ce semble, le travailleur
lui imprime un vigoureux mouvement de rotation ;
et comme l'atelier est plein de travailleurs, vous
voyez au-dessus de votre tête sept ou huit globes
de feu décrivant autour de vous des cercles enflam-
més, et prêtant à cette salle un aspect fantastique
et presque effrayant, oui, effrayant! Si ces sphères
éclataient, si cette matière liquide et brûlante allait
jaillir ! Vous tremblez. Mais peu à peu les sphères
s'allongent, et en s'allongeant pâlissent ; vous voyez
poindre autour de la partie supérieure de la canne,
la couleur claire et transparente du verre, pendant
que la pâte épaisse et rouge se réfugie à l'autre
extrémité ; et bientôt, au lieu du petit morceau de
matière enflammée, cueillie devant vous il y a cinq
minutes dans la fournaise, vous avez un manchon
de verre mince, brillant, solide, translucide, et tout
semblable à ces longs fourreaux de verre qui cou-
vraient autrefois sur nos cheminées les vases de
fleurs artificielles : c'est une véritable métamor-
phose. Telle est la verrerie; il ne s'agit plus, pour
débiter ce manchon en carreaux, que de le fendre
dans sa longueur, ce qui se fait avec un mor-
ceau de verre froid si le manchon est chaud, et
avec un morceau de verre chaud Bi le manchon est
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 125
froid; puis on le transporte dans un four disposé
exprès, où un feu égal et modéré le fait s'ouvrir,
s'étendre, se déplier pour ainsi dire comme un rou-
leau de papier ; et une fois aplati, il durcit tout dou-
cement en vingt-quatre heures.
« A la cristallerie, maintenant.
« Dans la cristallerie, le spectacle est encore plus
intéressant, parce que l'action et le pouvoir de
l'homme y éclatent davantage, et que cette belle
matière du verre en fusion s'y montre plus obéis-
sante, plus maniable, plus féconde en transforma-
tions subites et charmantes. Entrons : même four-
neau, mêmes ouvriers, même matière, sinon qu'elle
est faite d'un sable plus choisi et mêlé d'un oxyde
de plomb, qui lui communique la limpidité. Mais
là-bas, c'est le souffle de l'homme qui crée ; ici,
c'est sa main. L'ouvrier est assis; au lieu d'un tré-
teau, un établi; au heu d'une canne, un compas,
des ciseaux, des pinces ; on dirait un tourneur, c'en
est un : il travaille le verre comme le tourneur tra-
vaille le bois. A-t-il besoin d'un huilier, d'un pot
à crème, d'un verre à pied, il cueille un peu de
cette belle pâte, et soudain vous la voyez sous le
compas s'aplatir en base solide, s'élancer en col
élégant, s'avancer en bec fin et aigu. Il lui faut une
anse, l'ouvrier l'attache comme un ruban, et si elle
est trop longue, il la coupe. Au lieu de façonner le
cristal, veut-il le couler? une petite forme de fonte
est là devant lui ouverte et attendant ; il y jette une
goutte de lave bouillante et la ferme; et quand,
^ après une seconde, elle se rouvre, la lave est deve-
nue salière , coupe à facettes, vase taillé comme à
la main.
126 NOS FILLES ET NOS FILS.
« Dans la glacerie, le spectacle se transforme
encore, et s'agrandit en se transformant. Tout autour
de l'atelier, vingt fours de vingt-deux pieds de pro-
fondeur ; au milieu, un vaste fourneau avec des creu-
sets hauts de plusieurs pieds. On n*y cueille pas au
bout d'une canne quelques gouttes de métal, il faut
enlever les creusets tout entiers et abattre un pan du
four pour qu'ils passent. Une main de fer va les saisir
bouillonnants dans la fournaise ; une chaîne de fer
les porte, et un chemin de fer les conduit jusque
sur une large plaque de cuivre, où, versée d'un seul
coup, l'éblouissante nappe de feu roule à flots
épais, comme la lave sur la pente d'un volcan, et
inonde tout le sable d'une lumière étrange et fée-
rique.
Quand le verre à vitres est refroidi, le travail est
achevé ; mais quand la glace est froide, le travail
commence : elle est onduleuse, il faut l'égaliser ;
elle est terne, il faut l'éclaircir; elle est rude, il faut
l'adoucir; et -dix espèces d'ouvriers, un mois de tra-
vail, vingt instruments employés, vingt matériaux
mis en œuvre, de l'eau, de ï'émeri, du cuir, du
fer, du papier, sont à peine suffisants pour rendre
digne de figurer dans votre chambre cette glace que
vous croyez payer si cher et qui a tant coûté ! Voilà
bien des merveilles, n'est-ce pas? Eh bien, d'où
viennent-elles? quel en est le point de départ? qui
les produit? Le verre. Et qu'est-ce que le verre? Un
peu de sable mêlé à un peu de cendre. » '
Je m'arrêtai.
« Est-ce que notre voyage est fini? me dit mon
fils.
— Oui.
VOYAGE SCIENTIFIOÎIE D'UN IGNORANT. 127
— Quand en ferons-nous un autre? quand me
niontreras-tu autre chose dans la chambre?
— Quand j^aurai eu le temps de l'apprendre. »
LES TROIS ÉTATS
DE JACQUES L'AVEUGLE
A M, Charles GounotL
Nous étions à la campagne depuis une semaine ;
c'était au mois de juin ; les fenêtres ouvertes lais-
saient entrer dans le salon tous les parfums du jar-
din; Gounod venait de quitter le piano, et à la mu-
sique avait succédé une de ces intimes causeries sur
Fart, où la parole^ a, dans la bouche de notre ami,
le charme d'une "de ses mélodies. Je lui racontai
alors qu'un paysan aveugle, devenu notre voisin,
traversait quelquefois , le soir, pendant l'été , à
l'heure que nous appelons l'heure de Beethoven et
de Mozart, la petite route gazonnée qui sépare sa
ca' -^ne de notre habitation, venait s'asseoir par
terre le long du mur de notre jardin ; et là, pen-
dant tout le temps que nous faisions de la musique,
il restait immobile à écouter.
« J'aimerais bien à chanter pour cet homme-là !
s'écria Gounod.
— Vrai ! mon cher ami? Rien de plus facile. Il
est deux heures ; Jacques, c'est son nom, va revenir
de son travail pour goûter.
128 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Comment ! de son travail? 11 travaille ?
— Je le crois bien. Il a trois états.
— Trois états !
— Qui Toccupent presque toute Tannée. Je vais
renvoyer chercher, et en l'attendant je vous racon-
terai l'histoire de ses trois états. Ce sera, du même
coup, vous raconter l'histoire d'une des créatures les
plus singulières que j'aie rencontrées à la campagne ;
inculte, poétique, rustique, expansive, éloquente, et
qui, précipitée violemment dans les ténèbres de la
cécité, a retrouvé son chemin dans ces ténèbres,
s'est refait une vie par son infirmité même.
. « Tel est l'homme, voici le fait.
<( Vous connaissez, je crois, mon cher ami, le petit
village de Noisemont et la plaine qui nous en sépare.
Cette plaine a aussi son caractère particulier : aride,
rougeâtre, hérissée de pierres meulières en exploi-
tation, crevassée d'excavations énormes, les quel-
ques groupes d'arbres épars qui l'ombragent, ainsi
que les rares champs en culture qui y verdissent,
alternent avec des polygones de cailloux cubés,
métrés ; le grincement du fer contre la roche qu'on
brise et qu'on perfore, se mêle aux bruits charmants
de la campagne, de sorte que le même cadre vous
offre à la fois le rude tableau d'une usine et le riant
aspect d'un paysage.
« Il y a une trentaine d'années, je traversais cette
plaine avec un de nos plus chers amis, qui était
maire de notre village, M. Desgranges. Tout à coup
le bruit d'une violente explosion nous arrête, nous
regardons : à quatre ou cinq cents pas, s'élevait de
terre une fumée blanchâtre qui semblait sortir d'une
cavité, puis des pierres jetées en l'air, puis des cris
LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 12^
horribles, puis, s'élançant de ce trou, un homme qui
commence à courir dans la plaine comme un insensé.
Il agitait les bras, poussait des hurlements, tombait,
se relevait, disparaissait dans les larges crevasses
de la plaine , et reparaissait encore. L'éloignement
et l'inégalité de sa course nous empêchaient de le
bien distinguer ; mais, à la place^ du visage, je lui
voyais un large masque rouge. Épouvantés, nous
nous élançons vers lui, tandis que, de l'autre côté
de la plaine, du côté de Noisemont, accouraient, en
criant, des hommes et des femmes. Nous arrivâmes
les premiers près de ce malheureux ; sa face avait
comme disparu, et n'était plus qu'une blessure ; son
crâne était ouvert, et des torrents de sang ruisse-
laient sur ses vêtements en lambeaux ; à peine
l'avions-nous pris dans nos bras, qu'une femme sui-
vie de vingt paysans se jette devant lui : « Jacques!
Jacques! est-ce toi? Je ne te reconnais pas!...
Jacques!... » Le malheureux, sans répondre, se
débattait avec fureur entre nos mains, et, en se
débattant, il faisait voler le sang autour de lui.
« Ah ! s'écria tout à coup la femme avec une voix
déchirante, c'est lui!... » Elle avait reconnu une
large épingle d'argent qui attachait sa chemise et
brillait à travers le sang.
« C'était lui, en effet, c'était son mari, le père de
trois enfants, pauvre ouvrier mineur, qui, en faisant
sauter une roche avec la poudre, avait reçu toute
l'explosion dans le visage, et était aveugle, mutilé,
peut-être frappé mortellement.
« On le transporta chez lui; le médecin appelé
ordonna de l'envoyer immédiatement à Paris, dans
une maison de santé, et de le confier aux soins d'un
130 NOS FIllES et WOS tlL
oculiste. Au bout de six semaines , M. Desgraiiges
m'écrivit : « Jacques est revenu. J*irai vous prendre
à midi pour l'aller voir. »
« Nous arrivons. Je n'oublierai jamais ce spec-
tacle. Jacques était assis sur un escabeau de bois
à cô^é d'une cheminée sans feu, les yeux couverts
d'un bandeau blanc ; par terre dormait un enfant de
trois mois; une petite fille de quatre ans jouait dans
la cendre ; une autre plus âgée grelottait vis-à-vis de
lui, et en face de la cheminée, assise sur le lit défait,
les bras pendants, sa femme ! Ce qui se devinait
dans ce spectacle était pkis terrible encore que ce
qui frappait la vue. On sentait que depuis plusieurs
heures peut-être aucune parole ne s'était prononcée
dans cette chambre ; la femme ne faisait rien et sem-
blait n'avoir souci de rien faire. Ce n'étaient pas des
malheureux, c'étaient des condamnés. Au bruit de
nos pas, ils se levèrent, mais sans rien dire.
« — Nous venons vous voir, dit M. Desgranges.
« — Merci, monsieur.
« — Vous avez eu là un grand malheur, mon
pauvre Jacques!
« — Oui, monsieur Desgranges. »
« Sa voix était froide, brève, sans aucune émo-
tion ; il n'attendait rien de personne. Je prononçai
les mots de secours, de compassion publique.
« — Des secours ! s'écria la femme avec une fer-
meté désespérée, on nous en doit ! Il faut bien que
l'on nous secoure; nous n'avons rien fait pour avoir
ce malheur; on ne peut pas laisser mourir mes
enfants de faim. »
« Elle ne demandait pas, elle ne suppliait pas,
elle réclamait. Cette impérieuse mendicité nous tou-
LES TROIS ÉTATS DE JAC^^^DES L'AVEUGLE. 131
cha plus que toutes les lamentations ordinaires des
pauvres ; mais combien s'accrut notre émotion,
quand Jacques reprit d'une voix sourde : « Il faut
bien que tes enfants meurent, puisque je ne vois
plus. »
« Il y a de singulières puissances dans la voix
humaine. Ce mot, prononcé d'une voix impassible,
comme un arrêt, nous saisit au cœur, M. Desgranges
et moi; nous n'eûmes que la force de balbutier
quelques vagues consolations, de laisser quelque
argent sur la cheminée, et nous sortîmes consternés.
Le lendemain, les paroles du médecin ajoutèrent
encore à nos inquiétudes. « Il est perdu, nous dit-il;
ses blessures sont guéries, aucune lésion intérieure;
mais le chagrin l'a pris et le tuera. Les natures puis-
santes sont sujettes à ces coups violents. Il n'est pas
seulement désespéré, il est humilié, il se trouve
dégradé. Il ne mange plus , il ne dort plus ; les
entrailles s'attaquent ; il serait mort dans un mois
que je n'en serais pas surpris. »
« Un mois après, il était sauvé et travaillait.
— Par quel miracle ? s'écria Gounod.
— Par un miracle de charité, d'abord...
— Lequel ?
— Dçmandez-le-lui à lui-même, car le voici. »
Nous vîmes en effet paraître, dans l'allée, un
homme vigoureux, petit de taille, et tâtant avec son
bâton le terrain et les arbustes de l'allée, pour s'as-
urer de son chemin.
a II est tout seul, me dit Gounod.
— Sa femme l'a conduit jusqu'à la porte, et une
fois dans le jardin, il n'a besoin de personne, il con-
naît la route. »
«2 NOS FILLES ET NOS FILS.
Nous descendîmes les cinq marches du perron, et
nous allâmes à lui.
« Jacques, voici un de mes amis qui désire vous
voir.
— C'est donc une brave personne, puisque c'est
un de vos amis, monsieur, reprit Taveugle avec ce
vif accent d'expansive cordialité qui lui est propre.
— Oui, certes, Jacques, une brave personne,
car, depuis plus de vingt ans, il fait du bien à tout
le monde, non seulement en France, mais dans
toute l'Europe et même en Amérique.
— Il est donc bien riche ! s'écria naïvement
l'aveugle.
— Pas riche du tout !
— Alors, monsieur, avec quoi fait-il tant de bien?
— Avec de la musique.
— De la musique ! reprit l'aveugle avec émotion.
— Ah ! ah ! voilà un mot qui vous touche. Eh
bien, oui, mon cher Jacques, le bon Dieu a mis
dans la tête de cet homme-là toutes sortes de beaux
chants, qu'il en fait sortir quand il veut, qu'il chante
lui-même avec une voix charmante, que des mil-
lions d'autres voix chantent après la sienne, et qui
vont ainsi se promenant à travers le monde, comme
des oiseaux du ciel dont les chansons, tombant sur
la terre, consolent ceux qui souffrent, et charment
ceux qui ne souffrent pas.
— Et ce monsieur qui est là a une nichée d'oi-
seaux comme cela dans la cervelle ?
— Oui, Jacques! Et savez-vous pourquoi il a
désiré vous voir? Pour vous chanter lui-même
quelque chose pour vous.
— Pour moi ! pour moi ! s'écria l'aveugle.
lY
\oli.A (iOUNul'
133)
LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 133
— Oui, reprit Gounod en lui pressant la main.
Ainsi entrez dans le salon et asseyez-vous.
— Dans le salon ? non ! mes sabots sont pleins
de boue ; mais, si vous le permettez, je vais m'as-
seoir en dehors, sur les marches du perron, et
j'écouterai de là ; c*est une place que j*aime.
— A votre aise ! »
Voilà, Gounod au piano, et Jacques assis sur le
perron, avec son grand bâton entre les jambes, et ses
yeux, ses yeux éteints, levés vers le ciel. Gounod
chanta pendant plus d'une demi-heure, passant de
Faust et de Mireille à Guillaume Tell et à la Flûte
enchantée j et tous ces chants immortels se reflétaient
sur le pâle visage de l'aveugle, en émotions h la fois
confuses et profondes, en frémissements qui allèrent
deux fois jusqu'aux larmes. Quand Gounod se tut,
Jacques se leva; Gounod alla à lui, et l'aveugle,
d'une voix toute tremblante, lui dit : « Merci, mon-
sieur le chanteur ; depuis une demi-heure, je n'ai
pas pensé à mon malheur. »
Ce remercîment si simple toucha Gounod, qui
répondit :
« Eh bien, mon brave Jacques, voulez- vous me
prouver que je vous ai fait plaisir?
— Oh ! oui ! monsieur, mais comment?
— En me faisant, vous aussi, un grand plaisir.
— Mais comment? comment?
— En me racontant de quelle façon, et par qui,
vous êtes sorti du grand désespoir où vous étiez.
— Oh ! bien volontiers ! monsieur. Vous parler
de moi, ce sera vous parler de lui.
— Qui, lui?
— M. Desgranges,
134 NOS FILLES ET NOS FILS.
— L'ami de notre ami, Tancien maire de ce vil-
lage.
— Oui, monsieur ; c'est lui qui m'a sauvé.
— Avec des secours ? avec de l'argent ?
— Oh ! oui, il m'en a donné de Targent, et il
m'en a fait donner! La quête qui m'a valu trois
cents francs, c'est lui qui l'a faite! Le concert qui
m'a rapporté quatre cents francs, c'est lui qui l'a
organisé. Mais tout cela n'est rien ! Il m'a tiré de
l'enfer! C'était fini! l'idée de mon malheur me
mangeait ! Ne plus voir clair, ça me tuait ! je me
sentais mourir, et je voulais mourir ! C'est lui qui
m'a guéri le cœur.
— De quelle façon ?
— Par sa belle parole! Oui, monsieur, lui, une
personne si capable sur terre, pendant trois mois i\
est venu, tous les jours, d'une lieue, dans ma
pauvre maison ! Il s'asseyait en face de moi , ce
cher ami, et il se mettait à me causer, une heure,
deux heures, jusqu'à ce que je fusse content.
— Que vous disait-il ?
— Il faudrait être lui pour répéter ce qu'il disait ;
mais c'étaient des choses que je n'avais jamais
entendues... Il me parlait du bon Dieu mieux qu'un
curé ; c'est lui qui m'a rappris à dormir !
— Comment cela ?
— Il y avait deux mois que je n'avais dormi ; à
peine assoupi, je me réveillais en me disant : Jacques,
tu es aveugle ! et alors ma tête allait, allait, comme
une enragée! Voilà qu'un matin, il entre, ce cher
ami, et il me dit : « Jacques, cette nuit, quand
vous vous réveillerez et que l'idée de votre malheur
vous prendi'a, récitez tout haut une prière au bon
LES TROIS ËTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 135
Dieu, puis deux, puis trois, et vous verrez que vous
vous endormirez. » Et ça s'est fait comme il l'a dit.
Oui, il a eu raison ! Le bon Dieu, ça endort quand
on a de la peine. Gounod sourit. Jacques ajouta :
« Ce qui me faisait le plus de mal, c'était que je
me répétais toujours : Tu es inutile aux tiens... tu es
la femme k la maison, c'est toi qu'on nourrit!...
Mais lui se fâchant : « N'est-ce pas vous qui sou-
tenez encore votre famille? Si vous n'étiez pas
aveugle, est-ce qu'on leur aurait donné sept cents
francs? — C'est vrai, monsieur Desgranges ! — Si
vous n'étiez pas aveugle, est-ce qu'on élèverait vos
enfants? — C'est vrai, monsieur Desgranges! — Si
vous n'étiez pas aveugle, est-ce qu'on vous aimerait
tous comme on vous aime? — C'est vrai, monsieur
Desgranges, c'est vrai! — Voyez -vous, Jacques,
ajoutait-il, il y a du malheur pour toutes les familles ;
le malheur est comme la pluie, il faut qu'il en tombe
un peu partout ; si vous n'étiez pas aveugle, votre
femme serait peut-être malade, un de Vos enfants
serait peut - être mort : au lieu de cela, c'est vous
qui avez tout, mon pauvre homme; mais eux ils
n'ont rien ! — C'est vrai ! c'est vrai ! » Et je com-
mençais à me sentir moins triste, j'étais même conjme
heureux de souffrir pour eux! Et je lui disais :
« Parlez-moi encore, monsieur Desgranges, » et il
me répondait : « Jacques, le malheur est le plus
grand ennemi ou le plus grand ami des hommes ;
il y a des gens qu'il rend méchants; il y en a
d'autres qu'il rend meilleurs; vous, il faut qu'il
vous fasse aimer de tout le monde, il faut que vous
soyez si reconnaissant, si affectionné, que quand on
voudra dire de quelqu'un qu'il est bon, on dise : bon
«3« NOS FILLES ET NOS FILS.
comme Taveugle de Noisemont. Cela servira de dot
à votre fille... » Voilà comme il me parlait, mon-
sieur, et ça me donnait du cœur à être malheu-
reux !
— Oui, mais quand il n'était pas là?
— Ah ! quand il n'était plus là, j'avais des mo-
ments bien durs : je pensais à mes yeux... C'est si
beau le jour ! Dieu ! si jamais je revoyais clair, je
me lèverais à trois heures du matin et je ne me cou-
cherais qu'à dix heures du soir, pour amasser plus
de jour ! Allons ! bon ! voilà que je me fais du cha-
grin! Il me gronderait s'il vivait encore, ce cher
ami!... car il me grondait quelquefois, et cela me
faisait plaisir, parce qu'il voulait rendre sa belle
parole méchante et qu'il ne le pouvait pas. »
Gounod, tout émerveillé de trouver de tels sen-
timents chez un paysan, désirait fort continuer l'in-
terrogatoire, mais il hésitait par délicatesse. Je
lui fis signe qu'il pouvait poursuivre; il reprit :
« Jacques, on me dit que vous travaillez, que vous
avez trois états ; comment vous en est venue l'idée"?
— C'est encore lui qui l'a eue. Je commençais à
n'être plus si chagrin, mais l'ennui me prenait. A
trente-deux ans, être assis toute la journée sur une
chaise! Ce cher ami se mit alors dans l'idée de
m'instruire, comme il me disait, et il me racontait
de belles histoires : la Bible, l'histoire d'un vieil
aveugle comme moi , appelé Tobie , l'histoire de
Joseph, l'histoire de David, et puis il me les faisait
répéter après lui... Mais cette caboche, c'est dur! ça
n'a pas été habitué à apprendre ; je m'ennuyais tou-
jours de mes bras et de mes jambes ; et je devenais
méchant. Voilà qu'il arrive un jour et qu'il me dit :
LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 131
« Jacques, il faut vous mettre à travailler ». Je lui
montre mes pauvres mains brûlées. « C'est égal, je
vous ai acheté un fonds de commerce. — A moi,
monsieur Desgranges? — Oui, Jacques, un fonds
où Ton ne met jamais de marchandises et où il y en
a toujours. — Il vous a donc coûté bien cher, mon-
sieur Desgranges? — Rien du tout, mon garçon.
— Qu'est-ce que c'est donc que ce fonds-là ? — La
rivière. — La rivière ! Vous voulez donc que je sois
pêcheur? — Du tout : porteur d'eau. — Porteur
d'eau! mais des yeux? — Des yeux! me dit-il.
Quand on en a, on s'en sert ; quand on n'en a pas,
on s'en passe; je vous expliquerai tout à l'heure
comment. Allons , allons, vous êtes porteur d'eau.
— Mais un tonneau, monsieur Desgranges? — Je
vous en donnerai un. — Mais un haquet, monsieur
Desgranges? — Je l'ai commandé au charron. —
Mais des pratiques, monsieur Desgranges? — Je
vous donne la mienne d'abord, 18 francs par mois
(ce cher ami, il me payait l'eau aussi cher que le
vin) ; d'ailleurs , il n'y a à dire ni oui, ni non ; j'ai
congédié mon porteur d'eau ; vous ne voulez pas que
ma femme et moi nous mourions de soif! — Cette
chère madame Desgranges, par exemple ! — Ainsi,
mon garçon, dans trois jours, à l'ouvrage ; et vous,
madame Jacques, venez!... » Et voilà qu'il emmène
ma femme, il lui commande des bretelles de cuir, il
l'enharnache ; nous étions tous ahuris. . . Mais arrêtez-
vous donc quand M. Desgranges vous pressait ! Et
au bout de trois jours nous voilà au tonneau, moi
attelé et tirant, elle derrière moi et poussant. Nous
étions honteux en traversant le village, comme si
nous avions fait quelque chose de mal ; il noua seni-
«38 NOS FILLES ET NOS FILS.
blait que tout le monde allait se moquer de nous...
Mais M. Desgranges était là ! dans la rue ! et disant
tout haut : « Allons, Jacques, courage !... » Gahin...
caha... nous arrivons, et le soir il nous met dans la
main une pièce d'argent, en ajoutant : « Jacques,
voilà vingt sous que vous avez gagnés aujourd'hui. »
Gagnés!... monsieur, songez donc... gagnés! 11 y
avait quinze mois que tout ce que je mangeais, on
me le donnait. C'est bien bon de recevoir des bonnes
personnes, c'est vrai ; mais le pain que l'on gagne,
cela nourrit bien plus! Et puis, c'était fini... je
n'étais plus la femme ! j'étais ouvrier ! j'étais
ouvrier ! Jacques gagnait sa vie ! »
Une sorte d'exaltation brillait sur sa figure.
«Gomment! lui dit Gounod, votre tonneau suffi-
sait pour vous faire vivre ?
— Pas lui tout seul, monsieur; mais j'ai encore
un autre état.
— Un autre état !
— Eh, oui donc ! la rivière, ça coule toujours,
excepté quand ça gèle, et, comme disait M. Des-
granges, les porteurs d'eau ne font pas fortune avec
le cristal ; alors il m'a donné un état d'été et un état
d'hiver.
— Un état d'hiver ! Lequel?
— Je suis scieur de bois.
— Scieur de bois !... c'est impossible ! Comment
mesurer la longueur des bûches? déterminer le trait
de scie ? Comment couper le bois, enfin, sans vous
couper ?
— Oh ! me couper ! monsieur, reprit l'aveugle
avec une charmante nuance de suffisance ; d'abord
j'ai été scieur de long autrefois, et la scie, came
LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 139
connaît; pour le reste, on Tapprend. M. Desgranges
me mettait un tas de bois sous le hangar ; mon bois
à gauche, ma scie et ma genouillère devant moi, et
une bûche qu'il fallait scier en trois. Je prenais une
ficelle, je la coupais grand comme le tiers de la
bûche ; voilà une mesure. A chaque trait de scie je
ressayais, et ça allait, ce qui fait que maintenant tout
ce qui se brûle et tout ce qui se boit dans le village,
cela regarde Jacques.
— Sans compter, dis-je à Gounod, en prenant la
parole à mon tour, qu'il est encore commissionnaire.
— Commissionnaire ! voilà le troisième état, reprit
notre ami de plus en plus surpris.
— Oui, monsieur, répondit Jacques ; quand il y a
quelque course à faire à Melun, je mets ma petite
fille sur mon dos, et puis en route ! Elle voit pour
moi, je marche pour elle ; ceux qui me rencontrent
disent : « Voilà un monsieur qui a les yeux placés
bien haut. » A quoi je réponds : « C'est pour voir de
plus loin. » Et le soir il y a vingt sous de plus à
la maison.
— Mais vous n'avez pas peur de vous heurter
contre les pierres ?
— On lève les pieds donc, et puis je suis habitué;
je viens bien de Noisemont ici tout seul.
— Tout seul ! comment vous orientez-vous ?
— Je prends le vent en sortant de la maison, ça
me sert de soleil.
— Mais les trous ?
— Je les connais.
— Mais les murs?
— Je les sens; quand on approche de quelque
chose d'épais, monsieur, l'air arrive bien moins vif
9
140 NOS FILLES ET NOS FILS.
au visage ; ce n*est pas que quelquefois on n'attrape
de rudes coups ; comme, par exemple, si quelqu'un
a laissé une petite charrette à bras sur le chemin...
on ne se méfie pas... vlan ! à toi, pauvre quinze-
vingt ! Mais bah! qu'est-ce que cela fait?... Il n'y
a que quand je m'égare, comme avant-hier... oh!
alors...
— Vous ne m'aviez pas parlé de cela, dis-je à
Jacques.
— J'ai été pourtant bien embarrassé, monsieur.
Pendant que j'étais ici, le vent avait changé ; je ne
m'en aperçois pas , je m'en vas ; mais , au bout
d'un quart d'heure que j'étais dans la plaine de
Noisemont, me voilà perdu, perdu à ne plus oser
bouger. Vous la connaissez, la plaine ; pas de mai-
son, pas de passant. Je m'assois parterre, j'écoute;
après un petit moment, j'entends, comme qui dirait
à deux cents pas, un bruit d'eau qui coule ; je me
dis : si c'était le ruisseau qui est en bas dans la
plaine ! Je vais à tâtons du côté du bruit ; j'arrive...
c'était le ruisseau. Alors je me raisonne comme ça :
l'eau descend du côté de Seine-Port et le traverse ;
je vais y mettre, ma main, je sentirai le courant et
l'arriverai. Ce que je fis, et j'arrivai chez Julienne,
(jui commençait à être inquiète...
— Ah! s'écria Gounod, c'est admi...! »
Je l'arrêtai vivement, et l'emmenant à l'autre
extrémité de la chambre... « Silence ! lui dis-je tout
bas ; pas d'admirable» Ne corrompez point par l'or-
gueil la simplicité de cet homme. Regardez-le, voyez
comme son visage est tranquille , calme , après ce
récit qui vous a ému. Il s'ignore lui-même, ne le
gâtez pas.
LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE Ul
— C'est si touchant ! reprit notre ami à voix basse.
— Sans doute, et pourtant sa supériorité n'est
pas là. Mille aveugles ont trouvé ces ingénieuses
ressources ; mille les trouveront encore ; mais ce
perfectionnement moral ! mais ce cœur! ce cœur qui
s'est ouvert si vite aux consolations élevées, ce cœur
qui a accepté si ardemment le rôle de victime, ce
cœur enfin qui l'a fait vivre ! Car, ne vous y trom-
pez pas, ce n'est pas M. Desgranges seul qui l'a
sauvé, c'est son affection pour M. Desgranges ; sa
chaleureuse reconnaissance lui a servi de cordial...
il a vécu parce qu'il a aimé. »
A ce moment, Jacques qui était resté au fond de
la chambre, entendant que nous nous parlions bas,
se leva doucement, et avec une délicate discrétion,
dit à son petit garçon qui était venu le retrouver :
« Allons-nous-en sans faire de bruit.
— Vous partez, Jacques ?
— Je vous gêne, messieurs.
— Du tout! dites donc du moins adieu à
M. Gounod.
— Adieu, monsieur Gounod ! adieu, mon cher
monsieur Gounod ! reprit Jacques avec son expan-
sion impétueuse, et tout en baisant la main que
Gounod lui avait tendue. Quand je serai trop triste,
je penserai à vous, mon cher monsieur Gounod !
Cela me fera du bien, comme quand je pense à
M. Desgranges! Oh! le pauvre cher ami... quand
il vivait, rien que de le savoir dans le village, cela
me rendait le cœur bien aise ; et quand il allait en
voyage, je me faisais tourner par ma femme vers
le pays oii il était parti, pour respirer l'air du côté
où il était ! Enfin, j'espère que le bon Dieu, à cause
142 «OS FILLES ET NOS FÎLS.
que j'ai beaucoup souffert, me mettra dans le
même paradis que M. Desgranges. »
Jacques, là-dessus, s'éloigna en agitant son bâton
pour trouver son chemin, et nous continuâmes quel-
ques instants à causer de lui.
« Eh bien, dis-je à Gounod, vous avais-je trompé
en vous annonçant une créature vraiment singulière?
Cette reconnaissance passionnée , ce mélange de
naïveté et de grandeur ne sont-ils pas frappants?
N'a-t-il pas des trouvailles de mots et de sentiments
tout à fait imprévues ?
« Je me rappelle qu*un jour, allant le voir, je le
trouvai assis au coin de sa cheminée sans feu, avec
un pauvre malheureux, devenu aveugle comme lui
par une explosion de mine. « De quoi parliez-vous
donc, tous deux? lui dis-je. — Du soleil, mon-
sieur! » N'est-ce pas un mot sublime? Il ajouta avec
cette étrange éloquence qui me surprend toujours :
« La preuve qu'il y a un bon Dieu, monsieur, c'est
la lumière ! Les hommes font bien de petits sem-
blants de jour, mais il leur faut du bois pour faire
du feu, de l'huile pour faire de la clarté ! Encore,
cette clarté-là n'éclaire pas bien loin. Si on mettait
le feu à la forêt de Senart, cela luirait à deux lieues,
à trois lieues peut-être, mais à Paris, on ne verrait
déjà plus rien. Tandis que la lumière du bon Dieu,
dès qu'elle arrive, on la voit de partout, et tout est
clair ! clair !... » Et il prononçait ce mot clair avec
une sorte d'extase. Ainsi voilà ce paysan aveugle
qui cherche les raisons de l'existence de Dieu, et
qui les trouve dans la lumière ! glorifiant ce soleil
dont il ne jouit pas ! proclamant le Créateur au nom
du bienfait dont le Créateur l'a privé ! Son malheur
LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 143
lui a servi de guide ! son malheur lui a servi de
maître ! Où est le sage qui a monté plus haut que
cet humble élève de la cécité ? »
UN PREMIER SYMPTOME
A Aï. E, Bersot.
Permettez -moi, mon cher ami, de dédier cette
petite étude psychologique à notre plus pénétrant
moraliste, au guide le plus aimé de la jeunesse.
Je déjeunais, un jour de cet automne, chez un
de mes voisins de campagne, qui est venu planter
sa tente dans notre village pour y vivre auprès de
nous ; les vraies amitiés sont des parentés par choix.
Mon voisin a trois enfants, élevés avec les nôtres,
et qui m appellent leur oncle. L aîné, Pierre, a dix-
sept ans : c'est un garçon réfléchi, silencieux et
quelque peu mystérieux pour les autres, probable-
ment parce qu'il l'est pour lui-même. Certaines ado-
lescences sont ainsi pleines d'énigmes ; le dévelop-
pement intellectuel et moral s'y achevant avec peine,
le jeune homme est sous le coup d'un travail inté
rieur qui l'absorbe; il ne peut pas se répandre au
dehors, parce qu'il est occupé en dedans.
Le second fils a treize ans. 11 s'appelle Gaston.
Tout en lui est expansion, gaieté, lumière, mouve-
ment. Un des traits particuliers de son caractère est
une déférence pour son aîné qui va jusqu'à l'ado-
ration. 11 vit l'œil fixé sur le visage de son frère,
144 NOS FILLES ET NOS FILS.
comme sur une pendule chargée de régler sa vie.
A quoi joueras-tu aujourd'hui pendant la récréa-
tion? — Je ne sais pas; Pierre n'a pas dit ce que
nous ferions. — Veux-tu venir te promener sur la
rivière , cette après-midi ? — Je ne sais pas ; Pierre
n'a pas dit s'il voulait y aller. »
Pierre accepte cet hommage-lige aussi naturel-
lement que Gaston l'offre; il naquit frère aîné
comme l'autre frère cadet.
La petite fille, qui entre dans sa septième
année, est vive et fine. Quant au père, un mot le
définit : il aurait mérité d'être mère ; à le voir avec
ses enfants, on dirait qu'il n'a qu'un regret, c'est
de n'avoir pas pu les nourrir.
Cet automne a été marqué pour Pierre par un
grand événement. Son père lui a acheté son pre-
mier permis de chasse, lui a donné son premier
fusil. Quelques arpents de bois et de plaines situés
à une petite distance et loués pour lui ont servi à
ses débuts de tireur. Il y a porté son esprit de ré-
flexion, d'ordre et de prudence naturelle. Son
arme est toujours en état d'entretien parfait; on
peut l'avoir sans crainte pour voisin dans une bat-
tue, et, si grande que soit son émotion, il ne tire
jamais sur un chasseur en le prenant pour un
chevreuil. Le jeudi et le dimanche, on part à une
heure pour ne revenir qu'à six heures ; le cadet
est de la partie, non comme chasseur, bien en-
tendu, il joue le rôle secondaire de rabatteur, de
chien courant, de chien d'arrêt ; les jours de bat-
tue, on l'enrégimente avec les gamins du village ;
il est armé d'une gaule comme eux, il crie comme
eux, il frappe comme eux dans les taillis, les ronces,
UN PREMIER SYMPTOME. l'i'
les halliers, et sort de là trempé de rosée, crotté
jusque dans le dos, sa blouse déchirée, les yeux
étincelants, les joues empourprées, et convaincu
qu'il a tué tout ce qu'on a tiré. Au retour, il sert
de porte-carnier à son père ; et quand il arrive à la
maison chargé de ces dépouilles opimes, il a l'air
d'un triomphateur antique.
C'est dans le sein de cette aimable famille que
se produisit, pendant le déjeuner, un de ces faits
intimes qui passent inaperçus pour les indifférents,
mais qui frappent profondément ceux qu'intéresse
tout ce qui touche à l'enfance.
Le garde d'un riche propriétaire des environs
apporta une lettre de son maître; cette lettre invitait
mon ami à une belle partie de chasse pour l'après-
midi, et le priait aimablement d'amener avec lui
son fils aîné. Pierre pâlit, rougit, resta muet de
bonheur. Être invité à une chasse princière ! être
invité comme fusil!,.. Toutes ses vanités d'ado-
lescence et de chasseur se trouvaient flattées à la
fois. II prenait la robe prétexte ; il passait jeune
homme !
Tout à coup, au milieu du brouhaha général
qu'avait produit cette invitation, éclata la petite
voix aigué de Madeleine (c'est le nom de la petite
^ille), qui, le doigt tendu vers son plus jeune frère,
et les yeux pétillants de malice, s'écria : « Ah !
Gaston qui pleure ! » Tout le monde se retourne
vers Gaston, et, en effet, nous voyons ses joues et
ses lèvres trembler; puis un déluge de larmes jaillit
(le ses yeux, avec ces mots entrecoupés : « Je ne
pleurais pas!... C'est la faute de Madeleine!...
(^cst elle qui m'a fait pleurer en disant que Je
146 NOS FILLES ET NOS FILS.
pleurais... » Et le pauvre petit, se débattant contre
un chagrin qu'il ne comprenait pas, éclata malgré
lui en sanglots.
Un moment de silence suivit ce léger tumulte;
on se leva de table, les chasseurs partirent, moi je
restai avec la mère et les deux enfants, Madeleine
et Gaston ; je restai, plus que songeur, inquiet.
Qui de nous ne se rappelle avoir vu un jour,
avec épouvante, éclater tout à coup sur le visage,
dans la personne d'un enfant aimé, quelque symp-
tôme de maladie grave? C'est une toux qui res-
semble au croup ! c'est une douleur aiguë dans la
tête, qui annonce peut-être une fièvre cérébrale ! ce
sont des vomissements violents qui révèlent un pro-
fond désordre intérieur ! Eh bien, j'éprouvais quel-
que chose de cette sensation poignante, en voyani
soudain apparaître dans cet enfant, le plus affreux,
le plus amer, le plus désespéré des vices, l'envie !
Car il n'y avait pas à se le dissimuler, ses larmes
étaient bien des larmes d'envie ! Il ne pouvait pas
être invité à cette partie. Il ne pouvait pas aller à
cette chasse, puisque son âge le lui interdisait ; son
chagrin n'était donc pas le regret d'un plaisir perdu
pour lui, mais le regret d'un plaisir arrivé à un autre,
à son frère; c'était de l'envie! En vain, me disais-je,
pour me rassurer, que ce vice était en désaccord
absolu avec son caractère et avec sa tendresse fra-
ternelle; je suis trop vieux pour ne pas savoir que
la contradiction est le fond même de la nature
humaine.
Depuis le départ des chasseurs, j'observais Gas-
ton ; il était triste, non pas de cette tristesse natu-
relie à l'enfant qui reste seul, mais de cette sorte
UN PREMIER SYMPTOME. 147
d*abattement mêlé de honte, qui indique une âme
mécontente d'elle-même.
Que faire? gronder un enfant? le punir? le faire
pleurer? Rien de plus facile. Mais comment attaquer
un commencement de vice dans une jeune âme?
comment le convaincre? comment guérir le malade?
Terrible problème.
Dans mon anxiété, j'appelai à mon aide, par le
souvenir, les maîtres dans l'art de pénétrer, de
manier, et d'assainir les cœurs. Les lettres de direc-
tion de Fénelon et de Bossuet sont un de mes livres
de chevet. Ces grands médecins de l'âme emploient
souvent un remède singuHer; au Heu d'accabler
leur pénitent du poids de sa faute, au lieu de la
grossir à ses yeux pour lui en inspirer l'horreur, ils
la lui présentent, non pas atténuée, mais réduite
à sa juste valeur, ils la lui font voir comme une
conséquence naturelle de la faiblesse humaine, ils
réconcilient le pécheur avec lui-même, et lui ren-
dent ainsi la guérison plus facile, en lui montrant
son mal comme plus ordinaire.
J'allai donc trouver l'enfant. « Gaston, sais-tu
ce que c'est que la colère ? — Oh ! oui ! répondit-il
en soupirant. — Et la gourmandise ? — Oh ! oui !
— Et la paresse? — Oh! oui! — Et l'envie? —
Non ! — Eh bien, l'envie, c'est le chagrin du bon-
heur des autres. Comprends-tu? — Non. — Tu vas
comprendre. Il y a quelques jours, le jeune M. de
Verdière rentre chez ses parents, pâle, sombre, la
figure contractée, et jette son chapeau sur la table
avec colère... Qu'avait-il donc? 11 venait de voir
aux Champs-Elysées, où il se promenait à pied,
un de ses camarades monté sur un joli cheval, et
!48 NOS FILLES ET NOS FILS.
caracolant à la portière d'une belle voiture. Si la
rencontre de son ami lui avait simplement inspiré
le désir d'avoir aussi, lui, un joli cheval, rien de,
plus naturel et de moins blâmable. Mais c'est à la
figure contractée, c'est à l'air sombre, c'est au cha-
peau jeté avec colère que commence la faute, c'est-
à-dire l'envie, c'est-à-dire le déplaisir du bonheur
qu'un autre possède. Commences-tu à comprendre?
— Je crois que oui..., répondit-il un peu troublé.
— Eh bien, es-tu parfaitement sûr que ce matin,
quand tu as pleuré?... — Ce n'est pas pour cela que
j'ai pleuré..., reprit-il vivement, c'est Madeleine
qui... — Oui ! je suis de ton avis ! oui, c'est Made-
leine qui a fait jaillir tes larmes ! Sans son obser-
vation , tout se serait borné de ta part à une légère
pâleur, à un léger tremblement de lèvres ; tout se
serait passé entre toi et toi; mais cette légère
pâleur elle-même, qu'était-ce, sinon l'indice d'un
sentiment intérieur? et ce sentiment, qu'était-ce,
sinon un mouvement d'envie?... Madeleine ne t'a
fait pleurer que parce qu'elle a mis le doigt sur
une petite plaie intérieure. Je vais te faire une
comparaison un peu vulgaire, mais qui te con-
vaincra mieux que les plus fortes raisons. Écoute-
moi bien. — J'écoute, répondit-il tout confus et la
tête basse. — Quand tu te coupes, cela te cuit ; mais
une fois le sang arrêté, une fois la coupure fermée
et séchée, toute cuisson cesse ; au contraire, si un
cousin ou une guêpe te pique, l'effet de la piqûre
se prolonge pendant plusieurs jours, la petite plaie,
quoique fermée , reste enflammée ; pourquoi ? Parce
qu'il y a une goutte de venin au fond. Eh bien, voilà
ïa différence d'un regret ordinaire et du chagrin pro-
UN PREMIER SYMPTOME. 14«
duit par Tenvie. Un regret simple, le regret d'un
plaisir manqué, c'est une coupure; on en souffre un
moment, on en pleure un instant, puis on se con-
sole. Mais la peine causée par l'envie est une plaie
empoisonnée. La douleur survit à la blessure; ou,
pour mieux dire, la blessure reste vive et saignante
en dedans, parce qu'elle renferme du venin! Et
si elle tombe, cette blessure, sur un bon petit cœur,
comme le tien, le remords se mêle à la peine, on a
honte de ce qu'on éprouve, on souffre d'avoir souf-
fert. Eh bien, voilà où tu en es. Est-ce vrai ? »
A ce mot, je m'arrêtai un instant, et j'attendis.
Le pauvre petit avait le cœur oppressé, sa tête
était abattue sur sa poitrine, et je voyais des larmes
tomber de son visage. Alors, j'allai à lui, je l'em-
brassai et je lui dis : « Mon enfant, je t'ai affligé,
je le devais ! maintenant, je vais te consoler, car je
le dois. » Il releva le front. « Si tu étais vérita-
blement un envieux, ta maladie serait sans remède,
et toutes les remontrances échoueraient contre cet
incurable et effroyable vice. Mais, Dieu merci, il y
a bien des nuances dans le mal ! Les gens qui se
portent le mieux ont des indispositions, les meilleurs
terrains produisent de mauvaises herbes, et il pousse
de mauvais sentiments dans les meilleurs cœurs.
L'important est de soigner les indispositions pour
qu'elles ne deviennent pas des maladies, d'arracher
les mauvaises herbes avant qu'elles deviennent des
plantes malfaisantes, et d'extirper les germes de
vices avant qu'ils deviennent des vices. C'est ce que
nous allons faire. — Gomment?... comment?...
aVicria l'enfant. — Le plus facilement du monde.
La maladie n'est pas grave; un remède simple
150 NOS FILLES ET NOS FILS.
suffira. Depuis ce matin, dès que la pensée de cette
chasse te revient à l'esprit, tu la repousses parce
qu'elle renouvelle ta peine. Eh bien, fais tout le con-
traire, jette-toi en plein dans cette idée; transporte-
toi par l'imagination au milieu du bois, des chas-
seurs et des chiens ! Cours auprès de ton frère !
compte ses beaux coups ! et tu reconnaîtras bien
vite qu'il est un moyen sûr pour que cette chasse
ne te fasse plus de peine, c'est qu'elle te fasse beau-
coup de plaisir. »
L'enfant me regardait tout étonné. Je repris plus
\ivement : « Mais qu'est-ce que je dis ? Il y a un
remède bien plus efficace, un remède en action.
Quatre heures sonnent, la chasse va finir, allons
ensemble au-devant des chasseurs. Viens voir de
tes yeux, toucher pour ainsi dire de tes mains le
bonheur, le triomphe de ton frère... Prends-en ta
part et tu verras !
— Je comprends ! Partons ! » s*écria l'enfant.
Nous voilà partis... Un quart d'heure après, nous
rencontrons une voiture découverte qui ramenait les
chasseurs. Gaston se précipite vers eux : « Qu'as-
tu tué, Pierre? — Trois coqs et deux lièvres. —
Donne ! donne ! » Et il les prenait, et il les regar-
dait! et il les pesait, et il riait!... et il triomphait
comme son frère ! . . . « Eh bien ? lui dis-je au retour.
— Oh! oui, oui!... vous aviez raison!... Je ne
sens plus rien ! ... Je suis guéri ! . . .
— Guéri? repris-je lentement, guéri pour au-
jourd'hui! Mais il faut que cette guérison dure, il
faut que cette journée compte. La vie t'offrira bien
d'autres occasions d'être envieux! Tu verras plus
tard passer à côté de toi, arriver à d'autres qu'à toi
UN PREMIER SYMPTOME. «51
bien des plaisirs que tu désireras, bien des bon-
heurs que tu auras peut-être rêvés ; alors la petite
vipère se réveillera et essayera encore de te mor-
dre ; marche sur elle et écrase-la! Tu sais le moyen,
emploie-le! Dès que tu sentiras poindre en toi le
premier, le plus léger mouvement d'envie, sors de
toi-même ! Élance-toi hors de ton cœur comme
on se précipite hors d'une chambre où le feu vient
de prendre, et réfugie-toi dans l'âme de celui qui
est heureux! Si tu le connais, va le voir! S'il a une
femme, une mère, une sœur, une fille, cours chez
elles, plonge-toi dans leur joie!... Nourris-toi de
leurs regards radieux, de leurs paroles d'actions
de grâces, noie enfin ton chagrin dans le bonheur
d'autrui ! »
Je parlai avec tant de véhémence, que mes
paroleo entrèrent comme de force dans ce petit
cœur étonné.
Je courus alors près de laîné, car il y avait
lieu de lui parler, h lui aussi.
« Pierre, as-tu pensé une seule fois, au milieu
de cette belle journée, à celui que tu avais laissé
derrière toi ? — A Gaston ? — Oui ! tu as vu ses
larmes ce matin, larmes bien naturelles... C'était
le premier plaisir qu'il ne partageait pas avec toi...
c'était le premier signal de votre séparation !.., —
Notre séparation?... reprit-il. — Oui! vous voilà
séparés ! Chaque jour vous éloigne davantage l'un
de l'autre; chaque jour, en grandissant, tu t'élè-
ves davantage au-dessus de lui; et chaque jour
aussi, ton intelligence, ton caractère, tes goûts
t'emportent davantage loin de lui : vous êtes encore
frères, vous n'êtes plus compagnons. Le voilà
152 NOS FILLES ET NOS FILS.
donc seul, ce pauvre petit qui a toujours été deux!
Il te regarde t'envoler avec une surprise mêlée de
chagrin, à peu près comme, dans ce tableau de
Rembrandt que je t'ai fait admirer au musée, le
jeune Tobie voit l'ange qui lui avait servi de cama-
rade, déployer tout à coup ses ailes, et dispa-
raître dans le ciel. Eh bien ! sers-toi de tes ailes
pour redescendre vers Gaston ! Aime-le comme un
frère aîné, c'est-à-dire à la fois fraternellement
et paternellement. Fais-lui, le plus que tu pourras,
sa part dans tous tes plaisirs ! Il a toujours eu pour
toi une affection naïvement profonde... Veille bien
sur ce trésor ! Les différences qui vous séparent
aujourd'hui disparaîtront dans quelques années;
vous redeviendrez du même âge, et alors grande
sera ta joie de retrouver l'ami que tu auras su te
conserver. »
Le soir, les deux frères furent charmants Tun
pour l'autre; jamais ils n'avaient paru s'aimer
autant. Je n*ai pas perdu ma journée.
L'EDUCATION D'UN FRERE DE ROI
A M, Henri Martin,
G*est dans une famille royale que nous allons pé-
nétrer cette fois. Il semble que famille royale et fa-
mille privée, ce soit tout un. Les sentiments naturels
sur lesquels repose la famille, amour filial, amour
paternel, amour de mère, amour de frère et de sœur.
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 153
sont choses si saintes qu'on les regarde volontiers
comme choses immuables. Il n'en est rien. Rois
et reines, princes et princesses ne sont pas toujours
pères, mères et frères de la même façon que nous.
Ils ne peuvent pas l'être. La raison d'État entre for-
cément dans leurs sentiments et les modifie; ils ont
des devoirs que nous n'avons pas, leurs droits diffè-
rent plus encore des nôtres. Pour n'en citer qu'un
exemple terrible, Pierre le Grand a fait mourir son
fils. Pourquoi? Des témoignages authentiques et ré-
cents le prouvent : pour ne pas laisser tomber son
empire naissant dans les mains d'un fou. Convaincu,
par des preuves irrécusables, que son oeuvre périrait
avec le tsarewitch, il l'a immolé à son œuvre. Si le
père a tué le fils, c'est que le roi, au dedans de lui,
avait tué le père. Qui connaîtrait l'histoire intime
des familles régnantes serait parfois épouvanté de
toutes les tragédies mystérieuses qui se jouent dans
le fond des palais royaux. Le sang ne coule pas tou-
jours dans ces drames-là; il ne s'agit pas tou-
jours de meurtre; ce qui, le plus souvent, y tombe
immolé, ce ne sont pas des créatures humaines,
ce sont les sentiments humains. L'orgueil dynas-
tique, l'ambition, la crainte, la raison d'Etat sont
les exécuteurs. Ce récit de V Education d*un frère de
roi va éclairer d'un bien triste jour un de ces inté-
rieurs de famille royale. On y verra une mère démo-
ralisant ou laissant démoraliser un de ses fils par
amour pour l'autre. Certes, le personnage qui est
comme le héros de cette histoire est bien méprisé
et bien flétri, et pourtant on se sentira saisi de pitié
en voyant ce que la nature avait fait pour lui et ce
que l'éducation a fait de lui ! Un heureux hasard
1G4 NOS FILLES ET NOS FILS.
de lecture ayant mis sous mes yeux le récit authen-
tique* de ces premières années d'un frère de roi, je
n'ai pas craint de m'attarderdans les détails de cette
vie d'écolier royal; ils sont tous empreints d'un
grand caractère d'utilité pratique; ils révèlent dans
M. de Brèves un personnage digne de mémoire; ils
préparent le dénoûment inattendu et déplorable de
ces trois années de soins éclairés ; par là, cette page
d'histoire devient une saisissante page d'éducation.
Gaston, le frère cadet de Louis XIII, naquit à
Fontainebleau le 25 avril 1608, six ans après son
frère, deux ans avant la mort de son père; jusqu'à
l'âge de sept ans, il resta entre les mains de M'^^de
Monglat, qui possédait et méritait la confiance en-
tière de Marie de Médicis. Le jugement que la gou-
vernante portait sur son élève peut se résumer en
ces mots : Enfant plein des plus heureuses dispo-
sitions, mais mobile, La justesse profonde de ce
diagnostic moral va se révéler par ce récit.
En 1615, le 19 juillet, le jour où Gaston eut sept
ans et trois mois, Marie de Médicis, sur la recom-
mandation du maréchal d'Ancre, lui donna pour
gouverneur M. de Brèves. M. de Brèves avait long-
temps et heureusement servi l'État dans des mis-
sions lointaines, et son séjour à Rome comme am-
bassadeur l'avait placé au premier rang parmi les
diplomates. Son préceptorat dura trois ans. Nous
tenons de sa plume et de sa bouche le récit de ces
trois ans. Nous le laisserons donc parler le plus que
1 . Discours véritable, fait par M. de Brèves, du procédé qui
fut tenu lorsqu'il remit entre les mains du roi la personne de
Monseigneur le duc d'Anjou, frère unique de Sa Majesté. {Mé'
moires d'histoire et de littérature^ par l'abbé d'Artigny, 4751.;
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 455
nous pourrons, car ni Rabelais ni Rousseau n'ont
mieux dit ce que devait faire un gouverneur, et M. de
Brèves a fait tout ce qu'il a dit :
« Le premier et le plus puissant moyen d'édu-
cation dont je me sois servi, c'est la sujétion que je
me suis imposée près de la personne du prince.
Une table était toujours servie pour le gouverneur,
je ne m'y suis jamais assis, m'obligeant à dîner et à
souper toujours avec mon élève, pour ôter le moyen
aux gens de basse étoffe à l'entretenir, pour l'obli-
ger à la civilité, et l'habituer aux discours relevés,
seuls dignes d'un prince de sa naissance.
« Pendant trois ans,j'ai fait placer chaque soir au-
près de son lit une paillasse où j'ai dormi, pour ne
pas le laisser à la discrétion de ceux qui couchaient
dans la chambre, et pour empêcher qu'aucun d'eux
ne prît occasion, s'il se réveillait, de lui dire quelque
chose qu'il ne dut pas entendre.
(( Jamais, pendant ces trois ans, il n'est sorti de
son lit sans que je me levasse moi-même, et, h peine
levé, il commençait la journée en priant Dieu, en le
louant, en le remerciant et en faisant un sévère exa-
men de conscience.
« Je n'ai jamais paru devant lui sans avoir des
verges attachées à ma ceinture; non pas pour le frap-
per, je ne me suis pas servi trois fois de ce genre
de correction ; mais je croyais utile de lui imprimer
par les yeux la crainte salutaire du châtiment; en
général, s'il était tombé en quelque faute, je le ra-
menais par un simple regard, par un raisonnement
juste et quelquefois par une leçon pratique. »
En quoi consistaient ces leçons pratiques? En
voici une que M. de Brèves lui-môme a racontée:
15e NOS FILLES ET NOS FILS.
« Un jour, Gaston, à table, employa une expression
blessante vis-à-vis d'un des gentilshommes qui le
servaient. M. de Brèves ne lui fit aucune répri-
mande; mais le soir, au souper, parurent pour le
service les galopins de cuisine, Gaston s'en étonne.
« Il ne vous faut plus que des gens de basse con-
dition pour vous servir, lui répondit froidement M. de
Brèves, puisque vous ne savez pas traiter les gentils-
hommes en gentilshommes. »
L'organisation générale et détaillée de l'éduca-
tion du prince répondait à ces principes.
M. de Brèves se proposait trois objets : l'in-
struction par les livres, l'instruction parles hommes,
l'instruction par les choses.
Une bibhothèque, formée de tous les chefs-
d'œuvre des diverses langues, était le meuble prin-
cipal du cabinet de M. de Brèves, qui servait à
Gaston de salle d'études; sur les murs, des cartes
de géographie, des portraits d'hommes illustres, des
tableaux représentant quelques-unes des grandes
actions du temps passé. Le choix des maîtres ré-
pondait au choix des livres.
« Gomme le sieur de Brèves (c'est l'abbé d'Ar-
tigny qui parle, d'après le discours manuscrit de
Brèves lui-même), comme le sieur de Brèves con-
naissait Monsieur d'un esprit prompt, actif, et qui
prenait plaisir à l'entretien des habiles gens sur tou-
tes sortes de sujets, il eut un soin particuHer de
lui trouver des personnes qui pussent satisfaire
cette louable curiosité et lui remplissent en même
temps l'esprit de choses bonnes et dignes d'un grand
prince.
« Il commença par la charge d'aumônier ordi-
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 157
naire, de laquelle il fit pourvoir le sieur de Passart,
gentilhomme de Picardie, très-savant et d'une con-
versation très-divertissante, homme de bien, et qui
avait de bons sentiments de la religion. Sitôt que
Monsieur était éveillé, M. de Passart commençait
l'entretien, selon que l'occasion s'en offrait. Il ne
manquait pas de faire toujours tomber le dis-
cours sur quelque moralité tirée de l'Écriture sainte
ou de quelque autre bon livre, et cela avec tant d'a-
dresse qu'il ne se rendait jamais ennuyeux.
« Le sieur de Brèves choisit en même temps
quatre gentilshommes ordinaires pour être toujours
près de la personne de Monsieur, savoir : le sieur
de Machault, le sieur de Poysieux, le sieur de Ge-
doyn et le sieur du Plessis. Le sieur de Machault
était de Paris, fort universel en toutes sortes de
sciences, surtout en géographie comme en mathé-
matiques, et s'en savait servir à propos et avec
jugement; personnage, au reste, fort sage et fort
civil.
« Le sieur de Poysieux, Dauphinois, n'était pas
de cette force d'intelligence, mais fort sensé et plein
de discrétion et de réserve.
« Le sieur de Gedoyn avait beaucoup d'esprit et
grande connaissance des choses du monde ; sa façon
d'agir et de parler était toujours accorte, s'accom-
modantau goût de ceux avec lesquels il s'entretenait.
« Le sieur du Plessis était d'une humeur joviale,
qui avait toujours mille contes à faire, et rencon-
trait heureusement de quoi que ce soit qu'on parlât ;
mais avec cela, ses discours n'avaient rien de bas
ni de mauvais exemple. Ils se rendaient tous
assidus aux heures qui leur étaient ordonnées, et.
158 NOS FILLES BT NOS FILS.
connaissant que leur maître se plaisait à leur en-
tretien, ils ne recevaient pas moins de satisfaction
de le voir avancer de jour en jour et parler per-
tinemment de toutes choses en Tâge où il était.
« M. de Brèves, avec sa prestance, tenait bien sa
partie dans ce monde-là, et voici un fait qui prouve
comment il entendait son rôle :
« Un jour, dans un voyage fait en Normandie h
la suite du roi, le maître et Télève traversèrent un
village où ils virent force peuple, vêtu de lambeaux,
avec des visages qui semblaient l'image de la mort,
et maintes maisons en ruine.
« L'enfant regardait ce triste spectacle en silence.
« — Comment ne me demandez-vous pas la
cause de tant de misères? lui dit M. de Brèves.
Est-ce qu'il vous semble juste que des habitants
du royaume de France soient dans une telle con-
dition?
« — Non, sans doute, reprit vivement l'enfant;
mais pourquoi le roi mon frère le permet-il?
« — Monsieur, répondit M. de Brèves, vous devez
juger qu'un corps couvert de sangsues est bientôt
privé de son sang, et qu'il ne lui reste qu'une chair
morte, collée sur les os : eh bien! la condition de ce
misérable et pauvre peuple est semblable.
« — Quelles sont donc les sangsues qui le dé-
vorent?
« — Les gens de guerre, qui, répandus par
bandes sur tout le royaume, y jettent avec leur licence
et leurs violences, le plus grand de tous les fléaux,
la guerre civile. Voilà ce qui ravit à ces peuples
leur substance, voilà ce qui les force à errer par
les campagnes, vivar\t d'herbes comme les bêtes
L ÉDUCATION D UN FRÈRE DE ROI. l50
brutes. Eh! quels sont les premiers auteurs de ces
guerres civiles? Des grands par la naissance, des
seigneurs comme vous, Monsieur, qui, sous pré-
texte de bien public, bouleversent toute la monar-
chie et forcent le roi, qu'ils trahissent, à fouler le
peuple pour entretenir des hommes de guerre, afin
de se défendre contre les entreprises criminelles.
Mais je vous ferai lire nos histoires, et vous y verrez
la vie honteuse et la fin misérable de tous ces grands
qui ont desservi les rois. »
« L'enfant lui répondit :
« — Ils se fussent mieux conduits qu'ils n'ont fait
s'ils avaient eu les exemples que j'ai sous les yeux.»
« Grande fut l'émotion de M. de Brèves à cette ré-
ponse; le mot, l'accent, le regard de l'enfant, tout
lui en semblait singulier, touchant, et il ne put se
défendre de dire :
« — Monsieur, à la manière dont vous avez pro-
noncé cette phrase : /Is se fussent mieux conduits,
il m'a semblé que vous faisiez allusion à un fait ré-
cent, à des personnages connus. A qui se rapportait
ce mot... ils? Pensiez-vous à quelqu'un?
« — Je pensais à deux personnes.
a — A qui donc?
« — Au maréchal d'Ancre, qui est mort tragi-
quement pour s'être mal comporté envers le roi, el
à mon cousin le prince de Gondé, enfermé à la Bas-
tille et à Vincennes pour cause de rébellion. »
« Ge blâme jeté sur Gondé enchanta M. de Brèves;
mais le nom du maréchal d'Ancre ne laissa pas que
de l'embarrasser, car c'est le maréchal qui l'avait
fait placer auprès de Gaston ; il s'en tira par cette
réplique adroite :
1(.0 NOS FILLES ET NOS FILS.
« — Monsieur, votre naissance diffère trop de
celle du maréchal pour que son exemple vous re-
garde ; mais vous avez raison de faire profit de ce
qui est arrivé aux princes du sang pour leur conduite.
tt — Aussi ferai-je, répliqua l'enfant.
« — Eh bien, si vous le voulez, répliqua M. de
Brèves, je vais vous apprendre un moyen pour vous
garder de leur exemple et vivre toujours heureux.
« — Quel est ce moyen?
« — Votre condition est pleine de périls. Dès
que vous serez en âge de porter les armes, vous
deviendrez le point de mire de tous les mécontents
et de toutes les ambitions ; vous ne trouverez que
gens qui, sous le prétexte de vos grandes qualités,
voudront vous pousser dans de criminelles entre-
prises. Le premier qui voudra vous induire à prendre
parti contre le service du roi, sous quelque pré-
texte que ce soit, conduisez-le à l'heure même à
Sa Majesté, et répétez .tout haut devant elle les
discours qu'on aura osé vous tenir. Agissant ainsi,
vous préviendrez d'avance tous les soupçons où
pourrait tomber le roi à votre égard ; vous vous déli-
vrerez des artifices des méchants, et vous vous atti-
rerez l'estime et l'affection des gens de bien, qui ne
respireront que votre prospérité et votre gloire... »
Certes, ces paroles, rapportées par l'abbé d'Ar-
tigny d'après l'écrit de M. de Brèves, constituent
un admirable programme d'éducation ! Il n'y a rien
de plus difficile que d'élever le frère d'un roi, et sur-
tout d'un roi encore enfant lui-même ou qui n'a pas
d'enfant! Il faut à la fois préparer son élève à être
souverain et à ne pas l'être; lui donner toute la
variété de connaissances, toute l'ardeur pour le
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 16!
bien public, toutes les ambitions généreuses, tous les
nobles orgueils qui sont dignes du premier rang,
et lui inspirer en même temps la modération, la
sagesse, la patience qui conviennent au second.
M. de Brèves visa constamment à ce double but, et
l'atteignit si bien, qu'au bout de trois ans, l'esprit
de Gaston, l'instruction de Gaston, son charme de
reparties, son intérêt pour toutes les connaissances
élevées et sa gentillesse de caractère étaient un sujet
d'émerveillement pour tous ceux qui l'approchaient.
11 n'y eut jamais, disent les mémoires, prince de cet
âge de qui l'on eût tant espéré.
Sur ces entrefaites, le 23 avril 1618, vers les
sept heures, un huissier du conseil vint avertir
M. de Brèves, de la part du chancelier Sillery, de
se trouver chez lui à neuf heures, pour chose qui
importait au service du roi.
M. de Brèves s'y rend; il y trouve réunis, avec
le chancelier, M. le garde des sceaux Guillaume
du Vair, et M. le président Jeannin.
Le chancelier prit la parole en ces termes :
« Nous sommes rassemblés pour vous dire que
nous avons remarqué depuis quelques jours que le
roi a volonté de vous retirer d'auprès de Monsieur
son frère. Nous avons jugé à propos de vous con-
seiller de prévenir Sa Majesté. Il vous appartient
de lui dire votre regret de n'avoir pu le servir à son
gré et de vous déclarer prêt à remettre entre ses
mains les charges que Sa Majesté vous a données
près du prince. Tel est l'avis eue nous avons estimé
devoir vous donner.
— Messieurs, répondit M. de Brèves, un tel
avis venant de seigneurs prudents comme vous, ne
164 NOS FILLES ET NOS FILS.
saurait être que très-sage. Je suis prêt à remettre
à Sa Majesté les charges que je lui dois ; il me les
a données, il peut me les reprendre; mais ce qu'il
ne peut m'ôter, c'est l'honneur. Or, les services que
j'ai rendus à. Sa Majesté, soit au dehors dans les
ambassades, soit au dedans près de Monsieur son
frère, ne méritent pas un aussi mauvais traitement
que celui que vous m'annoncez. Veuillez donc me
dire quelle faute j'ai commise. Quelle conduite
coupable m'attire une peine si honteuse?... Je vous
le demande... veuillez m'en instruire...
— Vous savez, monsieur, répondit le garde des
sceaux, que les souverains n'ont pas besoin d'ex-
pliquer les motifs de leur volonté; il suffit qu'ils
veuillent pour être obéis.
— Aussi suis-je prêt à obéir; mais d'abord je
vous dois à vous, messieurs, qui êtes les repré-
sentants des volontés du roi, le récit exact et suc-
cinct de ce que j'ai fait comme gouverneur du prince.
Mon premier soin fut de graver dans son âme la
crainte de Dieu et le respect du roi. Je n'ai cessé
de lui redire qu'il n'était rien que par le roi, qu'il
ne pouvait rien que pour le roi, et qu'il ne dépen-
dait que du bon plaisir du roi pour le réduire à
la condition d'un simple gentilhomme de ce royaume.
« Quant à ses études, elles ont eu surtout pour
objet la connaissance parfaite de la France. Il ne
s'est pas livré, depuis trois ou quatre cents ans,
une seule bataille qu'il n'en connaisse le nom, la
date, les principales circonstances, sans oublier
jamais le nom des chefs. Il connaît le règne, le
caractère et la conduite de tous nos rois, et c'est sur
leur exemple que je me suis appuyé pour lui
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 163
enseigner la libéralité et lui inspirer l'horreur de
ravarice.
« Quand il fut remis entre mes mains, il était
d'un caractère ardent et mobile. Mais son naturel
était bon; il n'aimait ni à faire ni à voir le mal.
Aujourd'hui je peux dire que toutes ses inchnations
sont celles d'un prince. Il a l'esprit superbe; vou-
lant toujours vaincre et ne pouvant supporter l'idée
d'être vaincu. 11 parle souvent de faire la guerre
aux ennemis de la France et de reconquérir ce qui
a été usurpé, mais toujours pour le remettre au
pouvoir du roi.
« Après ce récit sincère, messieurs, il ne me
reste qu'une chose à faire. Je vais de ce pas à la
Conciergerie me constituer prisonnier, et je vous
prie de dire au roi que j'attends là mes inter-
rogateurs et mes juges.
— Gardez-vous-en bien! s'écria le garde des
sceaux, vous ofl'enseriez grandement le roi!
— Soit donc! Je m'en abstiendrai, puisque vous
le jugez à propos ; mais veuillez me promettre de
répéter à Sa Majesté tout ce que je vous al dit, et
requérir d'elle pour moi la faveur de remettre moi-
mcme mon élève entre ses mains. »
Ils le lui promettent, et M. de Brèves retourne
près de Gaston. L'enfant était encore au lit et dor-
mait. M. de Brèves entra dans sa chambre, tira les
rideaux, le réveilla, et ayant appelé l'aumônier, il
dit à son élève qu'il devait le quitter. A ce mot,
l'enfant fut saisi de tremblement et lui en demanda
la raison d'une voix tout émue.
« Vous en êtes la cause, reprit M. de Brèves;
le peu de succès que vous avez en vos études en
10
104 NOS FILLES ET NOS FILS.
est le sujet. Le roi, qui vous aime chèrement et est
(rès-désireux de Tavantage de votre éducation, at-
tribue votre peu de progrès à ma négligence, et
il a résolu de vous donner un autre gouverneur. »
L'enfant écoutait, tout saisi, le visage couvert de
larmes, ne pouvant pas parler et pouvant à peine
respirer. Un peu remis de son premier trouble :
« Monsieur de Brèves, dit-il d'une voix à tout
moment brisée par les sanglots... si je ne me suis
pas bien conduit... pourquoi ne m'avez-vous pas
repris davantage? Oh! je serais content que vous me
donniez cinq cents coups de fouet et que vous ne me
quittiez pas ! Oh ! mon Dieu ! je donnerais un bras
pour que cela ne soit pas! Je vais aller chez le roi.
Je vais me jeter à ses genoux pour le supplier de
vous laisser avec moi ! . . .
— N'en faites rien! lui répondit vivement M. de
Brèves, le roi croirait que c'est moi qui vous fais agir
et s'en offenserait. »
L'enfant, se retournant vers son aumônier, lui dit
avec une sorte de désespoir :
« Si M. de Brèves n'était pas pour moi un bon
gouverneur, pourquoi me l'a-t-on donné? et s'il est
bon, pourquoi me l'ôte-t-on? »
M. de Brèves voyant redoubler les larmes et les
plaintes de Gaston, qui s'était rejeté sur son lit en
sanglotant, se rapproche de son chevet et lui dit,
fort ému lui-même :
<c Monsieur, vous devez vous apaiser et vous
contenter de ce qui plaît au roi, car n'oubliez pas
que vous lui devez toute obéissance, comme son
sujet et comme son frère. Pensez quelquefois à cette
dernière parole que je vous laisse pour adieu, et que
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. lt')5
je VOUS adresse du meilleur de mon cœur, non
dans mon intérêt, mais dans le vôtre, et pour l'obli-
gation que j'ai au service de l'État. »
Comme l'enfant, à ce mot d'adieu, se mit à san-
gloter plus fori
« Nous nous reverrons, lui dit M. de Brèves,
car je vais moi-même vous conduire au roi, et vous
remettre entre ses mains. »
A ce moment, entra dans la chambre de Gaston le
sous-gouverneur, M. de Puylaurens.
« C'est M. de Puylaurens, lui dit M. de Brèves,
qui désormais demeurera près de vous, et je vous
prie de l'aimer et de le croire comme un gentil-
homme sage quMl est ; il vous rendra tant de ser-
vices qu'il ne vous semblera pas que je suis absent.
Comme il faut commencer tout de suite ce qui doit
être fait, je vais lui laisser le soin que je n'ai confié
à nul autre, un seul jour, pendant ces trois ans :
c'est lui qui va vous lever. »
Après ces mots, il se retira. Deux jours plus tard,
il revint avec un papier à la main ; c'était le résumé
écrit du discours qu'il avait tenu au chancelier. Il
le lut à l'enfant, en le priant, si ses souvenirs
étaient bien présents, de l'avouer pour vrai, avec
deux mots de sa main, fortifiés de sa signature
ordinaire. L'enfant le lut et le signa. Une semaine
plus tard, le 25 du mois, jour de naissance de
Gaston, M. de Brèves reçut du roi Tordre de lui
amener son élève.
Le roi était dans le grand cabinet de la reine,
accompagné de M. de Luynes, de M. le garde des
sceaux et de M. le président Jeannin.
« Sire, lui dit M. (Jo Brèves, J*ai appris do
166 NOS FILLES ET NOS FILS.
messieurs vos ministres ce qui est de vos inten-
tions, je suis prêt d'y satisfaire. Après quoi, sire,
je supplie humblement Votre Majesté qu'elle me
permette de me rendre prisonnier dans votre Con-
ciergerie pour justifier ma vie. Je n'ai jamais eu
dans tout le cours de mes services passés à de-
mander ni grâce ni abolition, et je ne veux pas...
— Je sais qui vous êtes, monsieur, répondit le
roi, et il ne s'agit nullement de vous envoyer à la
Conciergerie.
— Où Votre Majesté m'ordonne-t-elle de me retirer?
— Je vous ordonne de rester à la cour, près de
moi, et M. le garde des sceaux va vous faire con-
naître le reste de mes intentions.
— Monsieur de Brèves, reprit le garde des sceaux,
le roi ne vous ôte pas le dépôt de la personne de
Monsieur son frère pour des services que Sa Majesté
ait reçus de vous ; elle le fait pour certaines considé-
rations qu'il ne lui convient pas d'expliquer. Mais,
afin de vous marquer que Sa Majesté est satisfaite
de vous, elle ordonne qu'il vous soit délivré cin-
quante mille écus de dessus son épargne, et que la
charge de maître de la garde-robe de Monsieur son
frère demeure à vos deux fils, le plus jeune devant
avoir la survivance après l'aîné.
— Sire, répondit M. de Brèves, Votre Majesté
console ma vieillesse ; je vais vous amener Mon-
sieur votre frère. »
Il s'approcha alors de la porte du petit cabinet
de la reine, où il avait laissé l'enfant, et, l'appelant,
le conduisit devant le roi, auquel il adressa ces
paroles :
« Sire, voilà votre frère que je vous rends
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 167
sain de corps comme d'esprit et tantôt en âge de
vous rendre de grands et singuliers services. » Puis,
se tournant vers Gaston : « Monsieur, vous vous sou-
viendrez, s'il vous plaît, des préceptes que je vous ai
donnés, qui vous obligent à aimer Dieu sur toutes
choses, et à servir le roi par-dessus tout. »
Il ajouta alors en faisant un pas vers le roi :
« Votre Majesté consent-elle que je lui baise la
main?» Le roi y consentit. M. de Brèves lui fit
alors une grande révérence, et laissa le frère près
du frère.
Les réflexions se pressent dans le cœur et dans
l'esprit après un tel récit. Qui a pu décider cette
mère, qui a pu décider ce roi à arracher un tel
maître à son élève? La réponse est bien simple :
on le lui a enlevé parce qu'il l'élevait trop bien;
l'enfant devenait trop instruit, trop spirituel, trop
affable, trop porté aux grandes choses ; autant de
défauts irrémédiables dans un frère de roi. Ceux qui
entouraient Louis XIII lui soufflèrent à la fois au
cœur la jalousie et la crainte. On le rendit envieux de
Gaston comme frère, craintif de Gaston comme sou-
verain. D'où est partie cette fatale inspiration? Est-
ce de sa mère? Marie de Médicis a-t-elle sacrifié
un de ses fils à l'autre, immolé sa tendresse mater-
nelle à son ambition maternelle, étouffé dans leur
germe les plus heureuses dispositions de Gaston
pour assurer la tranquillité du règne de Louis XIII?
Quelques mémoires du temps ont expliqué ainsi
la disgrâce de M. de Brèves ; d'autres y voient plu-
tôt la main de M. de Luynes, irrité de savoir auprès
de Gaston un favori du maréchal d'Ancre, et, dans
les intérêts de sa haine, ayant présenté à Louis XIII
10.
168 NOS FILLES ET NOS FILS.
la^ supériorité de Gaston comme un danger pour
l'État. Quel qu'ait été le coupable, voilà le fait,
et voici les conséquences.
Le comte du Lude remplace M. de Brèves. Pares-
seux, vicieux, du Lude se décharge, non des hono-
raires, mais de la besogne, sur Contade. Contade,
disent les mémoires du temps, était un homme de
peu, rustique dans ses façons, grossier dans son
langage, déréglé dans ses habitudes. On lui adjoint
comme secrétaire des commandements du prince
le sieur de Ghazan, connu par ses basses complai-
sances de courtisan pour de Luynes; et les trois
alHés manœuvrèrent si bien, qu'en moins d'une an-
née, l'enfant jurait et buvait avec Contade, imitait
le langage et les habitudes de du Lude et de Ghazan,
et que le second des fils de France n'était plus
qu'un misérable vaurien.
Du Lude meurt. De Luynes, effrayé de voir les
progrès dans le mal qu'avait faits Gaston, lui donne
pour gouverneur un personnage recommandable par
son mérite et ses rares qualités, le colonel Ornano,
gouverneur de Pont-Saint-Esprit, et lieutenant géné-
ral du roi en Normandie. Avec Ornano semble
renaître M. de Brèves. Même énergie, même au-
torité , même activité ; il remet les verges à sa
ceinture, mais ce n'est plus comme un vain simu-
lacre, il s'en sert résolument et souvent! A côté
du colonel, sa femme, qui le complète, et je dirai
presque, le corrige. Personne d'esprit, de cœur,
elle prend l'enfant sous sa protection , se porte ga-
rant de son bon vouloir, le captive par sa grâce;
le mari représentait la force, la femme la douceur,
et tous deux se partagent et remplissent si natu-
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. lf.9
Tellement ce double rôle, qu'après quelques mois les
traces de du Lude et de Contade étaient effacées à
leur tour du cœur mobile de l'enfant, qu'il était
redevenu studieux, soumis, affectueux, et que toute
sa tendresse passionnée pour M. de Brèves s'était
reportée sur Ornano.
Quatre ans se passent ainsi. Gaston a quinze ans ;
son esprit, son goût pour les lettres et les arts, sa
facilité de parole, sa noblesse de penchants ont
reparu dans toute leur grâce animée; Ornano est fier
de son ouvrage, toute la cour y applaudit... quand
un élément nouveau entre subitement dans cette
éducation étrange. Louis XIII n'avait pas d'enfants;
on commençait à craindre qu'il n'en eût jamais, et
sa santé débile semblait le destiner à mourir jeune.
Une idée fatale traverse l'esprit d'Ornano. Si son
élève devenait roi? En un instant, tout change dans
cette âme ambitieuse et ouverte aux résolutions vio-
lentes. Gaston n'est plus pour lui son élève, c'est
l'héritier du trône, l'héritier direct, certain, presque
immédiat. Il se voit déjà lui-même le premier per-
sonnage du royaume, et maître réel d'un pouvoir
dont Gaston ne sera que le dépositaire! Dès lors,
plus de direction, plus de discipline, plus de fermeté,
tout devient instrument de flatterie , de complai-
sance ; arrivent ensuite les projets coupables ; les
rêves ambitieux, et Gaston entre dans la voie des
conspirations et des trahisons. La suite, on la con-
naît. A dix -neuf ans, il conspire avec Chalais;
Chalais est arrêté; Gaston, au lieu de le défendre,
dépose contre lui, et Chalais est exécuté. Il conspire
avec Montmorency, et Montmorency est exécuté. Il
conspire avec le comte de Soissons; Soissons est tué
170 NOS FILLES ET NOS FILS.
à la Marfée, et Gaston fait sa paix avec son frère et
Richelieu. Il conspire avec Cinq-Mars et deThou;
ils sont exécutés; Gaston demande grâce pour lui-
même et se retire à Blois.
Il meurt enfin à quarante-cinq ans, laissant dans
l'histoire le souvenir du plus vil, du plus lâche, du
plus ingrat, du plus traître des princes, et n'ayant
sauvé du naufrage qu'une qualité qui est une accu-
sation de plus contre lui : son rare esprit.
L'histoire de cette âme me paraît tragique ; l'his-
toire de cette éducation me semble terrible. Je n'ai
jamais vu nulle part plus saisissante image de la
puissance d'une bonne ou d'une mauvaise direction,
plus douloureux spectacle d'une créature humaine
pervertie par ceux qui devraient la moraliser. A Dieu
ne plaise que j'absolve Gaston de ses crimes pour
en charger ses instituteurs ! quand on a fait autant
de mal, c'est qu'on en portait quelque germe en soi.
Mais il avait aussi d'autres germes en lui, des germes
d'honneur, de reconnaissance. Bien cultivés, ils
auraient pu étouffer les autres, au lieu d'être étouf-
fés par eux; l'éducation n'est qu'une bataille : il
s'agit d'armer ce que nous avons de bon contre ce
que nous avons de mauvais ! Ce n'était certainement
pas un être pervers que cet enfant qui se jetait, en
sanglotant, sur son lit, le jour du départ de son pré-
cepteur!... Et ce cri! ce cri déchirant... et prophé-
tique!... f aimerais mieux perdre un bras et que
vous restiez près de moi! Ne dirait-on pas que l'ave-
nir s'ouvre devant lui, que tous ses crimes futurs se
dressent à ses yeux, et que c'est aux pieds d'un sau-
veur que le pauvre petit se précipite avec désespoir!
Tout s'explique par le mot fatal prononcé par
L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 171
M"' deMonglat, répété par M. de Brèves, et imprimé
sur le front de l'enfant, comme son nom : mobile!
Mobile, c'est-à-dire faible! 1a faiblesse! la fai-
blesse ! le plus fatal de tous les vices, puisqu'il les
renferme tous, puisqu'il peut conduire à tous ! Que
sert à l'être faible d'être bon, d'être droit, d'être
juste, puisque son âme est à la merci de la méchan-
ceté, de l'iniquité, de la perversité des autres? La
faiblesse est la faculté de gagner toutes les maladies
morales qui vous entourent. Est-elle donc elle-même
un vice irrémédiable? faut-il nous y résigner, chez
nos enfants, comme à une fatalité? Le souvenir de
Gaston nous répond. Il nous montre le double et
immense empire de l'éducation, tout ce qu'elle peut
en bien, tout ce qu'elle peut en mal ; et c'est des
lèvres de cette misérable victime de la faiblesse qu'est
parti ce mot qui doit nous servir de soutien et de
guide : Mon cousin Condé n aurait pas fait ce quil
a fait, s'il avait eu les exemples que f ai.
Je n'ajoute rien à cette parole, si étrange dans la
bouche d'un enfant : elle dit tout.
LA POLITESSE
A Madame Deroulede,
Quand le jeune homme entra dans le salon, tout
le monde se retourna. II était très grand, très pâle,
très blond; une légère moustache ombrageait à
peine sa lèvre supérieure; il portait l'uniforme d'of-
172 NOS FILLES ET NOS FILS.
ficier, et sur son uniforme la décoration de la Lé-
gion d'honneur; il marchait appuyé sur deux bé-
quilles.
La vue d'un jeune homme blessé émeut toujours;
aujourd'hui, elle nous touche jusqu'au fond du cœur,
car elle réveille l'idée de nos malheurs publics ; la
mutilation du soldat rappelle la mutilation de la
patrie.
« Quel est ce jeune homme? demandai-je vive-
ment à mon voisin. Comment est-il officier et décoré,
étant encore si jeune? sa blessure est-elle plus
qu'une blessure? est-ce une menace d'infirmité? »
J'appris alors qu'à vingt ans (il en a maintenant
vingt-huit) il s'était engagé comme volontaire dans
l'armée de Sedan ; que, fait prisonnier et conduit en
Allemagne, il s'était évadé pour venir s'engager de
nouveau dans le corps de Bourbaki; qu'après la capi-
tulation, il s'était pour la troisième fois engagé dans
l'armée de Versailles contre la Commune, qu'il avait
gagné sa croix au combat de Villersexel, que sa bles-
sure, toute grave qu'elle était, ne laisserait pas de
traces, et qu'enfin, quoique blessé, riche, lettré, il
avait voulu rester au service, décidé à consacrer
toute son intelligence, tous ses efforts à l'éducation
de ses soldats : j'avais un héros devant moi ! Mon
émotion fut profonde, d'autant plus profonde qu'elle
fut double.
li'héroïsme à vingt-huit ans ne va pas sans un
certain péril pour le héros lui-même. Tant de vives
admirations vous entourent , tant de douces et en-
thousiastes sympathies courent au-devant de vous,
qu'il est bien difficile de n'en avoir pas la tête un
peu tournée. Comment se défendre, en dedans.
LA POLITESSE. 113
d*une certaine satisfaction orgueilleuse, et comment
n*en rien laisser percer au dehors? Comment être
héroïque à cet âge, sans être un peu plein de soi et
sans le montrer dans ses regards, dans ses gestes,
dans son accent? Or, ce qui me frappa le plus dans
ce i eune homme, ce fut non-seulement sa modestie
de bon goût, mais une autre qualité plus opposée
peut-être encore à la vanité, car cette qualité est un
hommage rendu aux autres, un sentiment réel de
ce qu'on doit aux autres, l'oubli de soi pour les
autres, et cette qualité, c'est la politesse. Ce jeune
homme avait une politesse exquise. Voilà un mot
qui semblera bien suranné, un éloge qui paraîtra
bien mince.
La politesse n*est plus à la mode. On remarquait
autrefois dans un salon les jeunes gens qui n'étaient
pas polis ; on remarque aujourd'hui ceux qui le sont.
Nous voyons quelques parents supprimer la poli-
tesse de la première éducation , comme quelque
chose de factice et de tyrannique. Habituer un enfant
à ôter son chapeau en entrant dans un salon, l'as-
treindre à dire bonjour aux personnes présentes, le
forcer, quand il va se coucher, à accompagner son
bonsoir d'un baiser, leur paraissent autant de con-
ventions et de contraintes sociales qui vont mal avec
les deux plus charmantes qualités de l'enfance, le
naturel et la sincérité. A quoi bon, disent-ils, con-
damner ces pauvres innocents à nos petits exercices
de salon ? Vous les rendez h la fois malheureux et
ridicules. Ils ressembleront bien assez tôt à des pou-
pées. L'éducation n'a rien à faire avec ces mouve-
ments automatiques d'où la pensée est absente, et
contre lesquelles les victimes protestent, souvent par
174 NOS FILLES ET NOS FILS.
leur résistance, toujours par leur gaucherie ! Fran-
chement, ajoutent-ils, connaissez- vous rien de plus
eomique que ces dialogues à voix basse entre les
mères et leurs fils : « Salue la dame, mon petit. —
Je ne veux pas. — Allons ! sois bien gentil ! — Je
ne veux pas être gentil. — Salue! — Non! » Le
dialogue s'anime : « Monsieur, si vous ne saluez
pas, vous irez en pénitence ! — Ça m'est égal !... »
Là-dessus l'étrangère intervient... un peu par em-
barras personnel : « Laissez-le, madame, de grâce !
Je te tiens quitte de ton salut, mon petit ! — Non !
dit la mère, il faut qu'il salue... ou sinon !... — Ou
sinon! il sera fouetté!... » s'écrie le père, qui
paraît à son tour ! Alors le tumulte éclate ! L'en-
fant crie, la mère soupire, on emporte le coupable,
la visiteuse ne sait où se cacher. « Voilà ce que sont
vos leçons de politesse !... Mais il y a de quoi la lui
faire prendre en horreur, au pauvre petit ! » A quoi
je réponds d'abord que les enfants n'y sont pas tous
aussi réfractaires, surtout s'ils y ont été dressés, —
j'emploie à dessein le mot dressés, — de bonne
heure. Deuxièmement, l'idée de leur imposer un
ennui ne me touche nullement, attendu que l'édu-
cation n'est souvent autre chose que l'art d'apprendre
à faire ce qui vous ennuie comme si cela vous amu-
sait. Quant à leur gaucherie, je ne la nie pas, à la
condition qu'on convienne qu'il n'y a rien de plus
charmant que cette gaucherie même. Ces pauvres
mioches qui vous ôtent gravement leur petit chapeau
et vous font si sérieusement l'aumône de leurs
petites joues m'enchantent ! leur air de ne pas pen-
ser à ce qu'ils font ajoute à leur charme ! Pour ce
que l'on trouve de machinal dans ces actes, je vous
LA POLITESSE. 175
rappellerai le mot profond de Pascal : Commençons
par les pratiques, la foi suivra,
L*homme a un corps comme il a une âme, et ce
corps peut servir parfois d'instituteur à 1 ame. L'ha-
bitude est une grande maîtresse d'école. Quand
l'enfant salue, ce n'est d'abord que sa tête qui s'in-
cline; quand sa bouche vous souhaite, comme dit
André Chénier, la bienvenue au jour, ce n'est que
sa bouche qui parle, mais à mesure que ces actes
et ces mots se répètent, ils passent peu à peu des
lèvres au cœur, du front à l'intelligence ; les gestes
se convertissent en sentiments ! Ajoutez que les
enfants polis font seuls les jeunes gens polis. La
politesse est comme le piano : si on ne l'apprend pas
de bonne heure, on ne l'apprend jamais. Or, je
crois bien utile de l'apprendre. Les gens qui ne
jurent que par les États-Unis vous objectent qu'en
Amérique on se soucie peu de la politesse. C'est pré-
cisément pour cela que j'y tiens, parce que c'est
une qualité française. Certains esprits farouches la
repoussent comme un reste de l'ancien régime.
J'espère être de mon époque autant que personne,
mais je ne répudie pas tout dans le passé; il avait du
bon et du charmant, et c'est le charmant que je vou-
drais lui dérober pour en parer les sociétés nou-
velles. La France ne sera complètement la France
que quand elle alliera les manières d'autrefois avec
les principes d'aujourd'hui.
Certes je connais beaucoup de politesses qui me
choquent : il y a d'abord la politesse impertinente
du grand personnage qui se sait bon gré d'être poli ;
il y a la politesse obséquieuse qui obsède ; la poli-
tesse phraseuse qui irrite ; la politesse quêteuse qui
11
J76 NOS FILLES ET NOS FILS.
m-
dégoûte, car Tune ressemble à un mensonge, et
l'autre à un placement. Mais quand elle reste dans
la mesure et dans la vérité, quand elle se présente
à nous avec ses compagnes naturelles, la distinction
des manières et l'élégance dans le langage ; quand
elle produit cette habitude charmante qui est la pré-
venance; quand enfin elle s'allie, comme dans le
jeune homme dont je vous ai parlé, avec une supé-
riorité véritable, alors elle devient une qualité à la
fois morale et physique, et rappelle, ce me semble,
quelques-unes des œuvres les plus délicates du génie
grec. Oui, je croyais entendre certains vers d'Euri-
pide, je croyais regarder quelque statue de Poly-
ctète, on voyant ce jeune et héroïque blessé se mou-
voir dans le salon à l'aide de ses deux béquilles avec
tant d'adresse, de simplicité et d'aisance; passer
naturellement d'un ton à l'autre, approprier son lan-
gage à son interlocuteur, plein de respect avec les
vieillards, de courtoisie sans fadeur avec les femmes,
de réserve avec les jeunes filles, de gaieté avec les
hommes de son âge, et, tout en le suivant du regard,
je me penchai de nouveau vers mon voisin, et je lui
dis :
« Il y a une mère là-dessous T La politesse a pour
premier fondement le respect pour les femmes, et
ce respect-là ne s'apprend jamais mieux que sur les
genoux maternels ! Ce jeune homme-là a été élevé
par sa mère !
— Vous avez raison , me répondit mon interlocu-
teur, c'est bien sa mère qui la lui a inspirée , c'est
elle qui la lui a léguée, mais ce n'est pas elle qui la
lui a apprise. Il la tient de sa propre nature. Un
jour, à cinq ans, il rencontre un pauvre très- vieux
LA POLITESSE. 177
et très-infirme. Sa mère donne un sou à l'enfant, qui
le porte au vieux pauvre, mais, en le lui remettant,
il ôte d'abord devant lui sa petite casquette et le
salue. N'est-ce pas exquis? Quel enseignement pro-
fond ! comme ce petit enfant qui se découvre devant
la pauvreté et qui ajoute l'aumône du cœur à l'au-
mône de la main, nous montre tout à coup la poli-
tesse sous une forme nouvelle ! Gomme il nous dit
sans le savoir, le cher petit! et son inconscience
ajoute à la grâce et à la force de sa leçon, comme il
nous dit clairement d'honorer dans tout être humain
une créature de Dieu et un frère de douleur ! Grâce à
lui, nous avons le droit de compléter la phrase de
Vauvenargues en disant : « La politesse est coname
les grandes pensées : elle vient du cœur ! »
DE
L'AVANTAGE D'AVOIR UNE FILLE
QUI NE VEUT PAS APPRENDRE l'oRTHOGRAPHE
A M. Régnier,
Voilà un titre piquant, j'espère! Le chapitre le
sera peut-être aussi. Tout au moins aura-t-il le
mérite de vous faire connaître un homme que vous
devez tous aimer; car il fut digne d'être appelé
votre ami, comme Berquin, et il a été le précurseur
de notre cher et spirituel Stahl : c'est M. Bouilly.
Resté seul tout enfant, d'abord avec sa mère veuve,
puis avec sa mère remariée, M . Bouilly trouva un
père dans son beau-père. Arrivé à l'adolescence, il
178 NOS FILLES ET NOS FILS.
éprouva un sentiment à la fois naturel et singulier.
Son nom de Bouilly commença à l'ennuyer. Les plai-
santeries de ses camarades de classe lui avaient
appris que ce nom prêtait à rire; il avait plus d une
fois été forcé de se battre parce qu'on se moquait da
son nom, et la vanité, lui poussant au cœur en même
temps que le duvet au menton, le faisait rougir tout
bas de ce nom comme d'un ridicule. Il alla donc
trouver son beau-père, et avec ce mélange de diplo-
matie et de câlinerie qui est très-familier aux enfants,
il lui demanda, en l'embrassant, la permission de
s'appeler désormais Bourguin comme lui. Le beau-
père le regarda entre les deux yeux :
. « Eh! pourquoi veux-tu t'appeler Bourguin?
— Pour m'appeler comme vous.
— Ah! répondit le beau-père, rien que pour cela?
rien que par affection?
— Oui ! répliqua l'enfant en balbutiant un peu.
— Allons, mon petit Nicolas, dit le beau-père, je
vois avec plaisir que tu ne sais pas mentir, même
quand la vérité n'est pas claire pour toi... Je vais
donc te dire ce que tu ne t'es pas dit à toi-même. Tu
veux t'appeler Bourguin, parce que tu es embarrassé
de t'appeler Bouilly. Eh bien, mon enfant, écoute-
moi. Un honnête homme ne quitte jamais le nom de
son père, et quand ce nom semble un peu ridicule,
on n'a qu'une ressource, c'est de le rendre célèbre,
si l'on peut; honorable et honoré, on le peut toujours.
D'ailleurs un nom est ce qu'on le fait. Celui qui le
porte le transforme à son image. Quand Racine,
Boileau, Corneille et La Fontaine étaient obscurs,
leur nom était certes tout aussi vulgaire que le tien ;
après leur gloire, il devint rayonnant comme eux.
UNE LEÇOK D'ORTHOGRAPHE. 17«
Te le dirai -je? Parfois la bizarrerie de votre nom vous
loge dans le souvenir des hommes ; témoin les sobri-
quets, qui sont comme des clous brillants auxquels
vos contemporains, et la postérité, accrochent votre
mémoire ; témoin ce grand peintre vénitien qui a im-
mortalisé le surnom de Tintoretto, petit teinturier.
Eh bien, mon petit Nicolas, ou je me trompe fort, ou
ton nom de Bouilly t'aidera à être de ceux qu'on
remarque. La réputation se compose de toutes sortes
de choses. Si ton père ne t'avait pas donné ce
nom-là, je ne te dirais pas de le prendre ; mais tu
l'as, garde-le, et si tu sais t'en servir, il te servira. »
Le brave homme avait vu juste. Pas un des
ouvrages de M. Bouilly qui, en paraissant, n'éveillât
des plaisanteries qu'il tournait à son avantage, par
sa bonne humeur à y répondre ou sa bonne grâce à
les accepter. Son nom et lui ne firent bientôt qu'un;
on trouva qu'ils se ressemblaient, c'est-à-dire qu'ils
rappelaient tous deux quelque chose de sain, de bon
et de tendre : son nom fît partie de sa réputation de
sensibilité. Mais voici qui est plus curieux. Le hasard
lui donna pour contemporain et pour collaborateur
M. Pain. Ils composèrent ensemble une comédie
mêlée de vaudevilles, qui eut cinq cents représenta-
tions : Fanchofi la vielleuse. L'année suivante,
M. Pain fit jouer un vaudeville signé de lui seul et
qui n'obtint qu'un médiocre succès. « Ah! dit-on,
on voit bien que c'est du pain tout sec, il n'y a pas
de Bouilly là-dedans. »
M. Bouilly eut un rare bonheur dans sa vie litté-
raire, c'est d'avoir deux réputations. Ces deux répu-
tations s'ajoutèrent si heureusement l'une à l'aulre,
que la seconde commença quand la première finis-
180 NOS riLLES ET NOS FILS.
sait, de sorte que cette arrière-saison, si cruelle pour
les artistes, la saison de la décadence, ne fut pour
lui qu'une transformation de talent et un change-
ment de succès. Auteur dramatique fort applaudi
jusqu'à quarante-cinq ans, il devint alors conteur
populaire. Conteur, grâce à qui? Grâce à sa fille.
Nous voilà ramenés à notre titre. M. Bouilly eut
une fille charmante d'esprit, d'intelligence, de viva-
cité; mais, arrivée à douze ans, elle ne savait pas
l'orthographe et ne voulait pas l'apprendre.
On avait pourtant employé pour l'instruire tous
les moyens et tous les professeurs des deux sexes.
Le maître d'école y avait échoué ; après le maître,
une maîtresse ; après la maîtresse, le curé ; après le
curé, une sœur; sans compter, bien entendu, la
mère et la grand'mère. Enfin, un jour, le père
s'écria: « J'ai trouvé le moyen!... » Il la fit donc
venir un matin dans son cabinet et lui dit : « Mets-
toi là et écris. » Elle savait écrire. Toute fière, elle
s'assied devant son pupitre; le père commence à lui
dicter l'histoire d'un sansonnet; le père inventa mille
détails amusants ou intéressants sur le caractère, sur
le naturel de cet oiseau ; il en dicta à sa fille de quoi
remplir deux pages. Enfin le voilà arrivé au moment
où l'histoire commence : la petite fille est tout oreilles,
mais le père s'arrêtant brusquement : « Je conti-
nuerai quand tu m'apporteras ces deux pages reco-
piées, et sans une seule faute d'orthographe? » Qui
fut stupéfaite! qui fut désapointée? Je vous le de-
mande. Comme M"« Flavie, — elle s'appelait Flavie,
— était habituée à ce qu'on fît toutes ses volontés,
elle pria, elle pleura, elle trépigna, puis elle se
calma, attendu que les enfants se calment toujours
UNE LEÇON D'ORTHOGRAPHE. 181
quand les parents restent calmes, et son père lui
ayant permis de demander des conseils pour son
travail, la voilà consultant sa mère, consultant le
dictionnaire , allant même frapper à la porte de sa
vieille tante, et arrivant enfin, après trois jours
d'étude, avec deux pages irréprochables comme
écriture et comme orthographe.
« Bravo! dit le père, continuons! » Les efforts de
sa fille lavaient touché ; son succès personnel l'avait
flatté, si bien que, son imagination se montant, il
inventa, il improvisa une histoire très piquante; et
la petite fille, tout en écrivant, riait aux éclats. Mais
tout à coup, au moment le plus intéressant, le nar-
rateur s'arrête.
« Va donc! père! va donc!... la fin!... la fin!
— La fin, répondit froidement le père, je te la
dirai quand tu m'auras recopié sans faute ces quatre
nouvelles pages.
— Père! père! je t*en supplie, dis-moi la fin!
— Non!
— Je te promets que j'apprendrai par cœur quatre
pages de grammaire.
— Non!
— Je prendrai des leçons tous les jours.
— Non, je ne te dirai pas la fin avant que tu m'ap-
portes cette seconde dictée sans faute. D'abord je
serais bien embarrassé de te la dire aujourd'hui,
iltcndu que je ne la sais pas encore moi-môme. »
Il fallut bien se résigner et se mettre au travail ; et
conime le père, traîtreusement, avait intercalé dans
les phrases bon nombre de difficultés grammaticales,
il ne fallut pas moins de dix jours pour que la petite
lillemît son devoir en règle et fût digne d'entendre
ni NOS FILLES ET NOS FILS.
le dénoûment. Enfin! l'y voilà! L'histoire s'achève,
et avec un tel succès, de telles exclamations de plai-
sir de la part de l'enfant, que le père lui dit : « Or
donc, écoute-moi bien!... Je n'ai plus peur que tu
n'apprennes pas Torthographe ; tu as compris que
la fille d'un homme de lettres qui ne sait pas sa
langue rend son père même ridicule. Mais cela ne
me suffit pas; tu m'as fait honte, il faut que tu me
fasses honneur; il faut que d'ici à deux mois je
puisse dire à notre ami le professeur de la Sor-
bonne, qui se moque toujours de toi : Interrogez
donc ma fille!... et que ton interrogatoire soit un
triomphe. ».
Ainsi arriva-t-il. Mais voici un autre dénoûment
bien inattendu et qui vous expliquera ce long titre,
dont vous me demandez sans doute compte tout bas.
M. Bouilly était membre d'une société littéraire
qui subsiste encore, et qui s'appelle la Société phi-
lotechnique. Un jour, il raconta à un de ses collègues
sa petite invention paternelle.
« Lisez-nous donc un de ces contes à une de nos
réunions particulières.
— Y pensez- vous? lire un conte fait pour une
petite fille à une assemblée d'hommes graves !
— Ces hommes graves sont des hommes, sont
des pères, et d'ailleurs, entre nous!
— Soit donc ; mais à vous la responsabilité ! »
Trois jours après, la lecture a lieu. Succès com-
plet! Si complet, qu'on demande à l'auteur de lire
ces deux contes (il en avait lu deux) à la grande
séance annuelle, au Conservatoire.
« Y pensez-vous? s'écrie-t-il. Lire ces enfantil-
lages devant six cents personnes ! Entre un fragment
181.)
U
UNE LEÇON D'ORTHOGRAPHE. i83
de poème épique (on faisait encore des poèmes
épiques dans ce temps-là) et une scène de tragédie
(on faisait énormément de tragédies dans ce temps-
là ) , une telle disparate. . .
— Raison de plus. Le contraste est la meilleure
condition du succès. D'ailleurs, nous ne sommes pas
plus bêtes que nos six cents auditeurs, et puisque
ces deux contes nous ont plu, pourquoi ne leur plai-
raient-ils pas?
— Soit donc, dit encore l'auteur; mais je vous
déclare que ma première phrase sera pour expliquer
au public que c'est vous qui l'avez voulu. »
Lecture publique... succès éclatant!... Attendez,
attendez, vous ne devinez pas tout. Le lendemain
matin, l'auteur écrivait dans son cabinet; on lui an-
nonce un monsieur qui désire lui parler.
« Son nom?
— Il dit que monsieur ne le connaît pas.
— Qu'il entre.
— Monsieur, lui dit l'inconnu, vous avez lu hier,
à la séance publique du Conservatoire, deux contes
charmants.
— Vous êtes bien bon, monsieur.
— Il est évident que vous avez dû en écrire
d'autres?
— Oui, une douzaine environ.
— Eh bien, monsieur, je suis éditeur, je viens
vous les acheter.
— Hein ! s'écrie l'auteur, marchant de surprise
en surprise, publier de telles babioles! Vous n'y
pensez pas !
— J'y pense si bien que je vous offre 1,200 francs
de la première édition.
184 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Jamais ! je suis trop honnête homme pour vous
laisser faire un tel marché.
— Gela me regarde, répond froidement Téditeur;
je vous réponds que le marché est bon. Veuillez y
réfléchir; je reviendrai savoir votre réponse. »
Et il sortit.
Y réfléchir! Il appelle sa femme, il appelle sa
fille, il leur raconte... ce conte, bien plus extraordi-
naire que tous les siens... quand, au bout de deux
heures, un nouveau coup de sonnette les fait tres-
saillir... C'est sans doute l'éditeur impatient qui ve-
nait chercher sa réponse. Du tout : c'était un second
éditeur qui off're 2,000 francs au lieu de 1,200.
Concurrence I enchères ! et, le soir, le livre était
vendu pour 2,500 francs par édition, et sous le titre :
Contes à ma fille.
Sa fille grandit, et, après les Contes, il lui fit deux
volumes de Conseils. Ce n'est pas tout ! Elle se maria ;
il écrivit pour elle deux autres volumes intitulés :
les Jeunes Femmes. Après les Jeunes Femmes^ les
Jeunes Mères. Après les Jeunes Mères ^ sa réputation
s'étant encore agrandie, il fut chargé par la famille
royale d'écrire pour les deux enfants de la duchesse
de Berri, c'est-à-dire pour le comte de Chambord et
sa sœur, un recueil qui eut pour titre : les Contes
aux enfants de France, et qu'on lui paya 24,000
francs... Vous comprenez qu'il eut tous les courti-
sans pour lecteurs ; de façon qu'en quelques années,
il pubha douze volumes, qu'il doubla la fortune de sa
fille. . . grâce à quoi? grâce à ce qu'elle n'avait pas
voulu apprendre l'orthographe. Seulement, n'allez
pas en conclure qu'il faut laisser là, grammaire et
syntaxe; cela ne rapporterait pas autant à tous les
UNE LEÇON D'ORTHOGRAPHB. 185
pères, et c'est aux parents de tirer de ce petit récit
raffabulation convenable. Cette affabulation, la voici :
c'est que nous ne remercions jamais assez Dieu de
nous donner des enfants; car, même en tenant
compte du désespoir que nous causent leurs mala-
dies, et parfois même, hélas! leur perte, leurs insuc-
cès et plus encore leurs défauts, ils n'en restent pas
moins la plus pure et la plus féconde des joies de
ce monde. Oui, nous trouvons tout en eux, si nous
savons tirer d'eux tout ce qu'ils peuvent nous don-
ner; nous y trouvons plaisir, consolations, ensei-
gnements, perfectionnement, et, comme le prouve
Texemple de M. Bouilly, lors même que nous tra-
vaillons pour eux, nous nous trouvons bien souvent
travailler pour nous-mêmes et pour les autres.
LES CINQ ÉDUCATIONS
À Georges D es9 allier et .
Mon cher enfant.
C'est à toi que je dédie ces pages , car c'est pour
toi qu'elles ont été faites. Je t'adresse ce chapitre,
qui est un discours, car il te rappellera la date du
M juillet 1877. 11 remettra devant tes yeux cette
première distribution de prix de l'École Monge, cette
salle si élégamment décorée, ton grand-père dans
ce fauteuil de président où tu étais assez fier de le
voir assis, ton émotion en attendant la proclamation
18G NOS PILLES ET NOS FILS.
des prix, ma joie de t*en remettre un, mon regret
de ne t'en remettre qu'un, et enfin les applaudisse-
ments donnés à mes paroles par tes camarades,
applaudissements que j'ai été si heureux d'entendre
parce que tu les entendais.
Tel il fut dit, ce discours, tel je l'imprime, ne
voulant rien déranger à ton souvenir, et espérant que
les garçons de ton âge ne liront pas sans intérêt mes
Cinq Éducations.
Je suis un partisan résolu de l'École Monge.
Pourquoi? Est-ce parce que j'ai trouvé ici plus de
bien-être, plus d'air, plus d'espace, des classes
moins nombreuses, des promenades plus intelli-
gentes, des journées de travail moins chargées? Ohî
sans doute, tout cela a compté dans mon jugement,
car je ne puis comprendre qu'on ait fait une loi pour
limiter le travail des enfants dans les manufactures
et qu'il n'en existe pas une semblable pour les lycées!
qu'on craigne si justement d'atrophier les corps et
qu'on ne tremble pas d'atrophier les intelligences !
Pourtant mon sentiment repose sur un motif plus
grave, encore: ce qui m'a frappé et charmé dans le
plan d'études conçu par M. Godart, c'est sa con-
formité avec les lois du développement intellectuel
de l'enfance.
Les étoiles n'apparaissent pas toutes dans le
ciel h la fois^ les fleurs d'un arbuste ne fleurissent
pas toutes ensemble sur la tige qui las porte ; elles
éclosent successivement et à leur heure. Il en est de
même des diverses facultés intellectuelles. Elles
LES CINQ ÉDUCATIONS. iVI
naissent dans Tesprit de Tenfant comme ses membres
et ses organes se développent dans le sein de sa
mère, Tun après l'autre. Or, dans quel ordre se
produisent-elles? Sont-ce les facultés d'abstraction
qui paraissent les premières, ou celles qui dépen-
dent des sens? Celles des sens. Et, parmi les sens,
quel est l'organe dont le développement précède et
domine tous les autres? Les yeux. L'enfant est tout
yeux. Il a une puissance de regard incomparable.
Nous sommes des aveugles à côté de lui. Entrez avec
votre fils dans une chambre, dans un atelier, dans
un palais, et, en sortant, interrogez-le; vous serez
stupéfait de tout ce qu'il aura vu. En un seul regard,
il aura fait l'inventaire des meubles, des murailles,
des objets d'art ou de travail. Un homme du métier
ne s'en fût pas tiré si vite. Tous les enfants sont nés
commissaires-priseurs. Eh bien, c'est le commis-
saire-priseur que le plan d'études de l'Ecole Monge
développe d'abord en eux. La première éducation
qu'ils y reçoivent est l'éducation des yeux et par
les yeux. Leurs premières leçons portent sur les
objets extérieurs, usuels, sur les sciences d'obser-
vation.
Il y a certes là un grand progrès, mais ce pro-
grès en a produit un autre plus important peut-être;
de cette première innovation en est sortie une se-
conde plus hardie encore! Comment, en effet, et
par qui faire donner ces leçons nouvelles aux en-
fants? Les maîtres ordinaires n'y sont guère pro-
pres : leurs habitudes d'enseignement s'y opposent,
leur amour-propre môme y fait obstacle. Celui qui
peut enseigner le latin et le grec, celui qui s'est
«xercé pendant vingt ans h la démonstration dos
<88 NOS PILl^i:S LT NOb FILS.
problèmes grammaticaux et philologiques, croirait
quelque peu déchoir en expliquant l'usage et la na-
ture des objets matériels. 11 faut des maîtres nou-
veaux pour cette éducation nouvelle. C'est alors que
M. Godart s'est rappelé qu'une femme ^ ayant in-
venté les leçons de choses^ les femmes seules pou-
vaient donner les leçons de choses ; il s'est dit que
leur esprit, moins philosophique que le nôtre et plus
occupé des faits que des idées, se trouvait appelé par
cette disposition même à cet enseignement pratique,
et il a eu le courage, l'honneur d'introduire les
femmes comme professeurs dans son école. Toutes
les premières classes leur sont confiées; tous les
petits enfants sont entre leurs mains. Il faut le
dire hautement, ce progrès n'est pas moins qu'une
révolution, la plus heureuse et la plus féconde des
révolutions ! Ouvrir cette école aux femmes, c'était
du même coup y faire entrer un élément nouveau et
tout-puissant : l'affection. A Dieu ne plaise que
j'accuse nos maîtres universitaires de ne pas aimer
leurs élèves ! mille exemples me convaincraient d'in-
justice. Oui, l'Université est paternelle, mais elle
n'est pas maternelle. Or, ce dont le petit enfant a le
plus besoin, c'est de maternité ! Avec les femmes, la
famille pénètre pour ainsi dire dans l'école, prolonge,
continue l'influence des caresses, des tendresses,
des familiarités du foyer domestique; avec elles en-
fin se réalise la belle pensée de Socrate. Socrate, par-
lant d'un de ses élèves qui ne profitait pas de ses
leçons, disait : « Que puis-je lui apprendre? il
4 . Je suis heureux de placer ici le nom de M"' Pape-Car-
pantier, qui a tant fait pour l'éducation en France.
LES CINQ ÉDUCATIONS. ÎB»
ne m'aime pas. » Les femmes mêlées à Téduca-
tion de l'enfant nous permettent de dire : Que
n'apprendra-t-il pas d'elles? il les aime!
Nous avons dit assez de bien de l'École Monge ;
disons-en un peu de mal ; parlons de ce qui lui
manque.
Pour ce faire, montons, si vous le voulez, sur
les hauteurs de Montmartre, embrassons de là le
panorama de Paris, et cherchons quelles autres
écoles peuvent donner à celle-ci d'utiles leçons.
Je commence par le quartier latin. J'aperçois
derrière le Panthéon, non loin du Val-de-Grâce,
une rue nommée la rue Tournefort, et dans cette
rue une maison dont l'apparence me tente. En-
trons; c'est une école primaire. Rien de particulier
au premier aspect. Des enfants assis devant des
pupitres ; des cartes de géographie sur les murs,
des tableaux de poids et mesures, ce qu'on voit
partout. Midi sonne. Tous les enfants se lèvent. Où
vont-ils? Jouer? Non, ce n'est pas l'heure. Ils se
précipitent dans deux ou trois ateliers : atelier de
menuiserie, atelier de serrurerie, atelier de mode-
lage, atelier de sculpture sur bois. Voilà mes éco-
liers devenus ouvriers! au lieu de la plume, la scie,
le marteau, le rabot, le ciseau; au lieu de faire des
dictées, ils font des tables, des bancs, de petites
armoires. Tout ce qui est à leur usage sort de leurs
mains. Puis, à un second coup de cloche, ils laissent
là l'outil et le tablier du travailleur, et les voilà reve-
nus à la géographie, au calcul, à l'histoire. N'y
a-t-il pas là un spectacle qui vous frappe? cette
alliance de l'instruction intellectuelle et de l'instruc-
tion manuelle ne vous semble-t-elle pas une leçon?
190 NOS FILLES ET NOS FILS.
n'y voyez-vous rien à prendre et à apprendre? Ras-
surez-vous, je ne veux pas imiter Jean- Jacques et
faire de vous des menuisiers pour vous donner un
moyen de gagner votre pain en temps de révolution;
vous le gagneriez, je crois, fort mal. Le rude étal
d'ouvrier demande un rude apprentissage. Mais, à
côté des arts d'agrément, ne pourrait-on pas insti-
tuer des métiers d'agrément, et pour vous, fils des
classes aisées, élèves de l'École Monge, n'y aurait-
il pas grande utilité à joindre à l'éducation des
yeux l'éducation des doigts ? Un fait me frappe tou-
jours lorsque j'entre dans un salon, le soir. Les
femmes cousent, brodent, tricotent, filent, dessinent,
jouent du piano, exécutent des ouvrages de tapis-
serie. Que font les hommes? Ils tournent leurs
pouces l'un autour de l'autre, ou ils dorment. Car,
remarquez-le bien, dans les soirées de famille il n'y
a guère que les hommes qui dorment. Pourquoi?
Parce qu'il s'ennuient. Pourquoi? Parce qu'ils ne
font rien. Pourquoi? Parce qu'on ne leurarien appris
à faire. Franklin a consacré deux pages pleines d'es-
prit à une pétition de la main gauche, se plaignant
qu'on ne lui apprend rien à elle et qu'on apprend tout
à sa sœur la main droite : les doigts masculins pour-
raient élever la même plainte contre les doigts fé-
minins. On a inventé pour ceux-ci un nom char-
mant, les doigts de fée. Nous, que sommes-nous?
Des doigts fainéants. C'est un vieux reste des pré-
jugés féodaux, où l'on ne permettait aux classes éle-
vées d'autre métier que le métier des armes, et où
l'homme noble, en fait d'outil, ne devait savoir
manier que l'épée. Mais, aujourd'hui, ne serait-il
pas temps de comprendre que, puisque Dieu nous
LES CINQ ÉDUCATIONS. 191
a mis, comme aux hommes du peuple, ces dix
jolis petits outils au bout des mains, c'est pour
nous en servir? Affranchir vos dix doigts, ce serait
vous affranchir du plus pesant des jougs, Toisiveté.,
et de la plus désagréable des servitudes, la mala-
dresse. Je peux vous parler savamment de la mala«
dresse, je la connais. Je ne sais pas planter un clow
dans un mur sans me frapper avec le marteau; je
ne peux pas raboter une planche sans me rabotei
la main du même coup; et je me suis souvent
demandé avec terreur ce que je serais devenu si j'a-
vais été à la place de Robinson Crusoé.
J'espère qu'aucun de vous ne sera jeté dans
une île déserte. Mais, sans sortir des aventures les
plus ordinaires de la vie, que d'utilité, que d'amu-
sement pour vous dans le maniement du tour, du
rabot, de la scie, dans l'éducation de l'adresse
enfin! L'adresse, mais c'est une fée que l'adresse!
D'un coup de sa baguette, elle console, elle distrait,
elle métamorphose. On ne peut pas toujours pen-
ser, parler, écrire. L'adresse comble les intervalles
des occupations intellectuelles, ces intervalles si
souvent remplis par l'ennui. A la chasse , h la
pêche, en voyage, à la campagne, même dans vos
jeux, le jeune homme adroit, industrieux est la pro-
vidence de ses compagnons, car l'adresse ne con-
siste pas seulement à se servir des instruments et
des jouets que l'on a, elle en invente quand elle
n'en a pas. L'adresse est créatrice, et, comme telle,
parfois, bienfaitrice. Vous serez tous soldats; eh
bien, en campagne, un soldat peut devoir son salut
à son habileté manuelle ; les officiers de Grimée vous
diront tous que l'industrieuse et naturelle adresse
IW NOS FILLES ET NOS FILS.
du soldat français, son talent à s'improviser un abri,
à se fabriquer un instrument de cuisine, n*a pas été
pour l'armée britannique un des moins heureux
résultats de Talliance anglo-française. Ce n'est pas
tout; l'éducation des doigts, à l'école Tournefort, ne
s'arrête pas au métier, elle va jusqu'à l'art. Ces
enfants modèlent la terre glaise, sculptent le bois,
ouvragent en chêne tous les ornements d'architec-
ture ou de menuiserie. Pour vous, cette éducation
peut s'étendre plus loin encore, elle peut généra-
liser l'art du dessin. Comprenez- vous combien le
dessin, mêlé à l'instruction tout entière, serait un
utile auxiliaire pour l'enseignement de la botanique,
de l'histoire naturelle, de la physique, de la méca-
nique? Rien de plus difficile à comprendre et à
retenir qu'une machine qu'on vous raconte et qu'un
animal qu'on vous décrit. Mais le dessin fait par
vous des diverses parties de la plante, des divers
organes de la bête, des divers ressorts de la machine,
vous les graverait profondément dans la mémoire
en les gravant d'abord dans vos yeux. Arbre, ani-
mal ou instrument scientifique deviendront comme
vivants pour vous ; il vous semblera, en les voyant
naître pièce à pièce sous vos doigts, que vous les
créez ; vous vous en souviendrez comme on se sou-
vient de son œuvre. Deux exemples illustres me
serviront de dernier argument. Le plus habile me-
nuisier amateur que j'ai connu était M. Saint-Marc
Girardin. Il se faisait gloire d'établir lui-même ses
rayons de bibliothèque ; quand il était fatigué de lire
ses livres, il se délassait en les logeant; c'était
encore s'occuper d'eux ; et le père de Molière, qui
se désespérait si fort de ne pas trouver dans son
LES CINQ ÉDUCATIONS. 19.7
fils une suffisante vocation de tapissier, eût salué
comme son digne héritier Victor Hugo. Nul, en
effet, ne pose des rideaux, ne rembourre un fau-
teuil, ne cloue une tenture comme l'auteur de la
Légende des siècles. On prétend que, dans un grand
chagrin, il ne trouva de soulagement qu'en s'enfer-
mant tout seul pendant un mois et en remeublant
son appartement tout entier. Vous voyez que la
plume et l'outil font parfois bon ménage et bonne
figure dans la même main et qu'on peut, sans déro-
ger, être artiste et artisan.
J'espère que ces modèles convaincront M. Go-
dart, et qu'il trouvera dans son programme... où?
comment? cela le regarde! un coin obscur pour l'é-
ducation des doigts, et je termine par cette maxime :
Tout enfant contient un petit animal industrieux; ne
tuez pas le petit animal ! Dans l'homme, élevez le
castor!
J'ai à vous proposer une troisième éducation,
j'en ai même une quatrième , j'en ai même une
cinquième; mais allons par ordre, et surtout ne vous
effrayez pas. Mon plan complet d'études ne durera
pas plus de dix minutes.
Du Panthéon, nous tombons rue du Faubourg-
Poissonnière.
I Vous devinez où je vous mène? Eh bien, oui,
c'est là! c'est au Conservatoire; et l'éducation dont
je vous parle est l'éducation de la voix. N'est-il pas
étrange qu'il y ait des professeurs pour tous nos
/exercices et qu'il n'y en ait pas pour le seul organe
qui nous sert tous les jours, toute la journée et dans
toutes les professons, la voix. On nous apprend à
nager, à danser, à boxer, à gymnastiquer, à nous
194 NOS FILLES ET NOS FILS.
escrimer, on ne nous apprend ni à parler, ni à
lire. Bien plus, dans les lycées, on vous le désap-
prend parfois.
Un jour, un de mes enfants, ayant une fable de
La Fontaine à réciter, eut le malheur de se souve-
nir des conseils que je lui avais donnés, et il fit la
sottise de bien dire sa fable. Aussitôt tous ses cama-
rades éclatèrent de rire, et le proteeseur lui dit
sévèrement :
(( Monsieur, on ne lit pas comme cela; c'est
ridicule. »
L'École Monge a eu l'honneur de rompre avec
cette routine, en réclamant, il y a un mois, les con-
seils du maître des maîtres en l'art de lire, M. Ré-
gnier; mais, pour que ses leçons aient toute leur
force, il faut que vous ayez tous la conviction pro-
fonde de leur utilité. Je m'adresse donc à vous tous.
Vous, maîtres, l'art de la lecture vous aidera tout
ensemble à enseigner et à ne pas vous épuiser en
enseignant. La voix est votre instrument de travail,
apprenez à vous en servir pour apprendre à le ména-
ger; c'est votre instrument de persuasion; apprenez
à vous en servir pour arriver, suivant un mot
expressif, à gagner l'oreille de vos élèves, car c'est
par l'oreille qu'on va au cœur et à l'intelligence. ^
Vous, enfants , je vais vous prendre par votre
faible. Qu'est-ce qui vous ennuie le plus dans votre
métier d'écolier? C'est d'apprendre des leçons par
cœur. Eh bien, si vous voulez les apprendre deux
fois plus vite, commencez d'abord par les bien lire.
Une leçon bien lue est une leçon à moitié sue. La
peine que vous prenez pour la rendre vous aide à
la comprendre, et la comprendre vous aide à la rete-
LES CINQ ÉDUCATIONS. 195
nir. Le son même du mot le fait pénétrer dans votre
esprit et l'y fixe. En voulez- vous la preuve? J'ai une
vieille mémoire qui me sert depuis bien longtemps,
et, comme telle, commence fort à s'user, tandis que
la vôtre est toute nouvelle, toute fraîche, toute sou-
ple. Eh bien, je fais à celui d'entre vous qui voudra,
la proposition suivante: prenons, lui et moi, au
hasard, un morceau que nous ne connaîtrons ni l'un
ni l'autre, et composons ensemble en récitation. Je
parie que, s'il lui faut vingt-cinq minutes, un quart
d'heure me suffira. Pourquoi? Parce qu'au lieu de
m'enfoncer comme lui les mots péniblement dans
la cervelle, à force de les répéter machinalement,
je chargerai ma voix et mon intelligence de s'en-
tendre pour venir au secours de ma mémoire.
Voyons! vous laisserez-vous gagner de vitesse par
un écolier de soixante-dix ans? Non! n'est-ce pas?
Empruntez-lui donc le moyen de vous délivrer plus
vite de votre corvée... Apprenez à lire, ne fut-ce
que par paresse !
Pour vous, jeunes gens, un motif plus grave
vous le conseille. Vous êtes tous destinés à des pro-
fessions intellectuelles et libérales. Vous serez avo-
cats, juges, médecins, savants, industriels; à ce
titre, vous aurez des discours à prononcer, des rap-
ports à lire, des comptes rendus à faire, des mé-
moires à discuter, des exposés de situation à pré-
senter. L'art de la lecture est donc pour vous un
art, non pas d'agrément, mais d'utilité. M. Régnier
vous prouvera qu'apprendre à lire, c'est apprendre
;i parler. Si donc il y a parmi vous quelques hommes
nolitiqucs en germe, je leur recommande ces leçons,
dans l'intérêt de leur éloquence future!
196 NOS FILLES ET NOS FILS.
Un quatrième progrès nous appelle: — où? —
rue de Vaugirard ! — Rue de Yaugirard ! — Oui
tout au haut de la rue. — Tout au haut de la rue!
mais c'est l'établissement des Pères jésuites? —
Précisément. — Vous nous menez à l'école du pro-
grès chez les jésuites? — Sans nul doute. — Eh!
de quel progrès s'agit-il donc? — D'un progrès qui
n'est qu'une tradition conservée, que le maintien
d'un usage d'autrefois, mais c'est marcher en avant
que de reconquérir ce qu'il y avait de bon en arrière.
Or, les écoles des jésuites sont presque les seules
où les élèves jouent et courent comme autrefois. On
ne sait plus courir dans nos écoles. Voilà l'éducation
que je voudrais emprunter aux révérends Pères,
l'éducation des jambes. Il est vrai que leurs élèves
ont l'espace et que les nôtres ne l'ont pas; mais
l'espace n'est pas ce qui vous manque le plus ; vous
n'avez pas le feu sacré. A peine arrivés à l'adoles-
cence, vous devenez graves et calmes; vous vous
promenez deux à deux, vous causez deux à deux,
sous la surveillance de maîtres vigilants; chez les
jésuites, les maîtres relèvent leur soutane et courent
avec leurs élèves!
Ne me parlez pas, comme compensation , de la
gymnastique. Je fais grand cas de la gymnastique;
mais c'est un exercice, ce n'est pas un jeu. Le jeu!
ce mot devrait être inscrit en lettres d'or dans I3
décalogue de l'enfance. C'est le synonyme de santé,
de gaieté, voire même de bonté. J'ai connu des jours
pareils à celui-ci; je suis monté sur une estrade
pareille à celle-ci pour y être couronné et embrassé
par un homme aussi vieux que celui-ci! J'ai entendu,
au concours général , mon nom retentir dans la
LES CINQ ÉDUCATIONS. 19^
grande salîe de la Sorbonne. Eh bien ! je ne jure-
rais pas que le plus vif souvenir conservé par moi
des années de collège ne soit pas celui de ces
ardentes parties de barres où l'on courait quatre ou
cinq heures de suite ! Comme on se sentait vivre !
comme le sang se précipitait à flots joyeux dans les
veines ! comme on avait la tête libre de tout souci !
comme on riait! Je ne comprends pas que les
anciens, qui élevaient des temples à la jeunesse,
à la beauté, même à la peur, n'aient pas consacré
un autel à la gaieté!... au rire!... C'est un si puis-
sant cordial dans la vie ! Je pourrais vous citer tels
illustres personnages historiques qui n'auraient pas
été peut-être d'aussi grands hommes s'ils n'avaient
pas été d'aussi grands rieurs. Croyez-vous que
Henri IV aurait pu faire tout ce qu'il a fait, s'il
n'avait eu pour auxiliaire sa gaieté? Quand son
pourpoint était percé, quand ses ennemis le tra-
quaient, quand ses amis le trahissaient, quand ses
finances étaient à sec, il se sentait souvent tout
près du désespoir; mais tout à coup jaillissait de
ses lèvres une saillie qui chassait les soucis dans un
éclat de rire. Je demandais un jour à M. de Lesseps
quelle force l'avait soutenu à travers tant d'épreuves,
de déceptions, d'hostilités! « Ma gaieté! m'a-t-il
répondu ; j'ai dompté les hommes et les choses en
leur faisant toujours bonne mine. » Enfin le plus
illustre de nos hommes vivants, celui à la gloire
duquel rien n'a manqué, pas même Ta calomnie et
l'ingratitude, croyez-vous qu'il aurait pu, à soixante-
quinze ans, accomplir l'œuvre de notre salut, si, de
temps en temps, au milieu des plus terribles épreu-
ves, sa gaieté méridionale ne lui avait soufflé un
12
198 NOS FILLE» ET NOS FILS.
joyeux éclat de rire? Un éclat de rire, c'est un rayon
de soleil ! c'est une bouffée d'air pur ! Riez donc, mes
amis ! riez ! courez, jouez pendant que vous êtes
encore dans vos vingt ans... Il vous en restera
peut-être quelque chose h soixante-dix, et cela vous
aidera à les porter ! Le rire ressemble à un flot de
bon vin, c'est le lait des vieillards !
Encore un pas, et nous sommes au terme de
notre course. Cette fois, nous n'avons pas un long
chemin à faire. C'est à quelques pas de vous que
se trouve le dernier perfectionnement que je rêve
pour vous, c'est au collège Chaptal. Le collège Chap-
tal est, comme vous le savez, le berceau de l'ensei-
gnement professionnel en France. Il s'est d'abord
appelé collège François l". Mais ni François P"" ni
Chaptal n'y sont pour rien; le seul fondateur fut
M. Goubaux. A peine son œuvre commencée, cet
homme de bien eut l'idée, que beaucoup ont adop-
tée depuis, d'organiser ses élèves en visiteurs des
pauvres et des malheureux du quartier; il institua
dans son collège une bourse pour la charité. Voilà
la dernière éducation que je veux transplanter parmi
vous, l'éducation du cœur. Mais le collège Chaptal
peut vous donner encore à ce sujet une autre et im-
portante leçon. Vous vous demandez sans doute
comment il se peut que le nom de M. Goubaux, qui
a fait une œuvre nationale, ne soit pas inscrit sur
son œuvre. C'est une suite de ceiie ingratitude
humaine qui semble se plaire à dérober aux inven-
teurs la gloire de leurs inventions. Pas une des
grandes découvertes de notre siècle, qui porte le
nom de celui qui l'a faite ! La vaccine, la vapeur,
le chloroforme, la télégraphie électrique, la photo-
LES CINQ ÉDUCATIONS. IW
graphie, autant de bienfaits immortels et anonymes.
Je ne connais qu'une exception à cette règle d'ou-
bli; elle est pour le malheureux docteur Guillotin,
mort de douleur, dit-on, d'avoir vu son nom attaché
à la guillotine.
Sans assimiler Goubaux aux grands génies dont
j'ai rappelé les œuvres, on peut dire qu'il a compté
parmi les bienfaiteurs de son temps , puisqu'il a
ouvert un horizon de plus à l'instruction publique;
eh bien, le croiriez- vous ? pendant vingt ans, j'ai
vainement demandé à tous les gouvernements qui
se sont succédé en France d'ajouter le nom de Gou-
baux au nom de Ghaptal; partout et toujours j'ai
échoué. En vain ai-je rappelé tous les sacrifices,
tous les efforts, toutes les luttes que lui avait coû-
tés cette fondation ; en vain ai-je répété qu'il avait
doté la France d'un enseignement nouveau; qu'il
avait doté la ville de Paris d'un établissement sans
pareil ; qu'il ne s'agissait pas pour l'État d'accorder
une faveur, mais de payer une dette; que ce sou-
venir perpétué était le seul patrimoine des enfants
de Goubaux; que ce nom inscrit sur cette maison
serait pour les élèves une perpétuelle leçon de dé-
\ouement à la patrie, rien n'y a fait; partout, tou-
j; urs j'ai trouvé une résistance occulte, anonyme,
merle, invincible, qui a fini par exproprier le bien-
laiteur de son bienfait. Profitez de cet exemple, mes
('hers amis! Vous qui avez le bonheur de consti-
tuer une école libre, vous qui ne dépendez ni d'un
ministre, ni d'un préfet, ni d'un administrateur
public quelconque, vous qui pouvez prendre pour
seule loi votre conscience et votre cœyr, faites honte
à ceux de qui relève le collège Ghaptal de leur ingra-
200 NOS FILLES ET NOS FILS.
titude, par votre reconnaissance, et qu*un jouron lise
sur le seuil de cette maison : Ecole Monge-Godart,
J'espère que ce sera dans très longtemps, car
M. Godart n'a guère d'autre manière d'être cano-
nisé, et on ne canonise les gens qu'après leur mort.
D'ici là, il aura le temps de former plusieurs géné-
rations de vrais et solides Français. Nous en avons
grand besoin. La France est bien malade, mais
heureusement vous êtes là, vous la jeunesse, vous
l'avenir. Votre tâche est rude, mais belle. Votre
patriotisme ne peut pas avoir l'enthousiasme et les
illusions du nôtre. Nous, générations de 1830, nous
aimions la France avec orgueil, pour tout ce qu'elle
était; aimez-la, vous, pour tout ce qu'elle n'est plus,
et pour tout ce qu'elle peut redevenir! Mais pour
cela ne comptez que sur vous. Le temps des hommes
providentiels est passé. A leur place règne celui que
les Allemands appellent énergiquement Herr Omnes^
Monsieur Tout le monde! Voilà votre règle; et sou-
venez-vous que si le Connais-toi toi-même est la pre-
mière loi morale des individus, le premier devoir
des peuples majeurs est dans ce mot : Sauve-toi
toi-métne.
UNE GUERISON DIFFICILE.
201
UNE GUERISON DIFFICILE
 M^ Jules Sandeau.
Il y a une vingtaine d'années, je déjeunais chez
un de mes voisins de campagne. Une vieille parente,
qui Ta aidé à élever ses enfants depuis la mort de
sa femme, occupait la place de maîtresse de maison ;
mon ami était en face d'elle; puis, de chaque côté,
ses deux fils, sa petite-fille, deux invités, et une place
vide; cette place vide appartenait à un ami qu'on
n'attend jamais, parce qu'il se fait toujours attendre.
Nous achevions la première moitié du repas, quand
le retardataire entre.
Il entre bruyamment, gaiement , follement.
« Quelle honte ! s'écrie-t-il tout en se débarras^
sant de son chapeau, de sa canne et de son pardes-
sus. Je meurs de confusion ! Ne vous levez pas !
faites comme si vous ne m'aviez pas vu entrer! Une
demi-heure de retard! c'est abominable! mais la
faute n'est pas à moi ! Voici la coupable ! dit-il en
tirant sa montre; c'est cette créature extravagante
qui est cause de tout ! »
Et là-dessus, toujours debout, il entame sur sa
montre, sur l'imagination de sa montre, sur le
caractère de sa montre, une histoire si folle, si pleine
de fantaisie, que nous éclatons tous de rire.
12
«W NOS FILLES ET NOS FILS.
« Allons ! asseyez-vous, lui dit mon ami, et répa-
rez le temps perdu.
— Non! non! s'écrie-t-il, la pénitence d'abord?»
Et il va se mettre à deux genoux devant la vieille
dame, lui baise les mains avec les mines de com-
ponction les plus comiques, puis il tire de sa poche
une boîte de bonbons qu'il a achetée pour la petite
fille... C'est ce qui l'a retardé!... La marchande
était si jolie ! Et là-dessus, tout en gagnant sa place,
portrait de la marchande... Il se met à table. Sa
justification continue. Cette fois, c'est aux mets qu'il
s'adresse, c'est à eux qu'il demande pardon : man-
ger si vite des plats qui mériteraient d'être savourés
avec tant de recueillement! Enfin il entremêle si plai-
samment l'éloge du déjeuner et sesanathèmes contre
lui-même... que dirai-je? il fait de son inexactitude
quelque chose de si amusant, de si aimable, de si
gai, que chacun de se dire tout bas :
« Quel dommage que ce garçon-là fût arrivé à
l'heure! »
Seul, mon ami ne riait pas. Sa physionomie
sévère, même un peu triste, faisait un tel contraste
avec la gaieté générale, qu'en sortant de table, je
ne pus m'empêcher d'aller à lui et de lui dire :
« Qu'avez-vous donc?
— J'ai, me répondit-il, que, grâce à cet écer-
velé, voilà mon travail d'un mois renversé. Ses folles
gaietés ont fait plus de mal à mon fils aîné que
quinze jours de sages conseils ne lui feront de bien.
Gomment voulez-vous que je combatte efficacement,
chez lui, son fatal penchant à l'inexactitude, quand
elle lui apparaît sous les traits d'un défaut char-
mant, amnistié par vos rires et vos sympathies?
UNE GUÉRISON DIFFICILE. 203
— Il me semble, répondis-je, que voilà des mots
bien graves pour une chose légère : fatal penchant,
combattre énergiquement ; vous ne parleriez pas
autrement d'un vice !
— Oui, je sais, reprit-il, que l'inexactitude compte
ri peine comme un défaut, dont les sermonnaires ne
s'occupent pas, dont les moralistes s'occupent peu,
et dont le monde ne fait que rire.
— C'est qu'en réalité, mon ami, il n'y a là qu'un
travers, qu'une mauvaise habitude, qui, chez les
jeunes gens surtout, tient à leur âge même, fait par-
tie de leurs qualités d'effervescence, d'ardeur, d'ou-
bli de la vie réelle, et tombe de soi avec l'emporte-
ment des premières années.
— Ah ! vous croyez, vous, que l'inexactitude se
corrige toute seule?
— Toute seule? Non. Je regarde comme très sage
le père qui fait entrer la correction de ce défaut dans
son plan d'éducation ; mais je crois qu'en général ,
ce défaut n'est pas bien profond, ce mal n'est pas
bien grave, et que cette guérison n'est pas bien dif-
ficile. »
Mon ami garda un moment le silence; puis, avec
un accent qui m'étonna :
« Ce mal si peu grave a troublé toute ma vie, ce
défaut si léger a gâté devant moi les plus aimables
qualités, et, pendant dix ans, j'ai vu tout l'effort de
ma volonté et de ma tendresse échouer devant cette
guérison si peu difficile, »
Je me récriai.
« Écoutez, ajouta-t-il, je vais vous dire ce que je
n'ai jamais dit à personne. Ne me remerciez pas trop
(le ma confiance, mon intérêt personnel y a sa part.
Î04 NOS FILLES ET NOS FILS.
Je vous aime non-seulement comme ami, mais comme
père; les problèmes de l'éducation de famille vous
occupent comme moi, vous agitent comme moi ; en
vous prenant pour confident, c'est un conseiller, c'est
un auxiliaire que je cherche, et, quand vous saurez
pourquoi je redoute tant pour mon fils ce défaut,
vous m'aiderez peut-être à le guérir. Venez donc
vous promener avec moi dans le jardin, et nous cau-
serons. »
Une belle allée de platanes, située à peu de dis-
tance de la maison, nous conviait à une promenade
péripatétique, et mon ami commença ainsi sa confi-
dence :
« J'avais épousé, à trente ans, une jeune fille du
plus aimable naturel, pleine de charme, de grâce, et
toute propre à rendre un honnête homme heureux. La
date de sa naissance lui donnait dix-neuf ans, mais
son caractère, son cœur et sa figure n'en avaient
guère que seize. Je l'aurais volontiers appelée,
comme la Dora de Dickens, my wife childy ma
femme-enfant. Je m'aperçus, au bout de quelques
jours, qu'élevée par une mère faible, créole d'origine
et de caractère et qui idolâtrait sa fille, ma femme
ne connaissait guère, dans le cours habituel de la
vie, d'autre règle que sa fantaisie et ses impressions
du moment. Elle ne savait jamais l'heure, et sa
montre ne la savait pas beaucoup mieux qu'elle,
n'étant jamais remontée que de temps en temps, ce
qui trouble beaucoup les montres. Au début, ce
laisser-aller, ce décousu m'amusa ; la ponctualité et
la lune de miel ne vont guère ensemble, et il ne tenait
qu à, moi de croire que ma femme n'oubliait tout le
reste que parce qu'elle pensait uniquement à moi.
UNE GUÉRISON DIFFICILE. 205
Mais lorsqu'à l'expiration de mon congé, il fallut que
la réalité fit place au roman, quand le mariage devint
le ménage, quand je repris ma vie de travail , alors
commencèrent à se faire sentir tous les inconvénients
de ce défaut d'exactitude. Mes affaires me forçaient
à sortir à heure fixe et exigeaient une régularité
absolue dans les heures des repas. Le déjeuner
devait être servi à onze heures. A onze heures pré-
cises, j'entrais dans la salle à manger... Personne!
parfois même, rien sur la table ! Madame avait donné
les ordres trop tard ; ou, si le déjeuner était prêt,
c'était madame qui ne l'était pas. J'attendais dix
minutes, un quart d'heure, et, de guerre lasse, je
commençais seul un repas qui me faisait mal, parce
que je le mangeais seul, parce que je le mangeais
vite, et parce que je le mangeais de mauvaise hu-
meur. J'essayai quelques observations, légères
d'abord, puis plus vives. Ma femme accueillit les
unes et les autres avec la même bonne grâce, avec
le même désir de se corriger ; mais , seize années
de mauvaises habitudes avaient si profondément en-
raciné en elle son défaut natif, qu'il triompha des
meilleures résolutions. Après quelques jours de
régularité , les retards recommençaient , et je dus
renoncer à cette douce réunion du matin autour de la
table commune ; je déjeunais seul dans mon cabinet,
et je ne voyais ma femme que le soir.
« Je suis d'une famille oîi les anciens serviteurs
font souche ; j'avais été élevé par un domestique de
mon père, devenu immeuble par destination, et qui
possédait toutes les habitudes d'ordre et de ponctua-
lité qu'on prête à la domesticité d'autrefois. L'inexac-
titude de ma femme lui donnait parfois à lui-même
206 NOS FILLES ET NOS FILS.
des apparences d'oubli et de négligence qui le révol-
taient; un jour, je ne sais quel reproche injuste
amena sur ses lèvres une réponse malséante qui
m'obligea à me séparer de lui. J'en pris d'autres qui,
au lieu de se révolter, se gâtèrent. Rien ne fait plus
vite un mauvais serviteur d'un bon que l'inexactitude
du maître ; la règle disparaissant d'en haut disparaît
forcément d'en bas ; nos gens deviennent inexacts à
leur tour, et si on les admoneste, ils vous jettent
votre défaut au visage comme excuse du leur. Que
répondre? les congédier? Oui! mais, comme on ne
congédie pas son propre défaut en même temps, on
ne change que pour recommencer.
('( Dieu nous envoya deux garçons et une fille. Pas
de mère plus tendre que ma femme : elle eût donné,
sans hésiter, sa vie pour ses enfants; son plus grand
bonheur avait été de les nourrir. Son plus vif désir fut
de les élever, au moins jusqu'à dix ou douze ans, et
son intelligence, son instruction même, n'étaient pas
au-dessous de cette tâche difficile. Il fallut pourtant
nous séparer de très bonne heure de nos fils, et les
envoyer dans une pension voisine. Pourquoi ? Parce
que la première condition de toute bonne éducation
est la régularité ; parce que l'intelligence des enfants,
comme leur caractère, comme leur cœur, a besoin
avant tout d'ordre, que leur santé morale est à ce
prix comme leur santé physique, et que ma femme
n'était jamais prête, ni pour les faire sortir, ni pour
les habiller, ni pour les faire manger, ni pour les faire
travailler.
« Le charmant naturel de ma femme et notre heu-
reuse situation dans le monde nous attiraient de nom-
breuses invitations à dîner. Le jour arrivé, je ne
ONE GDÉRISON DIFFICILE. 201
manquais jamais de lui dire, en rentrant : « N'ou-
blie pas qu'il faut partir à sept heures ; aie soin
d'être prête. — Sois tranquille ! sois tranquille ! »
A sept heures, j'entrais au salon ; ma femme n'y était
pas. J'allais frapper à sa porte. « Tout de suite !
tout de suite! » Au bout d'un quart d'heure, je
retournais frapper encore. « Dans une petite mi-
nute!... )) La petite minute en durait dix, quinze,
et me voilà arpentant la salle à manger, avec mon
chapeau sur la tête, mes gants jaunes aux mains,
mon pardessus sur le dos, et maugréant, et regar-
dant vingt fois ma montre, sentant qu'on nous atten-
dait, au supplice enfin !
— C'est que vous, mon cher ami, lui dis-je, vous
êtes un modèle d'exactitude, et les défauts d'autrui
ne nous sont jamais aussi insupportables que quand
ils nous blessent dans nos qualités.
— Sans doute! Mais avais-je tort, lorsqu'on arri-
vant enfin pour ce dîner, en arrivant les derniers,
nous étions lorcés de mentir, d'inventer mille excuses
absurdes auxquelles personne ne croyait ; de voir le
mécontentement du maître de la maison et l'empres-
sement de la maîtresse à se précipiter sur la sonnette
pour qu'on servît tout de suite!... Ce sont de petites
choses... soit! mais la vie de tous les jours est faite
de petites choses. Le bonheur de tous les jours se
compose de petites choses, et les petites choses
sont souvent fécondes en grosses conséquences. La
patience m'échappait parfois. Je ne pouvais retenir
sur mes lèvres des reproches sévères qui provo-
quaient, de la part de ma femme, des réponses bles-
santes, et alors des altercations, des reproches, des
larmes, des journées de bouderie, la paix intérieure
208 NOS FILLES ET NOS FILS.
troublée enfin ! Un jour, nous entreprîmes avec des
amis un voyage en Suisse. Ce plaisir devint bientôt,
grâce à elle, un ennui insupportable. Ses perpétuels
retards agaçaient, irritaient nos compagnons de
route. Elle nous fit manquer une admirable excur-
sion, en nous faisant manquer un départ de chemin
de fer. Nos amis se plaignirent vivement d'elle. Je
la défendis tout haut , mais je l'accusais tout bas.
Nos relations avec nos compagnons devinrent pé-
nibles. Je saisis un prétexte d'affaires pressantes
pour interrompre le voyage et revenir à Paris ; j'avais
perdu mes vacances et deux aimables relations.
Comprenez- vous maintenant mon ressentiment contre
l'inexactitude, et ma crainte en la voyant poindre
chez mon fils? Ne croyez pas que je calomnie cette
disposition et que je la place trop haut dans la hié-
rarchie des infirmités morales. Je sais qu'elle n'ap-
partient pas à la sombre famille des vices ; elle ne
tient pas à une perversité de l'âme, elle ne part d'au-
cun sentiment bas ou mauvais : c'est un petit défaut,
mais un petit défaut tenace et funeste comme un
grand, surtout pour un homme. L'homme a un état,
des devoirs sociaux, sa vie à faire; or, quelle est la
première règle de toute protession? quelle est la pre-
mière condition de tout succès professionnel? La ponc-
tualité. L'étudiant qui arrive en retard à son cours,
le médecin qui se fait attendre au lit du malade,
l'avocat qui n'est pas exact au rendez-vous de con-
sultation, sont des êtres nuisibles aux autres et à
eux-mêmes : ils compromettent leurs études, leurs
malades, leurs cHents. Rien ne nous crée plus d'en-
nemis que l'inexactitude, car elle est une des formes
de l'impolitesse et une preuve d'oubli des autres ;
UNE GUÉRISON DIFFICILE. 809
or, ce que les autres nous pardonnent le moins, c'est
de les oublier. Parfois, une heure de retard a gâté
toute une vie. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr rap-
porte, dans ses Mémoires, qu'un général, plein de
feu et de génie militaire, mais habituellement inexact
par paresse, perdit l'honneur d'une victoire certaine,
pour être arrivé sur le champ de bataille une demi- .
heure après le moment fixé. Comment donc com-
battre ce fatal penchant dans mon fils? J'ai en main
un remède radical peut-être, mais auquel je ne puis
me résoudre.
— Lequel?
— Je pourrais lui raconter l'histoire de sa mère.
Je pourrais l'eiïrayer, en lui montrant tout le mal
qu'elle m'a fait et qu'elle s'est fait à elle-même par
ce seul défaut. Mais porter atteinte en lui à ce cher
souvenir me semblerait un crime. Et cependant la
maladie gagne, les symptômes héréditaires se multi-
plient, le temps presse, et je me sens désanné. Venez-
moi en aide. »
Mon ami, à ces mots, s'arrêta assez ému, et je
restai, moi, fort touché, mais fort embarrassé de sa
confiance. Après quelques instants de réflexion, je
lui dis :
<( Si nous procédions comme les médecins? Quand
on donne à un médecin quelque maladie à guérir,
que fait-il d'abord? Il en cherche la cause, la con-
naissance de la cause pouvant l'aider puissamment à
combattre l'effet. Or, tout défaut, comme toute mala-
die, n'est qu'un effet; il part d'une passion, d'un sen-
timent : cherchons donc dans votre fils le principe
de son défaut, et nous attaquerons le défaut dans son
principe.
13
ilO NOS FILLES ET NOS FILS.
— Vous mettez le doigt, me répondit mon ami,
sur le point le plus singulier de l'inexactitude : elle
ne part pas d'une cause comme la plupart des dé-
fauts, elle part de plusieurs causes, elle tient à l'âme
humaine par plusieurs petites racines différentes, et
c'est précisément ce qui le rend si difficile à déraci-
ner. Tantôt elle vient de la paresse, tantôt dtô la dis-
traction, tantôt de la lenteur des mouvements, tantôt
de la maladresse des doigts. Une foule de gens sont
inexacts, parce que leurs mains s'embrouillent dans
toute espèce de préparatifs; parfois le manque
d'ordre dans les idées amène l'inexactitude : tous les
brouillons sont inexacts ; souvent il faut en accuser
ou l'imprévoyance, ou la mobilité dans les idées, ou
l'inaptitude à mesurer le temps. J'ai connu des
inexacts qui étaient toujours en retard, parce qu'ils
se croyaient toujours en avance. Ils sont de la famille
du lièvre de La Fontaine : J'ai bien le temps est leur
mot. L'amour-propre a sa part dans ce genre d'in-
exactitude ; sûrs de leur facilité, ces gens-là ne com-
mencent les choses que quand il faudrait penser à
les finir. Il y a encore les inexacts par imagination ;
ma chère Dora était de ce nombre. La vivacité de ses
impressions lui ôtait le sentiment du temps; une
fleur, un livre, une idée qui lui venait à l'esprit, l'em-
menaient tout à coup à mille lieues de ce qu'elle avait
à faire. Que de fois ne s'est-elle pas oubliée au miheu
de sa toilette commencée, parce qu'une partition
ouverte sur le piano lui montrait tout à coup une jolie
mélodie, que cette mélodie l'arrêtait sur place, l'at-
tirait, la fascinait, et la faisait entrer malgré elle en
conversation avec Weber ou Beethoven! Enfin, le
bavardage est une grande cause d'inexactitude;
UNE GUÉRISON DIFFICILE. 211
bavarder, c'est, comme on dit, s'oublier; en d'autres
termes, c'est oublier tout ce dont on doit se souvenir.
J'ai connu une jeune fille qui manquait de la sorte
même ses rendez-vous avec son fiancé ; l'amour du
bavardage l'emportait sur l'amour. Je pourrais vous
citer les inexacts qui font attendre tout le monde par
égoïsme , parce qu'ils n'aiment pas à se gêner , et
qu'ils s'inquiètent très-peu de troubler les autres,
pourvu qu'ils ne se troublent pas eux-mêmes. Mais
il n'y a rien de pareil chez mon fils, et je vous en ai
assez dit pour vous montrer combien il est difficile
de guérir un défaut qu'on ne sait comment attaquer,
tant il repose sur des causes différentes , tant ces
causes agissent tour à tour isolément ou simultané-
ment, tant enfin les vices de naissance, les vices de
transmission sont plus tenaces que les autres, l'hé-
rédité mêlant, pour ainsi dire, les infirmités de notre
âme à notre substance corporelle et les faisant couler
dans nos membres avec notre sang.
— Eh bien, dis-je à mon ami, puisque la cause
du mal est si difficile à constater, adressons-nous aux
symptômes, faisons de la médecine expérimentale-
Le fait joue un grand rôle dans ce défaut : combat-
tons-le dans le fait et par le fait! L'inexactitude est
une habitude; cherchons les cas les plus habituels
où elle ait lieu de se montrer, comme, par exemple,
les rendez- vous pour projets de plaisir ou d'affaires,
ou bien les repas...
— Oh! s'écria mon ami, vous tombez précisément
sur la plus fréquente occasion de chute pour les
inexacts. La voix qui crie le plus dans le désert, c'est
la cloche du déjeuner. On a inventé les deux coups,
pour ôter tout prétexte àTirréguIarité; les inexacts
in KOS FILLES ET NOS FILS.
s'en servent comme d'une excuse : « Je n'ai pas en-
tendu le premier coup!.,, j'ai cru que c'était le
premier coup!... » Ils arrivent, comme les belles
dames aux messes de huit heures du matin dans les
châteaux, après l'évangile. Chaque début de déjeu-
ner est marqué ici par les mêmes scènes. La place
d'Octave est toujours vide. La colère me prend ; je
me précipite dans Tescalier, et je crie d'une voix de
Stentor : o Octave!... » Pas de réponse. « Où est
M. Octave? demandé-je au domestique. — J'ai vu
M. Octave aller du côté du petit bois. — Appelez-le!
et sonnez une troisième fois! » Et voilà la cloche qui
sonne fiévreusement! et voilà les cris : « Monsieur
Octave!... monsieur Octave!... » qui remplissent
tout le jardin.
— Eh bien, dis-je à mon ami, demain, au déjeu-
ner, nous commencerons le traitement. Votre fils
n'est plus un enfant, et n'est pas encore un jeune
homme, la leçon peut être excellente. A demain ! »
II
Le lendemain, déjeuner avec deux invités ; on avait
reçu des huîtres de Paris. Tout le monde est dans la
salle à manger, sauf Octave. On commence sans lui.
Il arrive cinq minutes après.
« Donnez-moi des huîtres , dit le jeune homme au
domestique.
— N'en donnez pas! » dit le père d'un ton bref et
ferme.
Le jeune homme pâlit. Cette leçon, donnée devant
des étrangers, devant les domestiques, l'humilia
ONE GUÉRISON DIFFICILE. 213
jusqu'au fond de Tâme ; et il reprit d'une voix trem-
blante :
« Qu'est-ce que cela veut dire?
— Gela veut dire, reprit le père docile à mon con-
seil, que dorénavant tu n'auras pas le droit de tou-
cher à un plat, quand il sera arrivé avant toi dans la
salle à manger. Donc, aujourd'hui, pas d'huîtres ! »
Le jeune homme se leva et s'apprêta à sortir.
({ Je vous ordonne de rester! dit le père.
— Oh ! vous êtes trop cruel ! s'écria la vieille pa-
rente : ces huîtres sont si bonnes !
— Tant mieux !
— C'est le supplice de Tantale !
— Vous voulez dire de Gancale, » répondit le
père.
Ce mot ayant excité l'hilarité générale, le dépit du
jeune homme devint de la rage ; et le domestique lui
ayant offert du second plat :
« Je n'en veux pas ! dit-il, je ne veux rien !
— A ton aise! répondit froidement le père.
— Oh! c'est impossible! s'écria la vieille dame
tout émue, vous ne pouvez pas condamner cet enfant
à mourir de faim !
— Il est bien de force à passer un repas s'il en a
envie ! » reprit froidement le père.
Les plats se succédèrent devant le jeune homme,
en lui jetant un parfum tentateur; mais son orgueil
tint bon ; il causait, il riait, il tambourinait des airs
sur son assiette ; toutefois sa physionomie protestait
contre son assurance. 11 se sentait ridicule, il était
blessé, sans compter les réclamations de son estomac
de quinze ans, de son appétit de chasseur, car il avait
couru la plaine toute la matinée, de façon que le sup-
214 NOS FILLES ET NOS FILS,
plicefut complet. A peine tout le monde levé de table,
il se jeta sur un morceau de pain qu'il alla dévorer
avec rage dans sa chambre. La leçon était rude; elle
agit toute une semaine ; toute une semaine, le père
avait beau être exact, il trouvait toujours Octave
debout devant sa place, quand il entrait, lui, dans la
salle à manger. Mais, au bout de huit jours, soit
retour du mal, soit calcul, — les jeunes gens, comme
les domestiques, sont très diplomates, et ils com-
battent , pour la tranquille possession de leurs petits
défauts, avec toutes les armes, y compris la ruse, —
au bout de huit jours donc, il essaya timidement une
petite inexactitude de cinq minutes ; il la paya séance
tenante. Or, justement, ce jour-là était le jour d'un
de ses mets favoris ; il fallut s'en passer, et comme
il était naturellement un peu gourmand et, vu son
âge, assez vigoureux mangeur, son estomac lui fit
un sermon dont il se souvint. Rien de tel qu'un
défaut corrigé par un défaut, et qu'un pécheur con-
verti par un péché ; la rechute est très rare. Après
un mois d'expérience, Octave était devenu un modèle
d'exactitude deux fois par jour.
« Deux fois par jour, c'est quelque chose, dis-je
à mon ami, mais ce n'est pas tout ; les repas ne rem-
plissent pas la journée; il y a d'autres devoirs que
ceux de l'estomac; de plus, le déjeuner nous a fourni
deux auxiliaires puissants, un besoin et un défaut. Il
faudrait trouver maintenant quelque autre allié aussi
fort que la gourmandise.
— Nous en trouverons, me dit en riant mon ami.
Octave a plus d'un aide précieux à nous fournir dans
ce genre-là. Sa petite personne n'est pas mal tour-
née, et il en a conscience.
UNE GUERISON DIFFICILE. 2iS
— Bien!
— Il commence à avoir une assez jolie voix de
lénorino,et ses petits succès de musicien augmentent
fort son amour-propre.
— Tout cela est bon ! tout cela est bon ! repris-je
en riant; il ne nous faut plus qu'une occasion où nous
puissions confier notre seconde leçon à sa vanité. La
Providence nous l'offrira, ou nous la ferons naître. »
III
A quelques jours de là bourdonnaient, volaient,
s'agitaient en tous sens les petites abeilles de nos
deux ruches, je veux dire le petit peuple de nos deux
maisons. Les vacances avaient rempli de jeunesse
toutes les habitations environnantes. Que faire? quel
plaisir inventer? Jouons la comédie! Approuvé à
l'unanimité. La représentation s'organise; Octave a
l'honneur d'être choisi pour un rôle, un très petit
rôle, composé à peine de quelques lignes, pouvant
être joué par tout le monde, mais où on avait inter-
calé une ronde qui ne pouvait être chantée que
par lui.
La représentation avait lieu dans un château voi-
sin, à six kilomètres de distance. Le jour arrive.
« Départ à six heures précises ! dit le père, heure
militaire! »
Dix minutes avant six heures, une voiture louée
h la ville voisine entrait dans le jardin et s'arrêtait
devant le balcon. A six heures sonnantes, le père,
la vieille parente, les enfants et moi, nous prenons
place dans l'intérieur ou sur la banquette. Octave
216 NOS FILLES ET NUS FiLS.
seul manquait à Tappel. L'importance particulière
qu'il attachait à sa toilette, l'agitation inséparable
d'un premier début, l'avaient rendu nerveux dans
ses préparatifs. Un bouton de chemise tiré un peu
trop fort et qu'il fallut recoudre, une cravate chiffon-
née par impatience et qu'il avait fallu changer, lui
avaient mangé ces quelques minutes qu'on ne rat-
trape jamais, et le coup de six heures l'avait surpris
en chemise.
« Partons ! dit le père qui était sur le siège et qui
conduisait.
— Les cinq minutes de grâce! s'écria la vieille
dame.
— Pas de grâce ! »
Et la voiture se met en mouvement. A peine sortis
du jardin, à peine quelques pas faits sur la route,
nous voyons apparaître, sur le seuil de la porte,
notre jeune homme appelant de toutes ses forces et
faisant des gestes désespérés.
« Trop tard ! » s'écrie le père.
Et d'un coup de fouet, il enlève les chevaux et les
fait partir au galop.
« C'est monstrueux! c'est féroce! s'écrie la vieille
dame.
— Tant mieux! il s'en souviendra plus longtemps.
— Mais que direz- vous au maître de la maison?
— Ce qui est! que nous sommes partis sans
Octave, parce qu'il n'était pas prêt.
— Vous ne ferez pas cela !
— Je le ferai ! »
Et il continue à fouetter les chevaux.
'( Mais vous punissez tout le monde! vous faites
manquer toute la représentation !
ONE GDÉRISON DIFFICILB. 217
— Je ne ferai rien manquer du tout.
— Qui remplira son rôle?
— Moi ! répondit le père gaiement et en hâtant
toujours les chevaux... Il n'est pas long ce rôle! à
peine quelques lignes!... Un peu jeune pour moi,
peut-être...
— Eh ! est-ce aussi vous qui chanterez sa ronde?
répliqua la vieille dame exaspérée. Il la chantait si
bien!
— Soyez tranquille ! répondit le père, il la chan-
tera. Il arrivera à temps. Six kilomètres, ce n'est
pas une affaire pour des jambes de son âge ! . . . Allons !
nous voici arrivés. »
La voiture s'arrête; on descend.
« Et M. Octave? s'écrie le maître de la maison.
— Il va venir, dit le père, ne vous inquiétez
pas! »
Mais rien qui s'inquiète si vite, rien qui s'agite
si fort, rien qui s'agace si facilement que la gent
irritable des acteurs de société. Voilà tout le monde
en émoi. On met deux jeunes gens en sentinefle, sur
la route, pour guetter l'arrivée du retardataire. Il
n'arrive pas. L'inquiétude augmente. Que s'était- il
donc passé? Rien que de très simple. Le pauvre
garçon a pris un chemin de traverse, pour ne pas
affronter l'entrée par la grande cour, en face de tous
les invités l'attendant peut-être sur le perron. Il s'esl
<donc glissé par les derrières du château et va s'as-
seoir un moment sous un massif pour reprendre
haleine, — car il avait couru, — s'essuyer le front,
rajuster ses cheveux, épousscter ses habits et sa
chaussure, et il se dirige vers un petit salon du rez-
de-chaussée. Son nom, prononcé très haut, l'arrête.
13.
Îi8 NOS FILLES ET NOS FILS
Ce petit salon était celui où s'habillaient les acteurs,
les acteurs qui l'attendaient! Oh! comme lui apparut
alors cruellement la vérité de cette maxime : « Le
temps qu'on passe à attendre les gens , on l'emploie
à dire du mal d'eux ! » Gomme on se plaignait amère-
ment de son inexactitude ! comme on l'accusait ! quelle
mordante revue de tous ses autres petits travers!
quelle pénétration implacable de tous ses défauts!
Son caractère, sa figure, sa tournure, son chant, tout
y était passé par les armes. Humilié et irrité, il
s'élance vers la porte pour entrer, puis il s'arrête :
il craint de faire un éclat ridicule... Et, cloué sur
place, attendant qu'il se sente plus calme, et ne pou-
vant pas se calmer, car les railleries, les quolibets,
les reproches montaient toujours, il pense un mo-
ment à repartir.
« Non ! se dit-il, ce serait trop lâche! »
Il entre. Un immense : Enfin! c*est bien heur-
reux! part de toutes les bouches et lui perce le
cœur comme une nouvelle injure. On le presse...
on le bouscule. . . Commençons ! commençons ! Frap-
pez les trois coups ! On commence. Sa scène arrive. . .
Mais l'émotion, la contrariété, la fatigue de la course
avaient altéré le timbre de sa voix; il chante mal, il
chante faux. Pas un applaudissement, à la fm de sa
ronde. Je le voyais de ma place pâlir sous son
rouge. Le père était aussi pâle que lui. Le retour,
le soir, dans la voiture, fut morne; personne n'ou-
vrait la bouche. A l'arrivée, j'entraînai le père à
l'écart, et je lui dis :
« Pas de regret ! Cette seconde épreuve est rude,
mais elle portera fruit. Maintenant, à la troisième.
Jusqu'ici, nous ne nous sommes servis que de ses
UNE GUËRISON DIFFICILE. 219
défauts; faisons appel à ses qualités. Oh! je suis
un médecin implacable. Vous m'avez chargé de la
cure : il faut qu^elle soit complète ! »
IV
Quelques semaines se passèrent. Un voyage
m'emmena pendant trois mois hors de notre petit
pays. Ma première visite de retour fut pour mon
ami.
« Eh bien, lui dis-je en entrant. Octave?
— Je suis plus content de lui, mais il n'est pas
guéri. Il faudrait un coup décisif qui le frappât,
comme vous me l'avez dit, dans ses bons senti-
ments; il faudrait qu'il en arrivât à avoir honte de
l'inexactitude comme on a honte d'un vice.
— Eh bien, lui répondis-je, fiez- vous à. l'inexac-
titude même, pour vous oflrir l'occasion que vous
cherchez. »
Quelques jours après, en effet, nous étions réunis
dans la bibliothèque de mon ami. La veille, il avait
chargé son fils d'aller demander un renseignement
important à un fermier des environs.
« Surtout, avait-il ajouté, sois chez lui à neuf
heures précises, l'heure de son déjeuner; autre-
ment, tu courras risque de ne pas le trouver. »
Le jeune homme arrive ; il n'apporte pas le ren-
seignement désiré : le fermier était sorti.
« Tu n'y étais donc pas à neuf heures précises?
— Si, vraiment.
— Il déjeunait donc en ville?
220 NOS PILLES ET NOS FILS.
— Précisément , répondit le jeune homme ; mais
j'y retournerai à trois heures.
— La chose n'est pas la même, répondit mon
ami ; ce retard est pour moi plus qu'une contrariété :
j'avais absolument besoin de ce renseignement ce
matin. Enfin, tu y retourneras à trois heures. Allons
déjeuner. »
Nous sortions à peine de table , que le fermier
arrive.
« Vous! s'écrie mon ami. Par quel heureux ha-
sard?
— Ce n'est pas un hasard : en rentrant, à onze
heures et demie, j'ai appris que vous m'aviez envoyé
votre fils. Je viens savoir pour quel motif.
— Un motif assez important, et je vous remer-
cie de votre empressement avenir jusqu'ici. Mais,
sans indiscrétion, chez qui donc déjeuniez-vous ce
matin?
— Chez moi.
— Chez vous ! s'écrie mon ami. A quelle heure,
donc?
— A mon heure ordinaire, à neuf heures.
— Neuf heures? vous en êtes sûr?
— Comment! si j'en suis sûr! reprit en riant le
fermier; si sûr, que j'ai regardé ma montre en me
levant de table et qu'elle marquait neuf heures
trente-cinq minutes, quelques instants avant l'arrivée
de monsieur votre fils. »
Il se fit dans le salon un silence mortel. Chaque
parole du fermier tombait sur nous comme un coup
de massue. Le père avait les lèvres serrées. Le jeune
homme, pâle comme un mort, les yeux fixés à terre,
n'avait pas même la force de balbutier. Il avait menti!
UNE GUERJSON DIFFICILE. 221
menti pour excuser son inexactitude ! et son men-
songe éclatait aux yeux de tous ! Le fermier, étonné
du trouble de nos physionomies, reprit en riant :
« Ah ! çà, qui a pu vous conter cette bourde de
déjeuner en ville? Ce n'est pas votre fils, puisque
ma femme lui a dit que je sortais de table... »
Chaque mot accentuait encore plus le flagrant
mensonge. Le père, pour échapper à une explication
qui devenait une honte pour son fils, emmena vive-
ment le fermier, sous prétexte de causer avec lui de
ce renseignement, et je restai seul avec le jeune
homme. J'allai à lui et je lui dis :
« Vous connaissez le Menteur, de Corneille? Reli-
sez la scène du père et du fils : le vieux gentilhomme
vous montrera, en vers immortels, que le vice le
plus bas, le plus indigne d'un homme de cœur,
c'est le mensonge, puisque le mensonge amène le
démenti, et que le démenti ne peut se laver que
dans le sang. Eh bien, mon cher enfant, sachez-
le : tout homme inexact est forcément un menteur !
Qu'il le veuille ou non, il ment, il mentira, ou il a
menti ! Voyez donc si vous voulez conserver un défaut
qui peut produire un tel vice. »
Oct-ave avait un véritable sentiment d'honneur.
Grande fut donc son émotion, et cette troisième
leçon s'imprima fortement en lui. Il en fallut pour-
tant une dernière ; il fallut un coup plus terrible, un
coup qui allât droit au cœur, pour en déraciner cette
fatale habitude.
Trois mois après, nous projetâmes une excur-
sion à un ancien château des environs. La course
était un peu longue pour la petite Madeleine; on
emporta les provisions d'un déjeuner sous les arbres.
222 NOS FILLES ET NOS FILS.
et il fut convenu qu'Octave, qui n'avait pas pu
nous accompagner, viendrait nous rechercher, avec
la voiture , sur le bord de la rivière , à l'endroit où
abordait le bateau de passage. L'heure et le lieu
étaient clairement indiqués. Notre journée de pro-
menade finie, nous descendons vers la rivière, nous
la traversons, nous débarquons. Pas d'Octave! pas
de voiture! Qu'était-il donc arrivé? Qu'Octave ap-
partenait aux inexacts par imagination, c'est-à-dire
que , parti longtemps avant l'heure avec la voiture,
il rencontra, sur la route, un point de vue si pitto-
resque , qu'il ne put résister à descendre de voiture
pour le dessiner, en se payant de la formule ordi-
naire : J'ai bien le temps! qu'il perdit dans son
travail la mesure de l'heure ; qu'il n'eut pas le cou-
rage, quand le sentiment confus lui en vint, de s'ar-
rêter net au milieu d'un croquis presque achevé, et
qu'il emprunta au devoir quelques minutes pour le
plaisir.
Quand il s'apprêta à repartir, il arriva ce qui
arrive presque toujours quand on est en retard, que
le cheval, par ses mouvements d'impatience, avait
dérangé l'économie de l'attelage; il fallut tout re-
mettre en ordre, et comme il se pressa parce qu'il
se sentait pressé , il fit mal ce qu'il avait à faire ;
il fut obligé deux fois de le recommencer. Une fois
en route, talonné par l'heure (sa montre, qu'il venait
de regarder, lui disait implacablement : Tu es en
retard!), il hâta à coups de fouet le pas du cheval;
mais le cheval n'était pas habitué à courir si rapi-
dement. Octave dut le laisser souffler au haut de la
côte, et le résultat final fut un retard d'une demi-
heure... d'une demi-heure qui avait suffi au ciel pour
UNE GUÉRISON DIFFICILE. M3
se couvrir et au temps pour tourner à Torage, une
demi-heure pendant laquelle la pluie et la grêle,
nous surprenant sur une côte sans abri, nous
mouilla tous jusqu'à la moelle des os. Or, nous
n'étions pas seuls ; avec nous se trouvait la petite
Madeleine, aussi délicate de santé que fine d'esprit
et de cœur ; de façon que quand Octave arriva, il
trouva sa petite sœur frissonnante, glacée, les lèvres
bleuâtres, qu'il fallut la porter jusqu'à la voiture,
qu'on ne put parvenir à la réchauffer pendant toute
la route, et que le lendemain on prononça ce terrible
mot de « fluxion de poitrine! » Rien, non, rien ne
peut exprimer le désespoir du jeune homme ! Pen-
dant les neuf jours que dura le danger, il ne quitta
pas un instant le chevet de la petite malade. Tout ce
que le remords ajoute à la douleur, il le sentait avec
mille nouvelles tortures sans cesse ravivées par la
vue du désespoir de son père. Il n'osait pas le re-
garder. Il n'osait pas lui parler. Il se faisait à lui-
même l'effet d'un meurtrier. Il l'était en effet, puis-
que son retard seul avait amené le danger de sa
sœur. Au bout de neuf jours, le médecin déclara
l'enfant sauvée. Avec quelle émotion éperdue Octave
se précipita aux genoux de son père et le supplia de
lui pardonner, en versant des torrents de larmes,
les premières qu'il eût versées depuis le commen-
cement de la maladie! Oh! cette fois, c'en était fait !
il était bien guéri!... Il en était arrivé, contre son dé-
faut, à la haine, à l'horreur ! horreur si profonde, que
pour éviter toute occasion de rechute il se jeta violem-
ment dans la disposition contraire. Vingt ans se sont
écoulés depuis ce jour. Depuis vingt ans, il est non
seulement le modèle, mais le martyr de l'exactitude!
2% NOS FILLES ET NOS FILS.
Son père lui a cédé son étude, si bien qu'il est plus
ponctuel encore que son père. Il n'arrive jamais à un
rendez-vous une minute après, ni une minute avant,
il arrive à l'heure sonnante. Nous l'appelons en riant
« l'homme à la montre ».
Il a, en effet, armé sa ponctualité d'un instru-
ment de précision ; c'est une montre admirable, à
répétition, qu'il a payée fort cher, afin de posséder un
véritable chronomètre. Elle ne varie pas d'une mi-
nute en un mois. Cette montre en main, il a calculé
le temps précis que lui demande chacun des actes
habituels de sa vie, ses repas , sa toilette , sa barbe
à faire, le parcours de chez lui au palais, la distance
de lia, gare du chemin de fer à sa maison de cam-
pagne. Il se lève et se couche toujours à la même
heure, c'est-à-dire h l'heure de sa montre, car il
ne se fie à aucune autre. Quand il conduit sa femme
au bal, car il est marié, l'heure réglementaire du
départ est deux heures du matin. Le moment venu,
ce ne sont pas les pendules du salon du bal qu'il
consulte, il a trop de mépris pour elles ; ce sont
autant de menteuses à qui on fait dire tout ce qu'on
veut, qu'on avance ou qu'on recule , pour tromper
les maris et les pères. Il ne s'en rapporte qu'à sa
montre! Elle est l'arbitre de sa vie! Je prétends que
sa montre est sa conscience.
« Riez! riez! me répond-il, je vous le permets;
mais rappelez-vous donc, mon ami, que pour me
guérir, il a fallu me prendre par la faim, par la
gourmandise, par l'amour-propre, par la honte, par
l'honneur, et enfin par le plus terrible des remèdes,
un danger de mort et un danger de meurtre, c'est-
à-dire par le remords! Vous appelez, en riant, ma
UNE GUEHISOM DIFFICILE. tt5
montre ma conscience. Vous avez raison. Grâce à
elle, ce ne sont pas seulement mes habitudes exté-
rieures qui sont devenues régulières : elle a réglé
mon âme elle-même. L'ordre est entré dans mon
esprit et dans mon cœur, en entrant dans ma vie.
Je sais bien que je suis tombé dans un autre genre
d'inconvénient. Le monde se partage en deux clas-
ses : les gens qui attendent, et les gens qui font at-
tendre ; je n'ai que changé de supplice, en passant
de la seconde classe dans la première; mais, sans
compter que j'aime beaucoup mieux souffrir des au-
tres que faire souffrir les autres, j'ai trouvé un
moyen d'utiliser mon rôle de victime. M'"'^de Genlis
raconte, dans ses Mémoires, qu'ayant entrepris un
ouvrage de tapisserie, auquel elle ne travaillait que
deux fois par jour, pendant quelques minutes, en
attendant, à l'heure du déjeuner et du dîner, les
convives qui n'arrivaient au salon que l'un après
l'autre, elle se trouva, au bout de quelques années,
avoir fait un meuble complet. Eh bien, je porte tou-
jours avec moi deux choses, ma montre et mon Ho-
race; dès que j'arrive à un rendez-vous le premier,
je prends mon cher poète, et j'en apprends quel-
ques vers par cœur. A ce métier, j'ai, depuis quinze
ans , appris toutes les odes, toutes les satires, toutes
les épîlres, y compris l'i4r^ poétique, et, depuis l'an-
née deriiière, j'ai commencé Virgile. Pour peu que
je vive, je ne désespère pas, grâce à l'exactitude,
de devenir ainsi un latiniste très-distingué, et il se
trouvera que les moments les mieux employés de
ma vie seront ceux çmie les autres m'auront fait
perdre. »
Ï26 NOS FILLES ET NOS FILS,
RESPECT A LA VIEILLESSE
Quoi! si sur quelque terre étrangère et lointaine
Reste une vieille église, un vieux temple, une arène
Vous voilà pleins d'ardeur et les yeux enflammés, .
Quittant ce qui vous aime et ce que vous aimez
Pour voir et saluer ces débris de matières ;
Et quand vous approchez de ces antiques pierres,
Le cœur vous bat, vos pieds tremblent, et de vos yeux
S'écoulent lentement des pleurs religieux!
Quoi ! tout ce qui s'éteint vous attriste et vous touche ;
Un arbre qui jaunit, le soleil qui se couche.
Une œuvre d'art détruite, un fronton renversé,
Arrachent quelque hélas ! à votre cœur glacé ;
Et l'homme, la plus sainte et la plus solennelle
Des ruines que Dieu sur la terre amoncelle.
L'homme, débris qui souffre et sent qu'il est débris,
L'homme, en tombant, n'aura de vous que vos mépris.
Et vous insulterez des cris de votre haine
Ce front, temple écroulé de la pensée humaine !
Ah! par pitié pour vous, pitié, pitié, pour eux!
Que le temps fasse un pas, ils sont morts, et vous...
[vieux!!
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 22T
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE
A M, Victor Schœlcher.
La probité est une vertu bien particulière, en
ce sens qu'il y a non seulement des degrés, mais
des catégories de probité. Ce sont les compartiments
d'un même logis, mais ils ne communiquent pas
toujours entre eux. Très peu de personnes ont natu-
rellement toutes les probités. Tels hommes réputés
honnêtes, et qui ne vous feraient pas tort d'un cen-
time dans un compte, vous vendent sans scrupule,
comme excellent, un cheval auquel ils connaissent
un défaut irrémédiable, mais non rédhibitoire ; la
probité de ces gens-là s'arrête à la porte de l'écu-
rie. D'autres, qui auraient horreur de vous prendre
de l'argent, ne vous rendent jamais celui qu'ils
vous ont emprunté. D'autres vous rendent votre
argent et ne vous rendent jamais vos livres i. Quel-
ques-uns, collectionneurs passionnés de gravures,
d'autographes, d'objets d'art, trouvent dans leur
passion une circonstance si atténuante qu'ils ne
pensent même pas à avoir des remords de leur im-
probité.
Un de mes amis avait rapporté d'un voyage au
4. Je trouve ce joli passage dans une lettre de Guy-Patin : a J'ai
^rôté un volume rare à M. D... qui l'a prôtô à M. F... qui l'a
^/rété à M. L... qui ne me l'a pas rendu. Je remarque qu'on re-
lient bien plus lus livres que ce qu'il y a dedans. ■
228 NOS FILLES ET NOS FILS.
Mexique plusieurs curiosités très précieuses, et entre
autres une petite Vierge de Guadalupe, costumée de
la façon la plus originale. Arrive un matin chez lui
un amateur enragé de bibelots; il se passionne à
première vue pour cette petite statue : « Vendez-
la-moi, je vous en supplie. — Elle n'est pas ;
vendre. — Je vous en donnerai le prix que vou
voudrez. — Je n'en veux aucun prix. — Eh bien
s'écria-t-il avec la naïveté de la passion, donnez-Iô-
moi ! — Vous moquez-vous ? repond en riant mon
ami. — Je vous en conjure ! je ne peux pas m'en
passer. Cette petite statue me tourne la tête ! — La
bonne plaisanterie ! — Vous me la refusez ? — Oui !
— Eh bien, je la prends ! » Et là-dessus, il la saisit
et l'emporte bravement, sans remords, à la façon
des Romains enlevant les Sabmes ! Mon ami, stu-
péfait de ce rapt original, lui dit pourtant : « Vous
savez que je ne vous la donne pas ! — C'est en-
tendu! » répond le voleur, et il s'en alla... Certes, un
larcin commis sournoisement, frauduleusement, eût
été plus blâmable, mais enfin on ne peut pas dire
que ce fut honnête !
Il est des domestiques, parmi les plus sûrs, qui
ne se font aucun scrupule de vous dérober un fruit,
un verre de liqueur, un gâteau ; ce qui se mange et
ce qui se boit ne compte pas dans leur accommo-
dante probité. Un homme se regarderait comme dés-
honoré si on le supposait capable de jouer avec des
cartes biseautées ; mais que le hasard ou même la
ruse le rende maître d'un secret dont la divulga-
tion influera certainement sur les fonds publics, et il
courra jouer à la Bourse, à coup sûr, autant dire
avec des dés pipés.
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 229
Combien de braves gens n'hésitent pas à frus-
trer le Trésor public par de fausses déclarations
de ventes, de baux, sous prétexte que l'Etat n'est
pas quelqu'un ! Mais c'est bien plus que quelqu'un,
c'est tout le monde, et tout le monde représentant
ce qu'il y a de plus sacré dans la société, la loi.
N'importe, on commet allègrement cette fraude,
quoiqu'elle soit aggravée d'un mensonge, et sou-
vent d'un mensonge signé.
Je ne puis me rappeler, à ce sujet, sans en
rire et sans en être touché, le trait caractéristique
d'un de mes plus chers amis. Il porte dans toutes
les choses de la vie, et surtout dans les questions
d'argent, une inflexibilité de principes, un absolu
dans la probité, une déhcatesse allant jusqu'au
chevaleresque, qui lui ont valu dans le monde le
surnom de Don Quichotte. Or donc, X... revenait
de Belgique avec sa belle-mère. La brave dame
avait acheté à Malines de fort belles dentelles et les
avait adroitement cachées dans ses malles, au milieu
de ses robes. Arrivés à la frontière, son gendre lui
dit:
— N'oubliez pas de déclarer vos dentelles, chère
belle-maman.
— Par exemple ! il me faudrait payer des droits
énormes.
— Mais ces droits, vous les devez.
— Je les dois ! A qui ? pourquoi ?
— Parce qu'il y a une loi sur l'importation qui
frappe d'un impôt...
— Est-ce que c'est moi qui l'ai faite, cette loi ?
est-ce qu'on m'a demandé mon avis pour la faire?
Je la trouve absurde, moi, cette loi; je la trouve
230 NOS FILLES ET NOS FILS.
inique, oppressive... et je ne comprends pas qu'un
libéral comme vous approuve une telle tyrannie. J'y
échappe, c'est mon droit.
— Mais c'est de la contrebande, belle-maman, et
la contrebande est une fraude.
— Assez ! reprit-elle assez sèchement. Vous n'avez
pas la prétention, j'imagine, de m'apprendre ce que
j'ai à faire. Donc, taisez-vous. »
Il se tut; mais, quand on en vint à l'examen des
malles et que le douanier demanda aux voyageurs
s'ils n'avaient rien à déclarer, mon ami, avec le
calme qui lui est propre, répondit : « Oui, monsieur;
madame a ici des dentelles, aui, je crois, doivent
payer à l'entrée. »
La fureur de la dame, vous vous l'imaginez. Elle
ne pouvait rien dire, le douanier était là ; il lui fallut
ouvrir ses malles, dérouler ses bandes de* Malines
et payer un droit qui lui parut exorbitant. A chaque
pièce de dentelle qu'elle montrait et à chaque somme
d'argent qu'elle tirait, elle lançait à son gendre des
regards furibonds et des imprécations sourdes, qu'il
essuyait avec un flegme imperturbable. Mais l'histoire
eut un dénoûment bien imprévu. La vue de l'honnê-
teté a un tel ascendant, même sur ceux qu'elle con-
damne ou irrite, que, la visite finie et les deux
voyageurs restés seuls, la belle-mère de mon ami
se retourna vers lui, et, après un moment de si-
lence, lui sautant au cou : « Mon gendre, vous êtes
un brave homme, il faut que je vous embrasse. »
Voilà, un bien long préambule ; où tend-il ? où nous
conduisent toutes ces réflexions philosophiques? A
un fait particulier d'où elles sont nées, et qui met en
scène le sujet de cette étude, la probité dans l'enfance.
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 231
Je suis, depuis quelques années, en relations
de confiance affectueuse avec une mère qui m'ap-
pelle, en riant, son moraliste consultant. Chaque fois
que l'éducation de ses enfants fait surgir devant
elle quelque intéressante question relative à la famille,
elle m'en fait part, et de là, entre nous, une corres-
pondance où les lettres que je reçois vont souvent
bien plus au fond des choses que celles que j'écris.
Je vais donc laisser la parole à cette mère. Sous
sa plume, le récit sera une action.
2 juillet 1876.
« Mon vieil ami, depuis huit ans, vous le savez,
mon fils m'a fait faire bien des pas dans le monde de
la réflexion et de la conscience. Aujourd'hui, il me
jette dans un indicible émoi. Voilà toutes mes idées
sur les hérédités morales renversées! Je croyais
aux bonnes souches, aux bonnes races. Une de mes
joies, en épousant mon mari, était de pensera tout
ce que des enfants nés d'un tel homme appor-
teraient, dans ce monde, de probité native et d'hon-
nêteté sans alliage. Un petit fait a ébranlé toutes
mes espérances. Il ne m'aurait pas effrayée s'il eût
été isolé ; mais déjà quelques symptômes fugitifs,
quelques indices vagues avaient éveillé ma sollici-
tude à ce sujet.
« Une vieille tante qui demeure avec nous a une
manie assez commune chez les personnes de son
âge et de son temps, la manie des provisions. Voua
vous rappelez que les armoires pleines de linge
232 NOS FILLES ET NOS FILS.
étaient Torgueil de nos grand'mères, et que les
armoires pleines de conserves étaient leur joie. Ma
vieille tante possède donc un tiroir où elle entasse
deux ou trois livres de sucre en morceaux cassés,
alin d'assurer d'avance, et pour un mois, le service
régulier de son café au lait du matin et de son verre
d'eau à la fleur d'oranger, le soir. L'adresse fureteuse
des huit ans de mon garçon a bien vite dépisté ce
trésor, et, dès que ma vieille tante n'est plus chez
elle, voilà mon maraudeur qui entre dans la cham-
bre à pas de loup, décroche la clef du tiroir dont il
a découvert la cachette, et pille le magasin, avec la
discrétion de quelqu'un qui compte bien y revenir.
Jusqu'ici, sans doute, rien de bien grave; la morale
de beaucoup d'enfants ne s'élève pas toujours au-
dessus de celle des domestiques : ce qui se mange
ne compte pas; voler des friandises, ce n'est que
chiper y et ce qu'il y a de niche dans ce larcin arrive
encore comme circonstance atténuante. Pourtant,
un détail me frappe et m'attriste : c'est la clef
décrochée !
« Si le tiroir avait été ouvert, si la tentation s'était
offerte à lui inopinément, s'il n'y avait succombé
qu'une fois, je l'excuserais ; mais la préméditation,
la combinaison, la récidive constituent un véritable
larcin. Il sait bien qu'il fait mal, puisqu'il se cache ;
sa modération même dans ses fraudes, son art à
les espacer pour pouvoir les dissimuler tout en les
recommençant, dénote un esprit de ruse qui est
trop souvent le compagnon de l'improbité. Aussi,
quand ma vieille tante, qui sait son compte, attendu
que son tiroir est tenu comme un livre de dépense,
et que le total des morceaux se divise en autant de
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 233
petits tas qu'il y a de tasses de café et de verres d'eau
à la fleur d'oranger dans le mois; lors donc qu'elle
m'a dit : « Il m'en a pris deux mardi, trois le
surlendemain, un seulement le dimanche, » j'ai été
aussi affligée de l'habile échelonnement de ces petits
larcins que de ses larcins mêmes. M'alarmé-je à
tort? Répondez-moi. »
Je lui répondis immédiatement : « Ne vous effrayez
ni trop, ni trop tôt. Il y a très souvent chez les en-
fants un peu du renard, ou plutôt du petit sauvage.
Or, chez les sauvages, l'idée de propriété est chose
fort confuse ; la distinction du tien et du mien y con-
siste généralement à prendre le tien pour en faire
le mien. C'est le fait et l'honneur de la civilisation
d'avoir élevé jusqu'au rang d'une vertu et d'un devoir
le respect du bien d'autrui; à ce titre, elle rentre
dans l'éducation , et ce n'est là qu'une chose de plus
à apprendre à votre enfant; ajoutez que la gourman-
dise a sa part dans cette petite improbité, et l'ex-
plique. Donc, pas de sujet de crainte excessive; rien
qui ressemble à une perversité exceptionnelle chez
votre fils. Seulement, commencez vos leçons le plus
tôt possible. »
Quelques jours après, je reçus cette seconde
lettre :
40 juillet 4876.
« Mon inquiétude est devenue du chagrin. Je ne
peux plus eu douter, mon fils n'est pas honnête.
14
234 NOS FILLES ET NOS FILS.
Jugez-en. Chaque matin, il part pour une pension
voisine et revient à l'heure du dîner. Ce départ ma-
tinal et cette absence qui dure tout le jour nous ont
amenés à lui constituer un petit budget pour ses
déjeuners, ses jeux, ses promenades du jeudi. Il a,
selon un mot familier, son petit argent de poche.
« Quoique mes livres ne soient pas aussi rigou-
reusement tenus que le tiroir de ma tante, cependant
je compte et veux compter. Grands furent donc mon
étonnement et ma peine, quand je crus m'apercevoir
que mon fils avait gonflé sa bourse d'écolier aux
dépe.ns de la mienne. D'abord je me refusai à un tel
soupçon ; il me sembla que je le calomniais ; mais
hier, appelée par une visite au jardin, je laissai im-
prudemment traîner sur ma table à ouvrage mon
porte-monnaie, dont je venais de compter le contenu.
C'était dimanche, jour de congé. Je sors du salon;
je descends dans le jardin où m'attendait un visiteur;
mon fils y jouait avec sa sœur. J'entre dans le petit
bois pour y promener le voisin qui venait me voir,
quand tout à coup, à travers les arbres, je vois l'en-
fant se glisser dans le salon, et deux minutes après,
en ressortir vivement, et l'air agité. Je rentre, je
cours à mon porte-monnaie ; il y manquait une pièce
d'un franc et une autre de cinquante centimes. Ce fut
un coup affreux.
« Je tombai sur un fauteuil en sanglotant. Sans
doute, pour les enfants, ce qui est à leurs parents
leur semble encore à eux. Ils se disent peut-être
qu'ils ne nous dérobent que leur propre bien. Sa
faute n'est, je veux le croire, qu'une ignorance, une
erreur de conscience ; mais peut-être aussi est-ce le
germe d'une maladie morale incurable. Les malhon-
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. ^^"^
nêtes gens commencent ainsi. Cette perversité précoce
éclate parfois chez les enfants des plus honnêtes
parents. Le fils d'un de nos plus chers amis fut
chassé, à seize ans, de son collège, pour avoir volé
à un de ses camarades une pièce de cinq francs. Si
un pareil malheur nous fût arrivé, je ne sais pas ce
que mon mari serait devenu. Je frémis de penser à
ce qu'il ferait s'il apprenait seulement le larcin de son
fils ! Quel parti vais-je prendre? comment couper
dans sa racine, comment étouffer dans son germe
ce vice naissant? En fait de guérisons morales,, je
ne crois qu'à celles où l'on est soi-même le guéris-
seur. Je ne crois aux plantes vénéneuses bien mortes
que quand on se les arrache soi-même du cœur avec
indignation et furie. Voilà ce que je cherche! Une
épreuve, une épreuve décisive, radicale, qui m'ouvre
son âme et la lui ouvre à lui-même ! Il faut que je
sache ce qui s'y passe, ce qui s'y cache! Il faut
que je sache ce qu'elle est, ce qu'elle peut, cette
bête hideuse tapie dans le for intérieur de mon en-
fant. Si vous trouvez quelque moyen , écrivez-le-moi;
si j*en trouve un, je vous l'écrirai. »
15 juillets 876.
« J'ai trouvé. Demain je fais la tentative. Ce que
j'essaye est bien grave; mais je verrai clair enfin.
Je tremble comme à la veille d'une opération d'où
doit sortir l'arrêt du médecin , qui vous dit : « Votre
fils est perdu !» ou : « Votre fils peut être sauvé! »
::^6 NOS FILLES ET NOS FILS.
Deux jours après.
« Voîcî ce qui s'est passé. Nous étions réunis
fous trois dans le salon, mon mari, mon fils et moi.
L'enfant écrivait un devoir. Alors, d'une voix un
peu émue, que je tâchais pourtant de rendre calme :
« Mon ami, dis-je à mon mari, j'ai une nouvelle
fâcheuse à vous apprendre. — Laquelle? — Vous
avez comme moi de l'affection pour notre petit
domestique, Joseph? — Je le crois bien, je l'ai vu
naître; je l'ai retenu à sa mère il y a treize ans,
quand elle le nourrissait encore, pour l'attacher à
notre service ; il est fils de braves gens! Je l'aime
beaucoup. Que lui arrive-t-il donc? — Vos éloges
rendent ma réponse plus difficile'. — Parlez. —
Eh bien , ami, je crains que Joseph ne soit pas hon-
nête. — Pas honnête, Joseph! pas probe! C'est
impossible ! — Si je vous disais que je suis à peu
près sûre... plus qu'à peu près... qu'il a volé! —
Volé! s'écria mon mari, volé! Joseph! Quand? à
qui? quoi! Quelles preuves en avez -vous? — Une
preuve irrécusable! c'est à moi qu'il a volé! —
A vous! après tout ce que nous avons fait pour
lui! quand nous l'avons élevé comme notre enfant!
Mais ce serait aussi abominable... que si notre
fils!... Comment vous en êtes-vous aperçue? »
« Je restai un moment sans répondre et suivant
mon fils de l'œil.
M II était devenu un peu pâle au commencement
de l'entretien, et, quoique toujours penché sur son
papier, sa plume s'était arrêtée ; il écoutait.
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 237
« Je repris donc lentement : Il y a quelques
jours, j'avais oublié mon porte-monnaie , là, sur
cette table à ouvrage.
(Un léger tremblement saisit mon fils.)
« Je savais le compte exact de mes pièces de mon-
naie...
(Chacune de mes paroles augmentait le trem-
blement de mon fils.)
(( Je descendis au jardin, laissant Joseph ici à
côté, dans la bibliothèque qu'il nettoyait, et où je
l'entendais aller et venir. Personne que lui dans
ces deux pièces. Au bout de quelques instants de
promenade, je reviens brusquement, et j'entends
des pas qui semblaient se précipiter au dehors.
J'entre dans la bibliothèque, Joseph n'y était
plus. Je cours à ma bourse, il y manquait deux
pièces d'argent.
(JMon fils devenait livide.)
« Le vol est donc évident. Maintenant, mon ami,
que faut-il faire? »
« Mon mari gardait le silence. Il semblait pro-
fondément ému. Sa figure, d'ordinaire si calme,
trahissait un trouble extraordinaire. Il répondit
enfin, d'une voix très-altérée :
« 11 n'y a qu'une chose à faire... tout dire aux
parents. Pauvres gens! quel coup! Des cœurs si
honnêtes! Que va devenir le père? Je me figure ce
que j'éprouverais si j'apprenais que mon fils!...»
« Ici il s'arrêta, ses larmes contenues lui cou-
paient la voix.
« Je regardai mon fils : ses lèvres se choquaient
l'une contre l'autre.
« Mais que direz- vous aux pai'cnls, mon ami? —
14.
238 NOS FILLES ET NOS FILS.
Tout! — Est-ce que vous chasserez Joseph? — Si
je le chasserai! s'écria-t-il. Je ne pourrais plus le
voir! Les fripons me font horreur! »
« Je fus elfrayée de la figure décomposée de mon
fils. Nous, mères, nous sommes bien vite au bout
de notre inflexibilité; et je repris doucement :
« Calmez-vous, mon ami! Pensez que Joseph n'a que
treize ans. Il est encore possible de le corriger. IJ
y a bien de l'inconscience dans les fautes de cer-
tains enfants. Ils font souvent le mal, parce qu'ils
ne se doutent pas que ce soit le mal !
(Je parlais pour mon fils, pour le réconcilier
un peu avec lui-même.)
« Ne vaudrait-il pas mieux tâcher de s'adresser
à la conscience de cet enfant, lui faire sentir à
lui-même sa faute? — Un coup violent, répondit
mon mari, la lui fera seul sentir. Ce qu'il a fait est
injustifiable. Je vous promets d'arrêter la colère du
père. Tel que je le connais, elle pourrait être terrible.
Mais, s'il me demande un conseil, je le lui donnerai
sans hésiter. — Que lui conseillerez-vous donc?
— De mettre pour trois mois son fils dans une maison
de correction. — En prison ! m'écriai-je avec effroi,
car ma pensée n'avait pas été jusque-là.
(Mon fils était blême de terreur.)
« En prison! si jeune encore! presque enfant!
Son chagrin sera du désespoir ! — Tant mieux ! la
leçon sera plus forte. D'ailleurs il l'a méritée! Gom-
ment! nous voyons tous les jours de pauvres petits
malheureux expier par la détention des larcins
qu'excusent la faim, l'ignorance, l'abandon, et nous
épargnerions, nous, cette peine à des enfants qui
volent par vice!,.»
LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 239
« Je tressaillis à ce mot de vice.
« Oui, par vice! puisqu'ils étaient mis à l'abri de
la tentation par le bien-être et avertis du mal par
l'éducation. S'il y a un moyen de sauver Joseph,
c'est celui-là! Il n'est peut-être pas incorrigible,
mais un châtiment terrible peut seul le corriger! Il
faut, avant que nous le rendions à la société, qu'il
ait appris par la souffrance, par l'humiliation, ce
qu'est cette grande vertu de la probité, qui est le
fondement de l'état social même, puisque sans elle
il n'y a dans le monde que mensonge, iniquité,
spoliation et haine. Je vais écrire au père de Jo-
seph. »
« Mon mari, à ce mot, se leva et se dirigea vers
son cabinet ; mais mon fils, mû comme par un res-
sort, s'était levé en même temps, et, courant à
son père, il se jeta par terre. Il semblait qu'il voulût
se mettre sous ses pieds, et il criait, avec un mé-
lange effrayant de sanglots et de larmes : « Je ne
veux pas! ïu n'iras pas! tu n'écriras pas! Joseph
est innocent! C'est moi! c'est moi qui suis le
coupable ! — Toi ! s'écria mon mari en le rele-
vant violemment. — Oui! moi! dit l'enfant, dont la
terreur avait disparu devant le sentiment du danger
de son camarade. Oui! moi! c'est moi qui ai pris
l'argent de maman ! C'est moi qu'il faut envoyer en
prison! Je veux que tu m'y envoies! Tu as raison!
Punis-moi! punis-moi! »
« Et sa voix s'éteignit dans les larmes.
« Mon mari était tombé sur un fauteuil, anéanti.
J'en profitai pour relever l'enfant, le prendre dans
mes bras, l'emmener dans la pièce voisine, en lui
disant : « Reste là, » Puis je revins à mon mari.
240 NOS FILLES ET NOS FILS.
« Il VOUS a dit vrai ! il est coupable ! Je le savais !
J'ai cru, comme vous, qu'une leçon terrible était
nécessaire! J'ai tenté l'épreuve. Si cruelle qu'elle
ait été, je m'en applaudis. Son aveu, et surtout la
manière dont il a fait cet aveu, effacent un peu sa
faute à mes yeux. La faute était d'un enfant ,
l'aveu est d'un homme. Le fond même de son
âme s'y est montré, et cette âme n'est pas basse.
Calmez votre chagrin, mon ami; nous avons écrasé
la tête du serpent. Votre fils sera digne de vous ! »
« Mon mari n'avait pas la force de me répondre ;
il se leva pourtant, il me suivit, et nous entrâmes
dans, le petit salon où j'avais caché l'enfant. Il n'y
était plus. Étonnée, presque inquiète, je m'élance
vers la fenêtre... et qu'est-ce que je vois? Mon fils,
courant après Joseph qui était au bas du perron, se
jetant à son cou, et lui donnant une petite montre
qu'il s'était achetée avec ses étrennes. Joseph
se débattait, refusant la montre. « Prends-la,
Joseph ! prends-la ! lui disait mon fils, je t'en sup-
plie! »
« Sa pensée, que je devinai, m'émut profon-
dément. Ce besoin de réparer, de compenser le tort
qu'il avait non pas causé, mais failli causer à son
camarade; cette idée de le dédommager du soupçon
injuste qu'il avait fait planer sur lui, me parut d'un
cœur trop délicat pour être malhonnête. Me retour-
nant donc vers mon mari, je lui dis : « Êtes-vous
rassuré? — Une blessure si cruelle ne se guérit
pas si vite, me répondit-il. Je suis touché, mais
rion consolé. »
« A ce moment entrèrent Joseph et mon fils. « Mon-
sieur, dit Joseph, voilà une montre que M. Maxime
LA PnOBlTI- DANS L'ENFANCE. 241
veut absolument me faire prendre; mais je ne
veux pas. lî ne peut pas me la donner, n'est-ce
pas, monsieur? »
« Mon mari resta un moment comme interdit :
des larmes roulaient dans ses yeux. « C'est très-
bien, ce que vous faites-la, Joseph, dit-il au petit
domestique; né pas s'approprier ce qui ne vous
appartient pas , c'est de la probité ; refuser ce
qu'on croit ne pas devoir accepter, c'est mieux
encore, c'est de la délicatesse. Vous donnez là à
mon fils une double leçon, dont il profitera, j'espère.
Prenez cette montre, je vous y autorise. Allez !
mon enfant. »
« Joseph sortit aussi confus qu'heureux. Mon
mari alla à son fils et lui dit : « Je te promets d'ou-
blier ce qui s'est passé, mais à une condition,
c'est que tu te le rappelleras toujours ! »
LA FRANCE
A M. Mignet.
Selon moi, on n'entretient pas assez les enfants
(!e grandes choses. Le mot de Patrie n'a pas assez
de place dans leur éducation. Sans doute Corneille
n'est pas leur auteur, et qui voudrait ne les nourrir
que des sentiments sublimes (ï Horace ou de Cinna,
courrait risque de les rebuter sans les instruire;
mais, quand les événements parlent le langage
242 NOS FILLES ET NOS FILS.
de Corneille , quand quelque circonstance présente
fait tout à coup éclater sous nos yeux les grandes
leçons des poèmes tragiques, il est bon alors de
prendre l'enfant par la main et de le plonger dans
ces beaux ou terribles spectacles. Ne vous croyez
pas obligé de les amoindrir pour les faire descendre
jusqu'à lui; il saura bien monter jusqu'à eux, porté
par l'émotion de tous ! C'est donc sous le coup de
nos récentes calamités (les inondations de 1875)
que je viens, sans crainte et sans préambule, parler
aux jeunes lecteurs du Magasin, non pas de leurs
plaisirs, ni de leurs études, ni de joies, ni même
de leurs devoirs de famille, mais de nos malheurs
publics ; et m'adressant à eux comme à des
hommes, je leur dis : « Encore un coup sur la
France ! encore un fléau ! encore un désastre ! Dieu
n'est-il donc pas lassé de nous punir? et si grandes
qu'aient été nos fautes, ne les avons-nous pas assez
expiées? Depuis cinq ans, quelle calamité nous a
été épargnée? Après la guerre étrangère, la guerre
civile ! après les massacres sur le champ de bataille,
les assassinats dans les cités ! après le bombar-
dement, l'incendie! après l'incendie, les inonda-
tions ! après la rançon de l'ennemi, la rançon des
éléments! Depuis cinq ans, la maternelle nature
elle-même semble s'être faite marâtre pour nous ac-
cabler. C'est elle qui, pendant la guerre, pendant le
siège de Paris, a tourné contre nous tour à tour la
neige, la glace, le dégel, la pluie, la crue des fleuves,
et voilà aujourd'hui qu'elle se déchaîne sous une
forme nouvelle pour nous frapper encore ! Comme si
elle s'irritait qu'une seule partie de notre cher pays
échappât à la vengeance céleste, la voilà qui se pré-
LA FRANCE. 243
cîpite h. la ruine des contrées que la guerre avait
épargnées! Que dis-je? par un raffinement de
cruauté, elle choisit la plus magnifique année d'a-
bondance; et jalouse, ce semble, de ses présents
mêmes, des récoltes dont elle faisait déjà épanouir la
promesse dans nos plaines, elle saccage tout en un
jour ! Elle ajoute au désespoir de la ruine la douleur
de l'espérance trompée; si bien que cette nation,
jadis l'objet de la crainte, de l'envie, et, ce qui vaut
mieux, de l'admiration, de la sympathie générale j
est devenue un sujet de pitié !
Certes, voilà de quoi désespérer tout ce qui porte
le nom de Français !
Pourquoi donc, après cette sombre énumération,
ne suis-je pas triste jusqu'à la mort?
Pourquoi mon âme rapporte-t-elle du fond de cet
abîme où elle vient de se plonger, je ne sais quelle
consolation, quelle espérance, quel orgueil?
C'est que, tout en regardant le calvaire, je regarde
aussi la victime; c'est qu'en comptant ses blessures,
je considère la façon dont elle les a supportées et
les supporte encore ; c'est que je la vois se relever
sous chacun des coups qui la frappent, grandir à
chacune des épreuves qui l'exercent, et faire de
chaque étape dans la voie douloureuse un pas de
plus vers le but final, la résurrection ! Pour tout
observateur attentif, il n'y a pas, depuis cinq ans,
un seul de nos malheurs, une seule de nos tra-
verses dont nous n'ayons tiré quelque profit moral.
La nation, mise ainsi à l'école de l'humiliation,
de la privation, ajoutons encore, de la dissension,
est devenue peu à peu plus patiente, plus ferme,
plus sensée, plus clairvoyante. Au milieu de toutes
2-1^ i>US FILLES ET NOS FILS.
les agitations qui la pouvaient troubler, la masse
laborieuse a démêlé instinctivement le but où elle
devait tendre, et y a marché progressivement, mais
sûrement. Quelle ardeur à réparer les ruines ! que
d'efforts de travail et d'économie! Nous avons vu
peu à peu les plus impatients se calmer, les plus
effervescents s'assagir, tous enfin mettre au pre-
mier rang ces qualités moyennes et jadis dédaignées,
la modération, la résignation, le bon sens, jus-
qu'au jour où, ce grand désastre des inondations
éclatant tout à coup, éclatèrent de nouveau en
même temps les anciennes vertus nationales : l'élan,
le dévouement, la générosité, l'héroïsme ! N'y a-
t-il pas dans ce double réveil un bien bon motif
d'espérance , et n'est-ce pas à ce signe que se
reconnaissent les peuples qui se régénèrent ? Certes,
nos chères contrées du Midi nous offient en ce mo-
ment le plus douloureux des spectacles ; mais quel
admirable spectacle aussi, que tant de prodiges de
charité et de vaillance ! Sur quel champ de bataille
la France, aux temps de sa gloire, a-t-elle déployé
plus d'énergie qu'au milieu de ces villes écroulées,
de ces champs dévastés, de ces populations éper-
dues, de ces ondes charriant ensemble des cadavres
et des débris! Dans cette ruine de la France, l'âme
de la France s'est réveillée ! A peine le cri de détresse
est-il parti de Toulouse qu'il a retenti au cœur de
toutes les autres cités! Toutes se sont senties
sœurs ! L'Alsace et la Lorraine, si cruellement retran-
chées de notre patrie, se sont de nouveau proclamées
françaises par leur générosité envers la France!
De toutes parts, de tous les coins de l'Europe comme
de tous les coins de notre pays, sympathie! dons!
VI
LA MÊIŒ ALORS S'aSSILD PRÈS Dli LUI. (l'îlgO 2^9.
LA FRANGE. 945
secours! De toutes parts, liens resserrés! solidité
raffermie! haines éteintes! Plus de divisions de
partis! de classes! En face de telles calamités, ces
trente millions d'honmies n'ont plus qu'un cœur,
ce cœur n'a plus qu'une pensée, la France ! qu'une
passion, le salut de la France ! qu'un but, la gloire
de la France ! Eh bien ! je ne puis croire que de tels
élans ne laissent pas plus de traces qu'un sillon
d'éclair, et qu'il n'y ait pas là comme un prélude de
concorde générale. Malheurs et vertus, tout nous y
pousse. Ne semble-t-il pas que ce nouveau et ter-
rible fléau, en visitant les contrées épargnées parla
guerre, ait eu pour objet de nous courber tous sous
le même niveau de douleurs, afin qu'ayant tous souf-
fert patriotiquement ensemble, nous comprenions
qu'il y a quelque chose à qui nous devons sacrifier
nos ressentiments, nos espérances, nos opinions, et
que ce quelque chose est ce que les anciens nom-
maient du beau nom de res publica^ la chose pu-
blique, et que nous nommerons, nous, la Patrie.
UNE MÈRE PERSÉVÉRANTE
A M^ /. Reynaud.
J'ai vu cet automne une mère dont j'ai besoin
de vous parler.
Cette môre a deux fils , sé|)arés l'un de l'autre
par une différence d'âge de trois ans. Il est difficile
146 NOS riLLEd ET NOS f ILÔ.
de se figurer deux plus mauvais écoliers. L'aîné a
mis cinq ans à apprendre à lire, le cadet quatre.
Tous deux semblent être nés sans mémoire, sans
attention, sans faculté de compréhension. Leur inca-
pacité était différente dans son principe. L'intelli-
gence de l'aîné ressemblait à une maison où rien ne
peut entrer; celle du cadet à une maison où rien
ne peut rester. Figurez-vous un logis où il n'y aurait
ni portes, ni fenêtres, et sur les murs duquel vien-
draient se heurter sans y pouvoir pénétrer jamais,
tous les oiseaux du ciel : voilà l'image du cerveau de
l'aîné. Représentez-vous au contraire une hutte ou-
verte à tous les vents, n'ayant ni toiture, ni clôture,
et où tout ce qui vole, oiseaux, insectes, abeilles,
moucherons, entre, sort, passe, tourbillonne sans
s'arrêter une seconde : voilà l'image du cerveau du
cadet. Les idées venaient se briser contre la tête de
l'un, et ne voulaient pas faire leur nid dans la tête de
l'autre. Après la lecture, vinrent l'écriture, l'ortho-
graphe, le calcul, les éléments de la langue latine.
Même lenteur pour apprendre, même impuissance
pour retenir. Heureusement pour eux, ils avaient
pour mère une femme de tête et de cœur, et qui, en
bonne chrétienne, se rappelant que l'espérance est
une vertu théologale, ne se permit pas de déses-
pérer de ses fils. « Ce sont de déplorables écoliers,
disait-elle, qui le sait mieux que moi? Dès qu'on les
fait asseoir devant une table avec un livre sous leurs
yeux, la figure de l'aîné se contracte, ses sourcils se
froncent, ses lèvres se serrent, le voilà muet comme
une souche et immobile comme \me borne; tandis
que l'autre s'évapore , se volatilise ! . . . Mais ôtez-les
de la classe, rendez-les à la vie ordinaire, à la vie d^a
LNE MËRE PERSÉVÉRANTS. Ul
famille, au jeu, vous retrouvez en eux des enfants
assez bien doués et assez observateurs. Ce qui leur
manque, ce n'est donc pas l'intelligence, c'est l'in-
telligence scolaire. 11 ne faut que tourner du côté de
l'étude les dispositions qu'ils montrent pour le reste.
11 ne s'agit que de faire jaillir ce qui est enfoui chez
l'un, et de condenser ce qui est vaporisé chez l'autre,
c'est-à-dire persévérer et attendre! J'attendrai et je
persévérerai. Les puits artésiens ne sont pas inven-
tés pour rien; ils nous apprennent qu'il y a des
enfants dont les facultés sont à fleur de terre , tandis
qu'il y en a d'autres chez qui il faut fouiller comme
à Grenelle, à treize cents mètres, pour faire jaillir la
source. Eh bien, je vais continuer à perforer la
caboche de mon aîné, et quant à l'autre, je me rap-
pellerai mon métier de jeune fille, je courrai après
mon papillon, jusqu'à ce que je l'attrape! »
Ainsi fit-elle, la tendre et vaillante femme, et pen-
dant plusieurs années, elle servit d'institutrice et de
répétitrice à ses deux garçons, leur faisant redire
vingt fois la même leçon, leur apprenant pendant
plusieurs mois de suite le môme fait d'histoire, la
même règle de grammaire, et répétant à ceux qui la
plaignaient ou l'admiraient : « Je ne fais que mon
devoir. Ce n'est pas leur faute à ces pauvres petits
s'ils sont ainsi; c'est moi qui les ai mis au monde
comme cela; c'est à moi de corriger mon œuvre. »
Tant de soins eurent leur digne loyer.
L'aîné se réveilla le premier, et le moment de son
réveil fut Tépoque de sa première communion. Ces
habitudes d'examen intérieur, de bonnes résolutions,
d'eflorts pour s'améliorer, profitèrent à l'intelligence,
couune au caractère et au cœur ; l'enfant s'accou-
248 NOS FILLES ET NOS FILS
tuma à vouloir, et s*associa pour ainsi dire à sa mère
afin de percer l'enveloppe qui lui cachait, à lui aussi,
ses propres facultés. Une fois que l'ouverture faite
eut permis de voir clair dans ce cerveau et de passer
en revue ce qu'il renfermait, on y trouva un esprit
assez solide, une puissance d'attention assez rare,,
et une grande ténacité dans l'effort. La compréhen-
sion ne se distingua pas d'abord par une grande
vivacité; mais, quand on lui laissait le temps, elle
arrivait au but sans trop dévier. Chose étrange ! la
mémoire elle-même s'éveilla, toujours un peu lente,
mais sûre. Enfin, avec l'adolescence, les facultés
d'imagination apparurent à leur tour et se révé-
lèrent avec une certaine ardeur, confuse mais intense,
que j'appellerai un feu sombre.
Que sera ce jeune homme quand il deviendra
homme? S'élèvera- 1- il au-dessus des régions
moyennes? Nul ne peut le dire. Mais ce qu'on peut
affirmer dès aujourd'hui, c'est qu'il aura une tête
bien faite, un esprit sensé, une intelligence capable
de se proposer un but et de l'atteindre. Enfin, ce sea
un homme. A qui le devra-t-il? A sa mère. Elle
l'aura créé deux fois.
La besogne n'est pas aussi avancée avec l'autre.
D'abord il est encore bien jeune, douze ans à peine.
Pourtant le progrès a commencé. Il sent son infir-
mité et voudrait la combattre. Je l'ai entendu une
fois s'écrier du haut de l'escalier, d'une voix déses-
pérée : « Maman ! maman ! viens ! » La mère y court.
« Que veux-tu? — Viens m'empêcher de perdre mon
temps! » lui dit-il avec un déluge de larmes... car il
appartient à la tribu des pathétiques. « Ce n'est pas
ma faute! » et il sanglotait tout en parlant. « Je
UNB MÈRE PERSÉVÉRAMTE. 249
cherche Venatio dans le Dictionnaire, je trouve
Chasse, et alors, au lieu de penser à ma version,
je pense à lâchasse. » La mère alors s'assied auprès
de lui, lui met son papier bien droit sur son pupitre,
l'empêche de lever la tête, de manger sa plume, de
donner des coups de pied à la table , de se dres-
ser tout debout sur sa chaise, contraint enfin son
corps à l'immobilité, parce que c'est toujours son
corps qui, en remuant, entraîne son esprit, le con-
damne au tête-à-tête, au vis-à-vis avec son cahier, et,
après tous ces préliminaires, l'amène quelquefois à
produire cinq ou six phrases qui se suivent.
Je l'ai vue pourtant l'autre jour redescendre déso-
lée de la classe d'étude. « Il est stupide! me dit-elle.
C'est fini! Il est stupide! Je viens d'assister à sa
leçon de grammaire latine! Une phrase que son
maître lui a expliquée hier, une règle qu'il a apprise
vingt fois, il ne la sait plus! Il ne la comprend plus!
Il nous regardait comme si on lui parlait hébreu!...
Et pourtant, reprenait-elle tout à coup avec énergie,
non ! non ! il est impossible qu'il n'y ait pas quelque
chose dans ce follet-là! Son impuissance d'ap-
prendre n'est pas seulement de l'ineptie. L'imagi-
nation y a sa part. Il ne comprend pas son Epitome,
parce qu'il pense à tout, excepté à VEpitome. Les
oiseaux, le jardin , la rivière, la natation, les ani-
maux de la basse-cour, tout cela fait trop de bruit
dans sa cervelle pour qu'il puisse entendre la voix
calme de l'étude! mais il l'entendra. Je ne crois pas
que jamais j'en puisse faire ni un homme d'affaires,
ni un négociant; mais il y a une goutte de lumière
sur ce front! 11 est hardi, ouvert, sensible, aventu-
reux de caractère; il plaît à tout le monde: il faut
250 NOS FILLES ET NOS FILS,
donc qu'il ne soit pas Têtre borné et bouché qu'il
paraît à Tétude! Tenez, mon ami, ajouta-t-elle en
s'animant, il faut que je vous fasse part d'un fait
très singulier que j'ai remarqué chez les enfants!
Leur figure a souvent de Tesprit avant eux. Je n'ai
pas entendu sortir de la bouche de mon fils un seul
mot qui valût d'être remarqué ; mais à défaut de ses
paroles, ses yeux sont spirituels. — C'est vrai,
repris-je avec conviction. — Eh bien, s'écria-t-elle
avec joie, il y a là un signe qui ne trompe pas. C'est
comme une bouteille sur laquelle l'étiquette se trouve
placée avant que le vin soit dedans ; mais le vin vient
toujours après. J'ai un autre motif d'espérance. J'ai
entendu l'autre jour ce méchant garnement lire à sa
sœur une fable de La Fontaine. Je suis restée stupé-
faite de la justesse, de la finesse, de la force de ses
intonations. Lire ainsi , c'est comprendre , c'est
presque commenter; car, qu'est-ce que les inflexions,
sinon l'écho, je dirais presque le portrait de nos sen-
sations, de nos sentiments, de nos jugements? Peut-
être il en est de la voix de ce garçon comme de sa
figure ; elle en dit plus qu'il ne s'en rend compte.
Les effets qu'il produit sont plus instinctifs que rai-
sonnés, n'importe! L'instinct d'aujourd'hui sera de
la raison demain. Voilà ce que je me dis pour rele-
ver mon courage maternel. Ai-je tort? — Si peu tort,
ma chère amie, lui répondis-je en lui prenant les
mains, que j'écrirai ce que vous venez de me dire,
et que je l'imprimerai, pour que les mères apprennent
de vous que la première vertu des parents qui élèvent
leurs enfants, c'est de se redire sans cesse le mot
de saint Paul : Sperare contra spemL,. Espérer
contre l'espérance. »>
LES KNFANT8 ET LES DOMESTIQUES. <?5l
LES ENFANTS
ET LES DOMESTIQUES
A M, Cuvillier^Fleury.
Voilà une question bien complexe. Elle a des
aspects bien divers. Elle n*est plus aujourd'hui ce
qu'elle était il y a cent ans. Elle n'est pas en pro-
vince ce qu'elle est à Paris. L'âge des enfants, leur
sexe, la position des parents, leur fortune, leur
caractère, sont autant de circonstances qui la modi-
fient. Selon qu'on habite dans un hôtel ou qu'on loge
à un troisième étage, qu'on a dix serviteurs ou qu'on
en a deux, les relations des enfants avec les domes-
tiques changent et doivent changer. Le nom même
de domestiques (domestici) convient-il encore aux
serviteurs d'aujourd'hui? Font-ils encore partie de
la domus? On le voit, notre question embrasse
beaucoup de questions. Je n'ai pas la prétention de
la traiter tout entière. J'en prendrai un seul côté,
le côté présent. Je l'examinerai dans une seule classe,
la bourgeoisie. Je ne considérerai qu'une moitié des
enfants, les filles. Je tâcherai enfin de résumer les
Idées générales qui naissent du sujet dans un fait
particulier, et ce fait, je l'emprunterai au journal
d'une mère.
15.
NOS FILLES ET NOS FILS.
FRAGMENTS DU JOURNAL d'uNE MÈRE.
40 mars 4869.
Hier ma fille arriva chez moi tout en pleurs. Son
petit cœur de neuf ans était gonflé de sanglots.
« Qu'as-tu, mon enfant, au nom du ciel, qu'as-tu? »
Là-dessus, récit entrecoupé de larmes. Depuis près
de deux ans, j'ai pris à mon service une femme de
chambre appelée JuHe, qui me satisfait complète-
ment. Intelligente, propre, courageuse, active, son
mari, en mourant, lui a laissé tout le soin d'une
petite fille, un peu plus jeune que la mienne, et
qu'elle a placée chez sa mère à la campagne. L'en-
fant est tombée malade d'une fièvre muqueuse. On
l'a écrit ce matin à Julie ; de là sa douleur, et de
là aussi le chagrin de ma fille. Elle a vu sa bonne
pleurer, elle a pleuré comme elle ; elle a entendu sa
bonne se désespérer, et elle s'est désespérée autant
qu'elle! Enfin, sa bonne s'est écriée avec sanglots:
« Et penser que je ne suis qu'à dix heures de mon
enfant et que je ne peux pas aller la rejoindre !
qu'elle souffre et que je ne peux pas la soigner!
qu'elle va peut-être mourir et que je ne lui dirai pas
adieu. » Là-dessus, ma chère petite Madeleine, tout
en courant, est arrivée à moi. « Laisse-la partir!
laisse-la partir!... Elle ne demande que quatre
jours! le temps de la voir... de l'embrasser... —
Oui, ma petite fille! oui! Je lui donne huit jours,
dix s'il le faut, va le lui annoncer! » Madeleine
partit toute joyeuse, et revint au bout d'un instant,
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 253
toute triste. — Julie te remercie bien, maman! mais
elle ne peut pas s'en aller. Le voyage, aller et
retour, lui coûterait quatre-vingts francs, et quatre-
vingts francs, c'est trop pour elle ; elle ne les a pas. »
Ma fille , fort contristée, se remit sur son petit ta-
bouret à mes pieds, et reprit sa couture; moi, je
repris ma tapisserie, et tout en travaillant, j'entrai
dans mille réflexions sur le sort des domestiques ;
puis mon aiguille commença à prendre le train de ma
pensée, c'est-à-dire à aller très vite et fiévreuse-
ment. Ainsi en arrive-t-il souvent; quand un homme
marche à grands pas dans la rue, ce ne sont pas
toujours ses jambes qui courent, c'est sa tête.
Je réfléchissais donc combien ce nom de mère,
si cher pour nous, est douloureux pour les femmes en
service. Tout pour elles est privations, sacrifices,
peines dans la maternité. A peine l'enfant regardé,
embrassé, sans avoir pu lui donner une goutte de
leur lait, car cette sainte communion de l'enfant
avec la mère leur est défendue, elles remettent le
pauvre petit aux mains d'une étrangère qu'elles
n'ont peut-être vue qu'une fois, dont elles ne con-
naissent ni le caractère, ni le cœur, et qui l'empor-
tera au loin, le plus loin possible, pour que cela
coûte moins cher, et voilà que commencent les
angoisses de la séparation. Premier objet de ter-
reur! l'enfant supportera-t-il ce voyage? Un redou-
blement de froid suffirait pour le tuer. 11 arrive,
il est installé... où? comment? Elle ne peut pas
même le suivre par la pensée dans ce lieu inconnu
où il vit, et bientôt, pour tout lien entre lui et elle, de
temps en temps, une lettre, qui se résume en une
demande. « Je dirai à madame que je n'ai plus de
254 NOS FILLE» ET NOS FILS.
Bucre. Madame veut-elle m'envoyer du savon, du
linge, des habillements? » La confection de ces petits
habillements est la seule joie de la mère. On la voit le
dimanche, ou le soir, après son travail fini, pen-
chée jusqu'à minuit sur un petit jupon de futaine,
sur quelques débris de la garde-robe de ses maî-
tres qu'elle rajuste, qu'elle répare, et qu'elle envoie
là-bas, non sans les avoir baisés plus d'une fois,
comme s'ils devaient porter ses baisers à l'absent.
Parfois, grand événement, quelque photographe
ambulant a passé dans le village, et elle reçoit
au jour de l'an, le portrait de celui... qu'elle ne
reconnaît pas... à peine l'a-t-elle entrevu! et il est
si changé depuis ce temps-là! Rien de plus doux,
pour nous, mères riches, que d'assister à toutes les
métamorphoses de visage, à toutes les conquêtes
d'intelligence, à toute l'éclosion physique et morale
de nos enfants : les yeux qui s'ouvrent, le regard
qui naît, la bouche qui sourit, les cheveux qui
poussent, les dents qui pointent, la langue qui
bégaye, sont autant de sujets de joie et d'espé-
rance. Eh bien, ces bonheurs, qui sont de simples
bonheurs naturels, qui devraient être le lot de
toutes les mères, la femme en service les ignore.
L'enfant, au sortir de nourrice, ne revient pas chez
elle... Elle n'a pas de chez elle. Il lui faut trouver,
comme Julie, quelque parente retirée à la campa-
gne, en province, qui élève l'enfant à sa place. Elle
ne peut ni surveiller sa santé, ni combattre ses
défauts... ni se faire aimer de lui, et enfin!... si
comme Julie... elle apprend qu'il est malade, mou-
rant... elle ne peut pas... Oh! je n'y tiens plus!
ce serait trop cruel! quatre-vingts francs sont
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. «65
quelque chose dans mon budget de toilette; et puis,
il faut bien l'avouer, je me rêvais, pour l'anniver-
saire de mes trente ans, un joli chapeau... que je
comptais charger de défendre ma figure! Bast! un
joli chapeau de moins... une petite bonne action
de plus... j'y gagne! Et, me levant vivement, je
cours à mon secrétaire... j'y prends quatre-vingts
francs, et je dis à Madeleine : « Va donner cela à
Julie, et qu'elle parte ! » Le saut de joie de ma
fille, son avalanche de baisers, et les remerciements
de la mère m'ont bien payée de mon sacrifice.
48 mars.
Julie est revenue. Son enfant est sauvée. La
mère est bien heureuse!... Quand je dis bien heu-
reuse... je dis trop. Est-ce un reste d'inquiétude?
est-ce une crainte pour l'avenir? Je ne sais, mais
il reste un nuage sur son front. Qu'a-t-elle?
fSman.
Je sais le mot de l'énigme. Nos enfants sont les
grands intermédiaires entre nos domestiques et
nous. On nous fait dire par eux ce qu'on désire,
pensant que les messagers aideront à la réussite du
message. Us sont très diplomates les domestiques,
et comme les enfants, de leur côté, n'aiment rien
tant que d'être de moitié dans un petit secret, dans
un petit manège, ils jouent le jeu des autres pour
756 NOS FILLES ET NOS FILS.
leur compte, ce qui fait qu'ils le jouent très bien.
Mademoiselle ma fille est donc arrivée hier près de
moi, avec une mine mystérieuse, et de petits mots
adroits jetés comme par hasard dans la conver-
Bation. Oh! Julie l'a bien dressée! J'ai feint de ne
pas comprendre. Renonçant alors au discours par
insinuation, elle en est venue à ce que ces mes-
sieurs appellent l'argument ad hominem et m'a tenu
à peu près ce langage : « Voilà, maman! Ima-
gine-toi que le médecin a dit que la pauvre petite
fille de Julie ne guérirait jamais, si elle restait
là-bas. Il paraît que l'air est très mauvais! qu'il
donne la fièvre!... Enfin, tout le contraire d'ici...
où l'àir est si bon! où l'on se porte si bien! —
Autrement dit, répondis-je en riant, Julie vou-
drait faire venir sa fille ici. — C'est ça, maman!
mais elle ne veut pas le faire sans ta permission,
et elle n'ose pas te la demander. — Et alors, elle
t'a chargée de la commission ! — C'est ça, maman !
— Mais où mettra-t-elle cette enfant? — Elle a trouvé
une petite pension tenue par les sœurs, une très
bonne petite pension, très bon marché, où l'on
apprend très bien, et où l'on est très bon pour les
enfants. — Eh bien, c'est parfait. — Oui! seule-
ment. . . — Ah l il y a un seulement. — Oui ; seule-
ment, on ne peut pas coucher sa fille, et alors... —
Alors Julie ne peut pas la faire venir. — C'est ça,
maman ! Et alors tu comprends comme elle a du
chagrin! — Je le comprends. — Il paraît pourtant
qu'il y aurait un moyen. — Lequel? pourquoi
Julie ne me l'a-t-elle pas dit? — Elle n'ose pas.
— Mais elle te l'a dit à toi. — Oh! oui! — Eh
bien alors, dis-le-moi. — Oh! non! Julie me Ta
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 257
bien défendu! — Pourquoi? — Parce qu'elle a
peur que tu ne veuilles pas. — Parle toujours,
nous verrons après. — Eh bien, voilà! Oh! ce serait
un très bon moyen. La petite Thérèse viendrait
tous les soirs coucher ici. — Ici? — Oui! avec sa
maman! dans le lit de sa maman! Elle n'arrive-
rait que pour se coucher! et elle s'en irait tout de
suite en se levant! cela ne dérangerait personne...
Tu ne t'en apercevrais même pas ! et la pauvre Julie
serait si contente!... Yeux-tu? » Je ne répondis
rien. «Est-ce que tu ne veux pas ?... C'est qu'il
paraît que cette pauvre petite fille... elle mourra...
si elle reste là-bas. Oh! maman!... je t'en prie!...
je t'en prie!... » A ce... je l'en prie!,., si bien
sorti du fond du cœur, je n'eus pas la force de
répondre par un non, et la fille de Julie entrera en
pension chez les sœurs, dans huit jours, et tout le
temps de notre séjour à la campagne, elle couchera
avec sa mère... Oui! mais après? quand nous
retournerons à Paris? comment ferons-nous? Oh!
je m'en fie à Julie pour souffler encore à Madeleine
quelque très bon petit moyen, que Madeleine me
soufflera à son tour, et... et je serais bien étonnée
si je résistais !
15 octobre.
Plus de six mois se sont écoulés depuis ce
jour-là. Les sœurs parlent avec grand éloge de
rintclligence et du caractère de l'enfant. Seule-
ment, les choses n'ont pas tout à fait marché
comme on me l'avait annoncé. La petite Thérèse,
358 NOS FILLES ET NOS FILS.
c'est le nom de Tenfant, ne passe pas tout à fait
inaperçue dans la maison. Elle revient souvent avant
l'heure du coucher, je l'ai trouvée plus d'une fois à
table avec les domestiques ; le dimanche et les jours
de fête, la mère la garde à côté d'elle dans la lin-
gerie, l'emploie à quelques travaux d'aiguille qui
lui sont personnels, l'emmène avec elle à la messe
et aux vêpres ; mes prévisions et nos conventions
sont un peu dépassées... Mais Madeleine aime
tant cet enfant... à cause du bien qu'elle lui a
fait!... La reconnaissance du bienfaiteur est sou-
vent plus sûre que celle de l'obligé! Puis, à cet
âge-là, c'est chose si douce qu'une compagne qui
est une contemporaine. Jouer tout seul, ce n'est
pas jouer, et quand j'entends dans le jardin ces
deux éclats de rire qui se répondent, quand je les
vois toutes deux, adroitement et ardemment atta-
chées toute une journée à la confection de quelque
robe de poupée, ou que ma fille me revient d'une
course dans notre petit bois, le teint empourpré, les
yeux brillants, le visage étincelant de gaieté et de
santé, je me dis que Dieu me récompense en elle
de ce que je fais pour l'autre.
40 juin 4874.
Un lien nouveau s'est formé entre moi et Julie.
Elle m'a montré, à l'époque de la guerre, un
dévouement véritable. A ce moment, l'incrrtitude de
l'avenir, la crainte de la gêne, déterminèrent un cer-
tain nombre de maîtres à congédier une partie de
leurs domestiques. Mon mari garda tous les
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. Î59
nôtres. Jeter sur le pavé, au début d'une telle
crise, des serviteurs fidèles, lui parut comme à
moi une cruauté. Il ne voulut même pas que leurs
gages fussent diminués. « Notre prévoyance, me
dit-il, nous a assuré quelques économies; que
nos domestiques en profitent comme nous! Je
pars pour Paris avec le valet de chambre. Toi, va
en Bretagne avec tes deux enfants et la cuisinière.
Quant à Julie, je la laisserai avec sa fille dans notre
petite maison de campagne pour sauver ce qu'elle
pourra du pillage. » L'intelligence de Julie, sa
présence d'esprit, son courage firent merveilles.
Elle déménagea toute la maison, mit les meubles
en sûreté, installa les troupes de passage dans la
grange, dans les communs, partout où ils ne pou-
vaient pas nuire, et notre village ayant été éva-
cué, elle ramassa les objets usuels auxquels je
tenais le plus, les petits meubles qui étaient pour
moi un souvenir, et vint, à travers mille dangers,
me les apporter en Bretagne. Jamais arrivée ne fut
plus opportune. La cuisinière était hors de service,
par suite d'une chute. Tout le fardeau de la maison
était retombé sur moi ; j'étais à la fois maîtresse,
mère et servante ; j'habillais, je nourrissais, je
soignais tout mon petit monde... Cela ne me déplai-
sait pas. La responsabiHté ne me pesait pas plus
que la fatigue. C'est un bonheur pour nous,
femmes des classes aisées, qui sommes habituées
à voir tout ce qui est autour de nous vivre pour
nous, quand quelque événement public ou privé
nous force à vivre pour les autres, et nous apprend
que le nom de chef de famille n'est pas trop lourd
pour nos forces. Julie ne m'en apporta pas moins
teO NOS FILLES ET NOS FILS.
un réel secours. Ce qui me toucha le plus, ce ne
furent pas seulement ses soins, son activité, ses
ressources, ce fut surtout sa délicatesse et son
cœur. Mon mari m'avait donné comme viatique
la moitié de ses fonds de réserve : Julie se mon-
trait plus économe de mon petit pécule que moi-
même ; elle se refusait presque tout pour moins
dépenser. Nos malheurs pubHcs me déchiraient
l'âme : elle était aussi patriote que moi, et elle
l'était à cause de moi. Que de fois la vis-je entrer
éperdue, hors d'haleine, épuisée par une course à
toute vitesse, pour m'apporter un peu plus tôt une
nouvelle un peu moins mauvaise! Notre logement
se composait de deux petites pièces qui servaient
de chambres à coucher, de salon et de salle à man-
ger. De là un rapprochement matériel de tous les
instants. Plus grand encore était le rapprochement
moral. Nous mettions en commun nos pensées...
comme nos robes; tout cela ne faisait qu'un. Les
malheurs pubHcs sont de grands éducateurs ; ils élè-
vent les âmes qui valent quelque chose et les puri-
fient de leurs petits défauts. Julie n'avait presque
plus rien de ses susceptibilités et de ses irritabi-
lités ordinaires... car il faut bien convenir que je
l'avais reconnue pour irritable et susceptible; occupée
de ma fille comme moi, elle lui parlait le même
langage que moi. Quant aux deux enfants, elles
vivaient comme deux sœurs; ce qui nous était un
sujet d'angoisse leur était un sujet de jeux; elles
jouaient à la guerre. Enfin ces quelques mois
passés dans ce petit port de Bretagne, si près
les uns des autres et si loin de ce que nous
aimions, avaient fait de notre égalité d'existence
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 861
une sorte d'égalité de condition. Revenus après
l'armistice, rentrés dans notre maison de campagne,
cette intimité de passage ne s'effaça qu'à demi
de nos habitudes. Julie continua à intervenir dans
tout ce qui touche Madeleine ; elle se mêle de sa
toilette, de ses plaisirs, elle la gronde même quel-
quefois; je prétends en riant que, depuis notre
séjour dans le Morbihan, Madeleine est devenue
pour elle une sorte de nièce à la mode de Bre-
tagne,
30 juin*
Une visite que j*ai reçue hier de mon amie
Juliette m*a fort troublée. Elle est beaucoup plus
du monde que moi ; mais, au miheu du tourbillon
de la vie élégante, elle a gardé un vif souvenir de
notre affection de jeunesse, et elle vient de temps
en temps jeter, par bouffées, dans le calme de
ma vie, les sailHes de son bon sens mondain
et positif. Je l'appelle, en riant, une évaporée rai-
sonnable. A quoi elle me répond : « Et toi, tu es
une raisonnable romanesque ; ta raison est toujours
dans le sentiment; moi, je suis la femme pratique. »
Elle arrive donc hier , et, avec sa soudaineté
habituelle : « Qu*est donc cette petite fille qui joue
avec Madeleine? — C*est la fille de Julie. —
Qu'est-ce que Julie? — Ma femme de chambre.
— Tu laisses ta fille jouer avec la fille de ta femme de
chambre? — Sans doute. — Tu as tort. — Écoute
d'abord l'histoire, car il y a une histoire... » Et je
lui conte ce qui s'est passé. « Eh bien, sais-tu ce
26Î NOS FILLES ET NOS FILS.
qu'elle prouve, ton histoire? C'est que tu as er
trois fois tort : tort de faire venir cette enfant,
tort de la laisser coucher chez toi, tort d'en faire
la compagne de jeu de ta fille. — Mais songe donc...
— A ton séjour en Bretagne? Oui, c'est une circon-
stance atténuante; mais on n'absout pas les gens
pour les circonstances atténuantes, on abaisse leur
peine, et tout ce que je peux faire pour toi, c'est
de déclarer ta faute explicable, mais c'est une faute.»
A ce moment, les deux petites filles passaient près
de nous. « Prends donc garde, dit Thérèse à
Madeleine. — Ah! bon Dieu! s'écria mon amie,
voilà bien autre chose! Cette petite fille tutoie ta
fille? — Oui. — Et ta fille sans doute?... — Bien
entendu. Quel inconvénient y vois-tu entre deux
enfants de douze ans? — Quel inconvénient? C'est
que cela n'a pas le sens commun. — Mais... —
Ecoute-moi bien : je me crois une bonne femme et
j'espère être une bonne maîtresse. Quand mes
domestiques sont malades, je les soigne; quand
ils sont dans la peine, je les aide; quand ils sont
dans l'embarras, je les conseille; mais de l'inti-
mité entre moi et eux, de la familiarité entre eux et
mes enfants, jamais! jamais! Mes sentiments à leur
égard ressemblent aux figurants dans les tragé-
dies... ce sont des personnages muets! pleins
de sincérité, de cordialité, toujours prêts à agir,
mais ne parlant pas. — Rappelle-toi donc que Julie
m'a rendu un véritable service! — Tant pis, te
voilà à l'état d'obligée vis-à-vis d'elle ! or, nous ne
pouvons plus être les obligés de nos domestiques.
— Julie appartient à la race d'élite des vieux
domestiques. — Oh! les vieux domestiques!
LES BNPANtâ Et LES DOMËSTIQUEft. i63
8*écria mon amie en riant, tu tombes bien ! moi qui
prétends qu'il faudrait les changer tous les six
mois ! — Ah ! par exemple ! — C'est évident !
As-tu remarqué que quand on prend un domes-
tique nouveau, on cherche, pendant le premier mois
quels sont ses défauts, et qu'après on cherche
bien souvent quelles sont ses quahtés? C'est tout
simple ! au début, il cache tout ce qu'il a de mau-
vais et met en montre tout ce qu'il a de bon ;
c'est comme les nouveaux mariés; d'où il suit
qu'une succession de domestiques constituerait une
succession de lunes de miel. — Quelle folle ! —
Du tout! je parle très sérieusement. — Voyons,
peux-tu nier que mille exemples prouvent qu'au-
trefois?... — Autrefois était autrefois; et aujour-
d'hui est aujourd'hui. Autrefois les domestiques
faisaient partie de la famille, ils y naissaient, ils
y mouraient. Aujourd'hui ils ne font que traverser
nos maisons; ce sont des étrangers, des nomades.
Autrefois un serviteur qui se sacrifiait pour son
maître pensait ne faire que son devoir et se trou-
vait payé par son sacrifice même; aujourd'hui...
— Mais c'est aujourd'hui, repris-je vivement, c'est
chaque année qu'une illustre compagnie —
Ah! répliqua Juliette, en m'interrompant, je de-
vine ce que tu vas me citer!... les prix de vertu,
les prix de l'Académie... dont un bon tiers revient
à de vieux serviteurs... mais je ne te parle pas de
ceux qui les obtiennent, je te parle de ceux qui ne
les obtiennent pas!... Et tu conviendras bien que
c'est la majorité. — Sans doute. — Et que, dans
cette majorité, il y a plus d'un dévouement un peu
grognon, un peu acariâtre, voire même un peu
2G4 NOS FILLES ET NOS FILS.
paresseux, ce qui fait que je suis toujours tentée
de leur dire :
Aimez-nous un peu moins! servez-nous on peu plus t
Je t'indigne!... C'est que j'ai eu aussi, moi, une
vieille bonne qui m'affectionnait... Ah !... seule-
ment, son affection avait toujours la quittance à la
main. Rappelle-toi que tu entendras sortir de la
bouche de JuHe... et probablement à propos de sa
fille, la phrase sacramentelle : Après ce que fai fait
pour monsieur et madame ! — Ah ! tais-toi !
m'écriai-je avec vivacité, tu désenchantes tout avec
ton prétendu bon sens. — Ce n'est pas mon bon
sens qui parle, ma chère amie, c'est celui d'un
homme que tu aimes et honores, mon mari ! — Que
t'a-t-il dit? — Un mot qui m'a convaincue et me
sert de règle : « Les filles, autrefois, n'apparte-
naient pas aux mères, m'a-t-il dit, elles apparte-
naient aux nourrices d'abord, puis aux bonnes,
puis aux gouvernantes, puis aux couvents, puis aux
filles suivantes, comme parle Molière. Quelles sont,
en effet, dans ses comédies, les confidentes, les con-
seillères des Marianne et des Isabelle? Les Dorine
et les Lisette. Aujourd'hui, grâce à Dieu, les mères
ont reconquis leurs enfants. Qu'elles les gardent ! »
Voilà ce que m'a dit mon mari, on ne peut pas
mieux dire... Et pour en revenir à toi, parlons
nettement. Ta fille peut- elle rester l'amie de
Thérèse? Non. Thérèse pourra-t-elle toujours
tutoyer Madeleine? Non. Madeleine doit-elle regar-
der toujours Julie comme une sorte de tante? Non.
Tu as donc eu tort d'établir des rapports qui ne
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 26b
peuvent pas durer, et tu seras forcée de briser péni-
blement ce que tu as noué imprudemment. Voilà ma
prédiction ! » Là-dessus, elle partit, me laissant fort
songeuse.
Le lendemain.
Je viens de recevoir la lettre suivante de
Juliette : « Ma chère amie, notre causerie d'hier
demande un post-scriptum et un erratum. Je ne veux
pas que tu m'accuses d'injustice ou de dureté! Com-
prends-moi donc bien. Il y a évidemment, aujour-
d'hui, plus d'une famille où les rapports des
domestiques et des maîtres sont pleins de sympa-
thie de la part des uns, sans cesser d'être ]>leins de
déférence de la part des autres; mais cela tient,
sois-en sûre, à ce que cette sympathie est toujours
accompagnée de réserve. Le mal commence où
commence la familiarité ! Quand les idées de hiérar-
chie étaient implantées dans les mœurs, l'on pou-
vait sans inconvénient se familiariser avec ses
serviteurs, car ils se souvenaient toujours du rang
du maître, même quand celui-ci l'oubliait. Mais
aujourd'hui, avec les idées d'égalité qui courent,
on n'a plus alors pour garant de leur déférence
que leur bon caractère... Or, si je ne me trompe,
ce n'est pas le fait de ta femme de chambre;
penses-y! »
12 août.
Deux petits incidents, arrivés il y a quelques
jours, m'ont donné à réfléchir.
266 NOS FILLES BT NOS FILS.
Une fort aimable femme, qui vient de s'instal-
ler dans noire voisinage, m'a amené ses deux filles.
Cette visite m'a charmée. Ces deux enfants sont bien
élevées; elles ont l'âge de Madeleine, et mon
imagination maternelle rêva aussitôt en elles de
gentilles compagnes pour ma fille. La sympathie,
du reste, s'était déclarée entre elles du premier
coup. Un quart d'heure après l'arrivée, je les
voyais toutes trois rire et jaser sur la petite terrasse.
C'était un dimanche. La fille de Juhe arrive selon
son habitude, traverse le salon, et va se joindre
aii petit groupe. « Quelle est donc cette enfant? »
me demande ma nouvelle voisine. Je le lui dis :
ma réponse amena sur sa figure une expression de
surprise et de mécontentement. Même effet parmi
les trois amies. L'arrivée de Thérèse coupa court
à la gaieté, à l'expansion. Les deux petites étran-
gères semblaient choquées, Madeleine embarrassée,
Thérèse elle-même gênée. La mère, en me quittant,
ne me parla plus du désir de réunir encore nos
enfants. Avait-elle fait le même projet que moi, et
l'intimité de Madeleine et de Thérèse l'en a-t-elle
détournée? Je le crains. Qui a tort, elle ou moi?
Yoilà ma conscience en éveil. Si ce rêve d'intimité
ne se réalise pas, je regretterai beaucoup les filles
pour Madeleine, et la mère pour moi.
Le dimanche suivant, les fêtes de l'Assomption
ramenèrent Thérèse à la maison pour plusieurs
jours. Madeleine commence une partie de crocket
avec elle. Un coup douteux produit une altercation ;
les mots aigres s'échangent, et Thérèse, quia quelque
chose du caractère ardent de sa mère, lance à
Madeleine une repartie qui ressemblait à une mal-
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQtTES. 967
honnêteté. Tort d'enfant, tort que toutes les amies de
cet âge se permettent entre elles, mais qui me cho-
qua singulièrement de la part de Thérèse. Plus j'ou-
blie qu'elle est la fille de ma femme de chambre,
plus elle devrait s'en souvenir; il y a là un manque
de tact qu'on pourrait presque appeler une ingra-
titude. Julie aurait dû lui apprendre que le chan-
gement d'âge doit changer les rapports, et que la
familiarité , naturelle entre toutes petites filles, est
choquante entre filles de quatorze ans. Enfin, faut-il
tout dire? je vois poindre en moi, depuis quelque
temps, un sentiment nouveau et dont je ne puis me
défendre. Je commence à m'impatienter que Thé-
rèse fasse plus de progrès avec les sœurs que
Madeleine avec moi; qu'elle soit plus adroite que
Madeleine, plus vive d'esprit que Madeleine, plus
gracieuse que Madeleine. Mon Dieu !... qu'on pré-
fère à Madeleine... une de ses compagnes... je ne
m'en blesserais en rien... mais que la fille de ma
femme de chambre soit plus jolie que ma fille... cela
m'agace, cela m'irrite... Il me semble qu'elle n'en
a pas le droit, et une petite mésaventure qui m'est
arrivée récemment a très fort mortifié mon amour-
propre maternel. Une dame que je connais à peine,
m'aborde avec les compliments les plus sympathi-
ques, les mieux sentis sur ma fille : « Quelle jolie
taille ! quelle figure spirituelle ! quelle aimable phy-
sionomie! » Je triomphais, quand je m'aperçois
qu'elle s'était trompée; elle avait pris Thérèse pour
Madeleine. Enfin, inconvénient beaucoup plus grave,
Madeleine trouve trop souvent dans Thérèse une
obéissance docile à sa volonté, à ses caprices ; de
là des habitudes de despotisme, d'égolsme qui
16
i68 NOS FILLES ET NOS FILS.
entravent toute bonne éducation... Décidémerii
Juliette pourrait bien avoir eu raison.
13 avril 4871.
La prédiction s'est accomplie. Avant-hier, à
table, une expression plus que vulgaire, presque
grossière, est sortie de la bouche de Madeleine. Mon
mari a bondi sur sa chaise. « Qui t'a appris un mot
pareil? — Je Tai entendu dire à Thérèse, répond
l'enfant tremblante. — C'est bien, laisse-nous. »
Elle sort, nous restons seuls. « Ma chère amie,
me dit mon mari, voilà un mot qui doit vous éclai-
rer. C'est un symptôme. Madeleine n'a répété que
celui-là, mais Thérèse lui en a appris probable-
ment plus d'un autre. J'hésite depuis quelque
temps à vous dire mon sentiment et ma résolution,
mais il ne m'est plus permis d'hésiter. Il faut cou-
per court à la familiarité de Madeleine avec la
fille de Julie. La fréquentation des domestiques
est, en général, sauf quelques rares exceptions,
mauvaise pour nos enfants , surtout pour nos filles.
Elles n'y apprennent pas seulement des paroles
qu'elles doivent ignorer, elles s'y initient à des pen-
sées, à des actions dont la connaissance seule est
déjà un mal. Vous ne vous doutez pas, avec votre
•naturelle élévation de sentiments, de ce qui se
raconte souvent autour d'une table de cuisine. Or,
la fille de Julie, confinant à la fois à la cuisine et
au salon, est comme l'intermédiaire, le fil conduc-
teur qui porte aujourd'hui à l'oreille de Madeleine,
et porterait demain jusqu'à son âme, ce qui pour-
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES
rait la troubler, plus que la troubler ! Il faut éloi-
gner la fille de Julie. Mettez dans cette séparation
toute mesure, tout adoucissement, mais je veux
qu'elle soit prompte et absolue, »
Me voilà en face du dénoûment prévu par mon
amie! il me faut dénouer péniblement ce que j'ai
noué imprudemment.
•Ma perplexité est grande. J'aime réellement
Julie, mais je connais ses défauts. Elle est violente,
passionnée : dès qu'il s'agit de sa fille, elle n'est
maîtresse ni de ses sentiments, ni de ses paroles.
Le coup sera rude , car éloigner sa fille de nous,
c'est l'éloigner d'elle ; enfin, mon mari le veut, et
il a raison ; èi mon devoir !
Le lendemain.
Julie sort de chez moi. « Asseyez-vous là, ma
fille, lui dis-je quand elle entra, et causons de
choses sérieuses. Que comptez-vous faire de Thé-
rèse? — Comment! madame? — Oui! voilà Thérèse
qui approche de ses quatorze ans. Les sœurs ne
peuvent plus lui rien enseigner, son éducation est
finie, sa vie commence, il faut penser à son ave-
nir... Qu'en comptez-vous faire? — Madame le
sait bien, la femme de chambre de mademoiselle.
Je veux qu'elle vive toujours auprès de made-
moiselle, et auprès de madame... Mademoiselle
Madeleine le lui a souvent promis. Je l'élève dans
cette seule idée. Je lui apprends tout ce que je
sais; je lui fais apprcndie tout ce que je ne sais
pas ; elle travaille avec moi ; elle commence à coif-
270 NOS FILLES ET NOS FILS.
fer aussi bien que moi ; elle écrit beaucoup mieux
que moi; dans deux ans elle saura faire une robe
comme la meilleure couturière; enfin mon ambi-
tion est que mademoiselle ait en Thérèse une telle
femme de chambre, que tout le monde la lui envie
et que personne ne puisse jamais la lui prendre,
car ce sera une amie à toute épreuve. »
Il y avait dans les paroles de Julie, dans son
accent, une telle simplicité, une telle confiance d'af-
fection, que je me sentis touchée, et ce n*est pas sans
hésitation que je lui répondis : « Je reconnais bien
là votre dévouement, Julie, mais c'est un rêve, ma
pauvre enfant, et on ne bâtit pas sur un rêve. L'ave-
nir ne nous appartient pas. Quel sera le sort de
ma fille? Cela dépend de son mari. Quel homme
sera ce mari? Où l'emmènera-t-il ? Autant d'éven-
tualités auxquelles nous ne pouvons pas sacrifier
le sort de votre fille. Je suis plus ambitieuse pour
elle. Je lui veux une existence indépendante, où son
travail lui assure l'aisance, et j'ai trouvé ce qu'il lui
faut. — Quoi donc, madame? répondit Julie toute
tremblante. — Vous connaissez M""' Vauthier? —
La blanchisseuse de dentelles ? — Oui ; elle a un
établissement très convenable. C'est là que je vais
placer Thérèse. Elle apprendra un état sous les
yeux d'une maîtresse habile, qui est en outre une
excellente femme, et plus tard... — Mais, moi!
madame, moi ! je vais donc perdre ma fille? — Vous
ne la perdrez pas. — Je ne la verrai plus ! elle
vivra chez M™® Vauthier, elle ne vivra plus avec
moi. — Hélas ! ma pauvre Julie, c'est le sort des
mères. Moi aussi, il me faudra me séparer de
Madeleine quand je la marierai. Je m'y résoudrai
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 271
pourtant, parce que je le ferai pour son bonheur,
comme vous y consentirez, vous, dans l'intérêt de
votre fille. — Oh! pauvre enfant! pauvre enfant!
reprit Julie en étouffant ses larmes, quel chagrin
pour elle ! Elle aimait tant M'" Madeleine ! — C'est
une amitié qui ne pouvait pas durer plus que l'en-
fance. Leur différence de situation, de relations
aurait tôt ou tard brisé ces liens. C'est, ajoutai-je
avec précaution, c'est... comme ce tutoiement réci-
proque, il n'est plus convenable. Madeleine dira
toujours tu à Thérèse I... mais Thérèse... — Doit
l'appeler mademoiselle !... répliqua Juhe avec amer-
tume... C'est juste! c'est bien!... Oh! je com-
prends!... je comprends !... C'est pour éloigner ma
fille de M"' Madeleine que madame la met en
apprentissage! Madame rougit de Thérèse!... C'est
bon! c'est bon!... Quand faudra-t-il qu'elle parte?...
Pourrai-je aller la voir quelquefois? — Vous êtes
injuste, Julie; je ne songe nullement à vous enlever
votre fille, et les vacances venues, c'est-à-dire dans
deux mois, elle pourra venir passer quelques jours
avec vous. — Merci, madame, merci!... répliqua
Julie d'une voix étouffée; je vais tout préparer...
pour... pour le départ. » Et elle s'éloigna précipi-
tamment. Allons ! voilà qui est fait ! Mais c'a été
dur.
17 septembre.
Pag si dur que ce qui 8*est passé aujourd'hui,
Le second et inévitable dénoùment vient d'éclater.
Trois mois s'étaient écoulés depuis le départ de Thé-
iti.
272 NOS FILLES ET NOS FILS.
rèse. Elle est revenue, il y a huit jours, passer ses
vacances ici. Plus de tutoiement! La vanité blessée
de Julie y a mis bon ordre ; plus de jeux communs !
mais des causeries en cachette, dont un mot,
entendu par hasard, m'a révélé le danger.
Je me promenais le soir sur la terrasse. Dans
une salle basse située au-dessous, se trouvaient
réunis tous les gens de la maison, sauf Juhe. « Vous
ne savez pas ! dit un de nos domestiques au jardi-
nier d'une habitation voisine, votre maître se rema-
rie ! — Ah ! bah ! — Chut ! c'est un mystère ! —
Comment l'avez-vous su? — Par Thérèse qui l'a
su de M"" Madeleine, qui l'avait entendu dire par
hasard à ses parents. Nous nous doutions de
quelque chose, et en interrogeant adroitement .. . Ces
petites filles, ça ne sait pas ce que ça dit, et on
leur fait dire tout ce qu'on veut. » Je m'éloignai
indignée. Cette indiscrétion de Madeleine, ce ma-
nège, la divulgation de ce secret, tout me blessait
au cœur. Notre ami ne s'était confié qu'à nous ; des
raisons puissantes lui faisaient désirer le silence,
une parole indiscrète pouvait faire rompre ce ma-
riage. Pour la première fois m'apparaissait ce vice
si souvent reproché aux domestiques, et auquel je
ne voulais pas croire, le besoin maladif de savoir
ce qui se dit parmi nous, ce qui se fait autour de
nous, et leur habileté à se servir de nos enfants
comme de reporters. Mon mari partagea mon mé-
contentement. Thérèse est mandée au salon. A peine
commencions-nous à lui adresser des reproches ainsi
qu'à Madeleine , que Julie entre. En entendant
l'accusation portée contre sa fille, elle pâlit, ses
lèvres tremblent... « Ce n'est pas ma fille! s'écrie-
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 573
l-elle. Ma fille est incapable de jouer ce vilaii? jeu-
là. — Elle l'a fait innocemment, je le crois, répond
mon mari, mais elle l'a fait. C'est elle qui a inter-
rogé Madeleine, et c'est elle qui a répété. — Ce
n'est pas elle!... » répliqua Julie; et la voilà qui
s'iriite, qui s'emporte!... « On en veut à ma fille!
on déteste ma fille ! 11 me semble pourtant qu'après
ce que f ai fait pour monsieur et madame!,,, » Puis
un mélange de reproches, de récriminations contre
]\ladeleine, se terminant par ce mot : « Tout cela,
c'est des menteries ! » A peine la parole prononcée,
elle s'arrête court... toute rouge de confusion.
« Laissez-nous, Julie, » reprend mon mari froidement.
Elle sort. « Ma chère amie, me dit-il, je sais ce
qu'il y a d'affectueux dans votre cœur, et je vais
vous affliger, mais l'hésitation ne m'est plus pos-
sible. Nous avons sagement séparé Madeleine de
Thérèse, il faut aujourd'hui nous séparer de Julie.
— Pour un mot ! m'écriai-je vivement, mot inexcu-
sable, j'en conviens, mais dont elle a déjà, soyez-
en sûr, regrets et remords, dont elle vous deman-
dera pardon. — Le mot n'est rien, répondit mon
mari, le fait est tout. Or, le fait, c'est que, par vos
bontés pour Julie, vous l'avez gâtée. Tenue à dis-
tance, elle serait restée un excellent serviteur;
traitée comme une amie, elle a pris dans la maison
une place qui n'est pas la sienne. Rien de plus
touchant, je le sais, que le point de départ de cette
petite usurpation ; mais le mal n'en est pas moins
réel : vos quatre mois passés en Bretagne ont donné
à Julie des habitudes d'intimité et môme d'autorité
qui deviendraient bientôt intolérables. Elle a un
très grand cœur, mais elle i un très mauvais carac-
174 WOB FILLES ET NOS FILS.
tère; or, les défauts de caractère vont toujours
s'aggravant avec l'âge. Elle se croit sur Madeleine
les mêmes droits que vous, et elle en use beau-
coup trop ; le petit amour-propre de votre fille com-
mence à s'en irriter, demain elle en souffrirait;
demain, nous serions obligés d'accomplir durement
une séparation qui peut s'effectuer aujourd'hui en-
core avec d'affectueux regrets. Employez donc les
ménagements, conciliez votre gratitude légitime
avec mon désir, acquittez largement le après ce que
j'ai fait pour madame^ mais séparez- vous de Julie. »
Le lendemain.
J'ai réfléchi toute la nuit; ce matin, j'ai fait part
de mon projet à mon mari. Il l'a approuvé. A peine
me quittait-il, que Julie est entrée dans ma chambre
pour me coiffer. C'est un soin où elle excelle, et où
elle se plaît. Dans la grande affection qu'elle a pour
toute ma personne, mes cheveux ont une place à
part. On peut convenir sans trop de coquetterie qu'on
a de beaux cheveux, et le goût que Julie a pour les
miens lui arrache chaque matin, quand elle fait son
office de coiffeuse, des exclamations d'enthousiasme,
qui me font sourire... et qui me font plaisir. Ce
matin donc, elle est entrée à l'heure ordinaire et a
commencé sa besogne accoutumée. Nous ne nous
disions rien, mais je voyais dans la glace devant
laquelle j'étais assise, se réfléchir cette figure placée
derrière moi ; et ses yeux gonflés me disaient assez
à quoi elle avait employé la nuit. La vue de cette
tristesse m'ôtait un peu de courage. Pourtant, après
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. «75
quelques hésitations : « JuLe , lui dis je, vous savez
quelle affection j'ai pour vous... » Le peigne lui
tomba des mains et, sans me laisser achever, elle
s'écria : « Madame va me renvoyer ! — Vous ren-
voyer, non ! Julie ! lui dis-je, en nouant moi-même
mes cheveux au hasard... Voyons! calmez- vous...
et causons. » Mais elle n'eut pas la force de se con-
traindre. « Madame va me renvoyer! je le sens!
j'en suis sûre ! Oh ! j'ai eu bien tort hier ! mais ce
n'est pas ce malheureux mot! Il y a autre chose!
Monsieur ne m'aime pas! — Vous êtes injuste,
Julie, monsieur vous estime et sait ce que vous valez;
vous allez en juger vous-même ; écoutez-moi donc.
— Oui, madame! et elle tomba assise sur un petit
tabouret. — Ma pauvre Julie, vous êtes partagée
entre deux affections dont l'une doit nécessairement
être sacrifiée à l'autre. Vous m'aimez profondé-
ment ! — Oh ! oui ! madame ! très profondément !
personne ne saura jamais à quel point j'aime ma-
dame. — Oui, répliquai -je en souriant, mais vous
aimez encore plus votre fille, n'est-ce pas? et c'est
plus que juste. Eh bien, sans que vous le vouliez,
son absence vous rend irritable, vous aigrit... —
Je fais pourtant tout ce que je peux pour me conte-
nir, madame ! — Je le crois , mais vous n'y réus-
sissez pas toujours, et vos regrets, votre tendresse,
se traduisent en paroles dont vous vous repentez...
sans doute, mais... qui n'en sont pas moins bles-
santes. — Vous voyez bien, madame, que monsieur
me chasse! — Non ! vous dis-je. Oh! quelle tête!
Écoutez-moi donc. — Oui !... vous avez raison,
madame, j'écoute! j'écoute! D'ailleurs ce que j'ai
dit hier est très mal, et je mérite d'être punie. —
SI76 NOS FILLES ET NOS FILS.
Je ne vous renvoie pas, Julie; je ne vous éloigne pas
de moi, je vous réunis à votre fille. — Gomment !
madame ! dit-elle en se levant à moitié. — La maison
où elle est en apprentissage est une bonne maison ;
on peut y réaliser des bénéfices modestes, mais cer-
tains. La maîtresse est malade, elle désire vendre
son fonds, je l'achète et vous le donne. — Oh! mar
dame ! — Il est juste, après ce que vous avez fait
pour nous, que nous assurions Tavenir de votre
fille. Vous ne la quitterez plus et vous lui serez d'un
immense secours. Elle est jeune, vous la guiderez.
Je vous connais; avec votre intelligence , vous dou-
blerez la valeur de la maison, et quand Thérèse
sera en âge de se marier. . . n La pauvre femme ne
pouvait parler, les sanglots la suffoquaient. Quelques
paroles confuses s'échappèrent seulement de sa
bouche ! « Oh ! madame ! madame !... Ah! que
j'ai raison de vous aimer!... » Puis tout à coup, se
levant : « C'est égal! cela me fend le cœur! moi
qui comptais tant mourir ici !... Élever les enfants
de Madel.... de mademoiselle Madeleine! — Dites
Madeleine. — Et il va falloir vous quitter!... —
Pour retrouver votre fille ! pour vivre près de votre
fille ! — Oui ! oui! madame !... vous avez raison...
toujours raison !... vous êtes à la fois raisonnable et
bonne, vous... oh! bonne! surtout! Je comprends
si bien pourquoi vous me dites tout cela ! Et vous
occuper de votre pauvre femme de chambre !... Et
penser à la consoler!... Et pleurer avec elle!... car
vous pleurez aussi ! Ah ! ma maîtresse ! ma chère
maîtresse!... permettez-moi de vous embrasser! »
Deux amies ne s'embrassent pas plus sincèrement.
Notre émotion calmée , elle me dit : « Allons, ma-
LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 27?
dame, il faut achever votre coiffure ! c*est la der-
nière fois ! )) Et nous voilà toutes deux, moi assise,
elle debout, en face de cette glace qui nous avait
souvent vues ainsi. La pauvre femme prolongeait
sa besogne le plus qu'elle pouvait... disant tout bas:
« Quel chagrin de ne plus coiffer ces cheveux-là ! »
A ce moment, mon mari entra. Notre physionomie
lui dit tout. Julie avait pâli en le voyant entrer, mais
avec sa nature toute d'élan, elle alla à lui, et lui dit :
« Merci, monsieur, de ce que vous faites pour moi.
— Nous ne faisons que notre devoir, JuHe, et croyez
bien que ce dénoûment est le meilleur. Autrefois le
rêve des domestiques pouvait être de rester toujours
dans la maison de leurs maîtres; aujourd'hui, leur
ambition doit être d'en sortir. Les temps sont chan-
gés ; chacun doit viser à s'appartenir à lui-même.
La domesticité ne doit plus être qu'un passage, une
étape ; vous traversez nos maisons pour y amasser
un petit pécule, pour y faire preuve de probité, de
dévouement, pour y recevoir de bons enseigne-
ments, pour vous y élever à des idées plus hautes;
mais le but, c'est l'indépendance. Travailler pour
vous, chez vous, voilà votre lot, Julie, et un bon ser-
viteur n'en peut pas rêver un plus désirable. » Ces
paroles graves et élevées séchèrent les larmes de
Julie. Elle n'en sentit peut-être pas toute la portée,
mais ce qu'elle en comprit la rehaussa à ses propres
yeux. Elle reprit alors d'une voix émue : « Mon-
sieur me permettra-t-il de venir quelquefois voir
madame? — Comment! Julie ! mais madame ira
vous voir aussi, avec Madeleine, avec moi; je ne
veux pas que ces bons souvenirs d'enfance soient
brisés entre nos deux filles, et mppelez-vous que le
«78 NOS FILLES BT NOS FILS.
jour où votre fille se mariera, c'est moi qui serai son
témoin et Madeleine sa demoiselle d'honneur. »
Ainsi ce petit drame domestique se dénoua sans
déchirement, grâce à la fermeté, au bon sens et à la
générosité de mon seigneur et maître; car enfin plus
d'un mari aurait trouvé ma gratitude un peu chère,
et il y a beaucoup de très honnêtes gens qui ne
pourraient pas être reconnaissants à ce prix-là. Mais
tout le monde peut et doit Têtre dans la mesure de
sa fortune. Il est juste que de longues années de
bons services aient leur récompense. Quant à la
question : quels rapports nos filles doivent-elles
avoir avec nos domestiques? je réponds : Le moins
de rapports possible. En réalité, tout ce qu'elles
leur disent , elles nous le taisent ; tout ce qu'elles
leur donnent, elles nous le prennent. Mon amie a
dit le mot qui dit tout : Nous avons conquis nos
enfants, gardons-les.
UNE
MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS
A JU, le comte Horace de Choiseuh
Voilà un titre bien peu relevé, mon cher mon-
sieur, pour y joindre un nom comme le vôtre. Nul
pourtant ne lui convient mieux. Nous sommes, vous
VII
H. i.A voii i.Mi:. li'anulil: clu sa tigl. (l'agc 283.)
17
UNE MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS. 279
et moi, de la même confrérie, la confrérie des ama-
teurs de fleurs. L'amour des fleurs crée entre ceux
qu'il possède une sorte de parenté. La conversation
ne tarit jamais entre deux amateurs de fleurs, car
ils parlent de ce qu'il y a au monde de plus émou-
vant, le beau; et de plus vaste, la nature. On peut
dire de l'amour des fleurs ce que Molière dit spiri-
tuellement du tabac : // est la passion des honnêtes
gens, et non seulement il réjouit les cerveaux hu-
mains, mais instruit les âmes à la vertu. Ne voit-
on pas bien, en effet, de quelles façons obligeantes
en usent entre eux ceux que touche cette passion?
On s'invite à venir voir une belle plante ; on s'envoie
les nouveautés florales. On se donne des greffes, on
échange des boutures, on se prête des catalogues,
et ce perpétuel commerce, où j'ai été, avec vous,
bien plus souvent donataire que donateur, est pré-
cisément ce qui m'enhardit à vous dédier ma maison
bâtie avec des oignons.
Il y a, dans une petite ville de notre dépar-
tement de Seine-et-Marne, un homme dont la vie a
cela de particulier, qu'elle se lie à la vie d'une fleur.
Raconter l'histoire de l'une, c'est faire la biographie
de l'autre, car cette fleur a une histoire, et une
histoire qui n'est pas moins intéressante que la bio-
graphie de cet homme.
Cette fleur est belle, admirée, riche de couleurs
variées à l'infini; mais elle a commencé par être
inconnue, simple et petite : qui Ta fait monter de
cette humble destinée à cette fortune éclatante? Cet
homme.
Cet homme est connu même hors de la France,
célèbre dans sa profession, et il jouit d'une agréable
S80 NOS FILLES ET NOS FILS.
aisance ; mais il a commencé par être pauvre, ob-
scur. Qui a changé si heureusement son sort? Cette
fleur.
La fleur a un avantage sur l'homme : elle a été
plus mêlée que lui aux grands événements poli-
tiques; sa destinée a suivi le cours et subi le choc
des commotions qui ont ébranlé l'Europe au com-
mencement de ce siècle; c'est presque une fleur
historique. D'abord, première gloire, elle a eu pour
marraines deux impératrices. Vous savez que José-
phine, la femme de Napoléon T', était créole ; la
fleur l'était aussi; ou sinon créole, du moins fllle
de ces belles contrées tropicales qu'on peut appeler
le pays du soleil : elle était originaire du cap de
Bonne-Espérance. On l'envoya vers 1807 en présent
à Joséphine, et Joséphine en fit un des plus beaux
ornements de ses jardins de Saint-Gloud, de Sèvres
et de la Malmaison. Mais arrive 1809, c'est-à-dire
la bataille de Wagram; puis 1810, c'est-à-dire le
divorce de Joséphine. Joséphine descendant du
trône, la fleur courait grand risque de descendre
aussi de sa gloire naissante ; heureusement Marie-
Louise, qui avait (elle l'a bien prouvé) une grande
parité de goûts avec Joséphine, lui prit cette fleur
avec le reste, et la brillante fille des tropiques conti-
nua à s'épanouir sous un patronage impérial. Mais
voilà qu'arrivèrent 181/1 et 1815; l'Empire tomba ;
la pauvre fleur tomba avec lui, et c'en était fait
d'elle, si, par hasard, ne s'était rencontré dans les
jardins de Saint-Cloud un enfant plein d'intelligence
et de vivacité d'esprit : c'était le fils d'un des jardi-
niers de Marie-Louise ; il montrait déjà cette qua-
lité, qui est la première vertu des jardiniers, des
UNE MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS. S8i
marins et des auteurs dramatiques : la patience.
On n'obtient un succès, on n'arrive à une découverte
et on ne crée une plante que quand on sait attendre.
Or cet enfant avait ramassé comme épaves, dans le
grand naufrage impérial, quelques tubercules de
cette belle fleur. 11 les serre précieusement pen-
dant rhiver, bien au sec, bien à l'abri; le printemps
venu, il les plante dans des pots ; le printemps sui-
vant, il les multiplie en pleine terre, il les varie par
des semis, il les féconde par des croisements intel-
ligents, il les enrichit par des alliances avec une
espèce congénère et étrangère, et, au bout de quelques
années d'expérierices, sortit de ses mains toute une
famille nouvelle de ces belles plantes : longtemps
réservées aux résidences souveraines, elles couvrent
aujourd'hui nos marchés publics, s'élèvent dans nos
squares, décorent nos plus humbles fenêtres comme
les plus riches appartements et fleurissent même
jusque dans les chambres des malades. Oui, à toutes
ces qualités de beauté dans la forme, d'élégance
dans le port, de richesse dans le coloris, de durée
dans la floraison, cette fleur joint un avantage im-
mense: son odeur ne fait pas de mal... parce qu'elle
n'a pas d'odeur. Loin de moi l'idée impie de regar-
der le parfum dans les fleurs comme un défaut. Le
parfum ! c'est la plus immatérielle des choses maté-
rielles! Son nom seul est charmant. 11 éveille en
nous l'idée de ce qu'il y a de plus exquis dans les
qualités, môme de l'âme. 11 est à la fleur ce que
l'imagination est à l'intelligence, ce que la grâce
est h la beauté. On lui a emprunté cette expression
h demi-ailée qui peint si bien le charme qu'exercent
les plus douces choses et les plus douces créatures
282 NOS FILLES ET NOS FILS.
de ce monde; on dit de ce charme qu*il s'exhale!
Quant à moi, j'ai bien souvent dans ma vie été calmé,
excité, rafraîchi, enivré... oserai-je dire inspiré par
un parfum. Cependant, il faut bien l'avouer, le par-
fum est parfois un danger, souvent même un poison ;
jlonc, puisqu'il y a tant d'êtres à qui ces joies de
/'odorat sont inconnues ou interdites, remercions le
ciel qu'il existe des fleurs, à la fois charmantes et
inoffensives. Quand on a la tête trop faible, ou l'esto-
mac trop peu solide pour supporter la pétillante
vivacité du vin de Champagne, ou la saveur éner-
gique des vins de Bourgogne, ou l'ardeur des vins
d'Espagne, on est bien heureux qu'il y ait des vins
de Bordeaux; eh bien, cette fleur est le vin de Bor-
deaux des fleurs.
Je gage, mes chers petits lecteurs, car je connais
l'impatience et la logique de votre âge, que, tout
bas, vous vous dites : « Tout cela est très bien ;
mais, d'un côté, il oublie son titre... nous ne voyons
pas arriver la maison bâtie avec des oignons... et
de l'autre, sa fleur, sa fleur politique, quelle est-
elle? Comment se nomme-t-elle? — Devinez. —
C'est le lis! — J'ai dit une fleur sans parfum. — La
tulipe! — Par exemple! La tulipe fleurissait du
temps de La Bruyère. — Nommez-la donc, vous
nous faites trop languir. — Je l'espère bien. L'art
dramatique n'est que l'art de faire languir les gens...
mais pas trop ; cette fleur est le Glaïeul. »
Je vous ai dit tout ce que le glaïeul doit à cet
homme; mais cet homme ne doit pas moins au
glaïeul.
Depuis l'âge de vingt-cinq ans, il est dans un
état de souffrance presque continuel. Eh bien, qui
UNE MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS. 883
l'a soutenu contre ce mal? qui le lui a fait supporter
et parfois oublier? Sa fleur. On ne se doute pas de
ce qu'il faut de soins, de travail, de prévoyance, de
calcul, pour créer une fleur. Dans cette admirable
famille de plantes nouvelles, toutes sorties de la même
main, il n'y a pas une variété remarquable qui n'ait
été préparée, attendue, élevée pendant plusieurs
années... je dis élevée, car le créateur est en même
temps l'instituteur. La nature, la science, le croise-
ment, ne lui donnent souvent que l'ébauche, l'es-
quisse pour ainsi dire d'une plante nouvelle ; c'est
lui qui l'achève par sa culture. Eh bien, ôtez sa fleur
à cet homme, vous le livrez pieds et poings liés à
son mal. Il ne travaillera plus que pour ne pas
mourir de faim, et il maudira son travail comme
une douleur de plus. Mais grâce à sa fleur, il s'ar-
rache à son lit malgré la douleur; il pioche, il arrose,
il brave le soleil malgré la douleur... ce sont autant
de remèdes contre la douleur! Mais qu'est-ce donc
quand arrive le jour du triomphe, quand un matin,
en allant visiter sa plante, il la voit enfin épanouie
sur sa tige, et s'élevant superbe, étincelante, au
milieu des perles de la rosée et des rayons du soleil?
Plus de souffrances alors! Tout en lui est joie, orgueil;
il se porte bien ! La beauté de sa fleur est devenue
sa santé.
Il n'y a pas jusqu'à la recherche d'un par-
rain ou d'une marraine qui ne lui apporte une
part de plaisir; à peine sa fleur nouvelle épanouie,
il pense à la baptiser, il lui cherche un nom digne
d'elle, un nom qui soit comme son portrait, et, selon
les couleurs dont elle brille, selon qu'elle est délicate,
éclatante ou splendide, il l'appelle Meyerbeer ou
284 NOS FILLES ET NOS FILS.
Eurydice, Chateaubriand ou Atala, Shakspeareou
Pénélope.
Ce n'est pas tout encore, une telle plante a le
droit d'être exigeante. On se vend cher quand on est
aussi belle, et ce qui a beaucoup coûté doit rapporter
beaucoup. Il est tel de ces tubercules qui ne vaut pas
moins de douze fra/ics, et que chaque année voit
vendre par centaines. Comprenez-vous que nous nous
approchons du titre? Mon Dieu ! oui, toute l'explica-
tion est là : cette fleur a enrichi celui qui l'a créée;
car grâce à elle, il a pu se faire construire une habi-
tation charmante que j'ai bien le droit d'appeler une
maison bâtie avec des oignons.
VOYAGE SCIENTIFIQUE
D'UN IGNORANT AUTOUR DE SA CHAMBRE.
A M, Paladiihe.
SECOND FRAGMENT
« Père, est-ce pour aujourd'hui?
— Oui!
— Enfin ! c'est bien heureux !
— Monsieur s'impatientait ?
— Je crois bien ! il y a plus d'un mois que nous
avons fini notre premier voyage.
VOYAGE SCrENTIFfQUE T)'UN IGNORAM. 285
— Il m'a bien fallu un mois pour préparer le
second.
— Il sera donc très amusant, aussi amusant
que le premier?
— J'espère qu'il t'intéressera. Il s'agit d'un
objet beaucoup moins utile, beaucoup moins ré-
pandu, mais qui a bien son prix.
— Où est-il? dans cette chambre?
— Non, dans le salon; et à voir le tapis qui le
recouvre et la place qu'on lui a choisie, on recon-
naît en lui l'objet de soins particuliers et d'une
sollicitude qui va jusqu'à l'affection : aussi n'est-
ce point seulement un meuble, c'est plus, c'est
mieux, c'est un ami.
— Un ami?
— Sans doute; les autres objets qui nous envi-
ronnent répondent presque tous à des besoins ma-
tériels, ont élé inventés par une nécessité physi-
que : cette cheminée afin de nous garantir du
froid, ces sièges pour nous reposer de nos fatigues,
ce lit pour rendre notre sommeil plus doux; mais
dans le meuble dont je te parle, rien de pareil :
c'est notre âme seule qui l'a demandé, qui l'a
rêvé. Création mystérieuse posée sur les limites de
l'être et de la matière, il n'est formé que de sub-
stances inertes, et cependant, comme s'il vivait, il
se mêle aux phjs intimes sentiments de notre tris-
tesse, il a une voix, on dirait cju'il a une Ame.
— Ahl je comprends, s'écria l'enfant. C/est le
piano!
— Tu Ta dit, le piano.
— Et tu l'appelles un ami?
J7.
NOS FILLES ET NOS FILS.
— Oh! oh! repris-je en riant, tu me fais Teffet
d'avoir de la rancune contre le piano.
— Dame!
— Ton dame! est significatif. Écoute-moi donc.
Certes, c'est une grande conquête que d'avoir fait
pénétrer dans nos demeures, sans les leur aban-
donner, l'air, la lumière et la chaleur; mais saisir
ce qu'il y a de plus insaisissable et de plus libre dans
la nature, le son; s'emparer du murmure des feuilles
et de l'eau, des bruits de l'air, du chant des oiseaux,
de la voix du monde enfin, et, après l'avoir saisie,
la réduire sous nos lois, l'enfermer dans une boîte
qui la tient à notre disposition, faire enfin de l'har-
monie une sorte d'animal domestique à qui nous
ordonnons de parler, de se taire, et qui, semblable
à ce chien obéissant, attend à sa place que nous lui
permettions de vivre, n'est-ce pas là un phénomène
qui va jusqu'à la merveille ?
— Oui! c'est vrai! père. Pourtant...
-— Pourtant, tu n'es pas... enthousiasmé.
— Non ! pas beaucoup.
— Tant mieux! j'aurai plus de mérite à t'inté-
resser. Un piano, dans sa plus simple expression,
est une harpe apphquée sur une table d'harmonie.
Prenez des cordes, tendez-les sur une planche légère
de sapin, afin d'augmenter la sonorité, et frappez
avec un petit marteau sur ces cordes, voilà le piano.
Munis de cette définition, entrons dans un atelier.
Nous voilà d'abord en face d'ébénistes, appelés
constructeurs, et fabriquant la boîte. La boîte, c'est
sa charpente osseuse, c'est son corps. Approche.
Quelle construction architecturale ! Une masse tout
entière en chêne, des parois de plusieurs pouces
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 287
d'épaisseur; toutes les parties non seulement emboî-
tées ensemble, mais recouvertes d'un placage en un
autre bois qui n'en fait qu'un seul corps. Est-ce
bien là le séjour préparé à cet esprit léger, char-
mant, aérien, qu'on appelle Tharmonie? Ne dirait-
on pas plutôt qu'il s'agit d'enfermer un ennemi ter-
rible et tout-puissant? C'est qu'en effet, dans cette
prison mélodieuse, il va s'établir une lutte énergique
et sans relâche, et que du combat seul de ces forces
rivales, jaillira cette céleste musique dont la première
beauté sera pourtant un épanouissement libre et sans
effort. Quand le piano est terminé, le chef de la
maison, après l'avoir examiné en entier, l'avoir essayé
une fois encore, écrit : Vu! et, lui délivrant ainsi son
passeport, le lance dans le monde... Il vit! Eh bien,
devine par combien d'ouvriers il a passé, combien
d'industries différentes il a requises, combien de
pays il a mis à contribution ; devine*
— Je ne sais pas.
— Le piano tient aux métiers par la serrurerie,
la menuiserie et la mécanique; aux sciences par
Tacoustique et la physique ; aux arts par son essence
même; il ne renferme pas moins de quarante-quatre
substances différentes ; il emploie du fer, du cuivre,
de l'acier, du laiton, de l'argent, du plomb, de l'ivoire,
de la soie, du drap, de la peau et seize espèces de
bois différentes. Il demande le chêne pour la char-
pente, parce que le chêne est plus solide; le hêtre
pour les endroits où il faut des chevilles, parce que
le hêtre les serre en se resserrant; le cèdre pour
les manches à marteaux, parce qu'il est léger et
élastique ; le cormier pour les sillets, parce qu'il est
dur et lisse ; le poirier pour les échappements, parce
188 NOS FILLES ET NOS FILS.
que l'échappement doit se taire, et que le poirier n'est
pas sonore ; le tilleul pour les claviers, parce que le
tilleul se coupe facilement et travaille peu ; il lui faut
les sapins blancs de Norvège pour les remplissages ;
les sapins rouges de Russie, gras, compactes et non
saignés, pour les arcs-boutants enfin les vibrants
sapins de la Suisse pour les tables d'harmonie. Ce
n'est pas tout; il va emprunter à la Guinée ses ivoires
verts, et au Sénégal ses ivoires blancs ; dédaigneux
de nos bois indigènes, et ne les trouvant pas assez
riches de nuances et de nœuds, il demande sa parure
extérieure à la puissante végétation des Antilles, se
revêt des magnifiques bois d'acajou, d'ébène, de
palissandre, et offre ainsi à notre admiration le spec-
tacle d'un objet auquel il faut, pour se produire, six
contrées et trois continents.
— Ah ! bon Dieu ! s'écria l'enfant émerveillé.
— Attends ! attends ! Créé au prix de tant de
Boins,^ le piano a besoin des mêmes soins pour vi-
vre. Être délicat et fragile, il redoute le froid et le
chaud, l'humidité et la sécheresse, le travail et le
repos. Si vous en jouez trop, il se fatigue; si vous
en jouez trop peu, il se rouille. Choisissez-lui dans
le logis une place qui ne soit qu'à lui, ni auprès
d'un poêle, ni entre deux croisées, ni à côté d'une
porte. Car, hélas! il a en lui un ennemi terrible,
éternel...
— Lequel donc?
— Sa substance même, lé bois.
— Mais, père, me dit l'enfant, comment le
bois peut-il être l'ennemi du piano, puisque le piano,
c'est du bois?
— Tu vas le voir. Le bois est le plus vivace de
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 289
tous les corps de la nature, car, même lorsqu'il est
mort, il vit encore. Vous avez beau le couper au
moment où il a le moins de sève, dans l'hiver ; le
faire sécher pendant plusieurs années, le débiter
avec art, tuer enfin sa force de toutes les façons,
l'étincelle de vie que la nature a mise en lui est si
puissante qu'elle s'endort, mais ne s'éteint pas. Le
mois de mai arrive-t-il ? ce morceau de bois, séparé
de son tronc depuis dix ans peut-être, façonné en ins-
trument depuis bien des mois, s'aperçoit que le prin-
temps est venu, le printemps, c'est-à-dire le moment
de croître, et il commence à s'agiter. Ouvrez-vous
une fenêtre , laissez-vous entrer un souffle humide ,
soudain, h travers sa prison massive, le bois le
pompe, l'aspire, se gonfle, et voilà le pauvre ins-
trument désorganisé, faussé.
— C'est pour cela que maman fait venir l'accor-
deur?
— C'est-à-dire le médecin; car pour le piano, être
faux, c'est être malade, et être malade, c'est mou-
rir, puisque, comme toutes les choses exquises, il
n'existe qu'à la condition d'être parfait. Remarque
cela. Pour tout autre ouvrage matériel et n'ayant que
l'utilité en vue, on peut se contenter d'un à peu
près. Qu'une commode, qu'une armoire s'ouvre
avec plus ou moins de facilité, ce n'en est pas
moins une armoire et une commode; mais un piano,
la moindre altération le détruit dans le fond de sa
nature, en fait un objet horrible au lieu d'un objet
charmant : c'est Apollon changé en Marsyas.
— Ah! oui! quand le piano est faux, maman se
bouche les oreilles et elle dit : C'est affreux, c'est
horrible!
290 NOS FILLES ET NOS FILS.
— Oui ! mais dès qu'il est redevenu juste, quel
plaisir! quel charme! Quand je regarde un piano, il
me semble voir un de ces génies bienfaisants dont
la riante imagination de nos pères peuplait les mai-
sons bénies, pour les protéger. Quel hôte délicieux !
quelle animation il répand dans la vie domestique !
Image non seulement de l'harmonie matérielle, mais
de l'harmonie morale, il réunit les âmes comme le
coin du leu réunit les corps. Il sert aux études de l'en-
fant...
— Trop ! trop ! me dit mon fils ; ah ! je le déteste
quelquefois joliment ton ami quand maman me fait
faire des gammes pendant une heure.
-^ Le fils de notre ami, M. R..., disait comme
toi à ton âge. Ah! affreux piano! s'écriait-il en
sortant de ses leçons, quand je serai grand, je te
jetterai dans le feu!
— Je comprends cela!
— Oui? Eh bien, aujourd'hui il a une place en
province, et il dit : Sans mon piano, je périrais d'en-
nui! Ainsi en arrivera-t-il pour toi. Cette heure
d'ennui te donnera des années de joie ! Si tu savais
comme j'en veux à mes parents de ne m'avoir pas
forcé à m'ennuyer comme toi ! J'ai dit bien souvent
que je consentirais à me laisser couper un doigt...
un doigt du pied... le plus petit, pour savoir jouer du
piano.
— Tu te laisserais couper un doigt?
— Peut-être pas maintenant, parce que je suis trop
vieux : je ne jouirais pas assez longtemps des in-
térêts de mon petit doigt coupé ; mais quand j'étais
plus jeune, je n'aurais pas hésité. J'admire tant le
piano! j'ai pour lui tant de reconnaissance ! Il est le
VOYAGE SCIENTIFIQUE D»UN IGNORANT. 291
grard intermédiaire entre le génie de la musique et
nous. C'est grâce à lui que nous possédons tout
entiers Mozart, Weber, Beethoven, car non seule-
ment ces maîtres ont écrit des pages admirables pour
le piano seul, mais toutes leurs œuvres symphoni-
ques sont réduites pour le piano ; toutes leurs œuvres
lyriques sont réduites pour le piano ; c'est le piano
qui nous donne l'opéra dans notre chambre, et un
spectacle dans un fauteuil. Est-ce tout? Non. Le
plus beau des instruments est certainement la voix
humaine, et je ne connais guère de concert tou-
chant qu'une belle mélodie chantée par une belle
voix ; mais la voix, le chant, ne peuvent pas se pro-
duire seuls, il leur faut un soutien, un allié. Qui
s'associera à eux? qui les soutiendra? qui les accom-
pagnera? Le piano. Il est le grand accompagnateur,
comme il est le grand traducteur. Pas de musique
vocale d'ensemble sans le piano, et quel lien que le
chant en commun ! combien ne réunit-il pas d'hom-
mes qui ne se seraient jamais connus? combien ne
rapproche-t-il pas de rangs que la naissance ou
la fortune éloignaient l'un de l'autre ? Chanter Gluck
ou Mozart ensemble, c'est s'aimer en Gluck et en
Mozart!
« Laissons donc les j-ailleurs se croire très spiri-
tuels en se moquant du piano! Si la musique est
la seulelanguequi ne soit dans aucun pays une langue
t'trangère, si son domaine commence où le pouvoir
de la parole expire, si elle exprime l'inexprimable,
et si elle est la voix de l'infini, comment ne pas ad-
nn'rer l'instrument qui introduit cette muse céleste
k notre foyer? u
Mon fils était pensif.
SOS NOS FILLES ET NOS FILS.
« Eh bien, lui dis-je, commences-tu et te récon-
cilier avec ton ennemi?
— Oh! oui!
— Écoute donc ce dernier mot qui te prouvera
(es bienfaits du piano par ses progrès.
« Les autres instruments restent stationnaires ou
rétrogradent : les violons d'il y a cent ans étaient
supérieurs h ceux d'aujourd'hui ; mais le piano se
perfectionne toujours, se métamorphose sans cesse ;
en même temps qu'il grandit comme puissance, il
baisse comme prix. Pendant qu'il se déploie en ma-
gnifique instrument à queue pour les grands con-
certs, il se rapetisse en pianino pour trouver place
dans les plus petits réduits ; il ée sent le représentant
d'une cause populaire. La France, au commence-
ment du siècle, ne comptait que cinq ou six fac-
teurs, qui fabriquaient cinq ou six cents pianos pst
an; aujourd'hui, Paris seul renferme plus de deux
cents manufacturiers, qui font des milliers d'in-
struments. Quelle surprise et quel juste orgueil
rempliraient l'âme de Schrœder, le modeste inven-
teur du piano, si, tout à coup renaissant, il était trans-
porté au milieu des immenses ateliers de Wolff-Pleyel,
où se fabriquent plus de quatre pianos par jour, soit
quinze cents instruments par an, qui en peuplent
non seulement Paris et la France, mais encore l'Itahe,
la Belgique, les États-Unis, le Mexique, les An-
tilles, et envoient ainsi par tout le monde, des propa-
gateurs du plus noble des arts ! Que dirait Schrœder
à cette vue, lui qui a peut-être mis deux ans à ven-
dre le petit instrument à cinq octaves qu'il avait mis
plus d'un an à faire? Telle est l'histoire des inven-
tions humaines; tel est leur fécond enseignement.
VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 293
Il ne faut qu'un homme pour trouver une idée, mais
il faut des siècles pour l'achever et la produire.
Dieu, comme pour unir ensemble les générations
et nous dire bien haut que nous ne pouvons rien
qu'en nous associant les uns aux autres, Dieu a
voulu que tout inventeur ne pût presque jamais lire
que le premier mot du problème qu'il devine, et
que toute grande idée fût le résumé du passé et le
germe de l'avenir. Ainsi s'anéantit l'orgueil de l'in-
dividu, convaincu d'impuissance dès qu'il est réduit
à lui seul! mais ainsi se relève le génie désin-
téressé qui se sent lié par son œuvre à l'humanité
tout entière, et qui aime ses semblables comme des
frères en travail, comme des associés en gloire, mieux
encore, comme des amis auxquels il laisse son en-
fant à élever. »
Je m'arrêtai après ce flot d'éloquence, un peu
honteux d'avoir parlé si longtemps tout seul ; mais
je vis que je n'avais pas perdu mon temps, car mon
fils me dit : « Père, demain, je ferai un quart d'heure
de gammes de plus pour maman. »
L'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION
A M, Jules Simon,
On vante avec grande raison l'alliance toute nou-
velle de l'éducation de famille et de l'éducation de
collège ; j'y vois pourtant un danger, je devrais dire
294 NOS FILLES ET NOS FILS.
deux. Le premier (tout le monde le signale), c'est
que la présence des enfants à la maison les rend trop
souvent les maîtres de la maison. Le second, plus rare,
mais très réel, c'est que quelques parents, et surtout
quelques pères, depuis qu'ils sont mêlés à l'éducation
de leurs enfants, s'en mêlent trop et s'en mêlent mal ;
ils sont trop réglementateurs ; ils oublient trop que
l'enfant n'est pas à eux, mais à lui, qu'il n'est pas créé
pour eux, mais pour lui, et qu'au physique comme au
moral, pour la santé du corps comme pour celle du
caractère, l'objet de toute bonne éducation est celui
de toute bonne politique : enseigner aux gouvernés
le self government. En un mot, les pères dont je
parle sont trop éleveurs et pas assez éducateurs.
Un entretien où j'ai été mêlé expliquera ma
pensée.
J'avais hier le plaisir de voir à ma table un voi-
sin de campagne dont je fais grand cas, M. Ray-
mond. Nous ne sommes du même avis sur rien, mais
nous sommes du même sentiment sur tout. Je veux
dire que, dès qu'il est question d'amour du pays ou
d'amour de la famille, nos deux cœurs n'en font
qu'un ; mais à peine entrons-nous dans la pratique,
surtout en fait d'éducation, que nous nous prenons
immédiatement aux cheveux, ou, pour mieux dire,
nous nous mettons immédiatement à nous moquer
l'un de l'autre. Avez-vous fait cette remarque, assez
singulière, que la moquerie est parfois une des
formes de la sympathie? En général, on raille les
gens parce qu'ils vous semblent ridicules; mais
souvent aussi il est telle personne avec laquelle vous
croisez le fer dès que vous l'apercevez, parce que
son esprit met le vôtre en belle humeur, parce que
L'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION. 2©5
la bataille avec lui est amusatite, parce qu'il a du
mordant et parfois vous en donne, et que ses singu-
larités d'esprit ne sont que des marques de sa bonté
de cœur.
Alceste est le modèle de ces hommes dont on rit,
mais que l'on aime, et que l'on aime pour les travers
mêmes dont on rit.
Tel est mon ami Raymond. Je ne sais pas de père
plus systématique, plus dogmatique, plus méthodi-
que, voire plus despotique, mais je ne sais pas de
père plus tendre, et son despotisme même n'est
qu'une des formes de sa tendresse.
J'étais donc à table à côté de mon ami Raymond,
et il avait auprès de lui son fils qui a l'âge respec-
table de mon petit-fils, huit ans.
« Papa, lui dit l'enfant, puis-je avoir encore du
rôti?
— Tu en as mangé six bouchées, c'est assez. »
L'enfant rengaina son appétit.
Passe un plat de carottes :
« Papa, puis-je prendre des carottes?
— Jamais!... s'écria le père. Des carottes! un
paquet de ficelles rouges et indigestes ! Jamais ! ... »
L'enfant regarda mélancoliquement le plat s'éloi-
gner et se tut.
Arrive le dessert :
« Papa, puis-je prendre du raisin?
— Oui! sept grains... »
L'enfant prit une petite grappe, en détacha sept
grains, et remit le reste sur l'assiette avec autant de
conscience que de regret.
Le dîner fini, l'enlant s'élança vivement sur la
pelouse.
296 NOS FILLES ET NOS FILS.
« Edouard ! » dit le père.
L*enfant s'arrêta net.
« Traverse cette pelouse au pas. »
L'enfant se mit au pas. Arrivé aux deux tiers du
gazon, se croyant hors du regard paternel, et ses
petites jambes de huit ans commençant à lui déman-
ger, il prit tout doucement le petit galop.
« Edouard! » lui cria... non, je me trompe, lui
dit son père, car il ne crie pas; crier, c'est supposer
un commencement de révolte chez celui à qui on
s'adresse; l'autorité, siire d'elle-même, ne crie pas;
elle parle seulement un peu plus haut si elle est un
peu plus loin, mais juste ce qu'il faut pour être enten-
due. Ainsi fit mon ami Raymond ; et l'enfant, au
mot... Edouard ! reprit immédiatement le pas.
Son père, se tournant alors vers moi, m'interpella
avec cet air de triomphe et de dédain qu'affectent
volontiers les gens qui se croient pratiques envers
ceux qu'ils appellent des utopistes :
— Eh bien ! qu'est-ce que vous dites de cela ?
— Je dis que c'est absurde.
— Je l'espère bien ! Je ne serais pas sûr d'avoir
raison si vous ne me trouviez pas absurde.
— Oh ! oh ! répondis-je en riant, la bataille !
— C'est que je voudrais bien savoir en quoi et
pourquoi vous blâmez ma conduite ?
— Je vais vous le dire. Il y a dans tout enfant
deux êtres : d'abord, un petit animal...
— Vous voulez dire un grand animal ! un grand
animal très malfaisant, et que par conséquent il faut
mater, dompter et museler ! . . . Continuez ! »
Je repris froidement :
« Il y a dans tjout enfant deux êtres, un petit ani-
L l-LEVAGE ET L'ÉDUCATION. 297
mal et un homme. Eh bien, avec votre système d'édu-
cation, vous tuez à la fois en lui l'homme et le petit
animal !
— Ah! çà, qu'est-ce que c'est, s'il vous plaît,
que ce petit animal ?
— J'appelle ainsi cette qualité délicate, mais con-
fuse, irréfléchie, mais toute-puissante, que Dieu a
donnée à tous les animaux, y compris l'homme,
pour leur apprendre à distinguer ce qui leur est bon
de ce qui leur est mauvais, Vinstmct! Eh bien, nous
oublions trop l'instinct dans l'éducation. Nous ne
respectons pas assez la bête dans l'homme...
— Vous ne trouvez pas l'homme assez bête?
s'écria mon ami Raymond. Vous êtes bien difficile !
— Parions sérieusement, comme il convient à des
pères qui s'entretiennent de leurs enfants. Que faites-
vous avec votre fils? Vous vivez à sa place; vous
vous installez dans son estomac ; vous décidez quand
il a faim, quand il n'a plus faim, de quoi il doit
avoir faim.
— Eh ! voulez-vous que je lui permette de se
gorger jusqu'à étouffer, de se nourrir de fruits
verts, voire même, si l'envie lui en prend, de cham-
pignons vénéneux? Voulez-vous que je laisse si bien
la bride sur le cou à ce que vous appelez son instinct,
et à ce que je nomme, moi, son appétit bestial, qu'il
ruine sa santé présente et future, et qu'au Heu d'un
enfant vigoureux et bien portant comme est le mien,
je fasse cadeau à la société d'un petit être souffreteux,
maUngre, nerveux et victime de sa gloutonnerie na-
tive de petit animal, puisque animal il y a? C'est là
voire système d'éducation, grand merci !
— Qui vous a dit cela, créature têtue et fourchue?
NOS FILLES ET NOS FILS.
repris-je en riant. Je vous pose seulement cette ques-
tion : Si la gourmandise est un défaut inné chez l'en-
fant, n'est-ce pas une raison de plus pour l'habituer
à s'en défendre?
— Ah ! le bon moyen de guérir les gens d'un vice,
que de leur laisser toute liberté de s'y livrer !
— Eh ! sans doute, c'est un bon moyen, non pas
de les y livrer sans contrôle, mais de les laisser en-
trer en lutte avec leur ennemi, de leur faire sentir
par expérience les inconvénients de leurs défauts,
pour les en corriger.
— Ainsi, vous laissez vos enfants manger tout ce
qu'ils veulent et tant qu'ils veulent ?
— Oui ! je les avertis seulement que tel aliment
est lourd, que l'excès de tel autre est nuisible, puis,
je les livre à eux-mêmes.
— Mais, malheureux ! reprit M. Raymond vive-
ment, si malgré vos avis, ils abusent ?
— Eh bien, ils se font mal. Tenez, je vais vous
faire frémir en vous racontant l'expérience que j'ai
tentée sur ma fille. Nous voyagions. Le mouvement
de la voiture et la chaleur excessive l'avaient mise
en mauvaise disposition. Une petite marchande nous
apporte des fraises à la portière. Ma fille en désire.
« ïu n'es pas bien portante, lui dis-je, j'ai peur de
ces fraises pour toi. — Non ! donne-m'en ! — Prends
garde, tu t'en repentiras. — Je suis sûre du contraire,
donne-m'en. — Tu en veux ? — Oui ! — Soit, je vais
t'en donner. »
— Et vous lui en avez donné ?
— Sans doute. Pas assez pour que le mal fût
bien grand, mais assez pour que la leçon fût com-
plète, si c'était elle qui avait tort. . . Car enfin il était
L 'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION. 2))
possible qu*elle eût raison ; il était possible que son
instinct fût plus perspicace que mes craintes, que
son estomac fût de force h. supporter l'épreuve, et je
n'étais pas fâché de le constater.
— Et le résultat, quel fut-il ?
— Celui que j'avais prévu... un désarroi complet.
— Bravo ! s'écria mon ami Raymond, j'en suis
ravi!
— J'en fus ravi de même, répondis-je, carmafille
avait appris trois choses par cette petite expérience :
à croire un peu plus à moi, à croire un peu moins à
elle, et à résister à un mouvement de gourmandise,
en s'apercevant que le châtiment est au bout. Cette
leçon vaut bien un malaise, sans doute. Aussi, de-
puis ce jour, je vous réponds qu'elle ne s'est pas
fait mal une seconde fois... Elle est d'une prudence !
— Tout exceptionnelle ! Je vous soutiens, moi, que
l'instinct des enfants est pervers !
— Dites perverti! En général, ceux qui aiment
les fruits verts sont ceux à qui on refuse les fruits
mûrs. C'est toujours l'histoire de l'arbre du fruit dé-
fendu ! 11 me semble que la première expérience qui
en a été faite dans le monde ne nous a pas assez bien
réussi pour que nous soyons tentés de recommencer !
— Les plaisanteries ne sont pas des raisons.
— C'est juste, et je reviens aux raisons. Il est évi-
dent que certains enfants ont des appétits désordon-
nés, vicieux; pour ceux-là, il faut les contraindre,
les rationner, vivre à leur place enfin, puisqu'ils ne
peuvent pas se conduire. Mais pour les autres, pour
la masse, Montaigne nous a donné la règle dans
son admirable chapitre sur l'éducation. « Laissons
trotter devant nous le Jeune esprit, » a-t-il dit. Eh
300 NOS FILLEg ET NOS FILS.
bien, il faut laisser trotter devant soi non seulement
le jeune esprit, non seulement le jeune caractère,
mais le jeune estomac, l'étudier, l'initier à l'usage de
sa liberté, lui apprendre enfin à s'écouter lui-mcme.
Vous étouffez, vous, le cri de la nature ou vous par-
lez à sa place; moi, je l'interroge, et je lui obéis.
Lequel des deux systèmes est le plus propre à former
des enfants vigoureux ?
— Lequel? répondit vivement mon ami Ray-
mond; lequel? La réponse est dans un fait péremp-
toire et indiscutable. Quand un agriculteur veut pro-
duire de bons bestiaux, que fait-il ? quand un éleveur
veut créer de bhi.ax et bons chevaux, que fait-il ?
quand un amateur veut avoir un bel attelage, que
fâit-il ? Il nourrit ses bêtes tous les jours avec les
mêmes aliments, et avec la même quantité d'aliments.
Il décide souverainement qu'elles ne mangeront que
de l'avoine, et tant d'avoine-, que de la paille, et tant
de paille; que du son, et tant de son; qu'elles en
mangeront trois fois par jour; qu'elles en mangeront
à telle heure; qu'elles ne boiront que tant de litres
d'eau, et à telle température. 11 fait enfin ce que je
fais : il s'installe, comme vous dites, dans l'estomac
d'autrui ; et, grâce à ce despotisme, il obtient des
chevaux de sang, des chevaux de course, des bêtes
de trait, de labour et de consommation dix fois supé-
rieures aux bêtes ordinaires. Employez la méthode
opposée, qu'obtiendrez- vous? Des rosses! Voilà ma
réponse.
— Mais, malheureux! m'écriai-je, vous n'oubliez
qu'une chose, c'est que vos bêtes sont en esclavage,
et y resteront toujours; c'est qu'elles sont élevées
dans des écuries, dan^ des étables, dans des boxeSy
L'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION. 301
etqu*elles vivront et mourront dans des boxes, dans
des étables, dans des écuries ! C'est qu'elles auront
toujours à côté d'elles un maître chargé de leur me-
surer leur avoine et leur son ! Mais votre fils ! votre
fils ! il ne dépendra que de lui un jour ! Apprenez-lui
donc à se gouverner, puisqu'il doit être son propre
gouverneur ! Apprenez-lui donc à nager, puisque de-
main il sera jeté dans la pleine mer sans autre sauve-
teur que lui-même ! J'en dirai autant de tous les
autres actes de sa vie, de toutes les autres manifes-
tations de son esprit et de son caractère, où votre
intervention despotique et systématique anéantit en
lui toute personnalité ! Tout à l'heure, vous l'avez
forcé à traverser la pelouse au pas ; savez-vous ce
que vous lui apprenez par là?
— Je lui apprends ce qu'il y a de plus utile et
de plus rare aujourd'hui, l'obéissance.
— L'obéissance du cheval de manège ! l'obéis-
sance du chien couchant ! mais non pas l'obéissance
de l'homme. Toujours l'élevage au lieu de l'éduca-
tion! Oh! certes, personne n'estime plus haut que
moi l'obéissance; j'y vois la clef de voûte de la fa-
mille comme de la société. Sans obéissance, pas
d'éducation. L'enfant doit obéir aveuglément, pas-
sivement. Mais, à côté de ces principes rigoureux
qui sont la loi de l'être qui obéit, il y a les devoirs
de celui qui commande. Or, le premier de ces de-
voirs, c'est de ne promulguer que des lois justes et
de les appliquer toujours justement. J'ignore ce que
votre fils pense aujourd'hui de votre despotisme sur
ses petites jambes de huit ans; mais ce que je sais
bien, c'est que, dès qu'il pourra raisonner, il le trou-
vera absurde ; il y verra un pur caprice d'autocrate
18
Mi NOS FILLES ET NOS FILS.
qui veut faire parade de sa toute-puissance. Vous
aurez discrédité en lui le principe d'autorité par
l'abus tyrannique et arbitraire que vous en aurez
fait. »
Mon ami Raymond se tut et parut réfléchir, car
c'est avant tout un homme de bonne foi, et incapable
de persister dans une erreur par amour-propre.
Le voyant un peu ébranlé, je poursuivis plus
vivement :
« Mon but est tout contraire au vôtre. Je veux im-
planter dans le cœur de mon fils le respect de mon
pouvoir en le lui montrant toujours équitable et dé-
sintéressé. Je veux qu'il se soumette à mes ordres
avec plaisir, même quand il ne les comprend pas, à
force de les avoir toujours trouvés sages quand il a
pu les comprendre ! Je veux qu'il y ait une part d'ad-
hésion dans son obéissance, et qu'il fasse pour ainsi
dire ce quil veut y en faisant ce que je lui ordonne.
Car, enfin, j'en reviens toujours au même point,
puisque c'est de ce point que tout doit partir, et que
c'est à ce point que tout doit aboutir : l'enfant n'est
pas à nous, n'est pas fait pour nous, n'est pas des-
tiné à vivre toujours sous notre loi; c'est une créature
née hbre, née pour être libre ; sa grandeur comme
son malheur, consiste à avoir été créée pour faire sa
volonté. Habituez-le donc à vouloir ! et rappelez-
vous que l'éducation peut se définir d'un seul mot :
l'art d'apprendre à un enfant à se passer de nous. »
Telles furent mes paroles. Réussirent-elles à con-
vertir mon ami Raymond ? Je n'ose le croire ; il est
trop vieux. Mais peut-être seront-elles utiles à quel-
ques pères, et voilà pourquoi je les écris.
LA DOULEUR QUI SAUVE. 303
LA DOULEUR QUI SAUVE
A M, Elle Delaunay,
Permettez-moi, mon cher ami, de vous dédier
ces deux portraits d*enfants, en souvenir des deux
chères et vivantes images que je dois à votre talent
et à votre amitié.
Elle avait deux fils, l'un de onze ans, Tautre de
cinq. Le vers charmant de La Fontaine,
Et le don d'agréer infus avec la vie,
était le portrait du plus petit. Tout lui souriait, et il
souriait à tout. Quand on l'apportait au salon, à
l'heure du coucher, dans sa petite chemise de nuit,
pour dire bonsoir, il tendait si gentiment à tout le
monde sa figure à baiser, son petit corps se dessi-
nait si rond et si ferme sous la batiste, que chacun,
en l'embrassant, ne pouvait se défendre de quelque
exclamation sur tant de beauté, tant de santé, et
tant de grâce. L'étude lui était aussi facile que le
reste. 11 avait appris à lire à quatre ans, en trois
mois ; conduit par sa mère à un petit cours de mu-
sique, il l'emporta sur des enfants qui avaient le
double de son âge. C'était un de ces petits êtres
304 NOS FILLES ET NOS FILS,
qui vous font croire aux bonnes fées touchant un ber-
ceau de leur baguette.
L'aîné formait avec lui un contraste complet : la
physionomie douce, mais triste ; l'apparence frêle,
la compréhension lente ; peu de mémoire ; une
intelligence assez forte, mais voilée ; des facultés,
pas de facilité. Les idées du petit ressemblaient
aux sources à fleur de terre ; grattez un peu le sable,
Teau jaillit. L'esprit de l'aîné rappelait les puits
artésiens ; il fallait creuser à une grande profondeur
pour arriver au flot. La lecture, l'écriture, la géogra-
phie, le calcul avaient été pour lui autant de con-
quêtes laborieuses et longues. Ce que son frère fai-
sait en une demi-heure lui demandait une heure à.
lui , et il passait inaperçu et silencieux au milieu des
triomphes de famille du plus petit.
Or, des deux, quel était celui que la mère eût
plutôt préféré? L'aîné. Elle l'aimait pour tout ce qu'il
n'avait pas. Elle se reprochait presque, comme s'il
y eût de sa faute, tout ce qu'elle ne lui avait pas
donné. Elle était en quelque sorte jalouse pour lui
des succès de l'autre.
Quand on la plaisantait sur sa prédilection :
« C'est de la justice distributive, disait-elle. Le bon
Dieu a rogné sur sa part à mon pauvre aîné pour
enrichir l'autre ; il faut bien que je rétablisse l'équi-
libre. D'ailleurs, le petit n'a pas besoin de moi! Tout
le monde l'aime ! Son père est fier de lui ! Il réussit
partout et toujours ! . . . Mais mon pauvre silencieux,
mon pauvre déshérité, qui ira le chercher dans le
coin où il se cache, si je n'y vais pas, moi?... Puis,
sachez-le bien, vous ne le connaissez pas! Il n'y a
que moi qui sache ce qu'il vaut!... Et enfin, ajou-
LA DOULEUR QUI SAUVE. 307
coude, et lui sur une chaise, ils déclinaient, conju-
guaient, calculaient... à voix basse pour que le père
n'entendît rien; puis, les devoirs terminés, il lut
remettait lui-même la tête sur Toreiller, Tembras-
sait, et lui disait tout bas : « Maintenant, rendors-
toi, je le veux! » Et elle se rendormait parce qu'il
le voulait.
Le résultat , vous le devinez. Un matin , au
moment des compositions de Pâques, il arrive à
l'heure du déjeuner avec une physionomie radieuse :
il figurait dans les six premiers. Elle l'avait créé
deux fois; elle l'avait nourri de son intelligence
comme de son lait, il était le fruit de son âme
comme de ses entrailles ; il lui devait tout, et il lui
rendait tout en tendresse.
Quelques mois après, un dimanche, en revenant
de la première messe, car elle était très pieuse, mais
discrète et secrète dans sa piété comme dans tout le
reste, elle fut surprise de trouver son fils encore au
lit. « Est-ce que tu es malade? — Oui, un peu. J'ai
eu des frissons toute la nuit. » Quatre jours plus
tard : se déclarait une fièvre de la nature la plus
grave. Le père, naturellement expansif, n'était pas
plus maître de son visage que de son âme ; ses
inquiétudes se trahissaient par des larmes et des
sanglots; il se reprochait de ne pas avoir assez aimé
son fils, et à tout moment, interrogeait le médecin
avec une insistance si fiévreuse, que le docteur, qui
était son ami, ne pouvait s'empêcher de lui dire:
« Au nom du ciel ! allez-vous-en ! vous avez perdu
la tête, et vous me la ferez perdre ! Regardez votre
femme, et faites comme elle ! » Elle était en effet
calme et silencieuse : pas de larmes, pas de bruit;
NOS FILLES ET NOS FIL»,
ne parlant jamais de ses craintes, comme si l'idée
d'une mort possible ne lui fût jamais venue; ne
questionnant le médecin que pour bien se rendre
compte de ses prescriptions, rigoureusement ponc-
tuelle à les exécuter, ne se couchant pas, ne quittant
pas le chevet du malade, et l'œil constamment fixé
sur lui.
Le petit frère était tout consterné, et tout trans-
formé; on avait d'abord pensé à l'éloigner de la
maison dans la crainte de la contagion ; mais il
poussa de tels sanglots quand il s'agit de l'emme-
ner, lui d'ordinaire si docile, il s'attacha avec tant
de force aux vêtements de son père, en disant qu'il
ne pouvait pas quitter son frère, qu'on se borna à le
reléguer dans une pièce éloignée, en lui interdisant
l'entrée de la chambre du malade. Sa vie était bien
changée ! lui qui, la veille, tenait tant de place dans
la maison, personne ne s'occupait plus de lui ; il
errait tjout seul dans l'appartement, ou passait de
longues heures assis dans un coin du salon, avec un
livre de gravures et un oiseau, guettant le moment
où son père sortait de la chambre de son frère, pour
courir à lui, et lui dire d'une petite voix très émue :
« Ya-t-il mieux? » Un jour, jour d'espoir, il obtint,
à force de supplications, la faveur de voir son frère
à travers la porte entre-bâillée, et il lui envoya de là
un si tendre et si bruyant baiser, qu'un sourire, le
premier depuis quinze jours, passa sur les lèvres du
malade. Le malade, à son tour, s'était révélé tout
autre dans ces quinze jours de péril. La maladie,
ayant violemment attaqué les entrailles, n'avait atta-
qué qu'elles; le cerveau était resté libre, l'esprit net,
et il était arrivé à Tenfant ce qui arrive quelquefois
LA DOULEUR QUI SAUVE. 30Ï
tait-elle avec une joie profonde... enfin, il m'aime
comme il n'aime personne au monde; il a dans son
cœur une place à part pour moi! »
C'était vrai ! On remarquait chez cet enfant une
puissance d'affection et de concentration dans i'atfec-
tion, qui n'appartient pas à son âge. Déjà grandelet,
sa plus vive joie était de se blottir sur les genoux de
sa mère ; ses jambes dépassaient bien un peu, mais
il se pelotonnait si gentiment dans le sein maternel,
qu'il le touchait par tous côtés, qu'il le remplissait
tout entier! Une fois qu'il était là, commençaient
entre eux deux des conversations à voix basse, que
prolongeaient longtemps les affinités profondes qui
unissaient ces deux êtres. Ils étaient pareils de tant
de façons qu'en parlant de leur ressemblance, il fal-
lait mettre ressemblances au pluriel. Petite de taille
comme lui, mignonne de visage comme lui, un peu
mélancolique de physionomie, elle avait dans son
aimable petite personne un trait tout à fait particulier
et caractéristique, c'était sa peau; cette peau servait
de texte aux étonnements de tout le monde. Elle était
si fine qu'on eût dit le tissu d'une fleur, si délicate
que le moindre choc la déchirait et y amenait le
sang. On se faisait un jeu, dans sa famille, de lui
presser le bras, pour voir le doigt s'y imprimer et
cette empreinte y durer souvent plusieurs heures.
Tel était son cœur. Tout ce qui le heurtait un peu
fortement y laissait trace et blessure. 11 n'y avait
rien là de semblable à la susceptibilité; personne
de moins prompt qu'elle à se piquer, à se blesser,
à s'offenser. Incapable d'aucun sentiment de mal-
veillance, elle n'en supposait jamais chez les autres ;
c'est au cœur seulement qu'elle était vulnérable. On
IK.
306 NOS FILLES ET NOS FILB.
l'accusait pourtant volontiers de froideur, parce que
ses sentiments, si profonds qu'ils fussent, restaient
toujours contenus et silencieux C'était une flamme
très intense, brûlant dans un globe de verre dépoli.
Ce cœur, elle l'avait légué à son fils, et c'était
d'elle aussi qu'il tenait cette compréhension un peu
lente qui n'était que de l'intelligence en retard ; elle
le savait bien , elle que le monde avait si souvent
déclarée sans esprit parce qu'elle n'avait pas l'es-
prit du monde. Ses idées, en effet, étaient exquises
et délicates comme son âme, mais circonscrites,
peu nombreuses, et se mouvaient dans une sphère
peu étendue. Qu'on se figure un beau cygne voguant
sur un tout petit lac.
Le jour où son fils eut atteint ses onze ans, il
entra au collège comme externe; à sa première
composition, il fut le dernier. Grande colère du
père ; il ne parla pas moins que de l'enlever de la
famille, et de le placer sous la rude discipline de l'in-
ternat d'un lycée. La mère protesta, demanda l'a-
journement de la sentence, et, le soir même, elle
dit tout bas à l'enfant : « Tu viendras tous les matins
à six heures dans ma chambre, je t'aiderai à réciter
tes leçons et à faire tes devoirs. » Le jour même, en
effet, elle prenait elle-même un maître, en cachette,
comme si elle eût fait une mauvaise action. Elle
apprenait pour son fils ce qu'elle n'aurait peut-être
pas pu apprendre pour elle-même ; elle parvint bien
vite au même point que lui, et chaque matin à six
heures précises, même quand elle était rentrée du
bal à deux heures, il arrivait dans sa chambre avec
li\res et cahiers, s'asseyait près de son lit, et tous
deux à la clarté d'une petite bougie, elle sur son
LA DOULEUR QUI SAUVE. 309
dans ces terribles crises : il avait beaucoup grandi
de corps, et plus encore d'intelligence ; ses paroles,
sa physionomie, sa manière même d'accepter la
maladie, dénotaient un subit développement intel-
lectuel et moral ; très maître de lui, comprenant son
danger, se soumettant sans résistance et même
avec une sorte d'empressement à toutes les prescrip-
tions les plus douloureuses, il avait l'air de tâcher de
se défendre le mieux qu'il pouvait; et le médecin,
étonné de tant de calme, de tant de fermeté, disait :
« Je n'ai jamais vu chose pareille à cet âge; il me
fait l'effet d'un capitaine de vaisseau, debout sur
son banc de quart et commandant la manœuvre, un
jour de tempête. » En effet, ce n'était plus un enfant;
chaque jour le mûrissait d'un mois ; il semblait vou-
loir réparer le passé , ou plutôt devancer l'avenir, et
vivre en quelques jours les années qui allaient peut-
être lui être enlevées, accomplir par anticipation les
progrès qu'il n'aurait peut-être pas le temps de
réaliser.
Un petit fait rendit visible cette étrange transfor-
mation. Son meilleur ami, un de ses camarades de
collège, ayant demandé à le voir, le malade, qui était
beaucoup mieux, le reçut avec une vraie joie, mais
une joie grave ; il lui parla de leur classe, de leurs
études, mais en termes si sérieux qu'il ne semblait
plus du même âge que son camarade; c'était un
jeune homme de seize ans, causant avec un enfant
de douze. Ce contraste frappa tout le monde, les uns
d'étonnement, les autres d'une crainte vague que
l'amélioration persistante dissipa bientôt. La fièvre
tombait, les symptômes alarmants disparaissaient
l'un après l'autre, et, le dix-Leuvième jour, les pre-
810 NOS FILLES ET NOS FILS.
miers signes de la convalescence semblaient se pro-
duire si nettement, que le médecin, en quittant le
malade, dit à la mère : « Il est sauvé. » Toutes les
larmes, tous les sanglots que la malheureuse femme
refoulait depuis le commencement de la maladie
éclatèrent alors avec tant de force, et se mêlèrent à
de tels transports de joie, que le pauvre docteur, au
cou de qui elle s'était jetée, ne put se défendre de
pleurer comme elle. Elle le reconduisit jusque sur
l'escalier, puis rentra dans la chambre, s'approcha
du lit en se promettant bien de modérer l'expres-
sion de sa joie pour ne pas ébranler le malade...
Chose singulière ! ses yeux s'étaient refermés ! il ne
lui parle pas... il ne bouge pas... il n'avait pas l'air
de l'entendre!... Un peu effrayée, elle l'appelle, il
ne répond pas... elle lui met la main devant les
lèvres , elle ne sent pas son souffle ! . . . « Le doc-
teur ! rappelez le docteur ! » s'écrie-t-elle tout éper-
due... Le docteur remonte; il court au malade...
il lui met la main sur le cœur... Plus de batte-
ments ! l'enfant était mort !
Ces dénoûments affreux et foudroyants ne sont
pas très rares; ce terrible fléau a de ces coups. Le
mal est vaincu, mais le malade l'est aussi; la lutte
a épuisé ses forces, et, un jour, le cœur s'arrête
comme un balancier de pendule ; on ne meurt pas,
on cesse de vivre.
J'avais vingt ans quand j'ai vu ce que je raconte
là, et jamais je ne l'ai oublié ! Jamais n'est sorti de
ma mémoire le spectacle de ce désespoir de famille.
Chacune des trois personnes fut frappée d'une façon
différente. Le père porta dans son chagrin toute sa
véhémence naturelle d'impressions; les sanglots sou-
LA DOULEUR QUI SAUVE. 311
levaient sa poitrine à la briser. Un signe étrange mar-
qua la douleur de la mère. Naturellement colorée de
visage, un de ses plus grands charmes était dans la
fraîcheur de son teint; le jour où elle perdit son fils,
le sang abandonna ses joues et n*y remonta jamais.
C'était le symptôme d'une de ces révolutions inté-
rieures et physiques qui éclatent parfois chez les
mères quand elles ont perdu un enfant. En dehors
de cette pâleur mortelle, son chagrin ne se révéla
par aucun signe extraordinaire. Elle pleurait beau-
coup, mais silencieusement. Elle ne se refusa à
voir aucune des personnes de sa famille, ou même
de ses amis ; elle continua en apparence sa vie habi-
tuelle, s'occupant de sa maison, de son mari, de son
fils, le tout avec je ne sais quel calme, je ne sais
quelle douceur automatique qui faisait mal. Un jour
pourtant, une de ses amies lui conseillant d'avoir
recours à la prière et à Dieu , elle se leva tout à
coup : « Pourquoi me l'avait -il donné s'il devait
me le reprendre?... » L'amie se récriant : « Oh! je
sais bien que c'est un blasphème! Mais, ajoutâ-
t-elle avec une animation croissante, la foi peut être
un consolateur suprême dans les malheurs ordi-
naires... dans les désespoirs tels que le mien, elle
vacille comme tout le reste. J'ai été un mois sans
pouvoir prier!
— Tu es trop pieuse pour ne pas croire que tu
le retrouveras.
— Oh! oui!... je le crois!... s'écria-t-elle, oui !
je le retrouverai!... mais où? quand? comment?
BOUS quelle forme?... Oh! ma pauvre tête se perd
dans cette vie infinie où il est entré!... Je l'y suis
sans cesse! 11 me semble que chaque jour il s'é-
318 NOS FILLES ET NOS FIL».
loigne un peu plus de moi!... Que sera-t-il quand
nous nous reverrons? — Un être plus parfait encore,
un être angélique. — Mais ce ne sera plus, dit-elle
iLvec un déluge de larmes, le cher petit enfant de
douze ans que j'adorais, que je tenais là dans mes
bras, qui était tout pour moi, pour qui j'étais tout...
Celui-là!... il est mort!... mort pour toujours!...
Oh! si notre Sauveur lui-même descendait encore
sur la terre, il ne pourrait pas me consoler!... Et
quand, au milieu de la nuit, je me réveille, que je
me vois dans ce lit, près duquel il venait s'asseoir,
et que je ne l'y retrouve plus... alors... je ne le
pleure pas... je le crie! »
Après cette explosion de douleur , elle tomba
épuisée et demeura longtemps anéantie. Puis, peu
à peu, la tempête s'apaisa, le voile si violemment et
si brusquement déchiré, et derrière lequel avait tout
à coup apparu le fond de cette âme, se referma, et
dès le lendemain elle retomba, pour n'en plus sortir,
dans sa morne et effrayante douceur.
Je n'ai pas parlé du pauvre petit survivant; il
occupe cependant une place importante dans l'his-
toire de ces trois âmes. Au premier moment, les
premiers jours, il resta frappé de cet étonnement un
peu effaré qui saisit les enfants et les hommes, en
face de la mort entrant soudainement dans une mai-
son. Il pleura beaucoup, voyant beaucoup pleurer,
sans comprendre complètement sa propre perte.
Mais le progrès de l'âge, la pratique de ce deuil, le
silence de la maison, le changement de toute sorte
opéré dans les habitudes de la famille, lui ouvrirent
peu à peu les yeux. Je voudrais marquer ici un fait
psychologique où ma pensée s'est arrêtée bien sou-
VIII
« JE L AI 1 Air i.xi'i;i;-, » i!i.[M>\i)rr tiunquillkment l'e.m an i .( I'. 317.
LA DOULEUR QUI SAUVE. 313
vent. Jusqu'à six ans, cet enfant avait été Timage
vivante de son père: même vivacité expansive et
un peu extérieure, même ardeur, même impression-
nabilité ; mais, sous le coup de ce malheur, au milieu
de cette atmosphère de deuil qui l'enveloppait, en
face surtout de la douleur persistante de ses parents,
l'âme de sa mère se réveilla en lui, et sa ressem-
blance avec elle prit le dessus. On eût dit que son
frère, en mourant, la lui avait léguée. Il regrettait
plus l'absent que le premier jour ; il pénétra peu à
peu dans le sentiment de sa perte, conrnie on pénètre
dans une langue étrangère ; il donnait de temps en
temps des signes d'une sensibilité sérieuse et inac-
coutumée, en y mêlant toujours, cependant, je ne
sais quoi de primesautier et de passionné qui lui
était propre. La soudaineté, tel était en effet le trait
distinctif de sa nature; pour lui, aucun intervalle
entre concevoir, vouloir et exécuter. Aussitôt pensé,
aussitôt fait. On le voyait parfois aller s'asseoir silen-
cieusement sur un petit tabouret aux pieds de sa
mère et lui baiser les mains en la regardant fixe-
ment, comme s'il eût voulu déchiffrer ce mystère de
désespoir. Il semblait que, comme Pascal, le silence
de cet infini de douleur l'épouvantait. Le printemps
ayant ramené la famille à la campagne, l'enfant se
rappela que tous les matins, au déjeuner, son frère
mettait à la place de sa mère un petit bouquet de
violettes et de réséda. Le voilà donc, à peine levé,
qui descend mystérieusement dans le jardin , fait
sans bruit sa petite moisson et la glisse avec toutes
sortes de précautions sous la serviette de sa mère,
en ayant bien soin de se cacher un peu pour jouir de
l'effet de sa j^urprise. Hélas! pauvre petit! cet effet
314 NOS FILLES ET NOS FILS.
fut bien différent de ce qu'il avait espéré. La mère,
à la vue de ce bouquet, crut voir se lever devant elle
tout le passé ; elle poussa un grand cri et s'évanouit.
Les semaines, les mois, la première année. Tan-
né-e suivante , s'écoulèrent sans apporter aucune
modification à l'état de la mère. Chaque jour elle
devenait plus pâle, chaque jour plus douce, chaque
jour plus faible. Ce qui ajoutait à sa faiblesse, c'est
que, par un phénomène physiologique très étrange,
elle avait été prise, depuis son malheur, d'un invin-
cible dégoût pour toute espèce de chose ayant eu vie,
comme dit La Fontaine; elle ne pouvait supporter en
fait d'aliments que le thé, quelques légumes et un
peu de pain. Le cours de la vie et le mouvement des
affaires avaient ressaisi son mari et l'avaient entraîné
forcément dans quelques distractions sérieuses; il
demanda à sa femme de le suivre ; elle ne s'y refusa
pas, elle ne se refusait à rien ; mais lui-même, quand
il vit cette pâle figure, cette morne image du déses-
poir , incurable au milieu des riants visages du
monde, il comprit qu'il y avait une sorte de sacri-
lège à lui imposer ce supplice, et elle rentra dans sa
solitude, pareille à un débris de vaisseau échoué sur
une côte déserte.
Il commença bientôt à trembler pour sa femme.
Essayait-il de la tirer de sa torpeur, lui reprochait-il
doucement, affectueusement, car il lui portait une
véritable et profonde tendresse, lui reprochait-il de
s'absorber dans la pensée de son chagrin : « Ce
n'est pas ma faute , répondait-elle doucement ; je
fais ce que je peux... mais vous savez, mon ami,
que je n'ai pas d'esprit du tout ; j'ai très peu d'idées,
et quand il y en a une qui me saisit. . . qui s'empare
LA DOULEUR QUI SAUVB. 315
de moi... qui en a le droit comme celle-là... ajoutâ-
t-elle avec un léger tremblement des lèvres, je ne
peux pas m'en distraire. »
Le médecin, consulté, ordonna un voyage, les
eaux ; elle revint dans le même état que lorsqu'elle
était partie. L'inquiétude de son mari devint de
l'anxiété. « Mais enfin, docteur, disait-il avec ter-
reur au médecin, on ne meurt pas de chagrin? —
Non, on ne meurt pas de chagrin, mais on meurt
des suites du chagrin. Les jurisconsultes ont créé, à
propos des successions, un mot qui m'a toujours
causé une sorte de peur; ils disent : « Le mort saisit
le vif. » Eh bien, c'est le cas de votre femme. Celui
qui n'est plus là l'attire à lui. Les légendes du moyen
âge nous peignent ces sortes de fascinations, où, sur
les pas, à la voix d'un être surnaturel, des victimes
volontaires se précipitent dans les flots! Eh bien,
votre femme subit cette espèce de charme fatal ; elle
suit son fils, et si nous ne l'arrachons pas à cet
entraînement, elle le suivra jusque dans l'autre vie.
— Mais que faire? que faire? répondait le mari avec
désespoir. Où trouver la guérison? où la chercher?
— Le seul remède serait une secousse violente, qui
la rejetât dans la vie. L'homœopathie n'est pas de
mes amies, comme vous savez, mais un de ses
axiomes : Similia similibus, guérir les semblables
par les semblables, est un mot profond. Il y a des
douleurs qui sauvent de la douleur. Il faudrait que
le péril de l'un de vous la rattachât à vous. Elle se
croit indifl'érente à tout, elle ne sent plus l'aiïoction
qu'elle vous porte; mais si elle vous voyait malade,
vous ou ce cher enfant que voilà, ajouta-t-il en em-
brassant le petit qui venait toujours se glisser entre
31« NOS FILLES ET NOS FILS.
leurs jambes quand on parlait de sa mère ; si elle le
voyait frappé à son tour... si elle craignait de le
perdre aussi... oh ! alors, je ne doute pas que son
pauvre cœur ne se réveillât en sursaut, sur le coup.
Tout ce qui lui reste de liens et de devoirs apparaî-
trait violemment à sa conscience comme à son cœur,
et elle rentrerait en possession d'elle-même... Mais
je ne peux pourtant pas donner à l'un de vous deux
une maladie mortelle pour la sauver!... Enfin,
attendons, observons et espérons. »
La seconde année de deuil finissait, et, sur le
conseil du docteur, la famille alla s'installer à la
campagne dès les premiers jours d'avril. Dans le
petit domaine occupé par elle, se trouvait une pièce
d'eau peu profonde, mais qui, alimentée par une
source vive, gardait toujours une fraîcheur glacée.
Le père avait autrefois entouré cette pièce d'eau
d'un grillage, par précaution contre les chutes ; mais
le jardin avait été très négligé depuis leur malheur,
et le grillage était à moitié détruit. Quelques jours
après leur arrivée, par une de ces gelées printanières
plus piquantes, ce semble, que les grands froids
d'hiver, le petit, jouant auprès de ce bassin, glissa
sur le gazon et tomba dans l'eau glacée. Un domes-
tique qui le vit de loin accourut, le retira frissonnant,
les lèvres bleuâtres, les dents claquant les unes contre
les autres, et, une heure après, il était saisi d'une
fièvre ardente. La prévision du médecin se réalisa.
La mère passa au chevet du lit de l'enfant une nuit
de désespoir et de remords. Elle s'accusait ! elle se
maudissait ! « Dieu me punit ! s'écriait-elle ; je le
perdrai ! c'est juste ! J'ai oublié mes devoirs envers
lui! j'ai été une mère ingrate, inattentive!... lime
LA, DOULEUR QUI SAUVE. SU
rayera du nombre des mères!... » Puis, son ima-
gination s'exaltant, elle se représentait celui même
qu'elle avait perdu comme son accusateur... « Je
suis sûre qu'il m'en veut aussi, lui ! répétait-elle, de
l'abandon où j'ai laissé son frère... c'est lui qui l'ap-
pelle ! Il me le retire ! . . . » Le danger ne dura qu'une
nuit. Au matin, la fièvre était tombée, le malade était
sauvé. Penchés sur ce lit, les deux pauvres parents
disaient au petit malade : « Mais, malheureux enfant!
comment as-tu fait pour tomber dans cette maudite
pièce d'eau? — Je l'ai fait exprès, répondit tran-
quillement l'enfant. — Toi! pourquoi? comment?
— Papa me disait toujours de bien prendre garde,
que, si j'y tombais, je deviendrais bien malade, et
le médecin a dit devant moi que si je pouvais devenir
bien malade, ça guérirait maman ; alors je me suis
laissé tomber dans l'eau.» A ce mot, la mère poussa
un grand cri, puis tout à coup, avec une sorte de
délire : « Oh ! lui ! lui ! c'est un mot de lui ! il aurait
dit cela, lui ! il aurait fait cela, lui ! » Et saisissant
la tête de l'enfant, qu'elle inondait de larmes, elle
lui disait d'une voix entrecoupée : « Tu me le rends !
tu me le rends ! Tu es toi et lui ! Tu es ton frère
aussi ! »
Le reste, on le devine. Elle ne se consola pas,
on ne se console jamais de la perte d'un enfant. La
première tempête de l'âme s'apaise; les cris de
révolte et de désespoir éperdu cessent, mais pour
faire place à une douleur chronique et immortelle,
sur laquelle le temps ne peut rien. Les autres pertes
sont des blessures; celle-là est une amputation. On
peut vivre avec un membre de moins, mais on vit
mutilé, et l'on se sent toujours mutilé. C'est ce qui
31S NOS FILLES ET NOS FILS.
arriva à cette mère. Elle rentra dans Texistence,
elle reprit intérêt aux occupations de son mari, elle
reprit part aux études de son fils. On la revit même
sourire. Elle se le reprochait un peu tout bas, elle
s*en voulait parfois de ne plus être aussi malheu-
reuse, mais la vue de celui qui lui restait la rame-
nait bien vite au sentiment de ses devoirs; et un
jour, après une distribution de prix où l'enfant avait
été couronné plusieurs fois, revenant avec lui h la
campagne dans une voiture découverte, par un beau
ciel, on l'entendit murmurer tout bas : « Je disais
que cela m'était bien égal de mourir ! Il est pour-
tant bien doux de vivre ! »
UN PECHE VENIEL
A M, Victorien Sardou,
Je sais plus d*un péché véniel qui aurait bien
le droit de passer péché mortel. C'est le cas d'un
défaut dont je veux vous entretenir aujourd'hui ,
défaut méconnu, c'est-à-dire auquel on ne rend pas
toute la justice qu'il mérite, que les moralistes signa-
lent comme un simple travers, où les satiriques ne
voient qu'un ridicule, et que je serais presque tenté
d'appeler un vice : c'est l'irrésolutictfi.
L'irrésolution a fourni plus d'un sujet de pièce
de théâtre; mais on n'en a jamais peint qu'un côté,
UN PÉCHÉ VÉNIEL. 31»
•
le côté comique. Reste l'autre, — le côté doulou-
reux, car l'irrésolution est un défaut qui fait rire
ceux qui le regardent, et pleurer ceux qui en sont
atteints. L'Évangile l'a peint d'un mot : Regnum
intra se divisum desolabitur. « Tout royaume livré
aux divisions est livré à la désolation. » Eh bien,
pénétrons dans une de ces âmes divisées et déso-
lées, étudions-la en pleine anarchie, et que cette
analyse psychologique , — je pourrais dire patholo-
gique, — appelle enfin l'attention des pères sur un
défaut si commun et si peu observé, si fatal et si
peu combattu.
Un irrésolu est à la campagne, dans un séjour
qui lui plaît et au milieu des siens. Arrive pour lui
une lettre de deux de ses amis. La lettre est pres-
sante, et l'offre qu'elle renferme, bien tentante : il
s'agit d'un voyage projeté dès longtemps et dont
la belle saison, un heureux choix de compagnons de
route, un plan bien tracé, feront un plaisir charmant
et profitable. Les deux amis demandent une réponse
précise et prompte. Voilà l'irrésolu entre deux partis
à prendre : restera-t-il dans l'agréable lieu qui le
retient? ira-t-il dans le beau pays qui l'attire?
Au début, cette hésitation n'est pas sans charme
pour lui : tout à l'heure il sera ballotté; pour le mo-
ment, il n'est que bercé. Cette vague flottaison entre
le partir et le rester ressemble au balancement d'une
barque sur un flot paisible; elle pousse à la rêverie,
et, comme l'irrésolu a toute l'imagination du rêveur,
il va de l'un à l'autre projet comme on va d'une fleur
à l'autre, les comparant toutes deux, les respirant
toutes deux, les possédant toutes deux. 11 faut pour-
tant sortir de cette indécision ; le temps presse, les
19
320 NOS FILLES ET NOS FILS.
deux amis demandent et attendent un oui ou un non.
Il faut écrire. La perplexité commence ; après quel-
ques tiraillements dans les deux sens, il incline à
rester, d'abord parce qu'il avait presque promis de
partir, ensuite parce qu'il y a dans l'irrésolution un
fond de paresse, et que vous trouverez toujours l'ir-
résolu plus disposé à ne pas faire qu'à faire, à
demeurer qu'à avancer. Une fois sur cette pente, sa
fertile imagination lui fournit aussitôt mille bonnes
raisons en faveur de son goût. Pourquoi quitter sa
douce vie et courir après un plaisir incertain? On
vante beaucoup cette contrée lointaine; mais il faut
se défier des voyageurs. Où trouvera-t-il rien qui
vaille son chez-soi?... (il ne l'a jamais tant aimé!)
sa chère femme... (il ne l'a jamais trouvée si bonne!)
son riant jardin... (il ne l'a jamais trouvé si fleuri!).
Ne serait-ce pas de l'ingratitude que d'être infidèle
à tant de bonheur?... Décidément il ne voyagera pas.
D'ailleurs ce pays est très loin... deux nuits à passer
en wagon, et il ne dort point en chemin de fer! la
mer à traverser, et il souffre beaucoup en mer ! S'il
allait tomber malade en route, dans une auberge,
loin des siens? Sans être débile, il n'est pas vigou-
reux; et la mauvaise nourriture, les mauvais gîtes,
la fatigue... Non! non! ce serait déraisonnable!
Voilà qui est résolu ; il ne voyagera pas ! Il écrit la
lettre de refus, et il la remet à son domestique pour
la porter à la poste voisine.
A peine la lettre est-elle partie, qu'il s'opère peu
à peu dans l'esprit de l'irrésolu un changement de
décoration. On dirait un coup de baguette de magi-
cien. Cette contrée qu'il dédaignait tout à l'heure lui
apparaît comme nouvelle et charmante! Tous les
UN PÉCHÉ VÉNIEL. 321
beaux récits qu'il en a entendu faire lui reviennent à
l'esprit, embellis encore par le charme attaché à ce
que l'on perd! Avec les merveilles du pays, sur-
giasent un à un devant ses yeux tous les avantages,
tous les agréments, toutes les utilités de ce voyage.
Comment les a-t-il méconnus? comment s'est-il laissé
arrêter par de misérables considérations de dépense
ou de fatigue? De fatigue! mais c'est de la santé que
la fatigue du voyage! Son corps s'en fût fortifié. Rien
de pire, à un certain âge, que de s'endormir dans
les aises et le repos d'une vie monotone. Jamais il
ne trouvera une occasion pareille! Des compagnons
pleins de gaieté, d'esprit, d'instruction! Son refus
est de la stupidité! plus encore, c'est de la lâcheté!
Les reproches se joignent aux regrets ; et le dépit,
le désir, la honte le jettent dans un tel état d'excita-
tion, qu'il se précipite sur la sonnette.
« Appelez Jean, s'écrie-t-il ; s'il n'est pas parti,
qu'il ne parte pas et qu'il me rende ma lettre.
— Monsieur, Jean est. parti depuis un quart
d'heure. »
Il tombe consterné. Tout ce qui l'entoure se
décolore et s'assombrit à ses yeux. L'ennui envahit
son âme. Son charmant chez-soi lui semble triste
comme une prison, quand tout à coup lui revient à
l'esprit la réponse qu'on lui a faite à l'instant :
« Jean est parti depuis un quart d'heure. » Un quart
d'heure, c'est à peine le temps nécessaire à un piéton
pour aller à la ville, et Jean est à pied. S'il montait,
lui, à cheval? Il pourrait le rattraper à temps. Le
voilà parti, le voilà au galop! Il entre dans la ville!
Il y entre... au moment où Jean en sort. La lettre
est à la poste. Pour le coup, tout est fini. Plus d'es-
322 NOS FILLES ET NOS FILS,
poir! Si! il y en a encore un! le télégraphe!... Un
télégramme arriverait encore avant la lettre. Il court
au bureau télégraphique ; il entre ; il commence la
dépêche. Mais, au quatrième mot, il s'arrête. Une
fois la dépêche lancée, il n'y aura plus à revenir... il
sera lié! L'irrésolution le reprend. Il sort un moment
du bureau pour respirer. Il se promène devant la
porte. Écrira-t-il ou n'écrira-t-il pas? L'horloge sonne
deux heures. Il tressai le! Allons! il faut se décider.
Il se décide... à un parti mixte : il se donne jusqu'à
deux heures et demie, pour prendre une résolution
définitive. Cette demi-heure est pour lui une véri-
table angoisse. Enfin la demie sonne. Ah ! c'est trop
de faiblesse! Il se précipite dans le bureau, et il
écrit sans s'arrêter. La dépêche part, demain il fera
comme elle... et il retourne chez lui pour tout pré-
parer. Eh bien, je ne jurerais pas qu'en revoyant
cette maison qu'il doit quitter le lendemain, une
troisième métamorphose ne la lui présente de nou-
veau toute parée de charmes indicibles; je ne jurerais
pas que ses livres, ses fleurs, ses arbres ne devien-
nent pour lui les objets des plus douloureux adieux,
et qu'enfin, au moment de se séparer d'eux, l'amour-
propre et la mauvaise honte ne l'empêchent seuls
d'écrire un second télégramme pour annuler le pre-
mier.
Quelques lecteurs accuseront peut-être cette pein-
ture d'exagération. Elle est exacte comme une pho-
tographie. L'irrésolution n'est pas un travers, n'est
pas un défaut ; c*est une maladie, maladie bien
moins rare qu'on ne pense, sinon à l'état aigu comme
je viens de la peindre, du moins à l'état latent et
chronique, maladie qui se mêle à tous les actes de
UN PÉCHÉ VÉNIEL. 323
la vie, éclate dans les plus petites circonstances
comme dans les plus grandes, et fait le tourment
non seulement de celui qui en est frappé, mais des
gens qui l'entourent, et enfin, pour tout exprimer en
un mot, le paralyse, le martyrise et le ridiculise.
Un être irrésolu porte son irrésolution dans le choix
d'un habit comme dans le choix d'un état, dans une
visite à faire comme dans un voyagea entreprendre,
dans les plaisirs comme dans les affaires. J'entends
toujours ce dialogue d'un employé des finances avec
sa femme à propos de son parapluie.
« Marie, me conseilles-tu de prendre mon para-
pluie ?
— Fais comme tu voudras, mon ami,
— Crois-tu qu'il pleuve ?
— Je n'en sais rien, mon ami.
— Allons ! je l'emporte.
— Tu fais bien, mon ami.
— Mais s'il ne pleut pas, il me gênera.
— Eh bien, ne l'emporte pas.
— Mais s'il pleut, je serai mouillé.
— Alors emporte-le.
— Tu es insupportable! Emporte-le... ne rem-
porte pas... Que diable ! on a un avis. Crois-tu que
je ferai bien de l'emporter ?
— Oui!
— Eh bien, alors je remporte... Cependant le
baromètre a remonté depuis ce matin... le ciel s'é-
claircit... Si le temps devient beau, je ne penserai
plus à ce diable de parapluie, et je le perdrai. Ah !
ma foi ! décidément (décidément est le mot favori
des irrésolus), je ne l'emporte pas!... »
Le voilà parti. Mais, en passant dans i'anticham-
324 NOS PILLES ET NOS FILS,
bre, il a vu son parapluie, il le prend, et... et arrivé
en bas, il le dépose chez le concierge.
« Mais, me dira-t-on, c'est de la manie. Voilà
pourquoi il faut la guérir. Mais comment ? y a-t-if
un remède? Oui. Il y en a un, un seul, mais infail-
lible, qui réussit toujours chez les enfants, si on le
fait entrer dans l'éducation, et que j'ai vu pratiquer
heureusement, même par des hommes faits. Le voici :
Il y a deux choses dans l'irrésolution : un défaut
natif et une habitude. C'est par l'habitude qu'il faut
attaquer le défaut natif. Le raisonnement y échouera,
les bonnes résolutions n'y suffiront pas ; l'habitude
seule en viendra à bout, l'habitude fondée sur une
règle. Cette règle est bien simple, elle se compose
d'un seul article : Une fois quon a dit : Je ferai une
chose, la faire quoi qu'il en coûte et quoi qu'il arrive.
Je ne parle, bien entendu, que des circonstances
où il s'agit seulement de nous. Eh bien, peu importe
alors que votre choix n'ait pas été le meilleur. Tout
acte humain peut tourner bien ou mal ; chaque fois
que nous agissons, nous mettons à la loterie, et il
est impossible de dérober à la vie sa part d'a/ea.
L'important, c'est de mettre le plus de chances pos-
sible de son côté ; et je n'en sais pas de plus sûr
moyen que d'apprendre à se décider vite, et, une
fois son parti pris, à s'y tenir, car on choisira d'au-
ant mieux qu'on saura son choix irrévocable.
Suivez cette méthode pendant toute l'éducation de
vos enfants ; soumettez tous leurs actes et tous leurs
désirs à cette gymnastique de la volonté et à cet
exercice du coup d'œil rapide ; supprimez enfin de
votre programme ce mot si fécond en douleurs et en
fautes, le mot caprice^ et soyez sûrs que vous aurez
UN PÉCHÉ VÉNIEL. 3Î5
mis entre leurs mains un véritable instrument de
succès et de bonheur. Mais si, par un hasard fatal,
cette éducation ne réussissait pas, il ne vous reste
plus qu'une ressource. Votre enfant est-il une fille?
mariez-la à un homme énergique qui ne lui laisse
pour vertu que l'obéissance. Est-ce un fils ? enfer-
mez-le dans une profession où il n'ait pas la libre
disposition de lui-même ; faites-en un rouage quel-
conque dans une machine quelconque, car un irré-
solu n'est bon qu'à être esclave ou victime.
HISTOIRE
DE QUARANTE MILLE FRANCS
A M, de Sacy,
J'ai été hier témoin d*un fait qui m*a frappé. Peut-
être paraîira-t-il à beaucoup de gens plus singulier
que touchant ; peut-être même le trouvera-t-on em-
preint de quelque exagération. Moi, il m'a ému; je
ne le juge pas, je le raconte.
Depuis une quinzaine de jours, je suis en villégia-
ture dans les environs de Paris, chez un de mes
amis les plus intimes. Sa maison est charmante, et
Ja colonie de passage qu'elle abrite, nombreuse et
variée. Nous ne sommes pas moins deqninze à dix-
Imit à. table, et les convives appartiennent à la
320 NOS FILLES ET NOS FILS.
haute industrie, à la magistrature, au barreau et aux
arts.
Parmi eux figure un ménage qui m'a beaucoup
plu. Il se compose du mari, de la femme, et d'un
jeune garçon de treize à quatorze ans. Le mari est
avocat, cause bien, et ne plaide jamais en causant.
Il a en outre un mérite très réel à mes yeux : il aime
sa femme à la fois comme on s'aime au bout de quinze
jours de mariage et au bout de quinze ans.
Sa femme le mérite bien. Très belle encore, elle a
dans la physionomie, dans la démarche, dans le
langage, un air naturel de grandeur simple qui con-
traste singulièrement avec la grâce toute mondaine
de nos autres jeunes femmes. Nulle ne se met avec
plus de goût ; mais son élégance s'arrête juste au
point où la coquetterie commence. Nulle ne conte
avec plus d'esprit et de piquant; mais sa vivacité ne
va jamais jusqu'à une expression vulgaire ou à une
plaisanterie douteuse. Son aspect général est calme;
mais au fond de ses grands yeux sérieux, on voit,
on sent une puissance d'émotion qui n'attend pour
éclater qu'une circonstance qui en vaille la peine.
Il est impossible qu'elle ne sache pas qu'elle est
belle, mais elle n'a jamais l'air de le savoir, et on
s'arrête souvent au moment de le lui dire, tant elle
est mieux et plus que belle, tant la sympathie qu'elle
inspire est mêlée de respect. Sa jeunesse a l'espèce
d'empire quin'apDartient d'ordinaire qu'à l'âge mûr :
elle impose.
Les derniers événements* emmenaient chaque ma-
tin à Paris, après le déjeuner, tous les hommes de
U Ce petit récit date de juillet 1870, au début de la guerre.
HISTOIRE DE QUARANTE MILLE FRANCS. 337
la colonie, qui allaient chercher des nouvelles et les
rapportaient à l'heure du dîner. Hier, à six heures,
notre avocat n'était pas encore revenu. Six heures et
demie, sept heures, il ne revient pas ; on se met à
table sur la prière même de sa femme, dont les lèvres
légèrement contractées indiquaient une préoccupa-
tion qu'elle dominait sans pouvoir la cacher entière-
ment. Enfin, à huit heures, au moment où l'on prenait
le café dans le jardin, le mari arrive. Il était à la fois
défait, pâle et radieux.
« Qus'y a-t-il ? que t'est-il arrivé ? lui dit-elle en
courant à lui toute tremblante et avec un accent qui
montrait bien tout ce qui se cachait de tendresse
sous cette dignité profonde.
— Rassure-toi ! rassurez-vous!... » répondit-il,
car nous nous étions tous levés, et nous l'entourions;
son jeune fils lui avait pris la main et la lui baisait :
« Rassurez- vous ! Rien de mauvais, rien de fâcheux!
au contraire!
— Au contraire ! comment?
— Voilà! A une. heure, j'ai passé devant notre
cercle ; un de mes amis, un de mes clients était à
la fenêtre ; je monte pour savoir de lui des nouvelles :
elles avaient l'air d'être bonnes, tant le monde était
dans la joie. Cela m'a grisé. Une forte partie de jeu
était engagée ; on me presse de parier, de prendre
les cartes ; je cède ; une fois assis à la table, la
chance me prend, une chance inouïe, folle ! impos-
sible de quitter la place ! je gagne ! je gagne ! et après
cinq heures de jeu, j'avais devant moi quarante mille
francs.
— Quelle chance ! s'écrie-t-on de toutes parts. —
Lst-il heureux, ce scélérat-là ! — Tu as ^agné qua-
s» NOS FILLES ET NOS FILS.
rante mille francs, père? » disait le fils avec joie.
N'entendant pas la voix de la femme, je me retour-
nai : elle avait une grosse larme dans les yeux. Pre-
nant alors vivement son mari par la main :
(( Viens dîner, lui dit-elle, tu dois être fatigué. >^
Et ils sortirent tous deux.
Vous Tavouerai-je? cette larme me déplut beau-
coup. Je concevais bien qu'une telle chance rendît
cette jeune femme heureuse ; mais pleurer ! pleurer
de joie pour de l'argent, et pour de l'argent gagné au
jeu ! Il me semblait que ces yeux-là n'étaient pas
faits pour ces larmes-là.
Je quittai donc le salon, et j'allai m'asseoir, assez
pensif, au fond du jardin, auprès d'une petite source
qui sort d'un épais massif d'arbres. J'étais là rêvant
depuis quelques minutes, quand j'entendis derrière
moi un bruit de pas, puis un bruit de voix, et je recon-
nus à travers les feuilles l'avocat et sa femme, qui
vinrent se placer sur un banc adossé au massif qui
me séparait d'eux. Leur conversation semblait vive
et émue.
« Voyons, lui disait-il... voyons! calme-toi, c'est
de la folie !
— Je ne te dis pas non, mais c'est plus fort que
moi.
— Raisonnons !
— Il y a des choses qui ne se raisonnent pas,
elles se sentent.
— Tout le monde en fait autant.
— Tout le monde, soit ! mais tu n'es pas tout le
monde! Enfin, que veux-tu que je te dise? cela me
fait mal ! »
Et j'entendis sa voix trembler dans les larmes.
HISTOIRE DE QUARANTE MILLE FRANCS. 329
« Tu sais bien, reprit-elle avec émotion, que je
ne suis pas une femme chimérique. Je ne fais pas
du tout fi de Targent, et quand tu m'apportes tes
honoraires après une bonne cause bien plaidée et
bien gagnée, je les serre avec joie, j'en suis fière !
Pourquoi donc suis-je honteuse de cet argent-là?
pourquoi?... Tiens! ajouta-t-elle avec une énergie
singulière, veux-tu que je te dise tout? Cela me fait
l'effet d'argent mal acquis ! »
Il se récria.
« J'exagère, soit ! je le veux ! Mais je ne peux pas
m'empêcher de penser que cet argent gagné par toi,
un autre l'a perdu ; qu'un autre est au désespoir de
ce qui t'enrichit et t'enchante ! . . . Et puis surtout ! . . .
ton fils ! notre fils ! lui qui n'a jamais reçu de toi que
des exemples de désintéressement, d'honneur, et
qui t'a vu entrer tout à l'heure tout radieux d'un
gain, d'un gain de jeu! Et les félicitations de ceux
qui t'entouraient ! quelle impression gardera-t-il
d'une telle scène? Voilà le plus affreux des vices,
l'amour du jeu, implanté et glorifié dans son cœur,
par qui? Par toi ! oui, par toi ! Comment veux-tu que
je lui dise et qu'il croie qu'une chose que tu as faite
est mal?... Oh! ces maudits quarante mille francs,
je les hais ! »
Elle s'était levée après ces mots, et s'éloigna ; il
la suivit. Je restai fort troublé de ce que j'avais
entendu, et je rentrai bientôt au salon. Ils y étaient
déjà tous deux : lui, soucieux et silencieux; elle,
pâle et le front baissé sur son ouvrage. Les jour-
naux du soir arrivèrent. Ils étaient pleins des pre-
mières nouvelles de ia guerre, des enrôlements, des
souscriptions, des dons, de la formation des ambu-
S30 NOS FILLES ET NOS FILS.
lances volontaires, de tout enfin ce qui a marqué les
commencennents de cette affreuse campagne.
Un de nos plus jeunes amis dit à l'avocat : « Ah
çà, j'espère que vous allez, sur vos quarante mille
francs, nous payer au Café Anglais un dîner jusqu'à
indiscrétion ! — Et donner une belle parure à votre
femme, dit une jeune dame. — Oh ! père, dit l'en-
fant, emmène-nous en Suisse. » L'avocat ne répon-
dait pas. Enfin, après un court silence, il dit froide-
ment :
« Non ! J'ai fait un autre usage de cet argent.
— Lequel ?
— Je l'envoie aux ambulances volontaires. »
Sa femme se leva d'un bond et lui sauta au cou.
Tout le monde resta stupéfait. L'enfant regardait
son père sans comprendre.
« Cela t'étonne, lui dit le père ; je vais te l'expli-
quer. Jusqu'ici, je n'ai jamais dépensé d'argent que
celui que j'avais gagné par mon travail. Or, l'argent
du jeu, c'est de l'argent récolté sans aucun mérite
de la part de celui qui le gagne, et avec beaucoup
de chagrin pour celui qui le perd. Je n'en veux pas. »
Une dame se pencha à l'oreille de son voisin, et
lui dit : « Je parie que c'est sa femme qui lui a fait
faire cette bêtise-là! »
Voilà mon histoire. Je ne sais ce qu'on pensera
de cette jeune femme, mais je sais que je serais bien
heureux d'avoir une mère, une fille, une femme ou
une sœur qui lui ressemblât.
LA CONSIDÉRATION. :WI
LA CONSIDÉRATION
A M. Camille Doucei.
« Père, qu'est-ce que la considération?
— Diable! tu me poses là une question à laquelle
il n'est pas aisé de répondre.
— Est-ce la même chose que l'admiration ?
— Non, on peut être fort considéré sans être
admiré, et, par contre, ce qui se voit plus rarement,
mais ce qui se voit, on peut être admiré sans être
considéré.
— Comment cela?
— L'admiration s'adresse à tout ce qui mérite le
nom de génie: génie militaire, génie littéraire, génie
politique, génie philosophique. On admire les grands
écrivains, les grands orateurs, les grands généraux,
les grands ministres ; mais il se peut qu'un grand
poète soit ridicule à force de vanité, qu'un grand
politique pousse l'ambition jusqu'à l'esprit d'in-
trigue, qu'un grand général soit avide d'argent jus-
qu'à l'avarice, qu'un grand philosophe soit faible
jusqu'à la pusillanimité; auquel cas on les admire
©ans les considérer; le désaccord entre la supériorité
intellectuelle et la supériorité morale, entre le talent
et le caractère, empêche la considération.
— Je comprends! la considération, c'est la même
chose que l'estime.
— Non ! On ne peut pas être considéré sans être
332 NOS FILLES ET NOS FILS.
estimé ; mais on peut être estimé sans être considéré.
Un petit marchand exerce honnêtement son humble
négoce; un commis remplit exactement son modeste
emploi, il a droit à l'estime ; mais s'il n'a pas une
véritable valeur personnelle, cette estime ne s'élève
pas jusqu'à la considération. La considération va
rarement sans une certaine distinction sociale.
— Oh ! je comprends ! les personnes très riches,
les personnes très nobles, les personnes très puis-
santes sont toujours considérées.
— Du tout! du tout! Il y a une grande différence
entre être considérable et être considéré ! La richesse,
la noblesse, le pouvoir, suffisent pour vous donner
des flatteurs, des courtisans, des complaisants, des
envieux... Mais, Dieu merci! il faut quelque chose
de plus pour inspirer aux honnêtes gens ce sentiment
délicat qu'on appelle la considération.
— Mais enfin, qu'cst-il donc ce sentiment mysté-
rieux? peut-on le comparer au respect?
— Le comparer? Oui, mais pour montrer en quoi
il en diffère. Le respect est un sentiment plus sérieux,
plus grave, reposant sur des mérites plus austères ;
il ne s'accorde qu'à la vertu, et j'ajouterai à l'âge.
Un homme jeune obtient difficilement le respect; le
respecter, c'est le vieillir; mais la considération a
pour base l'honorabilité, qui ne messied pas à la
jeunesse; elle- suppose moins des vertus que des
qualités, mais des qualités sérieuses, quoique mon-
daines ; pour la mériter, il faut être non seulement
poli, mais courtois; non seulement probe, mais déli-
cat; non seulement consciencieux, mais scrupuleux;
non seulement ferme, mais vaillant. Elle implique
l'idée d'une grande sûreté de commerce, d'une cer-
LA CONSIDÉRATION. 333
taine grâce sévère dans les manières, d'une certaine
tenue de conduite, de caractère, de langage, d'une
certaine élévation sociale, qui sent non seulement
son honnête homme, mais son galant homme; enfin,
si j'avais à la définir, je me souviendrais d'un mot
qui exprime ce qu'il y a de plus exquis dans une
qualité, et, comme on dit: une fleur d'élégancej une
fleur de beauté, je dirais : la considération est la
fleur de l'estime. »
LE RETOUR
DU VOLONTAIRE D'UN AN
Quand le volontariat fut institué, la mode était de»
le préconiser; aujourd'hui, la mode est de le battre
en brèche, de le tourner en ridicule et de tâcher de
le détruire. Tout le monde y travaille. Les républi-
cains l'attaquent comme une institution antiégalitaire;
les monarchistes comme une institution républicaine;
les familles comme une institution tyrannique; les
militaires comme une institution dangereuse.
Ses adversaires les plus indulgents en parlent
ainsi que d'un gentil joujou, qui, créé dans un mo-
ment d'illusion, a permis aux jeunes gens riches de
jouer quelque temps au soldat, mais qui. condamné
aujourd'hui par l'expérience , doit disparaître devant
la sérieuse réorganisation de l'armée.
S'il ne s'agissait que de l'armée» je me tairais par
334 NOS FILLES ET NOS FILS.
incompétence; mais il s'agit de la famille, il s'agit
de la plus importante des éducations, celle qui com-
plète et couronne les autres, l'éducation personnelle:
voilà pourquoi je ne crains pas de parler; je ne
m'adresse ni aux militaires ni aux politiques, je
m'adresse aux pères et aux mères. C'est du foyer
domestique que je pars, c'est ce qui se passe au foyer
domestique, à propos du volontariat, que je veux
mettre en lumière.
Les volontaires de 1877 sont rentrés chez eux le
8 novembre.
Depuis plus d'un mois, l'attente de ce jour étatt,
dans les familles, l'objet de tous les entretiens, de
toutes les pensées, de tous les projets. Les volon-
taires n'étaient pas seuls à effacer chaque soir, d'une
main fiévreuse, sur l'almanach, le jour écoulé, afin
de se rapprocher pour ainsi dire visiblement de la
maison regrettée. Les pères, les mères, les frères,
les sœurs ne passaient guère un seul repas sans se
dire : « Plus qu'un mois ! plus qu'une semaine !
Dans trois jours, il sera assis à cette place! » Et
alors longues discussions pour savoir à quel moment
il arriverait. Sera-ce le soir? sera-ce le matin ?
S'annoncera-t-il par une lettre? voudra-t-il tomber
à l'improviste, surprendre, faire son coup de théâtre?
Cependant, tandis que se croisent toutes ces ques-
tions anxieuses, on fait force préparatifs pour cette
réception. Un grand changement en effet s'est opéré
dans la condition du jeune homme ; quand il est
parti, il avait à peine dix-neuf ans, il revient au
bout de douze mois... et il est majeur ! Oui ! le
volontariat change l'âge de la majorité. On ne peut
plus traiter comme un mineur celui qui a été son.
LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 335
maître absolu penaanx un an, sauf les heures du
service, celui qui a commandé des soldats, instruit
des recrues, appris et enseigné à défendre son pays;
il faut nécessairement compter avec lui comme avec
un homme. Or, pour cela, quelle est la première
chose à faire ? Lui préparer dans la maison une place
à lui, lui donner une chambre où il soit chez lui, lui
remettre, enfin, le signe de la liberté et de la respon-
sabilité, une clef pour lui. Cette clef remise lui donne
plus d'une leçon ; elle lui dit : Tu es chez toi, mais
elle ajoute : Tu es chez nous. Use de ton logis, mais
respecte notre toit. Rien de plus facile que de la
lui faire faire, cette clef; mais cette chambre, où la
trouver? Il n'y a pas de place de trop dans les loge-
ments de Paris. Pour caser le nouveau venu, il faut
prendre sur la part des autres. Chacun se serre pour
lui; c'est un déménagement complet sans change-
ment de local. Tantôt la mère renonce à son petit
salon, tantôt le père déloge ses livres pour loger son
fils, et transporte sa bibliothèque dans sa chambre
à coucher. Pendant ce temps, les sœurs travaillent
à Tembellissement de cette chambre. Dès le mois de
septembre, combien de doigts de jeunes filles ardem-
ment occupés à l'achèvement d'une tapisserie, d'une
tenture! combien de petits pécules, amassés pièce
à pièce depuis un an , et mis à contribution pour Tachai
d*un meuble, d'une pendule, toujours pour cette
chambre! Le père prêche la simplicité, l'économie :
« Ne me le gâtez pas, ne me l'amollissez pas.
— Ne crains rien, » répond la mère. Puis, elle
ajoute tout bas : « Je veux qu'il soit bien à la mai-
son pour qu'il ait du plaisir à y rester; car son goût
pour la maison, c'est notre influence succédant à
20
33« NOS FILLES ET NOS FILS.
notre autorité, c'est la confiance devenant de sa paît
une habitude, et tandis que, toi, tu vas songer h
l'organisation de ses études, à un choix d'amitiés
sérieuses et utiles, moi je m'occuperai de l'amuser,
de lui donner le goût de la bonne compagnie; fais-
en un homme, moi je tâcherai d'en faire ce que tes
chers écrivains du xvii* siècle appelaient un honnête
homme. »
Il arrive enfin ! il entre ! Que nous apprend le
premier regard jeté sur lui, la première journée
passée avec lui? quels changements se sont opérés
dans son visage, dans sa démarche, dans ses ma-
nières ? Je prends à témoin les parents qui ont
retrouvé leur fils cette année : n'est-il pas vrai qu'il
revient plus fort, plus gai, plus résolu, plus affec-
tueux, c'est-à-dire plus fils en étant plus homme? Il
a appris, par la privation, ce que valent les affec-
tions naturelles ; il a appris, par la comparaison,
ce que sont, en regard des autres hommes, un père,
une mère, une sœur, un frère ; il a appris la règle,
l'ordre, la discipline; il a pratiqué à la fois l'immo-
lation et l'exercice de la volonté , tour à tour libre
de faire tout ce qu'il voulait, et forcé de faire tout
ce qu'il fallait; enfin, pour la première fois, s'est
révélé à lui dans toute sa grandeur le mot de patrie.
Je pourrais citer à ce sujet des exemples frappants
de métamorphoses. Le drapeau est un être ; il porte
une âme cachée dans 'ses phs, et de ces pHs dérou-
lés et flottants, sort je ne sais quel souffle d'hé-
roïsme qui descend dans les cœurs. Non ! on ne vit
pas impunément pendant une année autour de cette
hampe toute chargée d'une mystérieuse électrcité; !
On ne court pas impunément pendant une année
LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 337
partout où il y a un danger public, un incendie, une
inondation, et tout cela, pourquoi? Pour l'honneur
du drapeau. En quel nom? Au nom de la France.
G*est comme soldat de la France que partout et
toujours le volontaire s'oublie et se sacrifie. De là
je ne sais quelle incarnation, quelle évocation de
cette créature invisible qu'on appelle la patrie. J'ai
vu des jeunes gens partis, non pas sceptiques, mais
du moins indifférents à toute idée générale et géné-
reuse, et qui, le jour de leur départ du régiment,
ont été tentés de pleurer en rendant leur fusil. Ce
qu'ils regrettaient en lui, ce n'était pas seulement
le compagnon de leurs fatigues, le témoin de leurs
travaux, mais l'arme de la patrie. Aussi n'ont-ils pas
voulu lui dire adieu, ils lui ont dit au revoir, et alors
serment fait tout bas, à ce cher fusil, de donner avec
joie tout leur sang à leur pays le jour où il les appel-
lerait. Ces jeunes gens qui riaient de notre roman-
tique chauvinisme, de nos phrases déclamatoires
de 1830, étaient devenus déclamateurs à leur tour!
Oh! le beau défaut quand il veut dire dévouement!
Ce n'est pas tout; croit-on que le sentiment des
intérêts publics leur ait ôté la pensée de leurs
devoirs particuliers? croit-on que le travail de la
caserne ait engourdi chez tous le travail de l'in-
telligence? Non! plus d'un, au milieu de ces exer-
cices de soldat, s'est souvenu qu'il devait être autre
chose que soldat ; il a eu le courage de prendre sur
ses courtes heures de repos le temps de se préparer
à son rôle futur d'avocat, de magistrat, de juge ; il
a commencé son volontariat de la science, tout en
achevant son volontariat de la guerre. Ce n'est pas
tout. Les chefs des f^^randes maisons industrielles
338 NOS FILLES ET NOS FILS.
avancent généralement h leurs ouvriers distingués
les quinze cents francs du volontariat; eh bien, pas
un seul de ces jeunes gens qui au retour n'ait rem-
boursé, avec son travail, l'avance qui lui avait été
faite; pas un qui ne soit revenu plus actif, plus
docile, plus ordonné, plus intelligent. A l'École
des beaux-arts, deux des prix de sculpture et d'ar-
chitecture ont été obtenus par des volontaires d'un
an. Enfin, un jeune sculpteur questionné par moi
m'a dit : « Je suis surpris, monsieur, des progrès
que j'ai faits dans mon art pendant cette année où
j'en ai été privé. La privation a augmenté ma pas-
sion. L'absence de tout travail matériel m'a rejeté
plus vivement dans le travail intellectuel, et, chose
curieuse ! ma main elle-même a profité de l'exer-
cice de ma pensée; je suis revenu à la fois plus
artiste et plus praticien. »
Ainsi, l'on peut dire que, moralement et physi-
quement, au point de vue de la vie de famille et de*
la vie professionnelle, le volontariat est incontesta-
blement un bienfait pour les volontaires. D'où vient
donc la méfiance presque générale qu'il inspire?
quels en sont les motifs?
Quelques partisans du passé regrettent l'ancienne
organisation militaire : une armée chargée de se
battre pour la nation. La réponse est bien simple.
Vous l'aviez, cette armée, vous l'aviez plus aguerrie,
plus compacte, plus vigoureusement constituée,
dit-on, qu'on ne l'avait jamais vue, l'armée de J870.
En a-t-elle été moins vaincue quatre fois en vingt
jours? en a-l-elle été moins réduite à l'impuissance?
Par quoi? Par le nombre. Il faut donc nécessaire-
ment aujourd'hui compter avec le nombre. Un
LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 339
peuple armé peut seul lutter contre un peuple
armé. « Sans doute! répondent les répubr.cains ;
mais proclamez donc alors l'égalité absolue devant
le danger public. Le service obligatoire et égal pour
tous. Tout le monde soldat et trois ans de ser-
vice pour tous les soldats. » Quoi! les trois ans
qui s'écoulent de vingt à vingt-trois, c'est-à-dire
les trois années le& plus fécondes pour l'intelligence!
les trois ans où l'esprit se forme, où la vocation
se détermine, où les études s'achèvent, où les
professions se préparent, où se contracte l'habitude
du travail continu et réfléchi : ces trois ans, vous
allez les consacrer à des exercices presque exclusi-
vement corporels, par lesquels la volonté s'affermit
sans doute, mais d'où la pensée est absente. Que
deviennent alors les professions libérales? C'est
pourtant quelque chose dans la vie d'un peuple que
la vie intellectuelle. Être citoyen, ce n'est pas seu-
lement être soldat. De quel cœur, avec quel succès
un jeune homme, après trois années d'interruption,
abordera-t-il la rude pratique de l'étude des lois,
des arts, des lettres, de la médecine, de la science?
Il ne s'agit pas seulement pour lui d'un retard ;
il aura perdu bien plus que ces trois ans, il aura
perdu le goût même de sa profession et la force
d'élan que demande tout apprentissage; le grand
ressort de la méditation sera brisé en lui. « Eh bien,
s'écrient alors un grand nombre de militaires»
soyez conséquents avec vous-mêmes, supprimée
le volontariat. D'abord vos quinze cents francs
constituent une dérogation à tous vos principes
républicains; c'est une prime accordée à la richesse,
un privilège blessant pour le prolétaire et l'ouSTier;
20.
2h0 NOS FILLES ET NOS FIL^.
c'est le remplacement enfin, sous une "autre forme,
et sous une forme fatale. Qu*apprennent-ils vos
volontaires? Rien, puisque, six mois après, ils ne
savent plus un mot de ce qu'ils ont appris ; et, en
attendant, ils désorganisent l'armée ou font obstacle
à sa réorganisation. Ce sont des officiers qu'on
distrait du service pour les instruire; ce sont des
soldats qu'ils corrompent clandestinement pour être
soulagés dans leurs corvées ; ce sont des habitudes
de dépenses, des exemples de prodigalité, d'indis-
cipline qu'ils introduisent dans les régiments et qui
les dépravent!... Si vous voulez maintenir le vo-
lontariat, ajoutent-ils avec moquerie et amertume,
commencez donc par supprimer les mères! Voilà
les plus grandes ennemies de ce prétendu progrès ;
elles le maudissent et le paralysent; nos officiers
sont les confidents forcés, c'est-à-dire les martyrs
de leurs doléances et de leurs lamentations! La
nourriture, les marches, les exercices, rien n'échappe
à leurs anathèmes et à leurs réclamations; elles
s'adressent à tout le monde, elles réclament contre
le sergent-major auprès du capitaine, contre le
capitaine auprès du colonel, contre le colonel auprès
du général ; elles vont jusqu'au ministre pour obtenir
un congé, une faveur, c'est-à-dire une infraction à
la règle, et vous croyez qu'une telle institution peut
durer!» — A quoi je réponds : Oui, je le crois,
car sur quoi tombent vos critiques? à qui la faute?
Est-ce à l'institution du volontariat? Non! elle est
à ceux qui l'appliquent. Le meilleur des instru-
ments peut devenir détestable, si on en joue mal.
Le plus imparfait, pourvu que le principe en soit
bon, peut devenir excellent si on le corrige, si on
LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 341
le perfectionne. La prime de 1,500 francs vous
choque? remplacez-la ou complétez-la par un bre-
vet de capacité. Qu'on ne puisse être volontaire
qu'après preuve faite d'aptitude aux professions
libérales, et qu'au besoin cette preuve suffise.
Le volontaire oublie en six mois ce qu'il a appris
en un an? Rappelez-le quelques semaines sous
les drapeaux pendant trois ans, et il n'oubliera
rien. Ce rappel coûterait trop cher à l'État? Faites-en
payer les frais aux volontaires. La faiblesse des
mères démorahse les fils et désorganise le service ?
Écartez les mères. Pas de congé! pas de chambre
en ville! une loi draconienne qui punisse exem-
plairement tout soudoiement du soldat par le volon-
taire. Le grand vice du volontariat, c'est l'indul-
gence. Les parents donnent trop d'argent, les colonels
trop de permissions. L'objet de l'institution est de
condenser en un an les études de trois années.
Eh bien , condensez de même l'esprit de disci-
pline, d'obéissance, la rude pratique de la vie mili-
taire, et ceux que vous accusez de désorganiser
l'armée en deviendront les modèles. En voulez-
vous la preuve? Un colonel arrivé d'Afrique il y a
six mois, tout plein de préventions contre les
volontaires, leur a dit le jour du départ : « Je me
méfiais de vous, vous m'avez donné tort. Le régi-
ment a trouvé en vous des modèles de discipline,
et !e plus vif regret que j'éprouve en vous quit-
tant, c'est de penser que, si la France avait besoin
de nous demain, je ne vous aurais pas autour de
moi pour montrer avec vous à l'ennemi comment on
Be bat et comment on meurt pour son pays. »
Ces paroles, je ne les invente pas, je les cite.
342 NOS FILLES ET NOS FILS.
Eh bien ! ce que ce colonel a dit, plus d*un autre
l'a certes dit le même jour. Comment en serait-il
autrement? à qui fera-t-on croire que des jeunes
gens, instruits et élevés avec soin, ne puissent pas
apprendre en un an ce que des esprits incultes
apprennent en trois? Rectifiez donc le volontariat!
qu'il soit plus difficile d'y entrer, plus difficile d'en
sortir, plus dur d'y rester! mais gardez-le, car
c'est un élément de notre salut.
J'en appelle à un souvenir toujours présent, au
siège de Paris. Supposez que le général Trochu, à
qui l'histoire rendra justice, eut trouvé dans cette
bourgeoisie parisienne si pleine d'ardeur, dans ces
mobiles de province accourus si patriotiquement à
la défense commune, quelques milliers de jeunes
gens ayant pratiqué pendant un an le métier de
soldat ; qui met en doute qu'appuyée sur ces pre-
miers éléments, son organisation de nos forces
n'eût marché plus vite, que la bataille de Cham-
pigny, la bataille de Buzenval n'eussent été peut-
être avancées d'un mois? et qui peut dire ce qu'eût
pesé un tel mois dans la balance de nos désastres?
Ce qui est vrai pour Paris est vrai pour la France ;
ce qui est vrai pour le général Trochu est vrai pour
le général Chanzy; ce qui est vrai pour la guerre
étrangère, l'est encore plus pour la guerre civile,
pour la Commune. Il n'a peut-être manqué à Paris,
le 18 mars, que quelques centaines de jeunes gens
habitués à tenir un fusil et à marcher en ligne,
pour pouvoir former un centre d'action autour
duquel seraient venues se grouper toutes les bonnes
volontés indécises, tous les dévouements isolés, et
qui aurait suffi pour couper court à cette exécrable
LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 343
insurrection. Maintenez donc le volontariat comme
une arme contre l'émeute; ajoutons, comme un
instrument de fusion sociale.
Il faut le dire, bien des germes d'antagcnisme,
bien des malentendus subsistent encore entre les
diverses classes; le volontariat nous le montre au
vif. 11 met en présence : d'un côté, les recrues de
la bourgeoisie et des classes riches ; de l'autre, les
soldats, qui sortent presque tous du peuple, et
enfin, au-dessus, les chefs, qui représentent à propre-
ment parler la classe militaire. Comment les pre-
miers sont-ils reçus par les deux autres ? Avec un
sentiment de défiance, trop souvent mêlé d'envie
chez les soldats, de dédain chez les chefs.
Los militaires ont, en général, grand'peine h
prendre les bourgeois au sérieux comme hommes
d'action; au fond de ce mot, bourgeois, il reste tou-
jours pour eux quelque chose du mot pékin- Je
ne puis oubh'er que, pendant le siège de Paris, les
généraux faisaient beaucoup plus fond, pour la
défense, sur Belleville que sur la Chaussée-d' An-
tin, et que la Chaussée-d 'Antin n'inspirait à Bel-
leville ni confiance, ni peur. Eh bien, le rôle des
volontaires, leur devoir, leur honneur est de
détruire ce double et blessant préjugé; d'éteindre
l'envie à force de cordialité et le dédain à force de
courage; de contraindre enfin les soldats à les
aimer comme camarades, les chefs k les estimer
comme soldats. Ainsi pratiqué, le volontariat
deviendra une école de concorde publique . Comme
le collège, et plus que le collège, il rapprochera
les rangs, il effacera les distances, il contnuuera à
faire de nous une nation. Quant aux mères, assez
344
NOS FILLES ET NOS FILS.
peu mères pour gémir d'un an de fatigues et de
privations imposées à leur fils, qu'elles le sachent :
c'est à ce prix seul que les classes moyennes se
rachèteront du reproche de pusillanimité qui pèse
sur elles, et la bourgeoisie ne prendra dans la
société le rang et le rôle qui lui appartiennent que
le jour où chacun de nos fils pourra dire : « J'ai
servi I »
^^-^-4-7
TABLE DES MATIÈRES
Pages
A MES TROIS PETITS-ENFANTS i
Deux mamans diplomates. . • • 3
(( A madame la REfNE »....• 14
L'art d'être grand'mère 16
A mademoiselle Lili . ... ...... 43
Portrait d'enfant 47
Une composition en écriture. ....... 52
Les deux réveils ; . 64
La greffe morale 67
Un parvenu 78
La petite fée Béquillette 82
Jean Prié 101
Voyage scientifique d'un ignorant autour
de sa chambre (1" fragment) 111
Les trois états de Jacques l'aveugle . . . 127
Un premier symptôme » , 143
L'éducation d'un frère de roi 152
La politesse 171
De l'avantage d'avoir une fille qui nb veut
PAS APPRENDRE l'ORTHOGRAPUB 177
I.KS C>«(i ÉDUCATIONS. ...*••••• t t 185
"346 TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Une gdérison difficile , , , 201
Respect a la vieillesse 220
La probité dans l'enfance. . . c , . , . - 221
La France c • . . 2/jl
Une MÈRE persévérante. ... 2^5
Les ENFANTS ET LES DOMESTIQUES ...... 251
Une MAISON bâtie avec des oignons 278
Voyage scientifique d'un ignorant autour
de sa chambre (2« fragment) 284
L'ÉLEVAGE ET l'ÉDUCATION 293
La DOULEUR QUI SAUVE 303
Le péché VÉNIEL 318
Histoire de quarante mille francs .... 325
La considération 331
Le retour Duf volontaire d'un an 333
fin de la table.
27 841. — Iiupi iiTierie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Fans.
-V
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