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Full text of "Nos filles et nos fils : scenes et etudes de famille. --"

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THE LIBRARY 



The Ontario Instituts 



for Studies in Education 



Toronto, Canada 





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NOS FILI.ES ET NOS FILS 




COLLECTION HETZEL 



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NOS FILS 



SCENES ET ETUDES DE FAMILLE 

P A R 

ERNEST LEGOUVÉ 

DE l'académie française 
ILLUSTRATIONS DE P. PHILIPPOTEAUX 



1 'in;^l'quatrième cdilion 



Ouvra{?e adopté par le Ministère de l'Instruction publique 

pour les Bibliothèques scolaires, populaires, des écoles normales 

et des lycées ; 

honoré d'une souscription et choisi par la Ville de Paris 

pour ses distributions de prix. 




lUIîLIOTJIÈOUE 

D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION 
J. IH'TZEL ET C", i8, RUE JACOB 

i'AUlS 

Droil» do traducUon cl (!«■ re|troi!uclion réservé». 



OUVRAGES DU MÉiME AUTEUR 



Nos FILLES ET NOS FILS. 24^ édition, I vol. in-i8 3 » 

Les PÈRES ET LES ENFANTS AU XIX* SIÈCLE. 

Enfance et adolescence. 49" édition, i vol. in- 18. 3 » 

Les pères et les enfants au xix* siècle. 

La jeunesse. 16*^ édition, i vol. in-18 3 • 

Conférences parisiennes, t édition, i vol. in-18 ........ 3 » 

L'art de la lecture, i vol. in-18, 46'' édition 3 « 

Une élève de seize ans. 8« édition, i vol. in-18 3 » 

Epis et Bleuets. 3° édition, i vol. in-18 3 >- 

La Lecture en action. 14* éditiofi, i vol. in-18 3 » 

Soixante ans de Souvenirs. ii« édition, 4 vol. in-18 3 » 

Histoire morale des femmes, io" édition, 3 vol. in-18 3 » 

Petit traité de lecture a haute voix, à l'usage des écoles 

primaires, in-18, 16'' édition i » 

L'Alimentation morale pendant le siège, in-18 » 25 

Les deux misères, in-18 » 25 

Les Epaves du naufrage, in-18. . » 20 

Samson et ses élèves, in-18 2 « 

Lamartine, in-18 i 5o 

Maria Malibran, in-18 » 75 

La Question des femmes, in-18 i » 

Une Education de jeune fille : » 



35170. — Imprimerie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris. 




A MES TROIS PETITS-ENFANTS 
MAURICE — GEORGES — GEORGINA 



Je vous dédie ce livre à vous trois, car c'est à 
vous trois que je le dois. Il comprend et parcourt 
vos trois âges; il va de tes dix ans, ma petite 
Georgina, jusqu'à tes vingtans, mon cher Maurice, 
en passant par tes seize ans, mon cher Georges. 
Nos causeries, nos petits voyages, les espérances 
ou les craintes que vous m'avez inspirées, les inci- 
dents de notre vie de famille, m'ont fourni la matière 
de ce volume. C'est tantôt un récit, tantôt une bio- 
graphie, tantôt une étude morale, tantôt la mise en 
scène de quelque défaut que j'ai glané derrière les 
sermonnaires ou les moralistes, tantôt, enfin, quel- 

1 



A MES TROIS PETITS-ENFANTS. 



que problème d'éducation dont je cherche la solu- 
tion. Tel chapitre te paraîtra peut-être un peu 
sérieux, ma chère Georgina, mais tu le liras, parce 
que tu y retrouveras tes frères. Telle scène de 
famille te semblera un peu enfantine, mon cher 
Maurice, mais tu t'y plairas, parce que tu y recon- 
naîtras ta sœur. 

Tout écrivain a deyant lui, dès qu'il prend la 
plume, un auditoire fictif auquel il s'adresse. Je 
m'imagine toujours, par exemple, votre ami Hetzel, 
entouré, en écrivant ses albums, d'un petit peuple 
de bambins, un peu barbouillés, assez peu habillés, 
lui venant aux genoux, tendant vers lui leurs bras, 
leurs bouches, leurs yeux émerveillés, pendant que 
lui, penché vers eux, il embrasse l'un, il gronde 
l'autre, et leur parle à tous dans cette langue char- 
mante qu'il a comme retrouvée sur leurs lèvres 
et dont il a gardé le secret. Mon auditoire est un 
peu plus mêlé et un peu plus grave, puisqu'il se 
compose de trois auditoires, je pourrais même dire 
de quatre, car derrière nos filles et nos fils, je vois 
leurs parents, et mon ambition, pour ces intimes 
récits, serait que les petits pussent s'y plaire et les 
grands en profiter. 



E. Legouv^ 



NOS FILLES 



ET 



NOS FILS 



DEUX MAMANS DIPLOMATES 

A Madame Vigo^RoussUlon. 

Le Pouliguen, 22 août 4875. 

Que Marguerite fût la plus mignonne petite 
fille du nionde, c'est ce que sa mère. M'"* Dubreuil, 
pense sans le dire, et ce que tous ses amis disent 
en le pensant. Pourtant Marguerite a un grand 
défaut : elle ne veut pas absolument parler anglais. 
En vain a-t-on fait venir pour elle une bonne de 
Londres, en vain sa mère lui parle-t-elle anglais le 
plus qu'elle peut ; la malicieuse fillette écoute sa 
mère, écoute sa bonne, les regarde, les comprend, 
se met à rire, mais, quant à prononcer elle-même un 
seul mot, jamais; pourquoi?... Oh! pourquoi?... 
Devinez donc pourquoi les enfants font ou ne font 
pas les choses ; ils n'en savent rien. Ce qu'on peut 
dire, c'est que ce n'est pas, de la part de Margue- 
rite, fétichisme national, culte exagéré pour sa 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



langue maternelle ! Oh î non ! elle en use très 
familièrement avec l'idiome de ses pères... La 
grammaire régente peut-être jusqu'aux rois, comme 
dit Molière, mais elle ne régente pas Marguerite. 
L'autre jour, elle arrive à sa mère, un peu hon- 
teuse. Son petit pantalon était déchiré, et déchiré 
non pas aux genoux, non pas aux jambes, non pas 
sur le devant... où donc alors? Devinez! Quand 
un pantalon déchiré ne l'est ni à droite, ni à gauche, 
ni par devant... il faut nécessairement qu'il le soit 
au... autre part! Marguerite avait donc sa petite 
culotte déchirée là! Étonnement de M'"' Dubreuil, 
gronderie de M""* Dubreuil. « Maman ! ce n'est pas 
ma faute ! nous jouions sur la grande côte. Il y 
avait de grands rochers. J'ai été forcée de descendre 
en ni asseoir, » Que voulez-vous répondre à cela?.., 
Marguerite a aussi du goût pour les néologismes. 
Si elle est trop près de la table, elle dit : Déproche- 
moi. Marguerite apporte aussi une logique rigou- 
reuse dans les conjugaisons. Sous prétexte qu'on 
dit : Je viens, tu viens, elle dit toujours à sa bonne : 
Vienez donc ! Quelquefois c'est à nos grands poètes 
du xvii^ siècle qu'elle emprunte ses expressions, 
et quand approche l'heure du coucher , elle se rap- 
pelle sans doute la fable du Savetier et du Financier, 
car elle dit qu'elle a les yeux pleins de dormir. 
Le croiriez-vous ? il n'y a pas jusqu'aux règles de 
la grammaire latine dont elle ne s'inspire pour colo- 
rer son langage, et, avant-hier, ayant reçu de sa 
mère un catalogue de fleuriste enrichi d'images de 
plantes et de fleurs : « Je le cache, a-t-elle dit, 
parce que, si les bourdons viendront, ils mangeront 
mes fleurs. » 



DEUX MAMANS DIPLOMATES. 



Comment expliquer qu'avec cette liberté dans 
l'emploi de la langue française, on ne veuille pas 
absolument parler l'anglais? Je n'en sais rien, mais 
cela est. M'"" Dubreuil a cependant employé un 
moyen tout-puissant. La grande joie de Marguerite, 
sa grande récompense. . . quand, elle a été très. . . très 
sage dans la journée, c'est d'aller trouver sa mère 
dans son lit le matin. Elle arrive, marchant tout 
doucement sur le tapis, en chemise, pieds nus, 
vers les sept heures, et vient regarder si sa mère 
dort encore. Je dois ajouter que, pour en être plus 
sûre, si les yeux sont fermés, elle les ouvre tout 
doucement avec ses doigts, et à peine le sourire 
a-t-il paru sur les lèvres de la mère, à peine le Je veux 
bien prononcé, Marguerite se glisse dans le lit... 
Non ! s'y glisse n'est pas le bon mot, il faut dire 
qu'elle s'y fourre, s'y niche, s'y blottit !.. . Il faut 
emprunter des comparaisons aux petits oiseaux, si 
on veut peindre un enfant dans les bras de sa mère, 
d'autant plus que les mères ont un art merveilleux 
pour faire un nid avec leurs bras. Une fois là toutes 
deux, côte à côte, les grandes causeries commen- 
cent. « Raconte-moi des histoires de quand tu étais 
petite!,,. » Rien n'amuse autant Marguerite que de 
se représenter sa mère à son âge à elle, de se la 
figurer en robe courte, ses cheveux sur les épaules, 
• 1 surtout en pénitence! M'"* Dubreuil est très habile 
il se donner dans le passé des défauts qu'elle n'a 
jamais eus, pour corriger Marguerite de ceux qu'elle 
a, et Marguerite se prête très bien à la fiction sans 
en être dupe. 

« Je me rappelle, disait M"'" Dubreuil, qu'un 
jour maman m'a bien grondée I 



NOS PILLES ET NOS FILS. 



— Est-ce que ta maman était sévère ? 

— Ah ! je crois bien ! 

— Plus sévère que toi? 

— Bien plus sévère ! 

— Ah! . . . Qu'est-ce que tu avais donc fait ? 

— J'avais dit h un monsieur qui m'avait ap- 
porté un joujou : 

« Merci, monsieur, ton joujou est bien laid !... » 
Marguerite avait fait précisément cette réponse 
la veille. . 

« Mais, maman, si tu le trouvais laid ! 

— C'est égal ! quand quelqu'un vous fait un 
cadeau, on doit toujours avoir l'air de le trouver 
beau, on doit toujours avoir l'air d'être contente ! 

— Ah!... mais comment fait-on pour avoir 
l'air? Moi, je ne sais pas... » 

Qui fut bien embarrassée ? qui fut bien heureuse 
d'être embarrassée ? qui eut une folle envie de baiser 
bien tendrement Marguerite pour cette réponse?... 
M™* Dubreuil ! Mais elle se contint. Une de ses 
maximes était de ne jamais louer dans sa fille un 
mot gentil, et surtout un mot naïf. Louer la naï- 
veté, c'est la détruire ! Enfin, un jour, avec cette per- 
sévérance qui fait des mères de si admirables insti- 
tutrices, M"® Dubreuil pensa que son lit serait peut- 
être une excellente salle d'anglais, et qu'à l'aide de 
ces causeries du matin, elle pourrait arracher à son 
entêtée, sans qu'elle s'en aperçût, quelques should, 
quelques could et quelques th, La voilà donc qui en- 
tame une histoire où elle entremêle d'abord ha- 
bilement les deux adjectifs qui enchantaient le plus 
Marguerite. C'était l'adjectif pcaV et l'adjectif ^ranif. 
Quand sa mère lui parlait d'un grand... grand 



DEUX MAMANS DIPLOMATES. 



arbre de Noël, ou d*un grand... grand ogre, Mar- 
guerite ouvrait les yeux, Marguerite ouvrait la bou- 
che, Marguerite étendait les bras, comme si elle avait 
voulu se hausser jusqu'à la taille de ce géant!... 
Puis, quand M""* Dubreuil passait à la description 
d'une petite fée... d'un petit oiseau... 
« Petit comme quoi ? disait Marguerite. 

— Tout petit ! tout petit ! 

— Comme ça? disait l'enfant en montrant son 
petit doigt. 

— Encore plus petit ! 

— Gomme ça? reprenait-elle en descendant 
jusqu'à l'ongle. 

— Encore plus petit ! . . . » 

Et à mesure que la mère rapetissait l'objet, Mar- 
guerite tâchait aussi de se rapetisser. Elle rape- 
tissait ses yeux en les clignant. Elle rapetissait sa 
bouche en la plissant comme un petit o tout rond ; 
elle rapetissait ses bras en les serrant contre son 
corps ; elle rapetissait sa voix en parlant tout bas... 
tout bas!... on aurait dit qu'elle avait peur de 
faire trop de bruit et d'effrayer la petite créature 
imaginaire que sa mère lui décrivait. Ce que voyant 
et voyant aussi l'indescriptible émotion de plaisir 
où en était arrivée Marguerite, M'"* Dubreuil jugea 
le -moment favorable pour jeter adroitement, c'est-à- 
dire comme par hasard, quelques petits mots d'an- 
glais et en provoquer d'autres... Mais Marguerite se 
révoltant s'écria : 

« Ah ! si tu me prends tout mon amusant pour 
ton ennuyeux d'anglais, ce n'est pas juste !.,. » 

Et voilà encore une fois la descente en Angle- 
terre manquée ! 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



Sur ces entrefaites, M'"' Dubreuil vint s'éta- 
blir pour deux mois au Pouliguen. 

Le Pouliguen est un séjour de bains de' mer fort 
original. Figurez-vous sur une plage toute de sable, 
juste en face de la mer, une suite de petits chalets 
élevés sur de petites terrasses et entourés de ver- 
dure . A Theure de la pleine mer , les baigneurs et 
baigneuses, en costume de bain, sortent par une 
porte percée au bas de chaque terrasse, ou même 
enjambent la balustrade (je parle des garçons), 
courent à la mer ou y descendent selon leur âge, s'y 
jettent, puis, le bain pris, ils remontent, tout ruis- 
selants, par le même chemin, et vont se rhabiller 
chez eux. Cette façon de se baigner ajoute oeau- 
coup à la facilité des relations ; se rencontrer une 
fois par jour dans ce costume abrège forcément le 
cérémonial des présentations, et c'est ce qui fait 
qu'on peut appeler le Pouliguen une plage de famille. 

Vous devinerez donc sans peine l'accent de joie 
de M™^ Dubreuil, lorsqu'un jour, rentrant dans son 
petit chalet, elle dit à son mari : 

« Bonne nouvelle !... le chalet voisin du nôtre est 
occupé depuis hier par une famille anglaise. 

— Eh bien? 

— Eh bien, il y a dans cette famille une petite 
fille de l'âge de Marguerite. 

— Eh bien? 

— Eh bien, je vais tâcher que Marguerite fasse 
connaissance avec cette petite fille, joue avec cette 
petite fille... 

— Je comprends ! s'écria M. Dubreuil, et qu'elle 
parle anglais avec cette petite fille ! . . . Parfait ! . . . Rien 
n'apprend une langue étrangère aux enfants comme 



DEUX MAMANS DIPLOMATES. 



de la parler avec d'autres enfants !... Cela vaut tou- 
tes les gouvernantes du monde. Six semaines de 
conversation lui en enseigneraient plus qu'un an de 
leçons ; seulement les Anglais ne se lient pas faci- 
lement, et j'ai bien peur... 

— Laisse-moi faire! » répondit M'"^ Dubreuil 
avec confiance. 

Voil. donc M. Dubreuil plein d'espoir, et voilà. 
M""® Dubreuil descendant sur le grand champ de ma- 
nœuvres des mères, sur la plage. La dame anglaise 
y était déjà avec sa petite fille. M"^ Dubreuil s'ins- 
talle... ni trop près, ni trop loin, juste à la distance 
convenable pour ne pas trop marquer l'intention 
d'entrer en relations, et en même temps pour saisir 
l'occasion, si elle se présente. Le bonheur veut que 
la petite Anglaise ait oublié sa pelle pour creuser 
le sable ; ses doléances commencent. 

« Prête ta pelle à la petite fille, » dit tout bas 
et vivement M""® Dubreuil à Marguerite... Mar- 
guerite hésitant, M"^ Dubreuil dépouille sans pitié 
sa progéniture au profit de l'étrangère; la progé- 
niture crie bien un peu, mais la mère lui renfonce 
ses cris en lui en promettant une plus grande. La 
petite Anglaise demeure tout interdite devant la 
pelle qu'on lui a mise dans la main ; mais la mère, 
saluant M""^ Dubreuil de Tair le plus gracieux, dit à 
l'enfant : 

« Remerciez madame, Mary. » 

Mary répond par un gentil petit Thank you, 
inadami qui fait bondir de joie le cœur de M""^ Du- 
breuil ; le Thanlc you était de l'accent le plus pur!... 
Un instant après, la dame vint remettre elle-même 
la pelle à Marguerite, en y ajoutant de très aimables 

i. 



10 NOS FILLBS ET NOS FILS. 

remerctments. M"'* Dubreuil rentra triomphante 
chez elle. . . et du plus loin qu'elle aperçoit son mari : 
« Le premier pas est fait!... La glace est 
rompue ! s'écrie-t-elle. 

— Et moi, reprend le mari, j*ai joliment travaillé 
de mon côté. 

— Comment cela? 

— En allant pêcher à la loubine, j*ai vu un 
monsieur qui péchait en lace de moi... C'était le 
père. . . la chance a voulu qu'il ait perdu tous ses 
cancres mous ! 

— Qu'est-ce que c'est que cela, les cancres 
mous! 

— L'appât pour la loubine... Je lui offre les 
miens, il les accepte... avec reconnaissance, et nous 
échangeons quelques paroles de bonne grâce, 

— Cela va! s'écrie M""* Dubreuil, cela va!... 
Demain je dirai à Marguerite de demander à la 
petite fille la permission déjouer à son tas... 

— Qu'est-ce que c'est que cela, son tas ? 

— Son tas de sable. . . puis ensuite nous ver- 
rons! n 

En effet, après quelques jours de saluts gracieux 
d'une terrasse à l'autre, de bons services de voi- 
sinage offerts à propos par M. et M™* Dubreuil, et 
acceptés avec un empressement tout à fait antibri- 
tannique par la dame anglaise , M™* Dubreuil jugea 
l'affaire mûre et tenta un coup décisif. Voyant la 
petite Anglaise sur la plage avec sa bonne, elle dit 
à Marguerite : 

« Va lui demander si elle veut venir goûter avec 
loi aujourd'hui dans notre jardin. » 

Marguerite part en courant et revient bientôt. 



DEUX MAMANS DIPLOMATES. ii 

« Eh bien? 

— La dame veut bien ! 

— Dubreuil! Dubreuil!... s*écrie M"* Dubreuil, 
la mère consent ! la mère consent ! 

— Tu en es sûre? dit le père; c'est bien éton- 
nant de la part d'une Anglaise ! 

— Demande-le à Marguerite. 

— Oui, dit Marguerite, c'est vrai ! la dame veut 
bien ! et je suis joliment contente ! car elle consent 
à la condition que nous ne parlerons jamais que 
français!,,. » 

M'"* Dubreuil tomba consternée sur son siège. 

« Je comprends! s'écria M. Dubreuil, en écla- 
tant de rire. Voilà le pourquoi des saints gracieux 
de notre voisine ! . . . Vous jouiez toutes deux le même 
jeu ! . . . c'est admirable ! . . . » 

A ces éclats de rire, la dame anglaise s'était 
rapprochée de la terrasse. M. Dubreuil alla vers 
elle et lui dit gaiement : 

« Mes rires vous étonnent, madame, et vous 
désireriez peut-être en savoir la cause. 

— C'est vrai. 

— Eh bien, je ris de ma femme ! 

— De votre femme?... répondit en souriant la 
dame anglaise ; de votre femme et de moi? 

— Oh ! madame ! 

— Convenez-en ; j'ai tout deviné. 

— Eh bien, avouez que c'est une bien amu- 
sante histoire!... Ma femme rêvant une maîtresse 
d'anglais dans votre petite fille, pendant que vous 
rêviez une maîtresse de français dans la nôtre ! 

— Et nos politesses mutuelles!... reprit la dame, 
anglaise. 



12 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Deux diplomates en face Tun de Tautre i 
Talleyrand et Metternich ! . . . » 

Cette bonne hunieur inattendue les ayant tous 
mis à Taise, M. Dubreuil reprit : 

« Eh bien, madame, si vous m*en croyez, chan- 
geons de théorie. Une véritable Anglaise comme 
vous ne peut pas être pour le système prohibitif. 
Vous ne pouvez pas vouloir mettre l'embargo sur 
la bouche de votre fille et défendre l'exportation des 
jolies petites marchandises anglaises qui en sortent : 
ce serait du blocus continental. » 

La dame anglaise se mit encore à sourire. 

« Faisons mieux; rendons la liberté à nos en- 
fants! Laissons-les parler comme elles voudront! 
Aucune n'y perdra, et une au moins y gagnera. Si 
on ne parle qu'anglais, ce sera ma fille; si on ne 
parle que français, ce sera la vôtre ; mais, ou je me 
trompe fort, ou ce sera toutes les deux. 

— Vous croyez ? 

— Sans doute. Pourquoi miss Mary refuse-t-elle 
de parler français, et pourquoi Marguerite a-t-elle 
horreur de prononcer un mot d'anglais? Parce que 
nous le leur imposons comme une leçon. Mettons 
de côté le règlement, le commandement, la con- 
trainte; au lieu d'une surveillante rébarbative 
chargée de les rappeler à l'ordre, laissons venir entre 
nos deux enfants un intermédiaire aimable comme 
elles, d'autant plus instructif qu'il n'enseigne jamais, 
d'autant plus persuasif qu'il ne prêche jamais... et 
grâce auquel les enfants s'instruisent de la façon dont 
ils s'instruisent le mieux, sans s'en apercevoir... 

— Et quel est donc cet intermédiaire? reprit la 
dame anglaise. 



DEUX MAMANS DIPLOMATES. 13 

— Le jeu, madame ! le jeu ! On ne le bénit pas 
assez. On ne l'honore pas assez. On ne s'en sert pas 
assez. Fions-nous à lui ! vous verrez ce qu'il fera en 
six semaines pour nos fillettes, vous verrez quel joli 
article il ajoutera pour elles au traité du libre 
échange. » 

Ainsi fut fait; mais qu'arriva-t-il ? Bien autre 
chose que ce qui avait été prévu. La dame anglaise 
était, ainsi que M""* Dubreuil, une de ces mères pour 
qui l'amour maternel n'est pas une affaire de vanité 
ou de plaisir, ni même seulement un devoir, mais 
un sujet perpétuel de sérieuses et tendres préoc- 
cupations ; toutes deux avaient sans cesse la con- 
science en éveil. Le rapprochement de leurs filles 
les rapprocha; elles se confièrent leurs craintes, leurs 
espérances, leurs désirs. Différentes de caractère, 
elles s'éclairèrent, elles se consolèrent, elles se ras- 
surèrent, elles se soutinrent l'une l'autre. Et quand 
l'arrivée de l'automne les sépara, petits et grands 
emportaient une bien précieuse acquisition : les filles 
savaient une langue de plus, les mères avaient 
une amie de plus ; amitié sainte et toute semblable 
à l'affection des fidèles qui s'aiment en Dieu s elles 
s'aime ient en leurs enfants. 



14 NOS FILLES ET NOS FILS. 



« A MADAME LA REINE » 



C'était vers d.838. M. G..., chef d'institution, 
travaillait dans son cabinet. Son domestique lui 
apporte la carte d'un monsieur qui désire lui parler. 

« Faites entrer, » dit-il avec empressement. 

Que peut donc lui vouloir le secrétaire des com- 
mandements de la reine? 

« Monsieur, vous avez dans votre institution un 
çnfant nommé Maurice Grenier? 

— Oui, monsieur. 

— Agé de dix ans ? 

— Oui, monsieur. 

— Qui vient d'entrer en cinquième? 

— Oui, monsieur. 

— Oserais-je vous demander quel enfant il est? 

— Bon petit sujet, ne ressemblant pas aux autres 
enfants. 

— Oh! cela, je le croîs! Et ses parents? 

— Peu riches et s'imposant de grands sacri- 
fices pour l'éducation de leur fils... Mais, à mon 
tour, oserais-je vous demander, monsieur, quel 
intérêt vous prenez à cet enfant? 

— Cet enfant a écrit à la reine. 

— A la reine ! 

— Et c'est elle qui m'envoie vers vous et vers 
lui pour lui apporter sa réponse. 

— Maurice a écrit à la reine! Pourquoi? qu'a- 
t-il osé lui dire? 



A MADAME LA REINE. 15 



— Voici la lettre. 



« Madame la reine, 

« Comme on dit que vous êtes la maman de 
tous les Français, je vous écris pour vous dire que 
j'ai très envie d'avoir un Robinson suisse. Papa m'en 
avait bien promis un, pour le jour où j'aurais dix 
ans, mais voilà que j'ai dix ans et deux mois et 
que je n'ai toujours pas mon Robinson. Ça m'ennuie 
parce qu'on dit que c'est très amusant, et que 
j'avais dit à mes camarades que je l'aurais. Alors, 
j'ai eu l'idée de vous le demander; parce qu'on dit 
que vous êtes très bonne. D'ailleurs, je connais votre 
fils, le petit qui est encore en sixième, car j'ai com- 
posé à côté de lui, à preuve qu'il m'a jeté de la con- 
fiture d'abricots sur mon pantalon. Vous pouvez lui 
demander, il vous dira que c'est vrai. Enfin, madame 
la reine, j'ai très, très envie d'avoir Robinson suisse^ 
et si vous me l'envoyez, vous me ferez beaucoup 
de plaisir. 

« Votre très respectueux sujet, 

» Maurice Grenier, n 



Vous devinez bien le dénoûment : le secrétaire 
des commandements apportait le livre. On appela 
Maurice. 11 fut encore plus embarrassé et plus sur- 
pris que joyeux. 11 n'osait prendre le volume. Son 
maître de pension fit semblant de le gronder. Le 
secrétaire des commandements lui défendit de la 
part de la reine de dire que c'était elle qui lui avait 



16 NOS FILLES ET NOS TILS. . 

envoyé ce livre. Mais il n'y tint pas et le dit à tous 
ses camarades. La reine, dans les huit jours qui sui- 
virent, reçut dix lettres de demandes pareilles, mais 
elle n'envoya plus son secrétaire des comman- 
dements à l'institution G.., 



L'ART D'ETRE GRAND'MERE 

A Madame Jenny Sauvan. 

On ne rend pas assez justice aux grand'mères. 
On ne voit trop souvent en elles que l'affection qui 
gâte; elles représentent aussi l'affection qui guide. 
Une maison où le fauteuil de l'aïeule est vide, n'est 
jamais une maison tout à fait pleine; car, avec 
l'aïeule, s'assied au foyer domestique le passé, c'est- 
à-dire un trésor d'expérience, de patience, de pré- 
voyance, que la tendresse maternelle elle-même ne 
saurait suppléer. La grand'mère complète la mère ; 
qu'est-ce donc quand elle la remplace? Nous avons 
tous vu de ces coups subits qui mettent l'aïeule au 
rang de chef de famille. Alors, être grand'mère de- 
vient un art. II ne suffit pas d'aimer, il faut diriger, 
conseiller, instruire ; cette éducation de l'enfant par 
l'aïeule offre plus d'un trait particulier. C'est un de 
ces exemples que je voudrais montrer dans ce cha- 
pitre, en racontant l'histoire d'une grand'mère et 
de son petit garçon. 



L'ART D'ÊTRE GRAND-MÈRE. H 



SI. 

'Nous appellerons le petit garçon Joseph. Il avait 
perdu sa mère en naissant, son père deux ans après, 
et il fut recueilli par sa grand'mère, âgée de soixante- 
dix ans, qui se chargea de l'élever. Lourd fardeau 
à un si grand âge ! Mais il arriva alors ce qui ar- 
rive quelquefois : la grand'mère redevint jeune pour 
soigner cet enfant. Elle rompit avec toutes les habi- 
tudes et tous les besoins de la vieillesse ; plus d'heures 
régulières de repos, de repas, de lectures. Tout fut 
subordonné à son petit-fils. Elle plaça le berceau 
près de son lit ; elle ne craignit pas de troubler son 
sommeil de septuagénaire par le voisinage agité du 
sommeil de l'enfant. Elle se levait chaque fois qu'il 
l'appelait. Tombait-il malade, elle s'installait à son 
chevet, et passa quelquefois plusieurs nuits sans se 
coucher. Chose étrange ! sa santé n'en souffrit pas. 
Le cœur fait de ces miracles ; non seulement il sou- 
tient le corps, mais il le retrempe. Elle trouva le 
moyen d'être à la fois mère et grand'mère : mère, 
par l'activité et la vaillance du dévouement ; grand'- 
mère, par je ne sais quoi, je ne dirai pas de plus 
tendre, mais de plus attendri. 

Ses soins ne furent pas perdus. L'enfant était 
affectueux, câlin, expansif, avec un tour d'esprit 
assez singulier. Le jour où il eut sept ans, il entra 
tout radieux chez sa grand'mère, en s'écriant : 
«Quel bonheur! mes péchés comptent!» Il y avait 
un meuble qui jouait un grand rôle dans son exis- 
tence : c'était une vieille bergère en velours d'U- 
trecht jaune. Cette bergère , placée au coin du feu, 



18 NOS FILLES ET NOS FILS. 

servait de siège habituel à la vieille dame ; mais il 
en fallait toujours la moitié à Joseph. Il n'était con- 
tent que quand, niché dans cette bergère trop étroite 
pour deux, bien serré contre sa grand'mère, son petit 
bras passé autour de sa taille, son jeune visage tout 
proche de ces joues ridées qu'il embrassait vingt 
fois dans un quart d'heure, il lui disait : « Et main- 
tenant, raconte-moi des histoires d'autrefois... » Il 
y avait bien longtemps de cet autrefois-là, mais 
la vieille dame avait été témoin de si grandes et 
de si affreuses choses dans son enfance, qu'elle ne 
les avait jamais oubliées ! Entrée comme demoiselle 
de compagnie dans une grande famille de la cour 
de Louis XVI, elle avait vu Marie-Antoinette à 
Trianon, et, par un hasard terrible, dix ans plus tard, 
elle s'était trouvée sur son passage le jour où celle- 
ci monta surl'échafaud. Elle avait gardé un morceau 
du pain qu'on mangeait à Paris pendant la Terreur, 
et quand elle le montrait à l'enfant, il le prenait pour 
du charbon. Elle avait vu, chez un de ses parents, 
quelques-uns des hommes les plus célèbres de ce 
temps-là, Vergniaud, Mirabeau, Barnave ; elle les 
avait entendus parler, et, décrivant à l'enfant leurs 
figures, lui racontant leurs entretiens, leurs gesies, 
elle lui rempHssait l'esprit de toutes les images de ce 
grand et terrible passé. L'histoire, racontée par les 
parents, est bien plus vivante que celle des livres ; 
mais les récits d'une grand'mère, ou d'un aïeul, 
se gravent en traits encore plus ineffaçables dans 
l'esprit de l'enfant, parce qu'ils l'entretiennent de 
choses plus éloignées encore, plus différentes de ce 
qu'il voit, et son imagination les grandit en raison 
même de la différence et de l'éloignement. 



L'ART D'ÊTRE GRAND»MÈRB. 19 

Ces récits finis : « Maintenant, mon petit Joseph, 
à toi ! lui disait-elle ; lis-moi un journal. » L'enfant 
savait très bien lire depuis l'âge de cinq ans ; c'était 
elle qui le lui avait appris. Savez-vous avec quelle 
méthode? Avec une méthode qui n'avait rien de 
très scientifique, avec un bonhomme de pain d'épice. 
Joseph aimait beaucoup le pain d'épice; ce que 
voyant, sa grand'mère, en femme d'esprit pratique, 
imagina, le jour où il eut cinq ans, de lui apprendre 
ses lettres, en plaçant tout à côté de l'alphabet un 
grand bonhomme de pain d'épice. Il était de profil, 
avait un chapeau de général et un sabre au côté ; sa 
figure et tout son corps étaient, à l'endroit, noirs 
et luisants comme du vernis, mais l'envers était 
d'un jaune mat et pâle; son nez avançait beaucoup 
plus que ses pieds, qu'on pouvait trouver petits pour 
sa taille. 

« Tu vois bien ce personnage, dit la vieille dame 
à Joseph; il assistera à toutes nos leçons; mais 
toutes les fois que la leçon aura été bonne, tu auras 
le droit d'en manger un morceau ; tu commenceras 
par où tu voudras. » Les premiers jours, ce voisi- 
nage troubla Joseph ; le bonhomme était beaucoup 
plus grand comme bonhomme de pain d'épice, que 
Joseph comme enfant, de façon que Joseph se faisait 
l'effet du petit Poucet à côté de l'ogre ; mais bientôt, 
l'idée de manger l'ogre le rassura, et la septième 
leçon ayant été bonne, sa grand'mère lui dit : « Tu 
peux commencer. » Il saisit immédiatement le nez. 
C'est toujours par le nez que les enfants vous pren- 
nent ; sans doute parce que le nez, comme m'a 
dit quelqu'un, est le manche de la figure. Après 
le nez, c'est le menton qui y passa, puis le chapeau 



20 NOS FILLES ET NOS FILS. . 

militaire, puis enfin, à la suite de longs efforts et 
de plus d'une alternative de bonnes et de mauvaises 
leçons, au bout de quatre mois de travail, l'enfant 
savait lire, et les deux talons du général, devenus 
un peu durs avec l'âge, mais gardant toujours bon 
goût, disparurent dans la bouche du petit lecteur, 
comme dernier gage de sa victoire. Je ne demande 
pas de brevet pour cette méthode; mais la vieille 
dame montra, en l'employant, une profonde con- 
naissance des enfants : elle avait pris appui à la fois 
sur un défaut et sur une qualité ; sur la petite gour- 
mandise de l'enfant, et sur son goût pour tout ce qui 
était singulier. La présence de cet assistant muet, 
qui allait toujours s'écornant, comme la lune, mettait 
son esprit en gaieté, tenait son imagination en éveil, 
et les deux grands moyens d'instruction pour les 
enfants sont, on le sait, l'imagination et les yeux. 

S 2. 

La besogne de la vieille dame n'était pas toujours 
aussi facile. Une grand'mère a plus de peine qu'une 
mère à élever un garçon. Cette grande distance d'âge 
entre l'institutrice et l'enfant affaiblit ou gêne leurs 
rapports. Us ne sont pas du même temps; ils ne 
vivent pas au milieu des mêmes idées ; ils ne parlent 
pas tout à fait la même langue. La grand'mère est 
presque toujours trop près ou trop loin de son petit- 
fils : trop loin, si elle reste dans la dignité sévère 
de son âge; trop près, si elle veut descendre jus- 
qu'à l'âge de l'enfant; elle s'y abaisse, s'y amoindrit, 
et y perd ce qui est le principe même de l'éducation, 
l'autorité. L'enfant, en face d'une grand'mère, se 



L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRB. 21 

sent instinctivement le plus fort. La vieille dame, 
chez qui une vie de travail avait développé un grand 
bon sens naturel, comprenait toutes ces difficultés, et 
se trouvait souvent fort embarrassée, avec un enfant 
qui avait toutes les effervescences , toutes les con- 
tradictions, tous les soubresauts de l'enfance. Pour 
abréger la longueur des soirées, elle lui avait appris 
un jeu de sa jeunesse, un jeu très simple, mais très 
fécond en péripéties, le jeu de la bataille. Eh bien, 
Joseph était très mauvais joueur, c'êst-à-dire très 
rageur, et même un peu tricheur. Tant qu'il gagnait, 
il chantait, il riait, il se moquait de sa grand'mère, 
enfin il avait le triomphe gai et insolent; mais, dès 
que la chance tournait contre lui, il devenait gro- 
gnon, sombre, colère; ce que voyant, la grand'mère 
commençait à tricher, elle aussi, mais contre elle- 
même , afin de faire gagner Joseph et de lui éviter 
le tort d'être de mauvaise humeur. Faiblesse excu- 
sable chez une grand'mère, une mère n*y fût jamais 
tombée. Sans doute, mes chers petits, il est quel- 
quefois de bonne politique de vous épargner l'oc- 
casion d'une faute; mais, plus souvent, il faut savoir 
vous mettre nettement en face de votre défaut, et 
vous laisser avoir tort pour vous punir. La grand'- 
mère de Joseph s'en aperçut bien. Plus il gagnait, 
plus il voulait gagner et plus il trouvait insuppor- 
table de perdre; si bien qu'un jour, la vieille dame 
ayant gagné trois parties de suite, bien malgré elle, 
Joseph prit les cartes et les jeta sur la table si vio- 
lemment, qu'une d'elles effleura le visage de sa 
grand'mère; après quoi, ce méchant enfant alla se 
mettre dans un coin de la chambre, le visage tourné 
contre la muraille, et frappant du pied avec colère. 



22 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Cela dura dix minutes. Dix minutes, pour un enfant, 
en valent bien quarante pour une grande personne. 
Donc, au bout de ce temps, Joseph, qui, d avance, 
s'était armé de fermeté contre les reproches de sa 
grand'mère, étonné de ne pas être grondé, étonné 
de ne rien entendre dans la chambre, baissa la 
tête sans se retourner (sa dignité ne le lui per- 
mettait pas), et regarda d'un œil, de dessous sous 
son bras, pour voir ce qui se passait. Que vit-il? 
Sa grand'mère, les mains jointes, avec de grosses 
larmes lui coulant le long des joues. Vous concevez 
bien qu'une seconde après, il était à genoux devant 
elle, lui baisant les mains, implorant son pardon, 
et lui demandant ce qu'elle faisait. « Joseph, lui 
dit-elle très doucement, je pleure parce que tu as été 
très méchant, et je prie pour que Dieu te fasse rede- 
venir et rester bon. » 

La chère vieille femme s'était servie des armes 
de son âge. Une mère aurait puni ; elle, elle pleura, 
et, grâce à la bonté de cœur de l'enfant, sa faiblesse 
se trouva sa force, et ses larmes devinrent le plus 
efficace des châtiments. 

S». 

Joseph avait atteint onze ans ; il fallut commencer 
les études régulières. Sa grand'mère choisit à des- 
sein, pour l'y placer, un établissement universi- 
taire dont les élèves allaient au lycée, et qui étaifc 
situé dans la même rue que sa maison, un peu plus 
haut. Pourquoi un peu plus haut? pourquoi? Parce 
que, de cette façon, les élèves, en allant au lycée le 
matin à huit heures et en revenant à dix heures et 



L'ART DfelRE GBAND'MÊRE. 23 



demie, en y retournant à deux et en revenant à quatre, 
passaient forcément devant les fenêtres de la vieille 
dame, et qu'ainsi elle pouvait voir Joseph quatre fois 
par jour. Le matin donc, hiver comme été, dès que 
l'aiguille s'approchait de huit heures, la grand'mère 
s approchait, elle aussi, de la fenêtre, et jetait vive- 
ment les regards au haut de la rue. Personne ne 
paraissait encore, car son cœur avançait toujours sur 
sa pendule , et le froid du matin , le froid de 1 hiver, 
frappait parfois durement son visage de soixante- 
seize ans. N'importe. La fenêtre une fois ouverte, 
elle ne la refermait plus ; elle aurait eu trop peur 
de perdre une seconde de l'instant où, sans voir 
encore son petit-fils, elle voyait déjà la troupe dont 
il faisait partie. Enfin la porte de la pension s'ouvre ; 
les premiers écoliers de la colonne paraissent ! Pen- 
chée en dehors de la croisée, elle attend avec une 
ardeur fiévreuse l'apparition de la petite casquette, 
à laquelle elle a fait mettre un ornement particulier 
pour l'apercevoir de plus loin ; au milieu de la troupe 
qui approche, elle distingue Joseph des autres; il 
lui fait signe de la main : ce sont leurs arrangements 
particuliers; et quand il arrive devant ses fenêtres, 
elle lui envoie un baiser. Chose étrange ! les écoliers 
sont bien moqueurs; pas un ne pensait à se moquer 
de la grand'maman. Ce petit manège avait, certes, 
frappé leurs yeux; mais, dès qu'il leur fut expliqué, 
il alla à leurs cœurs, et la raillerie s'arrêta sur leurs 
lèvres. La Fontaine a dit : Cet âge est sans pitié; le 
mot est vrai ; mais cette dureté n'est bien souvent 
que de l'inintelligence. Ils sont sans pitié, parce 
qu'ils ne comprennent pas. Ils torturent l'oiseau, 
parce qu'ils ne savent pas qu'ils lui font du mal ; 



24 NOS PILLES ET NOS FILS. 



éclairez leur esprit, vous éclairerez bien souvent 
leur cœur. Ces écoliers le prouvaient le samedi. Le 
samedi était un grand jour ; les professeurs du lycée 
donnaient les places de composition, le samedi. Ce 
jour-là, la fenêtre de la grand'mère s'ouvrait dix 
minutes plus tôt. L'enfant ne passait pourtant pas 
avant l'heure ordinaire ; mais elle ne pouvait rester 
paisjble dans sa chambre, car le samedi matin, au 
retour de la classe, Joseph lui marquait avec ses 
doigts son numéro de place, et sa place étant bonne 
en général , une seule main suffisait pour tout dire. 
Mais s'il était le premier!.,. Oh! alors, ce n'étaient 
pas les doigts qui lui servaient de messagers télé- 
graphiques, c'était une croix, une croix d'argent, 
que recevait le premier^ et qu'il portait attachée par 
une chaînette à, sa boutonnière pendant toute la 
semaine. Jugez si, ce jour-là, Joseph, en passant 
devant la fenêtre, agitait en l'air sa croix avec ivresse, 
et si la vieille dame se contentait de lui envoyer un 
seul baiser! Mais voici un fait plus singulier. Ce 
jour-là, les écoliers qui étaient en tête de la colonne, 
en arrivant devant la fenêtre, agitaient leurs mains 
et les levaient en l'air, pour dire un peu plus tôt à 
la grand'mère : « Votre petit-fils a la croix. » Non, 
la jeunesse n'est pas aussi mauvaise qu'on le dit 
quelquefois! Non, Dieu n'a pas voulu que l'âge de la 
grâce, de la gentillesse, fût l'âge de la laideur morale! 
Non, il n'a pas créé ce frais visage, ce malin sourire, 
ce bon rire, ce clair regard, et tout cet éclat vermeil 
de santé et de fraîcheur, pour recouvrir un fond de 
méchanceté! Non, ce jardin fleurissant, ce vert pay- 
sage ne cache pas un terrain aride! Le flot de bonté 
est en dessous ! le flot de sympathie est en dessous ! 



L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRE. 35 

S*il ne jaillit pas, c'est que nous ne savons pas le 
faire jaillir. Creusez des puits artésiens, parents, 
creusez des puits artésiens. 

S h. 

J'ai dit que la grand 'mère avait mené une vie' 
de travail. Ruinée par une faillite, elle avait bra- 
vement cherché dans un très modeste commerce une 
aisance plus modeste encore, et y avait contracté de 
sévères habitudes d'ordre et d'économie, que l'âge 
avait encore développées en elle. C'était bien heu- 
reux, car Joseph avait trop d'imagination pour avoir 
de l'économie, et sa petite tête, toujours en mou- 
vement, ne lui prêchait guère l'esprit d'ordre ; un de 
ses oncles, à l'occasion de sa première communion, 
lui donna une petite montre en argent qui avait 
appartenu à un de ses cousins. La montre n'était 
pas bien belle, la montre n'était pas bien bonne, 
mais enfin elle marchait, elle faisait tic-tac, et ce tic- 
tac enchantait tellement Joseph, qu'il passait la ré- 
création h ouvrir la boîte de fond et à regarder le ba- 
lancier. Mais les balanciers n'aiment pas qu'on les 
regarde; cela les gêne dans leurs mouvements, 
surtout quand, comme Joseph, on les regarde avec 
les doigts. Est-ce cela? est-ce autre chose? Toujours 
advint-il, un beau jour, que le balancier s'arrêta. 
Voilà Joseph au désespoir. Il secoue la montre, il la 
retourne dans tous les sens; rien ne réussit. Que 
faire? comment raccommoder cette montre? Il se 
rappelle alors que, quand il est malade, on le met 
dans son lit, et que le médecin dit toujours : « Il 
n*a qu'à rester bien tranquille; qu'on le tienne chau- 



2« NOS FILLES ET NOS FILS. 

dément, et cela ne sera rien. » Joseph s'en va donc 
chercher, au fond d'une armoire, une vieille pantoufle 
fourrée dont sa grand'mère ne se servait plus; il 
y couche soigneusement sa montre, en se disant : 
« Elle va se reposer, elle aura bien chaud , elle gué- 
rira. » Au bout de huit jours, il court à la pantoufle, 
il porte vivement la montre à son oreille : rien ! pas 
le moindre bruit! Joseph n'en revenait pas; car il 
avait tour à tour quatorze ans ou quatre ans, tant 
il était resté crédule et naïf dès que sa petite tête 
se montait. Il fallut bien pourtant tout avouer à la 
grand'mère, qui fit raccommoder la montre, mais 
déclara à Joseph qu'il n'en redeviendrait possesseur 
que quand il serait devenu plus soigneux. 

Malheureusement, son imagination lui jouait tou- 
jours de mauvais tours et lui inspirait de singulières 
idées. 

A sa pension, il avait pour grand ami le fils d'un 
capitaine de hussards. Un jour, un jeudi, jour de 
récréation, l'ami de Joseph lui raconta, à lui et à 
trois de ses camarades, comment les hussards avaient 
les pantalons d'écurie les plus drôles du monde, en 
coutil bleu, fendus du haut en bas sur le côté, et 
rattachés dans toute la longueur par une foule de 
petits boutons. Là-dessus, voilà la tête de Joseph 
qui part et qui entraîne celle de tous ses cama- 
rades. 

« Comme ce serait amusant d'avoir un pantalon 
pareil, fendu de haut en bas et rattaché par de petits 
boutons! Si nous feîîdions les nôtres! s'écria Joseph. 

— Oui ! oui ! commence ! 

— Je veux bien. Qui est-ce qui a un canif? » 
Entre six ou huit gamins il y a toujours un canif. 



L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRE. 27 

Joseph se met à l'œuvre, et commence à découdre 
sa culotte. Comment la recoudra-t-il? où aura-t-il 
des boutons? qui les lui attachera? Il n*y pensait 
même pas , tant il était absorbé par son travail et 
enivré des acclamations enthousiastes de ses cama- 
rades, qui Tentouraient , émerveillés. Juste au mo- 
ment où il donnait le dernier coup de canif, un 
domestique arrive, en disant : « On demande 
M. Joseph au parloir; c'est sa grand'mère. » Quel 
coup de foudre ! Les parents n'en font jamais d'au- 
tres! Que devenir? Joseph ne peut cependant pas 
paraître aux yeux de sa grand'mère avec son pan- 
talon ouvert et flottant comme une bannière. Heureu- 
sement, c'était un garçon de ressources. « Mes amis, 
dit-il à ses camarades, cotisons-nous. Donnez-moi 
vos mouchoirs et vos cravates. Je vais les attacher 
autour de ma jambe droite, en guise de boutons. Et 
si ma grand'mère me demande ce que c'est, je lui 
dirai que c'est un jeu. » Ainsi fut fait. Le voilà qui 
part, la jambe droite toute pavoisée de six ou sept 
mouchoirs ou cravates de diverses couleurs, ce qui 
leur donnait un petit air de drapeaux , et il entre 
dans le parloir, marchant à la façon des crabes, de 
côté, du côté gauche, de façon à dissimuler quelque 
peu la jambe bariolée, et avec le faible espoir que 
sa grand'mère ne s'apercevrait de rien. Autant aurait 
valu prétendre dissimuler son nez au milieu de son 
visage. 

« Hé ! bon Dieu ! qu'est-ce que tu as îà? 

— Ce n'est rien, grand'mère, c'est un jeu. 

— Quel jeu? 

— Le jeu des mouchoirB, grand'mère, un jtni 
très joli. » 



28 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Mais cette fiction ne put pas durer longtemps, et 
bientôt la grand 'mère vit tout. « C'est bien, Joseph, 
lui dit-elle froidement; va mettre un autre pantalon, 
car tu ne peux pas rester ainsi, et je t'enverrai demain 
une autre culotte à la place de celle-ci. » Le calme 
de sa grand'mère le terrifia, a Justement, ajoutâ- 
t-elle, j'avais mis trente francs de côté pour m'acheter 
une bonne robe pour cet hiver; je les emploierai 
pour ton pantalon. 

— Mais, dit l'enfant pâlissant, et ta robe? 

— Je m'en passerai. 

— Mais tu auras froid. 

— Que veux-tu? quand on ne peut pas faire autre- 
ment!, 

— Mais si tu tombes malade? 

— Ce ne sera pas ma faute. 

— Mais ce sera la mienne ! » s'écria l'enfant 
avec désespoir. Et le voilà saisi d'une telle crise 
de larmes, de sanglots, de remords, que la grand'- 
mère, après l'avoir un peu consolé, l'avoir envoyé 
changer de culotte et lui avoir juré de s'acheter une 
robe, l'emmena pour l'après-midi, et, une fois chez 
elle , lui dit : « Maintenant , assieds-toi là et écoute- 
moi. » 

L'enfant, très sérieux, s'assit et ouvrit les oreilles 
bien grandes. 

« Mon petit Joseph , tu arrives à douze ans ; te 
voilà presque un homme : il est temps de te parler 
raison. Mon enfant, il y a des défauts qui sont 
des défauts , même pour les riches , mais que les 
pauvres ne peuvent pas se permettre ; et le premier 
de ces défauts-là, c'est le manque d'économie. Or, 
sans être ce qu'on appelle pauvres, nous sommes 



L'ART D'ÊTRE GRA^D•MÈRE. 2» 

bien loin d'être riches, et ce n*est qu'à force 
d'ordre et de Ksoin que j'arrive à faire honneur à 
nos petites affaires. Tu me coûtes très cher, mon 
ami. J'ai voulu que tu fusses placé dans une bonne 
pension ; mais le prix de cette pension ne s'élève 
pas à moins de quinze cents francs par an. Je tiens 
à ce que tu sois aussi bien vêtu que tes camarades, 
à ce qu'il ne te manque rien ni comme livres, ni 
comme maîtres; mais je n'en viens à bout qu'en 
m'imposant beaucoup de petits sacrifices, que j'au- 
rais voulu te cacher toujours, mais qu'il faut que je 
te révèle, puisque je n'ai que ce moyen de t'ap- 
prendre le prix de l'argent. » 

Joseph écoutait. 

« Tu m'as toujours vue, mon ami, me lever, 
pendant l'hiver, avant que notre petite servante 
entrât dans ma chambre; tu m'as vue faire moi- 
même mon feu; tu as remarqué, car les enfants 
remarquent tout, que j'entourais soigneusement ma 
bûche de derrière de cerdre mouillée, et, quant aux 
bûches de devant, au lieu de les jeter l'une sur 
l'autre, au hasard, comme font les domestiques, je 
les dispose de façon à ce qu'il y ait toujours de l'air 
dessous, et jamais sur les côtés. Sais-tu pourquoi? 
Parce que la bûche de derrière, ainsi enterrée, me 
dure deux jours au lieu d'un ; parce qu'un feu bien 
fait brûJe moitié moins vite et chauffe moitié plus 
qu'un feu mal fait; parce qu'enfin, grâce à l'habile 
distribution de l'air, tout ce qui brûle chauffe, et que 
tout ce qui ne chauffe pas ne brûle pas. Et mainte- 
nant, t'expliquerai-je pourquoi je prends tant de 
soins, pourquoi, toute vieille que je suis, je me lève 
dans une chambre sans feu? Parce que j'économise 



30 NOS FILLES ET NOS FILS. 

ainsi ma provision de bois, et que, ce que je ne 
dépense pas en bois, je puis le dépenser en objets 
utiles ou agréables à mon petit Joseph. » 

Joseph commença à avoir un peu envie de pleu- 
rer. 

« Tu vois, ajouta la vieille dame en riant, que 
le proverbe ment quand il dit qu'il n'y a que les lous 
pour bien faire le feu; il faut y mettre aussi les grand'- 
mères... » 

Joseph eut un peu envie de rire. 

« Tu me reproches quelquefois, reprit la vieille, 
dame, car tu es fort coquet pour ta grand'mère. 
C'est tout simple, puisque tu m'appelles quelquefois 
ta femme... 

— Oui, tu es ma femme! s'écria l'enfant. 

— Eh bien, tu reproches quelquefois à ta femme 
de ne pas se faire assez belle, de garder trop long- 
temps le même chapeau; c'est que, quand je vais 
pour en acheter un, je me dis tout de suite : « Si j'a- 
chetais, à la place, une jolie casquette à mon petit 
Joseph? )) 

Joseph commença à faire une horrible grimace 
pour s'empêcher de pleurer. 

« Enfin, te l'avouerai-je? tu m'entends quelquefois 
dire que si je mets moitié chicorée dans mon café, 
c'est que je le préfère ainsi. Ce n'est pas vrai du 
tout. J'ai pris vingt ans du moka pur, et comme je 
suis friande autant que notre chatte, j'y avais grand 
plaisir ; mais le moka est beaucoup plus cher que la 
chicorée, et si je m'en donnais toute la semaine, 
comment donnerais-je, le dimanche, un bon dé- 
jeuner à mon petit Joseph? » 

Oh! pour le coup, Joseph n'y tint pas, et un 



L*ART D'ÊTRE GRAND'MÈRL. 31 

hî ! hi ! hi ! formidable annonça la cataracte de larmes 
qui lui couvrirent toute la figure. 

« Ne pleure pas encore, mon petit, reprit la vieille 
dame, car je n*ai pas achevé la plus dure partie de 
mon sermon. Tuas un grand défaut qui en a un autre 
petit pour cousin germain. Tu n'es pas économe du 
tout, et tu es un peu gourmand. Je te donne quinze 
sous par semaine pour tes déjeuners du matin ; eh 
bien, qu'as-tu fait, il y a eu lundi huit jours? Oh ! 
je sais tout, moi. Tu es entré chez l'épicier du coin 
de la rue, et tu as acheté pour quinze sous de raisin 
sec. Est-ce vrai? 

— Oui, répondit à voix très basse Tenfant, dont la 
honte sécha les larmes. 

— S'il n'en était résulté pour toi, reprit la grand*- 
mère, que l'ennui de manger ton pain sec toute la 
semaine, j'en prendrais mon parti, charmée que ta 
gourmandise fût punie par ta gourmandise ; mais, 
grâce à cette imprévoyante prodigalité, tu es resté 
pendant sept jours la bourse vide, et ta bourse vide 
t'a valu une petite humiliation et un grand chagrin. 
Le jeudi, à la promenade, la rencontre d'un pauvre 
homme blessé a ému le bon cœur de tes camarades, 
et on a fait une petite quête pour lui ; mais toi, tu n'as 
pu rien donner, puisque, par ta faute, tu n'avais 
rien. » 

Joseph baissa la tête, comme s'il eût voulu rentrer 
sous terre. 

« Tu vois, mon ami, que l'économie n*est pas 
seulement l'ordre, la propreté ; elle est aussi quel- 
quefois la dignité, la générosité ; et je veux te racon- 
ter un trait de ma vie qui te montrera qu'elle peut 
être une forme de Tamour maternel. 



32 NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Ton grand-père était un peu dépensier ; c'est 
peut-être de lui que tu tiens ce défaut, car les défauts 
ressemblent à la goutte, ils sautent parfois une géné- 
ration. Quand arriva la Révolution, quand tout le 
monde se mit à nous faire la guerre, l'or et l'argent 
devinrent rares, et parurent alors les assignats. Je 
t'ai expliqué ce que c'était que les assignats. Je 
prévis de très loin leur dépréciation, et comme j'ai 
toujours eu les qualités de la fourmi, j'amassai h 
grand'peine et je serrai avec grand soin quinze louis 
en or. Comment mon mari les découvrit -il? Je ne 
sais ; mais cette découverte inespérée le combla de 
joie, et il prétendit mettre la main sur mon petit tré- 
sor. A quoi je lui répondis nettement : « Oh ! cela, 
non ! Cet or est à moi, vous n'y toucherez pas , car 
je le garde pour donner du pain à nos enfants!,,, » 
Là-dessus, éclats de rire, moqueries, reproches; 
mais je restai inflexible. Bien m'en prit. La guerre 
n'enrichit personne; avec la guerre vint la famine. 
Plus de blé, plus de farine, et plus d'argent! Les 
bourgeois les plus riches en étaient réduits à man- 
ger cette affreuse pâte noire dont je t'ai montré un 
morceau. Alors j'allai chercher mon épargne, et, avec 
mes quinze louis d'or, j'achetai ce que je n'aurais 
pas pu avoir pour cent mille francs en assignats, 
j'achetai un sac de farine, et, la nuit venue, les portes 
et les fenêtres bien fermées, je faisais griller, dans la 
cheminée de notre salon, de bonnes galettes de pain 
blanc, qui sauvèrent peut-être la vie de mes quatre 
chers marmots, puisque cette terrible famine tua beau- 
coup d'enfants. Eh bien, à quoi ai-je dû cet immense 
bonheur? A la prévoyance et à l'économie. » 

Ainsi parla la grand'mère. Une mère aurait-elle 



L»ART D'ÊTRE GRAND'MÈRE, 33 

pu parler ainsi? Non. Car c'est à son grand âgé 
même, à sa longue vie de travail, que la vieille dame 
devait cet accent à la fois convaincant et touchant 
qui gravait profondément dans le cœur de Joseph 
cette leçon d'économie et d'histoire. 

S 5. 

Un grand événement se produisit alors dans \è 
vie de Joseph : il acheta une tirelire ! Vous êtes- 
vous bien rendu compte de ce que c'est qu'une tire- 
lire? Ce petit vase, en terre cuite, avec une bouche 
largement fendue en haut, le tout valant à peu près six 
sous, représente bien des espérances, bien des cal- 
culs, bien des émotions. Chaque fois que le sou, 
ou le franc, jeté par l'ouverture, tombe au fond du 
vase, le bruit qu'il fait cause à l'enfant une com- 
motiooi intime et profonde, car ce bruil, plus clair 
ou plus sourd, plus proche ou plus éloigné, dit l'é- 
tiage de la tirelire, c'est-à-dire la hauteur où en est 
le trésor, le degré de plénitude delà caisse. Ce degré, 
on ne le connaît jamais tout à fait, et on ne peut 
jamais le connaître, car un des traits caractéristiques 
de ce que j'appellerai la physiologie de la tirelire, ou, 
pour mieux dire, la psychologie des possesseurs de 
lirelire, c'est de ne pas compter ce qu'ils y jettent, 
de tâcher de l'oublier, et même de se tromper eux- 
mêmes sur ce qu'ils y ont jeté, c'est-à-dire de se 
faire accroire qu'ils en ont mis moins, pour avoir le 
plaisir d'en trouver plus... le jour où on la casse. 
Quel grand jour ! quel battement de cœur quand on 
prend le marteau, quand on le voit s'abattre sur les 
flancs bruns de la précieuse poterie et faire rouler 



34 NOS FILLES ET NOS FILS. 

à VOS yeux toute cette multitude de petites pièces 
lentement amassées ! Oh ! ce jour-là, on trouve que 
Tarithmétique est une bien belle chose, Taddition 
une bien belle règle, et le mot total un bien beau 
mot! 

Joseph avait donc acheté une tirelire. Dans quel 
but? pour quel objet? Il n*en avait rien dit à sa 
grand'mère, et sa grand'mère ne lui demanda rien, 
convaincue qu'il ne faut pas troubler les enfants 
dans la possession de leurs secrets quand ils sont 
innocents. Toute conscience a un dernier recoin qui 
n'appartient qu'à elle. Respectons donc les jeunes 
cœurs comme les jeunes nids , et ne troublons pas 
plus l'enfant dans le travail intérieur de ses senti- 
ments et de ses pensées que l'oiseau dans sa douce 
incubation maternelle. La vieille dame ne pouvait 
cependant s'empêcher de sourire en voyant les efforts 
de Joseph pour lui dérober la connaissance de son 
secret; il n'allait visiter sa tirelire que quand il 
croyait n'être pas vu. Il y allait souvent. La grand'- 
mère, avec ses habitudes de commerçante, avait 
affecté un prix, un tarif à chacune des bonnes notes 
ou des bonnes places de Joseph ; elle y mettait une 
étiquette, conmie à ses marchandises d'autrefois : la 
croix de premier valait tant! vingt bons points, tant! 
une semaine de bonne conduite, tant! Eh bien, tout 
était pour la tirelire. Joseph avait une tante, qui, au 
premier jour de l'an, lui donna, comme étrennes, deux 
pièces de cinq francs ; ce fut pour la tirelire! Au mi- 
lieu de l'année, un prix de semestre lui valut, de la 
part de son parrain, un napoléon; pour la tirelire! 
Enfm la vieille dame apprit, non sans une émotion 
mêlée de quelque regret, que chaque semaine, Joseph 



L'ART D'ÊTRE GRAND-MÈRE 35 

économisait la moitié de sa pension de déjeuners, 
ne dépensait plus qu'un sou par jour, et en met- 
tait huit dans la tirelire. Que projetait-il donc? On 
arrivait au 15 août. Le 15 aoiit était à la fois, pour 
Joseph, un triste et un doux anniversaire. Sa mère 
était morte et sa grand'mère était née ce jour-là. 
La vieille dame était persuadée que toutes les dates 
de famille, dates de deuil ou dates de joie, peuvent 
devenir dans Tâme d'un enfant comme autant de 
stimulants et de freins ; elle croyait que le respect de 
ces pieuses commémorations , répandues dans le 
cours de Tannée, crée pour ainsi dire dans les 
jeunes consciences une série de jours de pureté, de 
repentir, de bonnes résolutions, et qu'une âme bien 
née se reprocherait, comme une profanation, de faire 
quelque chose de mal un de ces jours-là ; dans cette 
conviction , dans cette croyance à l'efficacité des 
souvenirs, la vieille dame consacrait toujours le 
15 août à une visite au cimetière. Elle menait l'en- 
fant sur la tombe de sa mère et lui parlait longue- 
ment d'elle. Quand elle recueillit l'orphelin, elle 
s'était fait le serment de lui rendre ses parents 
perdus, le plus qu'elle le pourrait, en les lui racon- 
tant sans cesse. Grâce à elle, Joseph connaissait 
son père et sa mère comme s'il avait vécu avec eux ; 
il était au courant de leurs habitudes, de leurs sen- 
timents, de leur langage; il avait, pour ainsi dire, 
leur portrait moral suspendu dans son âme, comme 
leur image matérielle au chevet de son lit. Le 
15 août, au retour de la pieuse et triste visite, une 
personne qui aurait suivi Joseph l'aurait vu se diri- 
ger, avec grand mystère, vers une vieille armoire, 
y prendre un paquet enveloppé, aller le placer, sans 



.NUS FlLLEb ET NOS FII.S.. 



être vu, sur la table de travail de sa grand'mère, 
puis courir se cacher dans un cabinet vitré d'où il 
pouvait voir sans être vu. La vieille dame arrive. 
« Qu'est-ce donc que ce paquet? » se dit-elle à elle- 
même. Joseph, dans son coin, se mettait la main 
sur la bouche pour s'empêcher de rire. « Ah ! bon 
Dieu! s'écrie la vieille dame après avoir déphé le 
paquet, ah! bon Dieu! le joli châle vigogne! Qui a 
pu le mettre là? qu'est-ce qu'il fait là? pour qui 
est-ce?... » A un petit rire étouffé qui partit du 
cabinet, elle tourna vivement la tête, et, apercevant 
l'enfant : « Ah! mon petit Joseph! c'est toi! c'est 
toi qui me fais ce cadeau! c'est toi qui me fais cette 
surprise ! . . . Mais accours donc que je t'embrasse ! . . . 
Quelle folie!... Il est trop joH!... Oh' voilà donc le 
pourquoi de cette fameuse tirehre!... Que tu es 
donc gentil !... » Et elle l'embrassait... et elle pleu- 
rait... et elle riait... « Mais comment as-tu deviné 
que j'avais envie d'un châle vigogne? 

— Est-ce que tu ne te rappelles pas, répondit 
l'enfant, qu'il y a six mois, en passant devant un 
magasin où il y avait beaucoup de châles pareils, 
tu as dit : « Oh! j'aimerais bien un châle comme 
cela! » 

— Et tu te Tes rappelé après six mois? 

— Je ne pense qu'à cela depuis six mois!... Et, 
toutes les fois que je passais devant le magasin, je 
regardais toujours s'il y avait encore des châles 
semblables, et j'avais une peur terrible qu'on ne les 
vendît tous! 

— Mais comment as-tu fait pour Tacheter? 

— Je suis entré dans le magasin , et je l'ai 
acheté. 



L'ART D'ÊTRE GR AND^MK RE. 37 

— Tout seul? 

— Tout seul! 

— Et penser, reprit la vieille dame en i'em- 
brassant avec passion , que tu as mis là tous tes 
petits gains d'écolier, toutes tes étrennes, que tu 
t'es même privé de tes déjeuners, car je sais tout. 
Mais regarde donc comme il est soyeux. Et moi 
qui en avais si envie!... Je suis sûre qu'il t'a coûté 
quarante francs. » A ce mot, l'enfant poussa un tout 
petit « ah! », puis resta interdit, puis se mit à 
pleurer. « Qu'as-tu, mon enfant? » Il ne répondit 
pas, et continua de pleurer. « Qu'as-tu? Je ne te 
reproche pas cette dépense!... Je le devrais, car 
c'est une folie; mais je suis si contente que je ne le 
peux pas!... C'est que tu as eu plus que de la ten- 
dresse, tu as eu de l'imagination dans la tendresse. 
Tu pleures toujours? Qu'as -tu, au nom du ciel, 
qu'as-tu ? 

— J'ai... qu'on m'a fait payer ce châle soixante 
francs! » 

La grand'mère resta court. Que faire? Revenir 
sur la parole échappée et consoler l'enfant en lui 
disant que le châle valait soixante francs , rien de 
plus facile ; mais d'abord il ne l'eût pas cru, puis 
c'était mentir, puis enfin c'était perdre l'occasion 
d'une utile leçon , et la vieille dame , on a pu le 
voir, avait avant tout un grand sens pratique. Elle 
reprit donc : « Sais-tu ce que cela prouve, mon cher 
petit, c'est que les enfants ne peuvent jamais se 
passer de leurs parents, môme pour bien faire. Tu 
ne pouvais pas me mettre de moitié dans ton secret, 
puisque tout le plaisir de la surprise eût été perdu ; 
mais ta tante se serait fait une joie de t'accompa* 

3 



88 NOS FILLES ET NOS FILS. 

gner et t'aurait évité le désagrément d*être attrapé. 

— Mais pourquoi ce vilain marchand m'a-t-il 
attrapé? 

— Oh ! d'abord parce que, s'il y a des marchands 
honnêtes qui se feraient scrupule de faire tort à un 
enfant plus encore qu'à une grande personne, il en 
est qui n'ont pas honte d'abuser de l'ignorance, de 
l'inexpérience et de la confiance des acheteurs. Si 
tu avais été plus prudent... Il est vrai que si tu 
étais prudent, tu serais peut-être moins gentil, tu 
ne serais plus mon bon petit Joseph qui ne voit rien 
en dehors de ce que son cœur désire dans le mo- 
ment présent. En somme, tout est pour le mieux : 
ton joH cadeau aura été pour moi un grand sujet de 
joie , et pour toi un utile sujet de réflexion ; tu te 
souviendras toute ta vie du châle vigogne. » 

Joseph, voyant qu'en somme sa grand'mère était 
contente, fut vite consolé. 

Le temps s'écoula; la grand'mère vieillit encore 
davantage, le petit-fils grandit, mais leur affection 
ne changea pas. Arrivé à quatorze ans, à quinze ans, 
Joseph ne connaissait pas de plus grand plaisir, le 
dimanche, que de passer la soirée avec sa grand'- 
mère et de se faire raconter, pour la dixième fois, 
toutes les belles histoires du passé. Il ne se nichait 
plus à côté d'elle dans la vieille bergère de velours 
d'Utrecht jaune, parce que la bergère était devenue 
trop étroite pour lui, mais je ne répondrais pas que 
le grand garçon ne s'étendît encore quelquefois tout 
de son long sur les genoux de la vieille femme, pour 
se faire dorloter comme quand il était petit. Il n'y 
avait de changement que dans les lectures de la soi- 
rée : Joseph, avec son imagination enthousiaste, 



L'ART D'ÊTRE GRAND'MÈRB. 39 

s'était pris de grande passion pour les tragédies de 
Corneille ; et, quand huit heures sonnaient, les deux 
camarades (je ne puis les nommer autrement) met- 
taient, c'était le grand régal, des marrons à cuire 
sous la cendre, et on les mangeait au son des beaux 
vers de Corneille, car Joseph aimait beaucoup à 
déclamer les tragédies tout haut. Je ne suis pas bien 
sûr que la vieille dame, dont l'éducation littéraire 
était fort peu complète, admirât autant que le fai- 
sait Joseph, Horace, Polyeucte, Cinna et Nicomède ; 
mais elle admirait Joseph, et Corneille en profitait. 
Quelques mois plus tard, un matin, à sept heures, 
avant le départ pour le lycée , le chef d'institution 
fit appeler Joseph et lui dit de partir tout de suite 
pour aller chez sa grand'mère : la vieille dame avait 
été prise pendant la nuit d'une fièvre ardente. Joseph 
y courut tout bouleversé et rencontra le médecin : 
c'était une fluxion de poitrine. Hélas ! la pauvre femme 
l'avait gagnée en restant, la veille, trop longtemps 
à la fenêtre, par un temps de neige, pour voir pas- 
ser son petit-fils. « La maladie n'est pas forte, dit 
tout bas le médecin à la famille, et je l'en guérirai ; 
mais la malade est bien faible : pourrai-je la guérir 
des remèdes, si difficiles à supporter à son âge?... » 
11 avait vu juste : le neuvième jour elle était sauvée, 
le dixième elle était perdue. Joseph ne la quitta pas 
une minute, ni jour ni nuit; en vain le suppliait-elle 
d'aller se coucher; quand le besoin de sommeil l'ac- 
cablait (la nature est si impérieuse dans l'ado- 
lescence), il se jetait dans la vieille bergère au coin 
du feu, dormait une heure, et reprenait sa place à ce 
chevet. Chose étrange I cet enfant, si vif, si pétulant, 
si brouillon parfois, devint (•alinc, précautionneux, 



40 NOS FILLES ET NOS FILS. 

adroit. La garde - malade placée auprès de la vieille 
dame ne pouvait parler sans émotion des soins intel- 
ligents de ce jeune garçon; il était aussi habile 
qu'elle à soutenir la tête derrière l'oreiller, à pré- 
senter la tasse à la malade; et la malade, avant de 
boire, jetait sur lui un long regard plein d'une ten- 
dresse immense. 

(( Allons, grand'mère, bois encore cela, » lui 
disait-il en la grondant, car il la grondait, et elle 
trouvait une douceur infinie dans ce renversement 
des rôles ; elle se sentait devenue comme l'enfant de 
son petit-enfant. Hélas! elle rejoignit bientôt la mère. 
Le matin du dixième jour, Joseph sommeillait auprès 
du feu ; il s'entendit appeler tout bas. Il courut au 
lit. {( Mon enfant, lui dit la malade, prends dans la 
boîte en bois brun la clef de mon petit secrétaire ; 
ouvre-le ; regarde dans le tiroir à droite : tu y trou- 
veras dans une grande bourse une somme d'argent; 
cette somme est destinée à payer les frais de mon 
enterrement... Envoie chercher notre bon ami l'abbé 
F... » A ce mot, le pauvre garçon tomba la tête sur 
le lit, en poussant des cris de désespoir et en écla- 
tant en sanglots. 

(( Allons! allons! mon petit Joseph, lui dit-elle 
d'une voix douce et calme, ne pleure pas si fort. 
Est-ce que tu croyais que je ne mourrais pas!... 
Pauvre enfant! quel chagrin il a!... Ah ! j'ai bien eu 
raison de t'aimer comme j'ai fait, tu as un bon 
cœur!... Allons! un peu de courage!... » Et elle 
attirait sur sa poitrine cette pauvre tête toute secouée 
par les sanglots. L'attendrissement la gagna malgré 
elle. « Va! mon cher petit! lui dit-elle en l'embras- 
sant, va ! pleure ! . . . tu as raison ! . . . car tu perds 



L»ART D'ÊTRE GRAND'MÈRK. 4l 

aujourd'hui ce que tu ne retrouveras peut-être 
jamais! Jamais personne ne t'aimera comme ta 
vieille grand'mère ! Tu rencontreras dans la vie 
d'autres affections bien profondes, bien sincères, je 
l'espère, mais celle-là... celle-là... cette tendresse 
absolue, sans mélange, qui ne s'occupait que de toi, 
qui ne remplissait mon cœur que de toi... la con- 
naîtras-tu encore? » 

Ces paroles augmentant le désespoir de Joseph : 
« Égoïste que je suis ! dit-elle, voilà que je l'afflige 
au heu de le consoler! Allons! mon enfant, ayons 
du courage tous les deux; il s'agit de s'occuper de 
choses sérieuses. Et maintenant éloigne-toi; ces 
émotions m'ont un peu fatiguée ; je tiens à garder 
ma tête libre le plus longtemps possible ; je t'ai 
appris à vivre , je veux t'apprendre à mourir. » 

En effet, ses dernières heures furent comme une 
muette leçon de courage, de patience contre la dou- 
leur, de soumission à la volonté de Dieu, avec, çà 
et là, quelques belles paroles de confiance en sa 
bonté. 

Elle mourut le lendemain, et, toute morte qu'elle 
était, elle protégea encore Joseph. Il avait à peine 
quinze ans, il lui fallait donc un tuteur; elle désigna 
pour cette fonction, par son testament, son parrain, 
un vieil ami de la famille, chez lequel elle avait sou- 
vent trouvé conseil et appui dans son rôle de tutrice, 
et qui continua son œuvre auprès de l'enfant. 

A la fin de l'année, il obtint des succès, il rem- 
porta des prix; mais il pleura sur ses couronnes, 
parce qu'il ne pouvait plus les lui porter, à elle; il 
les porta du moins à tout ce qui restait d'elle, et, 
quand il fut agenouillé sur ce tombeau, il ne put 



43 NOS FILLES ET NOS FILS. 

s*empêcher de parler à celle qui était enfermée là, et 
il lui sembla qu'elle lui répondait. Cette douce et 
consolante habitude de communication avec les 
morts, c'était encore à sa grand'mère qu'il la devait, 
car c'était elle qui lui avait appris à regarder les 
êtres qui ne sont plus comme des absents avec qui 
l'on peut s'entretenir encore, sinon de bouche, du 
moins avec le cœur. C'est elle qui l'avait accou- 
tumé à prendre toujours ses parents disparus 
comme témoins, comme conseillers, comme conso- 
lateurs. Le temps marcha; Joseph devint jeune 
homme, Joseph devint homme, Joseph devint riche, 
Joseph devint père, Joseph devint vieux; mais, 
parmi toutes ces métamorphoses d'âge et de posi- 
tion, il garda toujours près de lui un compagnon, 
un ami, qui occupait la première place dans son 
cabinet de travail, et qu'il interrogea plus d'une fois 
dans les moments difficiles : la vieille bergère de 
velours d'Utrecht jaune. 

Telle est, mes chers enfants, l'histoire de la 
grand'mère et de son petit garçon. En écrivant les 
dernières lignes, j'ai senti que j'allais vous attrister; 
je ne me suis pas arrêté cependant, car il y a des 
larmes qui sont pour le cœur ce que la pluie est pour 
la terre, elles fertihsent. 



A MADEMOISELLE LILI. ^3 

A MADEMOISELLE LILI 

A PARIS 



Pouliguen, 48 juillet 4875. 



Mademoiselle Lilî, 



Je ne sais pas votre adresse, mais vous êtes sî 
connue à Paris, votre spirituel parrain, M. P.-J. Stahl, 
vous a fait une telle réputation, que je n'hésite pas 
à jeter cette lettre à la poste, sans autre désignation 
que celle que l'on employait pour M. de Voltaire : 
« Mademoiselle Lili, h Paris. » 

Mademoiselle Lili, je suis sûr que vous avez sou- 
vent entendu parler d'une chose qui consiste à 
mettre un grain de sel sur la queue d'un petit oiseau ; 
je suis sûr que vous avez entendu vanter comme 
infaillible ce moyen de prendre l'oiseau, et je suis 
sûr aussi, qu'en personne raisonnable que vous 
êtes, vous avez haussé les épaules à ce conte, et 
si quelqu'un s'est avisé de vouloir le soutenir devant 
vous, vous avez répondu en riant que ce n'était pas 
vrai, que ce n'était pas possible!... Eh bien! made- 
moiselle Lili, vous vous êtes trompée ! J'ai vu, moi, 
ce matin , quelque chose de plus extraordinaire 
encore. — De plus extraordinaire que de mettre 
un grain de sel sur la queue d'un oiseau? — Oui, 
mademoiselle LiH! — Eh! quoi donc? — J'ai vu 
mettre un grain de sel sur la tête d'un poisson, 



44 NOS FILLES ET NOS FILS. 

qu'est-ce que je dis d'un poisson? de dix poissons, 
de vingt poissons, de cinquante poissons, et on les 
a tous pris, et on les a tous frits! Ah! voilà qui 
vous étonne! Vous ouvrez de grands yeux, et je 
vous entends, quoique le Pouliguen soit un peu loin 
de Paris, je vous entends me dire : « Contez-moi 
donc cela! » Le voici, mademoiselle Lili. Mais 
d'abord il faut que je vous dise que le Pouliguen est 
un petit port de Bretagne qui a été créé et mis au 
monde par le bon Dieu tout exprès pour toutes les 
petites mademoiselle Lili présentes et futures ! Tout 
est à votre taille dans cette plage mignonne! Elle 
s'appelle un port, mais, ^ réalité, ce n'est qu'une 
baie ou plutôt encore qu'une anse ; disons le mot, 
une crique. Le sable y est si fm que vos petits pieds 
pourraient y marcher tout nus sans se froisser ; 
l'eau y est si basse que vous pourriez y avancer 
plus de cinquante pas dans la mer, avant que l'eau 
atteignît vos petits mollets ; les vagues y sont si 
douces que, quand elles vous fouettent, elles ont 
l'air de vous caresser; la température y est si tiède, 
que vous pouvez vous y promener en chemise sans 
frissonner, et le soleil y est si voilé qu'il vous 
réchauffe sans vous brûler et vous dore sans vous 
noircir. Enfin, pour tout dire en un mot, les mères 
laissent leurs petits enfants courir tout seuls sur 
cette aimable plage sans être obligées d'y descendre 
avec eux, et se contentent de les surveiller de leur 
fenêtre ou de leur terrasse tout en continuant leur 
tapisserie et leur livre. Assez ! assez ! me dites- 
vous : le sel sur la queue ! le sel sur la queue ! — 
Un peu de patience! mademoiselle Lili, nous y 
voici. Or donc, ce matin, à neuf heures et demie. 



II 




LliS QUAI RE TÈTES FONT CERCLE AUTOUR DU PETIT TROU. (PagO kb.) 

3 



A MADEMOISELLE LILL 45 

par un beau soleil, la mer étant basse et retirée à plus 
de deux cents pas, nous sommes partis au nombre 
de quatre, dans le costume suivant : les dames, en 
robe remontant jusqu'aux genoux, pieds nus dans 
leurs espartilles à cothurnes rouges ou bleues, un 
petit panier d'une main, une petite bêche de l'autre, 
et au fond du petit panier, une bouteille d'eau salée 
et un bon paquet de sel ! Vous entendez bien , un. 
bon paquet de sel. Même appareil pour les hommes, 
qui avaient les jambes nues jusqu'aux mollets. 
Arrivés à une place que la marée descendante 
avait découverte, nous voilà tous le nez penché vers 
le sable, avec des lunettes sur le nez, je parle de 
ceux qui, comme moi, naquirent en 1807... et cher- 
chant quoi?... De petits trous pareils de forme 
et de grandeur au trou d'une clef moyenne. « En 
voilà un ! » s'écrie tout à coup un des nôtres. Et 
soudain il se penche, prend une pincée de sel et 
la dépose doucement sur le petit trou, puis il y verse 
quelques gouttes d'eau de sa bouteille.» Silence! 
ne remuez pas , ne vous mettez pas devant le soleil. » 
Attente générale ! Les quatre têtes font cercle autour 
du petit trou, en laissant bien le soleil y arriver. 
Au bout de quelques secondes, on voit à l'orifice du 
trou sortir comme un petit jet d'eau mêlé de sable 
noir. « Il y est! » dit -on tout bas. Quelques 
secondes après, nouveau jet d'eau. « Remettez du 
sel, » dit-on, encore plus bas! On remet du sel... 
alors... le sable commence à s'agiter, à se gonfler, 
à se fendiller... et tout à coup sort... une espèce de 
petit bras... ou plutôt de petite corne cC"xime celles 
d'un gros limaçon... Un des spectateurs pousse un 
cri... et étend vivement la main!... PalTI... la 



46 NOS FILLES ET NOS TILS. . 

corne rentre!... Plus personne... le coup est man- 
qué!... On recommence ailleurs... même céré- 
monie!... Sel, eau salée, soleil, silence. La corne 
reparaît... Tous les cœurs battent!... La corne 
s'allonge!... l'émotion redouble!... Puis bientôt, 
avec la corne, après la corne... paraît une coquille 
de la forme d'une gaîne, et de la couleur d'une 
gaîne de chagrin. Oh! pour le coup!... on ne perd 
pas de temps!... On se précipite sur la gaîne!... 
On tire ! . . . La gaîne résiste ! on persiste ! Et on 
amène un coquillage long de dix centimètres, et 
terminé par une queue, ou, si vous l'aimez mieux, 
par un pied, d'une substance molle comme la partie 
supérieure... On avait péché un Couteau!... ainsi 
s'appelle ce mollusque!... Et cette pêche s'appelle 
la pêche aux Couteaux! Par exemple, ayez bien 
soin de ne pas le laisser sur le sable, ou sinon... 
voilà le pied qui se met à travailler comme une 
main, comme une pompe, comme tout ce qui creuse 
et aspire! Il se contracte, se gonfle... il fait un trou 
dans le sable... puis tout à coup la coquille se 
redresse ainsi qu'un mât... et pstt!... disparu 
comme dans une trappe... Oh! c'est fini!... Il est 
perdu!... Vous aurez beau piocher le sable avec 
; votre bêche!... Il est rentré à plusieurs pieds sous 
terre!... mais si vous avez le soin de ne pas le 
laisser échapper de cette sorte, vous retournez à la 
maison avec un joli plat de friture. Vous enlevez 
l'animal de sa coquille... vous le coupez en deux... 
vous le faites frire dans la pâte et vous avez un 
mets... excellent? C'est beaucoup dire. Figurez-vous 
une chair dont le goût rappelle un artichaut qui res- 
semblerait à un salsifis, qui se rapprocherait d'un 



A MADEMOISELLE LILI. 41 

navet, qui aurait quelque rapport comme résistance 
avec du cuir ! . . . N'importe ! Si vous lavez péché 
vous-même, vous le trouverez délicieux!...' Et main- 
tenant, si vous me demandez pourquoi cet animal 
assez gros signale sa présence souterraine par un si 
petit trou, pourquoi il ne faut pas se mettre devant 
son soleil, pourquoi le sel le fait monter à la surface, 
pourquoi il faut ajouter un peu d'eau à ce sel, pour- 
quoi enfin, et comment un homme a eu l'idée 
incroyable de cette pêche miraculeuse, je vous 
répondrai que je n'en sais rien du tout, et que. les 
savants n'en savent pas plus que moi, mais ce que 
je vous en ai raconté suffira, j'espère, pour vous 
donner l'envie de voir ce petit port de Pouliguen, 
que vous connaissez déjà, que vous aimez déjà, car 
c'est là que s'est passée cette histoire si touchante, 
si amusante, si poétique, si comique, que votre ami 
M. Jules Sandeau vous a racontée avec tant de 
talent, et qui s'appelle la Roche aux moiieUes. 



PORTRAIT D'ENFANT 

A M, Er, Desvallieres, 

Chacun de nous a dans la mémoire et dans le 
cœur toute une galerie de portraits d'enfants. Ces 
petites figures, rieuses ou sérieuses, fraîches ou 
pâles, naïves ou pensives, mais toujours mysté- 
rieuses... car l'enfance est le plus grand de tous les 
mystères , puisqu'elle est pleine d'avenir et qu'elle 



48 NOS FILLES ET NOS FILS. 

contient à l'état de germe tout ce qui éclôra ou, 
hélas! avortera en nous... ces petites figures, dis-je, 
ont passé ou posé devant nos yeux, comme une 
joie, comme une espérance, comme une consola- 
tion, comme une leçon. 

Je voudrais aujourd'hui évoquer un de ces sou- 
venirs. 

Mon petit héros était bien jeune quand je l'ai 
connu. Il n'avait pas un an. J'ai pourtant dû beau- 
coup à cette chère petite créature. Ceux d'entre nous 
qui sont restés à Paris pendant le siège savent que 
les plus dures épreuves n'ont pas été le danger, la 
fatigue des gardes aux remparts, les privations ma- 
térielles, mais surtout les privations morales, c'est-à- 
dire l'absence de la femme et des enfants, la maison 
vide, la table à un seul couvert , et les longues 
soirées passées dans l'isolement. Eh bien, ce petit 
enfant d'un an reforma pour moi un centre de 
famille; voici comment. Sa mère l'ayant mis au 
monde quelques jours après l'investissement, il lui 
fut impossible de s'éloigner, et elle resta à Paris 
avec son nouveau-né et son mari. Pour échapper à 
la tristesse de ma sohtude, j'offris aux parents de 
cet enfant, qui comptent parmi mes plus chers amis, 
de réunir mes modestes provisions de siège aux leurs 
et d'aller dîner avec eux. Ils acceptèrent, et j'arrivais 
chaque jour à sept heures, transi de froid et tout 
assombri par les malheurs pubhcs. 

Eh bien, lorsqu'on entrant je voyais, au coin du 
feu, ce petit enfant sur les genoux de sa mère et 
éclairé par la clarté de la lampe de famille, il me 
semblait retrouver un chez moi, et mon noir chagrin 
se calmait. Il y a toujours, dans l'aspect de ce qui 



PORTRAIT D'ENFANT. 1^9 

est innocent et pur, un certain charme apaisant. 
Mais, dans les circonstances où nous nous trouvions, 
cet apaisement était presque une joie. Jamais je n'ai 
rien vu de si aimable que ce visage. Dès que j'arri- 
vais, il me souriait; on eût dit qu'il voulait me con- 
soler. Avec ses regards tendres, ses lèvres roses et 
entr'ouvertes, ses petits cheveux châtains tout frisés, 
et sa tête qui s'avançait affectueusement vers moi, 
il ressemblait à un Gorrège. Il avait les yeux bruns 
de son père, mais tout baignés de la limpide clarté 
des yeux bleus de sa mère. Si douce était l'expres- 
sion de sa figure, si douce était sa petite âme, qu'au 
lieu de lui donner son nom de Marcel, je l'appe- 
lais toujours Abel. J'eus le bonheur de lui être utile 
un jour. 

Nous touchions à la fin de novembre. Nos provi- 
sions s'épuisaient, l'enfant commençait à souffrir un 
peu des privations de la mère. Dès que le lait de la 
nourrice s'appauvrit, le nourrisson pâlit... -et Marcel 
pâlissait. Un jour donc, je traversais la rue, une 
femme jeune encore sort vivement de sa boutique et 
vient à moi; je reconnais la bouchère de notre 
quartier. 

« Monsieur, me dit cette femme tout émue, il faut 
que vous me permettiez de vous serrer la main. 
J'assistais, jeudi dernier, à votre conférence sur Tali- 
mpntation morale; je suis revenue toute ranimée. 
« Cet homme-là m'a rendu le courage, ai-je dit à mon 
« mari... c'est fini! je ne me plaindrai plus! Voilà 
« ce que je vous dois , monsieur. » Puis tournant 
tout à coup à droite et à gauche un regard inquiet, 
comme lorsqu'on a peur d'être dénoncé, elle me dit 
tout bas : 



50 NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Voulez- VOUS un gigot ? » 

Vous jugez si j'acceptai ! 

J'arrivai dans la soirée chez notre hôtesse, enve- 
loppé dans mon manteau jusqu'au menton ; puis, 
l'ouvrant tout à coup, comme Almaviva dans le Bar- 
bier de Séville, je brandis en l'air mon gigot cru... 
qui fut salué d'un cri universel d'admiration, et, 
comme dans ce temps-là, les gigots duraient plus 
d'un jour et que la reconnaissance de ma bouchère 
dura plus d'une semaine, j'eus le bonheur d'être 
pour quelque chose dans les couleurs qui refleuris- 
saient sur les joues de l'enfant. Dans toute ma 
carrière dramatique, je n'ai jamais touché de plus 
beaux droits d'auteur. 

Après le siège vint la Commune. J'offris un asile 
dans notre petite maison de campagne au père, à la 
mère et au cher petit ; je pus leur rendre l'hospita- 
lité qu'ils m'avaient donnée à Paris, hospitalité éga- 
lement utile pour nous et pour eux. Une partie de 
la maison était occupée par des officiers prussiens, 
et nous entendions, le soir et le matin, le bruit sourd 
de la canonnade des forts... Eh bien, quand l'an- 
fi^oisse nous saisissait trop violemment, quand ces 
bruits sinistres et cette vue odieuse nous faisaient 
trop mal, nous emmenions l'enfant au fond du bois, 
là où nous ne pouvions rien voir et rien entendre... 
nous l'asseyions au milieu des violettes qui commen- 
çaient à s'ouvrir, et sous les arbres dont les bour- 
geons s'épanouissaient en petites feuilles, puis nous 
nous rangions autour de lui, comme dans les tableaux 
du Pérugin les fidèles se penchent et s'agenouillent 
autour de la crèche, et le doux rayon de ses yeux 
souriants luisait dans nos âmes comme une clarté 



PORTRAIT D'ENFANT, 



divine. A Paris, je l'appelais la petite lumière dv 
siège; là, à la campagne, son regard nous consolail 
encore, nous rassurait encore... Vous devinez le 
dénoûment, vous vous apercevez que je dis... je 
l'appelais y il souriait^ il était... Hélas! c'est qu'en 
effet, tout cela n'est plus! Cette pauvre petite fleur 
brisée est-elle une victime de plus à ajouter atout ce 
que nous a ravi cette horrible guerre? Les rigueurs 
du siège l'ont-elles atteint jusque dans le sein et 
dans les bras de sa mère? Je ne sais ; mais bientôt 
un coup terrible l'a emporté presque subitement. 

Il est bien rare que les enfants aussi jeunes aient 
une physionomie particulière; cet enfant d'un an en 
avait une, il était déjà quelqu'un ; son regard me 
reste devant les yeux, comme le sillon lumineux que 
trace derrière elle une étoile filante en traversant le 
ciel. Il a laissé cette impression même chez des 
enfants. Quelque temps après sa mort, une petite 
fille de quatre ans, sa cousine, était assise un peu 
songeuse près de sa mère. Tout à coup, relevant la 
tête : « Dis donc, maman, il pousse maintenant de 
petites ailes à Marcel, n'est-ce pas? » 



St NOS FILLES ET NOS FILS. 

UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE 

A Mademoiselle Georgina Desvallières. 

SI. 

« Grand-père, pourquoi écris-tu si mal?... » 

Telle fut la question dont me salua ce matin ma 
petite-fille. 

« Comment! mademoiselle... » répondis-je en 
prenant cet air piqué qui fait partie du petit rôle que 
les parents jouent volontiers avec les jeunes enfants 
et dont ceux-ci ne sont jamais dupes. Nous faisons 
saiîs cesse semblant avec eux, et ils s'y prêtent; nous 
sommes leurs comédiens ordinaires. 

« Gomment! mademoiselle, répondis-je donc, 
pourquoi j'écris si mal? Eh ! qui vous a dit que j'écri- 
vais mal? 

— Tout le monde, grand-père. 

— Qui ça, tout le monde? 

— Maman, papa, mes frères, tes amis, ma mar- 
raine, mon... 

— Assez ! assez ! Eh ! que reproche-t-on donc h, 
mon écriture, s'il vous plaît? 

— Maman dit que, quand tu as des i à écrire, 
tu ne mets que les points. M. H... prétend que non 
seulement on ne peut pas te lire, mais que tu ne 
peux pas te relire toi-même. Ton ami M. B... 
raconte qu'un jour, invité par toi à dîner, il ne vint 



UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 53 

pas parce qu'il n'avait jamais pu déchiffrer ta signa- 
ture. 

— C'est un niais ! Puisqu'il ne pouvait pas lire, il 
aurait dû comprendre que c'était moi qui l'invitais. 
Eh ! qu'est-ce qu'on dit encore? 

— Les uns disent que ton écriture ressemble à 
des hiéro... hiéro... 

— Hiéroglyphes. 

— C'est ça!... les autres à un gribouillage. 

— Ah! voilà comme on me traite! Eh bien, nous 
allons voir, mademoiselle! Tu écris très bien, toi, 
n'est-ce pas? 

— J'ai eu un prix d'écriture à mon cours! 

— Eh bien! mets -toi 1^. Prends une plume, une 
feuille de papier... et assieds-toi devant cette table. 
Tu y es? Oui. Je vais me mettre en face de toi, 
prendre comme toi du papier, une plume, et nous 
allons composer. 

— Composer en écriture? 

— Oui. 

— Bravo ! bravo ! reprit l'enfant en battant des 
mains. Eh! que me donneras-tu si je gagne? 

— Tout ce que tu voudras. 

— Eh bien, je voudrais une belle poupée anglaise, 
en cire!... ou plutôt non, un petit berceau avec ses 
rideaux pour coucher la poupée que j'ai!... ou 
plutôt... 

— Pas si vite! pas si vite! Attends d'abord que 
tu aies gagné. 

— Ah! cela! j'en suis bien sûre. 

— Vraiment! Eh bien, à l'ouvrage! » 

Nous voilà donc tous deux penchés sur la table, 
avec un modèle de six ou huit lignes à écrire; et 



54 NOS FILLES ET NOS FILS. 

attentifs ! et la figure contractée ! Notre travail fini : 
(' Prends ces deux pages, dis-je à l'enfant, va les 
porter à la maîtresse de français de ton petit frère 
qui vient d'arriver ; elle n'a pas de préventions contre 
moi, elle! demande-lui laquelle de ces deux pages 
est supérieure à l'autre. » 

L'enfant part en courant, et revient l'air tout 
consterné. 

« Eh bien? 

— Eh bien, la maîtresse dit que c'est ta page qui 
est la mieux. 

— Ah! ah! mademoiselle, répondis-je d'un air 
de triomphe. 

— Mais alors, grand-père, reprit l'enfant, pour- 
quoi n'écris-tu pas toujours comme cela? 

— Oh! pourquoi?... pourquoi?... c'est assez dif- 
ficile à t'expliquer... Essayons pourtant. Yois-tu, 
fillette, tu vas être bien surprise si je te dis qu'on 
n'écrit pas seulement avec ses doigts. 

— Avec quoi donc, alors? 

— Avec toutes sortes de choses. 

— Lesquelles? 

— On écrit avec ses yeux d'abord, puis avec son 
âge, avec sa santé, avec son caractère, avec son 
humeur d'aujourd'hui ou avec son humeur de tous 
les jours... avec son imagination. 

— Je ne comprends pas, dit l'enfant en m'inter- 
rompant. 

— Tu vas comprendre; seulement écoute -moi 
bien. Pourquoi ai -je bien écrit ces huit lignes? 
D'abord parce qu'il n'y avait que huit lignes; puis, 
parce que toute mon attention était concentrée sur 
cette page; je vivais, pour ainsi dire, tout ent 



UNE COMPOSITION BN ÉCRITURE. 55 

dans mes dix doigts. Quand j*avais ton âge, et tant 
que j'ai été écolier, mon écriture était, sinon élé- 
gante, du moins correcte, parce que des mots 
mal tracés, des lettres illisibles m'auraient compté 
comme des fautes de grammaire ou de style, et 
qu'un devoir mal écrit eût pu être classé comme un 
devoir mal fait. L'émulation, le désir de rester au 
premier rang, la sévérité de la règle contenaient donc 
ma main et maîtrisaient ma vivacité; mais, quand 
avec l'âge je devins mon maître, quand je n'eus plus 
personne derrière moi pour me contraindre et me 
punir, ma maladresse de doigts, car je suis natu- 
rellement très maladroit, commença à reprendre le 
dessus, et plus tard, lorsque je me mis en tête de 
composer des pièces de théâtre, oh! alors, l'imagi- 
nation s'en mêlant, et l'impatience de mon esprit 
passant dans ma main... Mais tiens! je vais t'expli- 
quer ces mots que tu ne comprends peut-être pas 
davantage, par un fait que tu as vu; c'est à ton sou- 
venir que je vais en appeler. 

— A mon souvenir ? dit l'enfant. 

— Oui. Tu te rappelles que, ce printemps, je 
descendis un matin au jardin, que je m'installai près 
de ta mère, avec mes papiers, et que je me mis à 
écrire à côté de vous une scène de comédie? 

— Oh! oui! je mêle rappelle! 

— Eh bien, comment étais-je? 

— Oh! tu étais très drôle! En commençant lu 
l( nais bien ta plume, tu allais doucement, tu avais 
Tair très tranquille. Mais, à mesure que tu avançais, 
voilà que tu t'es mis à froncer les sourcils, à serrer 
les lèvres, et puis tes doigts remontaient, remon- 
taient le long du tuyau de plume. 



5« NOS FILLF S ET NOS FILS. 

— C'est cela, et ils se crispaient! Et ils pétris- 
saient la plume! Et ils avaient l'air de lui en vou- 
loir de ce qu'elle n'allait pas assez vite!... Et ils 
l'écrasaient sur le papier! 

— Oui! oui! s'écria l'enfant. 

— Et la pauvre plume, harcelée, prenait le mors 
aux dents comme un cheval emporté, et, de cahots 
en cahots, elle est arrivée à la dernière page, c'est- 
à-dire au plus affreux griffonnage. 

— Ah! oui! oui!... C'est bien vrai! s'écria ma 
petite- fille en battant des mains. Quand tu as eu 
fini .et que tu as eu donné ta scène à maman pour 
la copier, elle est partie d'un grand éclat de rire. Et 
elle m'a dit : « Regarde-moi ça!... » Et c'était un tas 
de petits points, de petits dessins, de petits zig- 
zags... de toutes sortes de choses enfin, mais des 
mots... surtout à la fin, il n'y en avait pas un!... 

— Rien de plus simple. Je n'avais pas écrit avec 
mes doigts, mais avec ma tête. C'est ce qui m'ar- 
rive tous les jours, même quand j'écris une lettre. 
Les deux premières Hgnes sont toujours très Hsibles, 
mais à la troisième, voilà que je commence à prendre 
le petit trot... alors... la débandade commence. 

— Mais, grand-père, pourquoi ne te corriges-tu 
pas? 

— Je ne peux pas. 

— Applique-toi! Maman me dit toujours, quand 
je fais mal : « Mademoiselle, c'est votre faute! c'est 
parce que vous ne vous appliquez pas ! » 

— Je ne peux plus m'appliquer, je suis trop 
vieux ; l'habitude d'écrire vite est devenue une ma- 
ladie incurable chez moi, et l'habitude d'écrire vite, 
c'est l'habitude d'écrire mal. Dieu sait cependant 



UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 51 

combien je Tai maudite! Si je te racontais tout ce 
que ma mauvaise écriture m'a valu d'ennuis , de 
désagréments, d'humiliations! Mes amis ont l'air 
de rire de mon défaut; mais, au fond, ils le blâment 
ou s'en irritent, ils ont raison. C'est une impolitesse 
de mal écrire, car c'est donner de la peine à ceux 
qui vous lisent; et c'est une sottise, car c'est gâter 
ce qu'on écrit. Tu entendras dire dans le monde par 
des personnes qui vous flattent tout haut, quittes à 
se moquer de vous tout bas, que mal écrire est le 
fait des gens d'esprit. Réponds-leur en leur mon- 
trant des lettres que je t'ai fait voir cent fois, des 
lettres de M. Guizot, de M. Mignet, d'Alexandre 
Dumas père, qui sont des modèles de calhgraphie! 
Ecris bien, fillette, écris bien! Une jolie écriture 
pour une femme, c'est comme une jolie toilette, une 
physionomie aimable, un agréable son de voix ; cela 
prévient en sa faveur, on est porté à penser du bien 
d'elle. 

— Mais alors, grand -père, reprit l'enfant qui 
m'avait écouté attentivement, c'est donc wai ce que 
disait l'autre jour à dîner ton ami M. K...? 

— Que disait-il? 

— Qu'on pouvait juger le caractère des per- 
sonnes sur leur écriture. 

— Oh ! oh ! pas si vite ! C'est une grosse question 
que celle-là, mademoiselle! Je te demande à y réflé- 
chir... )) 

Nous nous séparâmes là-dessus, et je descendis 
au jardin, en réfléchissant. Ma première pensée fut 
d'admirer comme cette éducation de famille est 
féconde en résultats imprévus. On part d'un enfan- 
tillage et on arrive à une question sérieuse. Cette 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



composition en écriture m'avait conduit à un des 
problèmes physiologiques et psychologiques les plus 
mystérieux, les plus controversés, la relation de 
l'écriture et du caractère. Une fois sur cette voie, 
mon imagination ne s'arrêta pas en route ; je me 
mis à penser au problème lui-même, à sa solution, 
à chercher les moyens d'y arriver, et, de réflexions 
en réflexions, je me trouvai poussé... devinez où? 
Dans un de nos établissements scientifiques les plus 
considérables, dans un de nos plus riches trésors 
historiques , à l'ancien hôtel Soubise, aux Archives 
nationales ; mon rôle d'élève commençait. 

8 2. 

11 y a, aux Archives nationales, une collection que 
je recommande à tous les amateurs de curiosités 
historiques. Dans cinq grandes pièces, restaurées 
avec un goût charmant, et qui étaient jadis la salle 
des gardes, le billard, le salon et la chambre à cou- 
cher de la duchesse, se trouve aujourd'hui , ras- 
semblée et comme résumée , toute une histoire de 
France. On a souvent essayé de représenter les 
diverses phases du passé et la marche de la civili- 
sation par une succession chronologique d'édifices, 
de monuments, de tableaux, de portraits d'hommes 
illustres ou de souverains; c'est l'histoire racontée 
par l'architecture et la peinture. Aux Archives, c'est 
l'histoire racontée par l'écriture. Sur ces murailles, 
en effet, figurent et se déroulent une foule de ma- 
nuscrits qui, s'étendant des Mérovingiens aux der- 
nières années de la Restauration, représentent, pour 
ainsi dire, comme dans un tout petit miroir et par 



UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 59 



un tout petit côté, la marche générale de l'industrie, 
de l'art et de l'éducation nationale. 

C'est d'abord la transformation du papyrus en 
parchemin, et du parchemin en papier, qui nous fait 
assister à la création d'un des plus merveilleux outils 
delà civilisation. Que serait le monde moderne sans 
le papier? 

C'est ensuite l'apparition de l'écriture gothique, 
qui, se substituant à l'écriture romaine en même 
temps que les cathédrales remplacent les temples 
romans, signale comme elles, dans le monde de Tant, 
l'avènement de la charmante et capricieuse déesse 
du moyen âge, l'imagination. 

C'est enfin, c'est surtout l'éclatant témoignage du 
développement de l'instruction par l'entrée en scène 
de l'écriture individuelle. On sait que l'écriture a été 
longtemps la prérogative des scribes. Quelques-uns 
écrivaient pour tout le monde. Eginhard nous 
apprend que le grand Charlemagne ne savait pas 
écrire. Quand les croisés du xiir siècle arrivèrent à 
Constantinople, ils se moquèrent des Byzantins qui 
portaient une écritoire à leur ceinture, et on connaît 
cette formule consacrée dans les actes passés par la 
noblesse : « Ledit seigneur a déclaré ne pas savoir 
écrire, attendu sa qualité de gentilhomme. » 

L'ignorance constituait alors un privilège. 

C'est au milieu du xiv siècle que la belle collec- 
tion des Archives nous oflre pour la première fois 
l'intervention de la main de l'homme dans les actes 
de sa volonté. Au bas d'une vitrine de la troisième 
salle, sur un parchemin jauni, h la fin d'un traité fait 
par un duc de Lorraine, on lit ce mot et cette date : 
« René, 1350; » c'est l'apparition de l'autographie 

4 



60 NOS FILLES ET NOS FILS. 

dans l'histoire et dans la vie. Une fois le mouvement 
donné, il se développe rapidement et se produit en 
une foule de manuscrits qui sont autant de témoi- 
gnages curieux des temps où ils apparaissent. 
L'écriture des Valois est fine, mince, élégante, et 
rappelle la grâce un" peu allongée des figures de la 
Renaissance. 

Avec Louis XIV se développe cette écriture solide, 
grande, régulière, qui semble l'expression naturelle 
de la littérature classique; enfin, voici dès le début 
du XVIII* siècle et jusqu'au xix% tout le flot de lettres 
individuelles, dont le nombre immense témoigne 
de l'extension infinie des relations sociales, et vous 
voyez revivre devant vous, contre signés des noms 
les plus illustres, les actes sublimes ou atroces, les; 
événements terribles ou heureux qui ont enchanté, 
épouvanté et immortalisé les cent cinquante ans qui 
nous séparent de la mort de Louis XIV. 

Parmi les documents les plus curieux de cette col- 
lection se trouvent deux lettres signées, l'une de 
Bonaparte, général en chef , l'autre de Napoléon, 
empereur. La première, sans doute, est irrégulière, 
abrupte, violente, et témoigne d'une force impé- 
tueuse et brutale, mais enfin" elle ressemble à de 
l'écriture. On voit que celui qui écrit a besoin qu'on 
puisse le lire. Une fois empereur, il faut qu'on le 
devine! Pas un mot achevé! pas une lettre formée! 
pas une règle orthographique observée ! Il traite les 
caractères et la grammaire avec le même mépris que 
les hommes. Il les écrase, il les torture, il écrit 
comme il monte à cheval. Quant à ceux à qui il 
s'adresse, tant pis pour eux s'il est illisible. Les 
despotes d'Orient parlent par gestes, et on com- 



UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. 61 

prend ; il parle , lui , en hiéroglyphes ; qu'on le 
déchiffre! Cet homme a trouvé moyen de faire de 
l'autocratie avec l'écriture ! 

On le voit, j'avais insensiblement passé du 
domaine des faits dans le domaine de l'induction; 
la vue de ces témoignages autographiques me rame- 
nait à la question posée par ma petite-fille, et peu 
à peu s'éveilla en moi toute une suite de réflexions 
et d'observations sur ce sujet. Quelle chose étrange! 
me disais-je : tout le monde se moque des gens qui 
prétendent juger du caractère par l'écriture, et tout 
le monde les imite. 

Vous êtes dans un salon ; arrive une lettre d'un 
personnage illustre; quel est le premier mot qui sort 
de votre bouche? « Montrez -moi son écriture! » 
Après un examen attentif, qu'ajoutez-vous toujours? 
« Je lui supposais ou je ne lui supposais pas cette 
écriture - là. » Pourquoi ? Pourquoi notre goût 
pour les collections d'autographes de personnages 
célèbres ? Pourquoi attache-t-on mille fois plus de 
prix à quelques lignes insignifiantes signées d'un 
nom illustre qu'à la page la plus éloquente d'un 
inconnu? Pourquoi les éditeurs des livres renommés 
prennent-ils tant de soins pour joindre au portrait 
de l'auteur quelque fac-similé de son écriture? 
Pourquoi avons-nous tant de regrets d'avoir si peu 
de lignes de la main de Molière? Pourquoi? pour- 
quoi? Parce qu'en dépit des railleries, nous sentons 
d'instinct que tout se lie et se tient dans l'homme, 
que tout ce qui part de lui témoigne de lui, et que, 
par conséquent, l'écriture a la valeur, non pas d'un 
portrait, mais d'un indice, d'un renseignement, d'un 
reflet, d'un écho, d'un parfum, d'une émanation. Ne 



62 NOS FILLES ET NOS FILS. 

jugez-vous pas les hommes sur leur démarche, sur 
leur physionomie, sur leur son de voix, sur leurs 
gestes? Or, qu'est-ce que l'écriture, sinon un geste, 
et le plus expressif de tous les gestes? Car il est 
non seulement l'image de notre naturel, mais le 
produit de notre éducation, et il révèle à la fois 
ce que nous sommes et ce que nous faisons. Com- 
ment notre écriture ne dirait-elle rien de notre carac- 
tère, c'est-à-dire de nos habitudes constantes, quand 
elle reflète si fidèlement toutes nos dispositions acci- 
dentelles de cœur, d'esprit et de corps? 

Notre écriture se modifie, et se modifie pro- 
fondément, selon notre état de santé, selon notre 
humeur, selon la personne à qui nous nous adres- 
sons, selon l'objet pour lequel nous écrivons. On 
n'écrit pas une pétition de la même main dont on 
la repousse. On n'écrit pas à son supérieur comme 
à son inférieur; on n'écrit pas à une femme avant 
le mariage comme on lui écrit après. Avant, nous 
sommes tous des calligraphes ; après, nous sommes 
presque tous des barbouilleurs 

Notre écriture change avec notre situation. 

J'ai lu, dans un livre très intéressant de M. de 
Beauchesne, deux lettres écrites à quelques mois 
de distance par le pauvre petit Louis XVII. Quand 
l'enfant entre au Temple, son écriture est charmante, 
pleine d'élégance dans sa gaucherie enfantine; on 
y sent une éducation de gentilhomme. Un an après, 
quel changement! Les caractères sont déformés, 
abêtis ; on dirait une écriture d'idiot ; toutes les tor- 
tures physiques et morales de ce pauvre petit martyr 
et tous les forfaits de son bourreau sont écrits là 
dans ces quelques mots. 



UNE COMPOSITION EN ÉCRITURE. ^3 

Je pourrais ajouter plus d*un fait significatif à ces 
observations : j'ai remarqué, par exemple, que 
presque tous les hommes raisonnables et froids 
écrivent droit, que les hommes mous et indécis ont 
une écriture qui descend, et les hommes d'imagi- 
nation une écriture qui monte. Autre remarque sin- 
gulière : aujourd'hui, en France , il y a encore un 
certain nombre de familles où se retrouve la grande 
écriture un peu monumentale, un peu lourde, mais 
pleine de dignité , du siècle de Louis XIV. Savez- 
vous à qui appartiennent toutes ces familles? A la 
haute aristocratie. Elles ont conservé ces caractères 
comme une tradition, comme une distinction ; leur 
écriture est le témoignage de leurs prétentions nobi- 
liaires, le reste de leurs privilèges; elle fait partie de 
leur blason. 

Que conclure de tout ceci? Que la graphologie est 
une science, et que les autographes offrent un élé- 
ment certain de diagnostic moral? A Dieu ne plaise! 
Les faits réfutent trop souvent cette théorie, et j'y 
trouve un démenti trop terrible dans la collection 
des Archives : Louis XVI et Robespierre ont la 
même écriture. Je me borne à dire que les études 
autographiques ne sont pas sans valeur dans les 
études psychologiques, que ce goût va bien à l'es- 
prit curieux et investigateur de notre temps, et que, 
dans cette vaste enquête ouverte par le xix* siècle 
sur l'âme humaine, parmi cette foule de témoins à 
charge et à décharge, un des plus amusants à citer 
et à consulter, en s'en défiant un peu, c'est l'écriture. 

Tel fut le résultat de ma visite aux Archives. 
J'avais emmené ma petite- fille avec moi. Je lui 
montrai l'une après l'autre ces cinq belles chambres 

4. 



64 NOS FILLES ET NOS FILS. 

dans le plus grand détail, je lui expliquai le sens de 
tous ces documents ; je tâchai de rattacher ces aper- 
çus, si nouveaux pour elle, à son petit bagage de 
connaissances acquises ; enfin je lui communiquai 
en partie, sous une forme familière, les réflexions 
que m*avait inspirées notre excursion historique. 
Comprit-elle tout? Non. Comprit-elle complètement? 
Non. Eus-je raison pourtant de l'initier à ces pen- 
sées nouvelles? Oui. Les jardiniers disent que, parmi 
les graines semées par eux, il en est qui ne lèvent 
que deux ou trois ans plus tard. Elles dorment pen- 
dant quelque temps, puis, un jour, elles s'éveillent. 
Ainsi en arrive-t-il de certaines idées jetées dans 
l'esprit des enfants. Ces idées sont au-dessus de 
leur âge? N'importe. L'âge et les idées se mettront 
un jour d'accord. Semez toujours! seulement, veil- 
lez bien au choix des graines! Rappelez- vous qu'il 
y a des plantes vénéneuses! Ne prenez que des 
semences saines, fécondes, nourricières, de la fleur 
de semences! Quant à l'époque de la fructification, 
faites crédit à l'enfant, il s'acquittera un jour : c'est 
de l'enseignement placé à échéance. 



LES DEUX RÉVEILS 

A M. René Vallery-Radot. 

Comme les mots sont d'imparfaites images des 
choses! Le même mot a un sens tout différent, 
éveille en nous des idées toutes différentes, si les 



LES DEUX RÉVEILS. 65 

objets auxquels il s'applique diffèrent. Par exemple : 
Quoi de plus charmant que ce mot, le réveil d'un 
enfant? quoi de plus triste que celui-ci, le réveil 
d'un vieillard? 

L'enfant s'éveille comme la fleur s'ouvre. La nuit 
a travaillé pour lui comme pour elle. La fleur 
s'ouvre au matin plus fraîche, plus parfumée, plus 
épanouie. L'enfant s'éveille plus rose, plus gai, 
plus fort. Ses lèvres brillantes et humides semblent 
couvertes de rosée; ses petits cheveux frisés et 
collés aux tempes par la légère sueur du matin, lui 
font comme une couronne ; ses jambes et ses bras 
sortant à demi et par échappée de dessous ses 
draps, ont l'air de marbre rose ; à peine ses yeux 
ouverts, il se met à rire... A quoi rit-il?... A la vie! 
C'est une amie qu'il retrouve ! Si radieuse est sa 
figure qu'il semble revenir d'un paradis et rentrer 
dans un autre. Il ne descend pas de son lit, il saute 
à bas, demi-nu, et dès le premier pas, le' voilà en 
possession de tout lui-même : ses mouvements sont 
libres, faciles, moelleux; il est toute souplesse et 
toute grâce. 

Le réveil du vieillard est triste et lent. On dirait 
que le repos l'a fatigué. Il s'enfonce sous ses cou- 
vertures, de peur que l'air ne le frappe ; ses yeux 
ont peine à soutenir la clarté du jour ; sa tête est 
lourde. S'il a quelque souffrance habituelle, elle 
s'éveille en lui avant lui ; elle semble l'attendre ; et 
il est encore engagé dans les limbes du sommeil, 
que son infirmité lui dit tout bas : Je suis là ! Ses 
membres sont raidis comme des ressorts rouilles ; 
il entre péniblement dans la possession de chacun 
de ses organes; respirer, se mouvoir, parler, sont 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



autant d'actes qui ne vont pas pour lui sans effort. 
La résurrection même de ses facultés ne se fait pas 
d'un seul coup j elles renaissent en lui Tune après 
l'autre ; il semble qu'il ait appris la mort et désap- 
pris la vie. 

Voilà, certes, deux spectacles bien différents : 
autant l'un est riant, autant l'autre est sombre. Eh 
bien, vieillard, veux-tu que ton réveil soit le plus 
beau des deux? Gela dépend de toi. L'enfant qui 
s'éveille ne pense qu'à iui - même ; toi , ne pense 
qu'aux autres. L'enfant s'éveille pour jouer, pour 
jouir, pour être heureux ; tous les projets qu'il forme 
pour cette journée qui commence n'ont pour objet 
que des châteaux en Espagne d'amusements et de 
plaisir î Toi, éveille-toi pour méditer, pour travail- 
ler, pour souffrir patiemment, et organise dans ton 
imagination ce jour de plus que Dieu t'accorde, en 
vue de la joie de tout ce qui t'entoure. L'enfant n'a 
guère pour vertu que de ne pas faire le mal ; que 
la tienne soit de faire le bien î Je ne sais, certes, rien 
de plus touchant que l'hymne dicté par le poète à 
l'enfant qui s'éveille. Ce petit être s'agenouillant sur 
son lit à la voix de sa mère, joignant ses deux mains 
dans les mains de sa mère, et mêlant sa faible voix 
au chœur universel qui glorifie le Créateur, nous 
émeut comme la vue même de l'innocence et de la 
pureté. Mais que demande-t-il à Dieu? Il le prie, 
prière bien touchante, de donner la santé à celui qui 
souffre, la liberté au prisonnier, une demeure à 
l'orphelin, le morceau de pain à l'indigent! Eh bien, 
toi, vieillard, tu peux mieux faire encore. Supplie 
Celui qui tient en sa main les âmes et les choses, 
Bupplie-le de mettre en toi , de te donner à toi, la 



LES DEUX RÉVEILS. 67 

charité qui nourrit le pauvre, la pitié qui console le 
malade, le courage qui brise les captivités injustes, 
la paternité qui adopte l'orphelin, et alors, crois- 
moi, l'hymne même de l'enfant ne sera pas plus 
beau que la prière du vieillard à son réveil. 



LA GREFFE MORALE 

A M. Ed. Charton. 

Bien peu d'hommes ont reçu de la nature une 
qualité complète. Bien peu d'hommes naissent com- 
plètement justes, complètement sincères, complète- 
ment courageux. Il en est des qualités humaines 
comme des charges d'agents de change; les plus 
riches n'en possèdent qu'une fraction, et comme il 
n'y a guère que des quarts ou des tiers d'agents de 
change, il n'y a guère aussi, du moins de naissance, 
que des quarts de héros, et même des quarts d'hon- 
nêtes gens. Dieu en use avec nous comme un sage 
père de famille; il nous donne un petit capital de 
vertus, pour que nous ayons le mérite de l'augmen- 
ter par le travail et d'en faire ainsi notre véritable 
propriété en en faisant notre œuvre. 

Mais comment atteindre ce but? par quel moyen, 
par quelle méthode cultiver et développer nos qua- 
lités incomplètes? Je comprends facilement les 
diverses manières de corriger un défaut; il ne s'agit 
que de punir, de comprimer, de refouler, de tuer 
quelque chose enfin ! mais faire éclore ! faire naître ! 
faire vivre! combien l'œuvre est plus difiicile! Si 



68 NOS FILLES ET NOS FILS. 

votre enfant n'a qu'une lueur de bonté, qu'un germe 
de droiture, qu'une parcelle de courage, comment 
vous y prendre pour faire de cette lueur une flamme, 
de ce germe un rameau, de cette parcelle un tout 
vivant et solide? 

Ce problème m'a souvent agité dans le cours de 
mes études sur les rapports des pères et des enfants 
au xix^ siècle, et je n'y avais guère trouvé de solu- 
tion, quand, l'été dernier, l'horticulture m'en donna 
une, et en me promenant dans mon jardin, l'esprit 
tout rempli de cette question, il me sembla entendre 
un rosier qui me répondait. 

Quand on possède un rosier d'une espèce rare et 
délicate, quand on craint de le perdre et qu'on veut 
le conserver, que fait-on? On prend son greffoir, on 
détache du frêle arbuste un germe, un œil, comme 
on dit en botanique, puis on le greffe sur quelque 
églantier vigoureux; et, l'été suivant, cet œil, s'étant 
nourri pendant plusieurs mois des sucs puissants du 
sauvageon, devient à son tour un rosier robuste, qui 
s'épanouit en larges fleurs et en riche feuillage. 

Eh bien, toute âme humaine a ses sauvageons, je 
veux dire ses dispositions natives et vigoureuses, où 
circule la sève énergique de l'églantier des bois. Chez 
les uns, c'est la fermeté, chez les autres, c'est la 
tendresse; tantôt c'est le bon sens, tantôt c'est l'ima- 
gination ; parfois même c'est une qualité compliquée 
d'un défaut, comme par exemple l'orgueil, qui, d'un 
côté, confine à la fierté qu'on peut appeler une vertu, 
et, de l'autre, à la vanité qui est le plus grand de tous 
/es vices... quoiqu'elle ne se trouve pas comprise 
dans les péchés capitaux, sans doute parce qu'elle 
en comprend deux ou trois à elle toute seule. 



LA GREFFE MORALE. 69 

Or donc, pourquoi les pères n'imiteraient-ils pas 
les jardiniers? pourquoi, dans l'éducation de nos 
enfants, ne chercherions-nous pasàécussonnerleurs 
qualités débiles sur leurs qualités vigoureuses? 

Pourquoi, par exemple, si nos enfants ne sont 
courageux que de temps en temps, c'est-à-dire à 
moitié courageux et à moitié pusillanimes, ne met- 
trions-nous pas leur petit courage en nourrice chez 
quelque brave vertu robuste? J'entends d'ici votre 
objection : le courage est un don dénature, une affaire 
de tempérament; on l'a ou on ne l'a pas; cela ne 
s'apprend ni ne s'acquiert. Je proteste contre cette 
théorie ; il ne faut jamais consentir à une aggravation 
du péché originel, ni ajouter aux fruits défendus les 
qualités défendues. Vous l'avouerai-je? il me semble 
même que mon procédé d'horticulture s'appHque par- 
ticulièrement au courage. 

Je pourrais, en effet, prouver par des exemples 
célèbres que la vaillance est une vertu essentiellement 
composite, et qu'il y entre une foule d'autres éléments 
que la vaillance même. Je pourrais vous montrer que 
l'héroïsme, c'est-à-dire l'énergie poussée jusqu'au 
sublime, n'est souvent qu'un faible courage enté sur 
un grand sentiment du devoir et que le mot peureux 
n'est pas synonyme du mot lâche; car la lâcheté, 
c'est de la peur consentie, et le courage n'est souvent 
que de la peur vaincue. Je pourrais citer le grand 
Turenne, tremblant de tous ses membres le jour 
d'une bataille, et jetant à son corps cette admirable 
apostrophe : « Tu trembles, vieille carcasse! Tu trem- 
blerais bien plus si tu savais où je vais te mener ! » Et 
Henri IV donc! Henri IV, que le premier coup de 
canon métamorphosait en monsieur Argan, et ([ui 



70 NOS FILLES ET NOS FILS. 

s'écriait avec sa verve béarnaise : « Ah ! scélérats 
d'Espagnols! Vous me le payerez!... » Mais j'aime 
mieux chercher mes autorités un peu moins haut, un 
peu moins loin, et vous offrir pour exemples un garçon 
de quinze ans et une petite fille de dix. Le garçon avait 
nom Castillo; il était élève dans notre lycée... et, tout 
Espagnol qu'il était, il servait de souffre-douleurs, 
de patito à tous ses camarades. Injures, coups, mau- 
vais traitements, il recevait tout et acceptait tout. II 
remplissait pendant l'année entière le rôle de l'agneau 
devant le loup. On part en vacances; au retour, le 
premier soin des enfants est de se jeter de nouveau 
sur leur proie et de faire rentrer Castillo dans son 
personnage de victime. Mais le premier qui essaye 
reçoit pour réponse un coup de poing, le second un 
coup de pied, le troisième une volée complète ; mon 
Castillo se bat huit jours de suite comme un héros. 
Qu'était-il donc arrivé? est-ce que le courage lui avait 
poussé subitement au cœur, comme le duvet au men- 
ton? Non! l'âme humaine n'a pas de ces métamor- 
phoses. Il était arrivé que Castillo avait un père, 
que ce père, absent depuis plusieurs années, avait 
employé les vacances et les loisirs du retour à racon- 
ter à l'enfant les actes de courage de ses ancêtres, 
leur vie pleine de traits de vaillance, et avait ainsi 
éveillé en cette petite âme, naturellement généreuse, 
le grand sentiment de l'honneur de famille. Chaque 
coup de poing que Castillo lança depuis à un de ses 
camarades était une dette qu'il payait à un de ses 
ancêtres. Pusillanime par tempérament il étaitdevenu 
courageux par fierté de race. 

On s'étonnera peut-être que j'aie pris pour second 
exemple une petite fille. Je l'ai fait à dessein, pour 



LA GREFFE MORALE. 71 

répondre à un préjugé bien étrange, mais fort com- 
mun, à savoir que les feinmes n*ont pas besoin d'être 
courageuses. Lisez tous les livres d'éducation, vous 
y trouvez toujours le courage préconisé comme une 
vertu virile, jamais comme une vertu féminine. 

Vous entendez même dire parfois que la pusilla- 
nimité chez lesfenomes est une grâce de plus et comme 
la compagne de la pudeur ! Au fond, cette théorie n'est 
autre que la vieille doctrine du moyen âge, qui voyait 
dans la femme un être inférieur, incapable de se 
défendre elle-même, et qui se la figurait toujours 
abritée et tremblante sous le bras protecteur de 
l'homme. Il serait temps d'en finir avec ces mièvre- 
ries et de regarder enfin la réahté face à face. Or, 
cette réalité, la voici : c'est que les femmes ont plus 
besoin de courage que nous, car la vie leur est plus 
dure qu'à nous, à part les périls delà guerre, qui ne 
sont qu'une exception dans la vie. Quel est le fléau, 
quelle est la souffrance, quel est le péril qui ne les 
menace pas comme nous ? Elles ont toutes nos mala- 
dies, et, en outre, elles ont les leurs. Il n'y a pas 
jusqu'à leur plus grande joie en ce monde, la mater- 
nité, aui ne leur soit tour à tour une fatigue, une dou- 
leur et parfois une cause de mort. D'où vient donc, 
quand elles ont à lutter contre tout, que nous ne les 
armons contre rien ? D'où vient que nous ne faisons 
pas honte de la pusillanimité à nos filles comme à nos 
fils? D'où vient qu*il leur est permis, en face d'un 
péril, de pleurer, de crier, de nous affoler en s'af- 
îolant? Est-ce que si un incendie éclate dans notre 
maison, si une peste décime notre ville, si une inva- 
sion dévaste notre pays, si une inondation ravage notre 
province, nos femmes, nos filles, nos sœurs, nos 

6 



72 NOS FILLES ET NOS FILS. 

mères n'en sont pas victimes comme nous ? Est-ce 
qu'elles n*ont pas chaque jour quelqu'un à défendre, 
à protéger? Est-ce qu'enfin la vie ne leur crie pas à 
chaque instant, comme à nous : Supporte et soutiens ! 
Imposons-leur donc les rudes leçons du courage, 
puisque Dieu leur ménage si peu les rudes leçons de 
la douleur. 

Je reviens à cette petite fille, dont les parents sont 
mes plus chers amis, et que j'ai presque vu élever. 

Elle n'était pas ,née héroïque, la pauvre enfant. 

La vue du sang, surtout du sien, la faisait pâlir, 
et, quand il fallait en arriver à quelque opération un 
peu douloureuse, faire intervenir, par exemple, le 
grand épouvantail des enfants, l'être terrible à qui 
leur imagination prête l'aspect des tortionnaires du 
moyen âge, le dentiste!... ce nom seul saisissait 
l'enfant de terreur. Un jour pourtant, force fut d'y 
avoir recours, et je vis partir la mère et la fille pour 
cette dure opération. On ne parlait pas moins que 
de deux molaires à arracher. Au bout d'une demi- 
heure, la mère et la fille revenaient ensemble, avec 
les yeux rouges, avec la figure défaite, et, hélas ! 
les deux molaires, au lieu d'être dans la poche de 
l'enfant, étaient encore dans sa bouche. A la vue de 
l'instrument de torture, l'enfant avait perdu la tête : 
cris ! sanglots ! lutte désespérée ! fuite dans tous les 
coins de la chambre ! et la mère, rentrant, déclara 
qu'elle n'était pas de force à condamner sa fille une 
seconde fois à un tel supplice. 

Que faire? Je me tus, assez attristé, mais je me 
souvins de mon rosier, et je pris mon parti. J'avais 
souvent remarqué chez cette enfant deux dispositions 
très caractéristiques : elle était à la fois très tendre 



LA GREFFE MORALE. 73 

et très pieuse. La piété et la tendresse partent d'un 
même mouvement de l'âme; être pieux, c'est aimer 
en haut! mais, si les habitudes pieuses sont ordi- 
naires chez l'enfance, la piété elle-même, dans tout 
ce que ce mot comporte, y est assez rare. Cette enfant 
en avait le don. Rien de plus touchant que de la 
voir toute petite apportée, au moment du coucher, sur 
les genoux de sa mère, s'y agenouillant elle-même et 
joignant ses mains pour faire sa prière. Il y avait alors, 
dans son regard, sur son front, dans ses yeux levés 
au ciel, comme une clarté qui n'était pas de la terre. 
Plus charmante encore était sa gentillesse, quand, la 
prière finie, elle blottissait son petit corps, qu'on 
sentait rond et potelé sous sa fine chemise, dans le 
même fauteuil que sa mère, et qu'elle allait se nicher 
dans son cou avec mille baisers répétés, mille caresses 
qui ne se trouvaient jamais assez proches, mille ten- 
dres efforts pour s'enfoncer de plus en plus dans ce 
cher cou. Une si profonde union dans cette enfant 
de l'affection humaine et de l'affection divine m'avait 
toujours frappé, et c'est sur ces deux points solides 
que je pris appui pour relever et soutenir son courage 
défaillant. 

Après son triste retour, elle avait la tête fort basse. 
Je la laissai toute la journée digérer sa confusion 
sans mot dire. Le soir, au moment du coucher,» j(3 
la pris à part : 

« Tu as du passer une bien mauvaise journée i:' 
lui dis-je. 

— Oh ! oui, murmura-t-elle tout bas. 

— Tu as dû te sentir bien honteuse ! 

— Oh ! oui ! » 

Et elle parlait plus bas encore. 



74 NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Toi qui aimes tant ta mère, lui avoir fait tant de 
peine ! Comme tu dois être chagrine ! 

— Oh ! oui î » 

Et ses paroles tremblaient sur ses lèvres. 

« Eh bien ! repris-je tout à coup avec force et 
en lui relevant le front, eh bien ! veux-tu que, d'un 
mot et en un instant, je dissipe ton chagrin et que 
je chasse tes remords? 

— Oh ! oui ! » s'écria-t-elle avec une explosion 
de joie. 

Et tous ces « oh ! oui ! » traduisaient par leurs di- 
verses inflexions tous les sentiments par lesquels 
avait passé cette petite âme. La voix des enfants est un 
instrument de précision. Elle a des finesses qui 
expriment les nuances les plus intimes de nos sen- 
sations, comme les délicats appareils de physique 
reproduisent les mille variations de l'air et de l'at- 
mosphère. La voix des enfants vibre aussi vite et 
aussi juste que le fil électrique. 

La pauvre petite fille était là devant moi, me dévo- 
rant des yeux, attendant avec anxiété l'explication 
de ma phrase : 

« Veux-tu que je dissipe ton chagrin? 

— Parle donc! me dit-elle enfin. Que feras-tu? 

— Je ne ferai rien ! C'est toi qui feras tout. 

— Moi! 

— C'est toi qui dans huit jours viendras de toi- 
même, sans que personne t'y pousse, me prier, tu 
entends bien, me prier, de te conduire chez ton 
bourreau. 

— Chez le dentiste? 

— Chez le dentiste ! Nous partirons ensemble, je 
ne dis pas gaiement, mais allègrement, et tu revien- 



LA GREFFE MORALE. 75 

dras contente de toi, car tu auras bravement accompli 
un sacrifice que tu sais nécessaire ! Ah ! te voilà toute 
stupéfaite! Tu m'écoutes sans me comprendre! Tu 
3 demandes comment pourra s'opérer un tel miracle ! 
ien de plus simple. 11 te suffira pendant huit jours 
'e demander du courage. 

— A qui ? 

— A quelqu'un qui t'en donnera. 

— Qui est-ce? 

— Quelqu'un à qui tu parles souvent. 

— Mais qui donc? qui? 

— Qui? repris-je avec énergie. Celui en qui réside 
toute force, le bon Dieu. Tu le pries chaque soir et 
chaque matin, d'un cœur plein de foi, je le sais. 
Eh bien ! supplie-le au nom de ta mère, et au nom 
de la peine que te fait cette peine ; supplie-le ardem- 
ment, et avec confiance, de t'accorder l'énergie qui 
t'a manqué... 

— Et il me l'accordera? 

— Je le crois. Essaye ! 

— J'essayerai ! » 

Trois jours se passèrent sans un seul mot inter- 
rogateur de ma part. Je ne voulais pas troubler le 
travail intérieur de cette petite âme, je ne voulais pas 
me mettre entre Dieu et elle. Le quatrième jour, je 
vis l'enfant qui rôdait autour de moi. 

a Eh bien, lui dis-je, où en es-tu? 

— Il me semble que cela vient un peu, me répon- 
dit-elle tout bas. 

— Alors, continue ! un remède n'opère pas tout de 
suite. 11 faut en prolonger l'emploi pour qu'il agisse 
efficacement. Double la dose!... » 

Trois jours plus tard, nouvelle question. 



76 NOS FILLES ET NOS FILS. 

«Eh bien? 

— Cela vient ! cela vient ! 

— Continue toujours. » 

La semaine écoulée, elle s'approcha de moi d'un 
pas assez ferme. 

« Sommes-nous prêts? 

— Oui. 

— Quand y allons-nous? 

— Tout de suite. 

— Je t'avais bien dit que c'était toi qui me le 
demanderais!... » 

Nous voilà partis ! Nous voilà chez le terrible opé- 
rateur. A la vue de l'enfant, il ne peut retenir un 
sourire d'incrédulité. 

« Ne souriez pas si vite, lui dis-je, et regardez ! » 

Du doigt, je montrai à l'enfant le fauteuil ; un peu 
pâle, mais d'une bonne pâleur, d'une pâleur virile, 
elle y marcha avec résolution, s'y assit, ouvrit la 
bouche d'elle-même, ne poussa pas un cri pendant 
l'opération, quoiqu'elle fût un peu dure, et, l 'affaire 
finie, se retourna vers le dentiste et lui dit : « Merci, 
monsieur ». 

Oh ! pour le coup, j'en conviens, il me vint une 
larme dans les yeux. Le dentiste était stupéfait. Et la 
mère, quelle joie à notre retour ! quelle effusion dans 
ses remercîments ! Or, qu'avais-je fait ? Je n'avais pas 
créé dans le cœur de cette enfant une force qui n'y 
était pas; Dieu seul peut tirer quelque chose de 
rien ; j'avais simplement enté son frêle courage sur 
deux sentiments vigoureux, je lui avais composé 
une petite vaillance de renfort avec sa piété et sa 
piété filiale ; je lui avais donné une leçon de greffe 
morale. Je dis une leçon, car cette expérience lui 



LA GREFFE MORALE. 77 

servira toute sa vie. Certes, bien des fois encore, elle 
sentira son cœur se troubler devant un péril ou 
défaillir devant une douleur. Eh bien, je la mets au 
défi de ne pas se souvenir alors de cette victoire rem- 
portée sur elle-même et de ne pas y trouver le moyen 
d'en remporter d'autres. Elle aura appris par là à ne 
pas regarder une défaillance comme une défaite 
définitive ; elle aura appris que l'âme a ses revan- 
ches; elle aura appris que, si les vertus sont sœurs, 
c'est, comme dans une famille bien réglée, pour que 
les plus fortes viennent en aide aux plus petites ; elle 
aura appris enfin que la bonté ne sert pas seulement 
à être bon, ni la tendresse à être tendre, mais que, 
dans une âme bien née, tous nos bons sentiments 
doivent et peuvent former une sainte alliance où la 
force de chacun devient la force de tous. 

Voilà mon observation psychologique, cher ami. 
Si je vous ai adressé ce récit des petites agitations 
d'une conscience de dix ans, c'est que pour vous, 
j'en suis sûr, rien de ce qui se passe dans le do- 
maine de la pensée n'est petit, et que les révolu- 
tions des grands corps célestes ne comptent pas 
plus que les obscurs mouvements de l'âme la plus 
humble ; car cette âme, à vos yeux, n'est pas seu- 
lement l'œuvre de Dieu, elle est son reflet et touche 
à l'infini par l'immortalité. 



78 NOS FILLES ET NOS FILS. 



UN PARVENU 



Que la langue française est pauvre! Je veux 
peindre une élévation légitime, et je ne trouve que 
le mot de parvenu. Le dictionnaire ne me fournit rien 
pour désigner celui qui est arrivé. Il y a un nom 
pour l'intrigue qui usurpe un beau rang, il n'y en 
a pas pour le mérite qui le conquiert. 

Jamais, cependant, nul être ne fut plus digne 
d'une de ces appellations qui honorent, que celui 
dont je veux ici raconter l'histoire , car nul ne partit 
de plus bas, n'arriva plus haut, et n'employa moins 
la brigue et la cabale. 

Je dis : ne partit de plus bas, et j'ai, certes, 
bien raison. Jugez-en : L'état des ouvriers des villes 
manufacturières, que la statistique nous montre 
comme entassés et végétant dans des caves sans 
jour et sans air, la position des mineurs enfouis 
comme le minerai lui-même dans les entrailles de 
la terre, ne nous représentent qu'imparfaitement 
l'origine infime, la vie silencieuse et sombre de cet 
être de rebut. 

Aussi, comme il était traité! que de mépris! 
L'étable des animaux les plus immondes, voilà où 
on le reléguait quand il sortait de son trou, et les 
plus pauvres cabanes ne lui donnaient qu'à regret 
l'hospitalité. 

Cependant il avait non seulement des qualités 
solides, comme sa fortune l'a bien prouvé depuis. 



UN PARVENU. W 



mais sa jeunesse n'était pas dépourvue d'une certaine 
beauté, beauté rustique et modeste, sans doute, 
assez semblable aux faibles couleurs et aux légers 
parfums des fleurs sauvages, mais qui en avait la 
grâce mélancolique! N'importe, on ne voyait pas 
plus son charme qu'on n'appréciait son utilité. 

Notre héros vivait donc dans cet état d'abjection 
depuis... oh! depuis bien longtemps, quand la Pro- 
vidence appela sur lui les regards d'un savant, qui 
était en surplus un homme de bien. 

Rien de si perçant que l'œil d'un homme supé- 
rieur; il démêle le mérite sous l'obscurité qui le 
couvre, comme un lapidaire devine un diamant sous 
la gangue qui l'enveloppe, comme un peintre aperçoit 
une tête de madone dans la noire figure d'une pay- 
sanne barbouillée. Notre savant s'arrête, examine le 
pauvre être dédaigné, se rend compte de ses qua- 
lités secrètes, voit en lui, qui le croirait? une créature 
qui peut devenir utile non seulement à elle-même, 
mais aux autres; que dis-je? un futur bienfaiteur 
de l'humanité ; et il jure de lui faire faire son chemin 
dans le monde. 

Mais comment? voilà le difficile. 

Notre savant était cependant riche, honoré, bien 
reçu partout; mais, dès qu'il essayait de produire 
son protégé, dès qu'il le nonmiait seulement, les 
rires, les huées accueillaient sa demande de présen- 
tation. 

Que fait-il alors? Il passe par-dessus la tête de 
tous ces riches négociants, de ces savants dédai- 
gneux, de ces belles dames moqueuses, de ces 
grands seigneurs impertinents, et présente notre 
héros... à qui? au roi! Oui vraiment, c'est comme 

5. 



80 NOS FILLES ET NOS FILS. 

je VOUS le dis, au roi lui-même, au roi d*un grand 
pays! 

Par bonheur ce roi avait plus de bon sens que sa 
cour. Il est frappé du mérite de celui qu'on lui 
recommande; il l'adopte, il le vante, et un jour, dans 
une grande fête, lui, le roi, il paraît devant tout son 
peuple avec le pauvre diable à son côté. 

Quelle gloire! quelle faveur! Voilà sa fortune 
faite ! Ah bien oui ! vous ne connaissez guère les 
castes! Un parvenu! un gueux crotté! un paysan 
tout noir de terre, obtenir un honneur, où eux, 
grands seigneurs, ils n'ont jamais pu arriver ! Pa- 
raître en public avec le roi ! Un cri d'indignation, 
un cri... tout bas, un cri de courtisan, répondit à 
ce sacrilège. 

Le roi eut beau produire son protégé dans son 
plus beau costume, dans sa fleur de beauté ; rien 
n'y fit, et, malgré souverain et savant, il allait re- 
tomber dans son ignominie, quand lui arriva pour le 
défendre une protection plus puissante que la science 
et un patron plus puissant quo le roi, une révolution 
et un peuple ! 

Le peuple, qui connaissait de longue date le 
pauvre diable, et qui se sentait comme représenté par 
cette créature brillant peu et valant beaucoup, le 
peuple prend sa cause en main, et comme, dans ce 
temps-là, on n'osait pas trop contredire le peuple, 
son favori devint peu à peu le favori de tout le 
monde. 

Lui, qui n'avait si longtemps connu que les éta- 
bles, il voit s'ouvrir devant lui, une à une, les mai- 
sons de la robe, les hôtels de la finance, les châ- 
teaux des grands seigneurs, voire même les palais. 



UN PARVENU. 81 



Il est bien venu de toutes les classes, il est convié 
h toutes les fêtes, il prend place à toutes les tables; 
le temps marchant, sa renommée, son influence s'é- 
tendent dans toute l'Europe; puis l'industrie, le 
commerce prenant un grand essor, on l'associe à une 
foule d'entreprises utiles. 

Rien d'important ne se fonde, soit manufacture, 
soit invention scientifique, qu'on ne recherche son 
nom et son concours, et enfin, de degrés en degrés, 
de pays en pays, il arrive à cette gloire toute spéciale 
qui n'appartient qu'à quelques rares élus parmi les 
élus. 

Quelle est donc cette gloire ? Oh ! vous la con- 
naissez bien ! 

Il y a beaucoup d'hommes dont on vante le nom 
de leur vivant, et que même on célèbre quand ils 
sont morts ; mais le vrai signe de la supériorité, le 
sceau suprême de la renommée, c'est que le monde 
s'occupe de vous quand vous êtes malade. 

Eh bien ! un jour, notre parvenu, notre amvé, 
notre héros enfin, tombe malade. 

Comment vous peindre l'émoi universel? Il de- 
vient le sujet de toutes les conversations, les jour- 
naux donnent de ses nouvelles; les académies s'in- 
quiètent de remèdes propres à le guérir; le théâtre 
même s'occupe de sa santé, la chaire ne dédaigne 
pas de faire des vœux pour son rétablissement... Le 
peuple surtout, le peuple, pour qui il avait été un 
soutien, redouble de prières pour qu'il échappe au 
fléau... 

Tant d'instances sont exaucées, et un jour... 

Mais je m'aperçois que je commets un étrange 
oubli : voilh quatre pages employées à vous parler de 



82 NOS FILLES ET NOS FILS. 



mon héros.. . et je ne vous ai pas encore dit son nom ! 
Voulez-vous le savoir ? 

— Sans doute. 

— Eh ! mais, c'est la pomme de terre I 



LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE 

Au P" Lailler, 

Je Tai trouvée, mon cher ami! — Quoi donc? 
— La mer!... — Où donc? — Sur le bord de la 
mer. — Qu'est-ce que vous voulez dire? — Le voici. 
Nous étions venus à x^rradon, petite côte de Bre- 
tagne, village niché au-dessus de la mer du Mor- 
bihan, pour faire prendre des bains à nos enfants. 

Un quart d'heure après notre arrivée, à peine les 
malles déposées dans notre petite maison de loca- 
tion, je cours vers la plage. Qu'est-ce que je vois? 
des varechs échoués sur de petites mottes de terre 
noirâtre, du sable, des pointes de rochers émergeant 
çà, et là de quelques minces flaques d'eau... mais 
la mer? absente! Elle était partie si loin, si loin, 
qu'il me fallait presque prendre une lorgnette pour 
l'apercevoir, et certainement je n'aurais pas eu trop 
d'un cheval et d'une petite voiture pour courir après 
elle; ajoutez que le ciel était gris et bas, qu'il brui- 
nait, que je ne distinguais la lointaine ligne blan- 
châtre qui représentait la mer qu'à travers un voile 
de brouillard, et que je regardais les coteaux envi- 
ronnants et le paysage, de dessous mon parapluie. 



LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 83 

Je remontai navré, le but de notre voyage était 
manqué, notre séjour inutile. « Ne défaites pas les 
malles^ » dis-je au domestique, et je me couchai 
roulant pour le lendemain mille projets d'excur- 
sions afin de chercher un bord de mer plus mari- 
time. 

Le lendemain, à peine levé, je sors mélancoli- 
quement de notre village, et je me dirige vers un 
point du coteau qui domine le golfe d'Arradon. 
surprise ! changement complet de décoration ! un 
des plus ravissants spectacles que j'aie jamais vus ! 
un soleil éblouissant! la mer revenue pendant la 
nuit de son excursion lointaine, et remplissant jus- 
qu'au bord le golfe devenu une immense conque de 
saphir. Çà et là, semées sur le flot étincelant, les 
petites îles du Morbihan, semblables à autant de 
pierres précieuses ou à de riches bijoux, les unes 
brunes comme une armure, les autres d'un bleu 
sombre comme le ciel du soir, celles-ci d'un jaune 
pâle; ïîle des Deux-Souris, se relevant sur l'eau 
ainsi qu'une croupe d'animal; Vîle d'Arz, scintillant 
(lu soleil comme si toutes ses maisons avaient été en 
feu ; Vîle au Moine, étendant sa longue côte dénudée 
et rugueuse comme un alhgator accroupi ; Vile des 
Sapins^ sortant de l'eau comme une nymphe qui 
secouerait sa chevelure de feuillage; toutes pres- 
sant, entourant, resserrant, et, pour ainsi dire, ser- 
tissant le flot, et découpant ainsi cette belle nappe 
fluide en golfes, en lacs, en fleuves, en canaux, en 
ruisseaux, de façon à figurer le plus délicieux des 
archipels. Autour de moi, s'élevaient en gradins, en 
amphithéâtres, des bois, des jardins, des groupes de 
châtaigniers gigantesques, qui couronnaient les Ilots 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



de la mer par des flots de verdure ! . . . Ébloui, enivré, 
je remontai en courant au village, vers notre logis, 
et je m'écriai en entrant : « Défaites les malles! 
défaites les malles ! nous restons ! » 

Cette petite expérience m*a montré, une fois de 
plus, qu'en voyage, il faut se défier de la première 
impression. Quand nous arrivons dans une ville ou 
dans un pays que nous n*avons jamais vu, au plaisir 
de la nouveauté se mêle la tristesse de l'inconnu. 
Ces lieux étrangers, ces visages qui passent indif- 
férents devant nous, ces êtres pour qui nous ne 
sommes rien, ces habitations qui ne nous sont rien, 
ces fenêtres et ces portes closes derrière lesquelles 
notre imagination même ne peut pas rêver ce qui se 
passe, tout cet ensemble de choses muettes et fer- 
mées, nous serre le cœur : nous nous sentons tout 
seuls, il manque à tous ces objets le doux charme 
de Taccoutumance. Eh bien, l'accoutumance m'a 
peu à peu rendu délicieux ce petit pays qui m'avait 
d'abord paru si laid. Tout s'y est transformé pour 
moi. La mer d'abord! Elle se retire bien un peu 
loin, il faut en convenir, mais elle a des façons de 
revenir si gracieuses, et elle apporte, en revenant, 
de telles douceurs de température et déteintes, qu'on 
ne la voudrait pas autrement. 

Son nom seul le dit. Savez- vous comment on ap- 
pelle sa grande sœur, celle qui bondit et écume là- 
bas sur les âpres rochers de Saint-Gildas? on l'appelle 
la mer Sauvage. Elle, elle se nomme le Morbihan,,. 
la petite mer. 

Sur l'Océan, le flux et le reflux ressemblent à 
une révolte. La vague, en revenant, semble lutter 
contre la main qui la pousse ; chaque lame se retire 



LA PETITE FÉE BÉQUILLE! TB. 85 

avec autant de fracas qu'elle avance ; chaque flot, 
en s'en allant, emporte quelque débris de la côte 
comme pour protester contre la violence qui le 
ramène en arrière après l'avoir poussé en avant. 

C'est une bête farouche, h la fois enchaînée et dé- 
chaînée. Rien de pareil dans la petite mer, dans 
le Morbihan. Quand vient l'heure du flux, la vague, 
en remontant, n'envahit pas la plage, elle s'y glisse, 
elle s'y insinue, elle reprend grain à grain pos- 
session de la grève, profitant des plus petits creux 
pour s'y loger, des plus étroites fissures pour s'y 
introduire, gagnant lentement, mais gagnant tou- 
jours, sans bruit, sans écume, à la façon, oserai-je 
employer cette comparaison ? à la façon de l'eau qui 
pénètre dans un morceau de sucre, par la loi de 
la capillarité. 

La vie maritime n'est pas bien active sur cette 
petite plage : pas de grands bâtiments, peu de 
pêcheurs; mais rien de plus mélancolique et de 
plus doux que de voir, de temps en temps, sur 
le fond bleu turquoise du ciel, car le ciel et la mer 
sont du même azur un peu pâle, que de voir glisser 
silencieusement quelque voile rouge de sardinier, 
ou bien se dessiner la brune silhouette du bateau 
plat d'un gardien de quelque parc aux huîtres. 
Parfois seulement apparaît au loin, àl'entréedu golfe, 
quelque beau brick qui est venu chercher asile contre 
la tempête. Aie voir ainsi immobile, avec toutes 
ses voiles déployées comme des ailes, on dirait un 
grand oiseau de mer qui s'est abattu sur un rocher. 

Le pays n'est ni moins original ni moins attrayant 
que la côte. Ce qui en fait le charme particulier, 
ce n'est pas seulement ce merveilleux luxe de végé- 



86 NOS FILLES ET NOS FILS. 

tation inconnu d'ordinaire sur les plages maritimes, 
ce n'est pas cette succession de vergers, de futaies, 
de pâturages, de prairies qui descendent vers la mer 
en s' enchevêtrant l'un dans l'autre avec mille pit- 
toresques accidents de paysages; non ! c'est encore, 
c'est surtout le parfum de vie rustique et de vie 
antique qu'on y respire. J'ai vécu là deux mois en 
pleine métairie et en plein passé. Groupé sur la 
crête autour du clocher, le bourg d'Arradon va bien 
vite s'égrenant sur les flancs du coteau qu'il sur- 
monte, et s'éparpille dans les chemins creux, à 
travers les landes d'ajoncs, sous les groupes d'arbres, 
en petites fermes isolées. Entourées d'un peu de 
champs, couronnées d'un peu de vignes, elles éclosent 
comme par enchantement devant chacun de vos pas ; 
on dirait autant de nids cachés dans les feuilles. 
Et quelles nichées dans ces nids-là! Si humble que 
soit une habitation, n'eût-elle qu'une seule fenêtre à 
un seul carreau pour toute ouverture, et qu'une seule 
chambre pour tout logement, vous en voyez sortir 
quatre, cinq, six petits enfants, se tenant tous par 
la main ; le premier veille sur le second, qui protège 
le troisième, qui garde le quatrième, qui porte parfois 
le cinquième. Les parents étant absents pour le tra- 
vail, les enfants deviennent papas et mamans à trois 
ans ! Tout cela, joufflu, riant, rose , armé d'une tartine 
de pain et de fromage, et d'une pomme verte ! Nous 
voilà bien loin du régime tonique, jugé indispensable 
pour nos rejetons ! Après les troupeaux d'enfants, 
les troupeaux de bêtes ! Oh ! dame ! les bêtes forment 
au moins la moitié des habitants d'Arradon ! Dix- 
huit cents âmes d'hommes ! et autant de demi-âmes 
de vaches, de bœufs, d'ânes, de porcS;i de poules, 



LA PETITE FEE BÉQUILLETTE. 87 

de canards. d*oies, vivant sur un pied parfait d'éga- 
lité avec le roi des animaux. Chaque chaumière y 
ressemble à Tarche de Noé. Entrez-y, vous serez 
effrayé de tout ce qui y tient. D'abord , de grandes 
armoires, avec de grands tiroirs, lesquels ne sont 
autre chose que des lits; le soir venu, chacun grimpe 
h son tiroir, chacun, c'est-à-dire deux ou trois! dans 
ce pays-là on se couche... par couches et par tas! 
Puis..., je parle des plus pauvres logis, puis, dans 
un coin, le perchoir pour les poules; à côté, par 
terre, un nid pour les canards. Qu'est-ce qui grogne 
donc là-bas? C'est le cochon! Que voulez- vous? il 
faut bien que tout le monde vive ! 

Enfin, parfois, ainsi que dans les tableaux de l'Ado- 
ration des Mages, s'ouvre un volet de bois et ap- 
paraît une tête de vache ; elle vient voir un peu ce qui 
se passe dans la famille. Un jour, je rencontrai un 
vieux paysan infirme qui se promenait avec un petit 
cochon ; on ne se promène pas autrement avec un 
chien. Il l'appelait ! il lui parlait! Il lui parlait deux 
langues, le français et le breton. Je m'étonnai de 
cette camaraderie. « Que voulez-vous, monsieur, 
me dit-il, il s'ennuie à la maison quand il est tout 
seul ! je l'emmène, cela le distrait ! moi aussi ! Puis, 
je pense que la promenade lui fera du bien, et qu'à 
Noël, quand je le mangerai, il sera plus gras! » 
Vous ne m'accuserez pas, mon cher ami, de farder 
mes bucoliques! Eh bien! vous l'avouerai-je? en 
dépit et peut-être en raison de cette rudesse, de 
cette rusticité, ce pays m'a charmé. Pourquoi ? Parce 
qu'il m'a reporté à deux cents ans en arrière ! parce 
qu'avec le mauvais côté d'autrefois, ces braves gens 
en ont gardé le bon ! parce qu'à la grossièreté dea 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



mœurs se joint la simplicité des cœurs ! La vie de 
cette population se résume en deux mots : elle tra- 
vaille et elle prie. Pas un d'entre eux qui ne fléchisse 
le genou en passant devant la grande croix de bois 
du carrefour. Les jours d'enterrement, toutes les 
femmes, revêtues de leur sévère costume d'autrefois, 
robe de serge noire avec la jupe plissée, bonnet blanc 
avec longues brides flottantes, vont, après le ser- 
vice , s'agenouiller dans le cimetière qui confine à 
l'église, et prier sur les tombes aimées ; je croyais 
voir un tableau de Holbein. Un jour, pendant le mois 
d'août et par une chaleur de 35 degrés, je regardais 
des garçons qui battaient le blé en plein midi, sur 
une aire en plein soleil. Passe leur curé ; il court à 
eux, et le voilà qui, sans quitter ni sa soutane ni son 
chapeau de recteur, empoigne un fléau et en bat 
avec eux à toute volée pendant un quart d'heure. En 
1870, quand les paysans sont partis comme mobiles, 
il n'a voulu quitter ni leurs corps ni leurs âmes, et il 
les a suivis comme aumônier et comme ambulancier. 
Certes, mon cher ami, je ne suis pas suspect de 
partialité pour l'ancien régime ni d'injustice pour le 
monde moderne ; mais j'avoue que cette image du 
passé m'a été au cœur ! Ajoutez que, si ces braves 
gens ne parlent même pas français (leur curé ou, 
pour me servir de leur expression, leur recteur est 
forcé de prêcher en breton), ils n'en ont pas moins 
profité de toutes les conquêtes de la Révolution ; ils 
ont gardé leurs mœurs, mais ils ont adopté nos 
idées. Ils connaissent très bien leurs droits ! Fort 
mal venu serait celui qui leur disputerait la liberté 
ou l'égalité devant la loi. Ils ne sont plus serfs que 
de leurs croyances. 



LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 89 

Je VOUS entends d'ici, mon cher ami, dire tout 
en me lisant : « Eh bien, et son titre? Et la petite 
Béquillette, où est-elle?» Attendez! la voici ! et avec 
elle le plus cher souvenir que j'aie rapporté de ce 
doux pays. 

Un matin, en descendant à la plage, j*aperçus, à 
l'angle d'un des sentiers qui y conduisent, une petite 
voiture d'enfant, une voiture à bras. Derrière, et la 
poussant, un homme d'une cinquantaine d'années ; 
de chaque côté, deux grands garçons de quinze à 
dix-huit ans ; devant , une femme jeune encore qui 
inspectait la route et se retournait de temps en temps 
pour dire : « Prenez garde, il y a là un trou. » Enfin, 
dans la voiture même, une petite fille d'une dizaine 
d'années, rieuse, rose, jolie, mais ayant une jambe 
étendue dans le petit véhicule et emprisonnée dans 
une sorte d'éclisse. Arrivés à un coude abrupt du 
sentier où le terrain devenait impraticable, un des 
deux jeunes gens se mit à genoux d'un dés côtés de 
la voiture, la petite fille lui grimpa gaiement sur le 
dos ; la mère, toujours en pionnier, passa la première 
par-dessus le petit amas de rocs qui faisait ob- 
stacle; le fils, chargé de l'enfant, enjamba après la 
mère ; le père prit un des bouts de la voiture, le 
second fils l'autre bout, et tous deux, l'enlevant, 
franchirent l'obstacle à leur tour; puis, au bout de 
quelques pas, la route étant redevenue plane, la 
voiture fut remise sur ses roues, la petite fille dans 
la voiture, le père recommença à pousser, la mère à 
inspecter, et la caravane prit la direction de la plage. 

Piqué de curiosité, je les suivis de loin, et, pour 
mieux les voir, j'allai m'inslaller à quelque distance 
sur un tertre qui domine le golfe. Quand j'y arrivai, 



90 NOS FILLES ET NOS FILS. 

ils étaient déjà tous en costume de baigneurs. La 
mère entra dans Teau la première, et, quand elle 
en eut jusqu'à la poitrine, elle se retourna et appela 
le père , qui lui porta l'enfant ; alors, avec une adresse 
et une ingéniosité qui ne se trouvent que sous les 
doigts maternels, elle étendit la petite malade hori- 
zontalement sur l'eau, dans l'attitude d'un nageur, 
l'y soutint de sa main droite placée sous la poi- 
trine, passa vivement sa main gauche sous la jambe 
infirme, afin qu'elle ne pût pas remuer, et de cette 
façon l'enfant, étant libre de tout le reste de son 
corps, abandonna les trois quarts d'elle-même à tous 
ses élans de gaieté, d'agitation, de rire. Au bout 
de quelques minutes, le père alla la rechercher, la 
remit à une femme de chambre, puis mère, fils et 
père partirent ensemble à la nage vers Vîle des 
Souris^ tout semblables à une belle couvée de cygnes 
sauvages voguant de conserve sur un beau lac. 

Vous le savez, mon cher ami , rien ne lie autant 
les parents que les enfants. Ces doux intermédiaires 
changent bien vite en amis des gens qui ne se con- 
naissaient pas la veille. 

En outre, la plage est le terrain qui rapproche 
le plus ; les jeunes y jouent, les vieux y causent, 
et naturellement ils y causent des jeunes. Aussi nos 
deux familles n'en formèrent bientôt qu'une, et nos 
enfants à nous eurent bientôt la petite fille pour amie ; 
mais le fait curieux, c'est que ne pouvant pas l'as- 
socier à leurs jeux, ils s'associèrent à son infirmité ; 
ils jouèrent tous à la jambe malade, si bien qu'un 
jour je trouvai une des nôtres, la plus jeune, gra- 
vement étendue sur le sable à côté de son amie, et 
la jambe enveloppée comme elle. « Je suis tombée, 



LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. Oi 

me dit-elle, de Tair le plus sérieux, du haut d'une 
balançoire, et le médecin m'a ordonné le repos le 
plus absolu! » Bien entendu, le médecin, c'était sa 
sœur, qui dictait des ordonnances et commandait des 
remèdes tout à fait extraordinaires. Molière n'aurait 
pas trouvé mieux ! Cette imagination d'enfant nous 
divertit fort la mère et moi, et, comme rien ne dis- 
pose mieux à la confiance que la gaieté partagée, je 
me sentis encouragé, après avoir ri avec elle, à 
aborder le sujet qui l'occupait si douloureusement, 
et j'osai lui dire: 

« Qu'a donc votre petite fille? quand a-t-elle été 
atteinte? Est-ce un accident, une chute, un membre 
brisé? 

— Non, une douleur subite au genou, en pleine 
santé, sans préliminaire, sans cause. 

— Et sans gravité? 

— Le médecin me l'assure. Pas de Symptômes 
inquiétants. Presque pas de souffrance. Rien que de 
la gêne, mais une gêne qui se prolonge, une con- 
damnation au repos qui dure depuis trois ans. 

— Depuis trois ans! Trois ans d'immobilité à son 
âge, alors que le mouvement est la vie, la santé, la 
gaieté! Pauvre petite! quel chagrin a dû être le sien! 

— Non. Elle s'est résignée à son état avec une 
facilité qui me confond. Est-ce de la fermeté? y 
a-t-il dans le caractère des enfants, comme dans 
leurs membres, une certaine souplesse qui se plie 
sans effort à la nécessité? Je le croirais, car on m'a 
cité plus d'un exemple d'enfant ayant accepté un 
esclavage pareil à celui de ma fille avec une pa- 
tience égale à la sienne. 

— Elle ne se plaint pas ? 



92 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Jamais. Même dans son lit, car elle est restée 
parfois couchée plusieurs semaines de suite, elle a 
toujours été ce que vous la voyez, rieuse, vive, cau- 
sante, la joie de la maison. 

— Sa gaieté a dû souvent vous donner bien envie 
de pleurer, madame ? 

— Vous dites vrai; cela me touche beaucoup. 
Et si je ne m'étais défendu l'attendrissement auprès 
d'elle, je ne me contiendrais pas toujours, d'autant 
plus que sa patience n'est ni de l'ignorance ni de 
l'insensibilité. Elle ne se croit pas au bout de ses 
épreuves ; un jour même, elle s'est échappée à dire : 
« Je sais bien que je ne guérirai jamais ! » 

— Elle a dit cela? 

— D'une voix très sérieuse, mais sans pleurer. 
Parfois, cependant, son pauvre petit cœur faiblit. 
Il y a deux mois, regardant des petites filles de 
son âge courir sur la place de notre village, une 
larme lui est venue aux yeux, et tout bas elle a 
dit : « J'aimerais pourtant bien à courir comme 
ça. » 

— Pauvre petite ! 

— Enfin, parfois elle a des chagrins d'amour- 
propre. Une des plus grandes difficultés pour moi, 
dans sa position, c'est de l'empêcher d'y penser. 
Comment l'occuper? comment remplir le vide im- 
mense que laisse, dans la journée d'un enfant, l'ab- 
sence du jeu ? Je ne parle pas de jeu assis; il n'y a 
là qu'une demi-distraction, l'enfant ne s'amuse qu'à 
moitié quand ses petites jambes ne sont pas de la 
partie. Reste sans doute le travail; mais à dix ans 
le travail n'est agréable que s'il est varié et partagé 
avec d'autres enfants. J'avais donc imaginé de l'en- 



LA PETITEFÉE BÉQUILLETTE. 93 

voyer à l'école des sœurs au moment des leçons 
de couture et de dessin ; je dus y renoncer. 

— Pourquoi? 

— Parce qu'il lui fallait y aller avec sa petite voi- 
ture, entrer dans la classe avec sa petite voiture, et 
que sa jambe tendue , son genou entouré d'un ban- 
dage attiraient les yeux des petites filles, provo- 
quaient leurs chuchotements; elle se sentait regar- 
dée, et un jour elle entendit une des élèves dire 
en la voyant entrer : « Ah ! voilà la grosse jambe ! » 
Elle revint tout en pleurs et je ne l'y renvoyai plus. » 

Un éclat de rire parti du petit groupe nous fit 
retourner les yeux vers nos malades volontaires et 
je fus frappé de la physionomie de cette enfant. 

« Voyez donc, dis-je à la mère, quelle différence 
entre votre fille et les nôtres ! Elles sont toutes trois 
h peu près du même âge : le même sentiment de gaieté 
les anime ; mais la figure de la vôtre est déjà celle 
d'une jeune fille, sinon par les traits, du moins par 
l'expression. 

— Oh ! me répondit la mère, c'est que l'expres- 
sion est l'image des impressions , et ce long com- 
merce avec la contrainte, avec la privation, avec 
Tassujettissement , a exercé une grande influence 
sur son développement intérieur. 

— En bien ou en mal ? 

— En bien et en mal. Cela sans doute l'a mûrie, 
mais en supprimant un peu l'enfance pour elle. C'est 
presque une femme. Elle est née avec l'esprit ouvert 
et assez perspicace; mais cette perspicacité est de- 
venue une finesse perçante sous l'empire de l'im- 
mobilité. Rien ne rend observateur comme de ne 
pas pouvoir remuer. Elle voit tout, elle entend tout 



94 NOS FILLES ET NOS FILS. 

et elle vous demande compte de tout. Les leçons 
ne sont pas faciles avec elle, surtout les leçons 
d'histoire sainte ou d'histoire naturelle. Nul moyen 
d'éviter ses questions ou d'y répondre par des phrases 
évasives. Elle ne se paye pas de mots. Il lui faut 
des explications précises et, si elles ne la satisfont 
pas, arrive cette terrible conclusion : Ah! ça, ce n'est 
pas vrai^ n'est-ce pas, maman ? 

— Diable ! répliquai-je en riant, je comprends 
que votre rôle d'institutrice doit être quelquefois em- 
barrassant; mais, après tout, sous le coup de la 
souffrance, son caractère s'est fortifié, son intel- 
ligence a gagné, et je suis siàrque son cœur n'y a pas 
perdu. 

— Non ! sans doute, reprit la mère, mais pour- 
tant... 

— Pourtant ? 

— Là encore, il y a du bien et du mal. Elle a 
naturellement une âme très affectueuse, très tendre ; 
mais affection et tendresse sont devenues plus exi- 
geantes et plus jalouses. Je peux dire sans exagé- 
ration qu'elle m'adore ; mais elle veut être adorée. 
Il faut que je sois tout à elle. Parfois elle m'appelle 
et me dérange dans mes occupations, rien que pour 
constater son empire. Elle n'est pas satisfaite si je 
m'assois à côté d'elle avec un livre. Ce livre lui fait 
l'effet d'un rival qui lui prend sa part, et je l'entend;? 
encore me dire un jour : « Viens ! mais avec pas toi: 
livre... » 

— Avec pas ton livre est admirable ! m'écriai- 
je en riant. Voilà un adverbe mis à une place qui 
lui donne une grande force. 

— Oh 1 elle est en fond d'expressions inventives. 



LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 95 

N*a-t-elle pas dit, il y a quelque temps, à un de ses 
frères qui m*embrassait : « Va-t'en, tu l'embrasses 
trop ! tu vas me l'user! » Je lui appartiens, je suis 
sa chose ! 

— Vous pourriez même dire, ajoutai-je gaiement, 
que vous êtes tous sa chose ! car ma première ren- 
contre avec votre caravane m'a montré qu'elle avait 
quatre esclaves à son service, son père d'abord... 

— Oh ! son père est devenu sa mère. 

— Mais vous alors, madame? 

— Moi, j'ai passé à l'état de grand'mère! Dieu 
sait cependant que, s'il y a jamais eu femme au 
monde qui ne fût pas faite pour gâter ses enfants, 
c'est moi. Le mot même de gâter m'inspire une 
sorte de répulsion. 11 dit si bien ce qu'il veut dire! 
il exprime si bien ce qu'il est, c'est-à-dire des- 
tructeur, corrupteur, démoralisateur! Ah! si j'avais 
eu une petite fille ingambe et alerte, mon ambi- 
tion eût été d'en faire la petite servante volontaire 
de tout le monde. Je ne sais pas de plus aimable 
nom que celui de serviabilité, et je n'en sais pas 
d'image plus charmante qu'une jeune fille. Ce clair 
regard saisissant au vol les désirs de chacun, ces 
membres souples s'élançant aussitôt pour y satis- 
faire, forment un spectacle délicieux ; c'est une 
qualité qui devient une grâce ; mais demandez donc 
à un pauvre être qui a besoin de tout le monde, 
de s'oublier pour tout le monde! Nous nous sommes 
donc mis à ses ordres; nous sommes ses bras et 
ses jambes. Quant à ses frères... 

— Ne plaignez pas ses frères ! repris-je vive- 
ment. Ses frères apprennent auprès d'elle des qua- 
lités qu'ils n'auraient peut-être jamais eues sans elle I 



96 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Je les suis ! je les vois ! Comme ils sont dévoués, 
empressés, attentifs! 

— Oui! me dit la mère en souriant à demi, 

elle leur enseigne Tabnégation mais avec son 

égoïsme ! Oh ! tenez , ajouta-t-elle , voilà le terrible 
mot lâché ! voilà ma grande crainte ! Depuis trois 
ans, qu'est-ce qui a été le centre, le pivot de toute 
notre vie? Ce petit genou. Tout tourne autour de 
ce petit genou ! voyages, séjours à la campagne, 
emploi des journées, des soirées, tout dépend de ce 
petit genou! Il règle tout! il modifie tout! Eh bien, 
comment voulez-vous qu'une enfant voie pendant 
trois ans, quatre ans peut-être, tout le monde se 
subordonner à elle, et n*y prenne pas l'habitude du 
plus odieux des vices, la personnalité? » 

La pauvre mère s'arrêta alors, et ses yeux se rem- 
plirent de larmes. Je lui pris la main et je lui dis : 
« Laissez-la guérir et vous verrez ! L'égoïsme d'au- 
jourd'hui deviendra demain du dévouement, de la 
reconnaissance, de la tendresse, de l'abnégation. 
Aujourd'hui elle use et abuse de vous, c'est dans la 
nature ! Elle ne se rend pas compte de ce que vous 
faites pour elle, c'est dans le cœur humain ! mais 
plus tard, l'âge etlaguérison étant venus, peu à peu 
se réveilleront en elle, pour la transformer, ces trois 
années de dévouement de votre part. Alors, chacun 
des sacrifices dont elle a été l'objet, chacune des pri- 
vations dont elle a été la cause, chacun des soins 
dont elle a été le but lui apparaîtront dans toute 
leur beauté et lui rempliront le cœur de gratitude, 
d'attendrissement et d'adoration ! Soyez-en certaine, 
madame, la jeune fille payera les dettes de la petite 
fille, et la jeune mère les payera e»<îore mieux ! 



LA PETITE FÉE BÉQUILLETTE. 97 

Ohl comme elle parlera souvent à ses enfants de 
ce temps-là! comme, au nom de ce temps-là.., aux 
récits de ce temps-là^ elle leur apprendra à vous 
connaître et à vous aimer 1 Madame, madame, je 
vous le dis en vérité, ce petit genou a déjà fait bien 
des choses en ce monde; il a fortifié le cœur de 
celle à qui il appartient; il a uni par des liens indis- 
solubles la sœur et les frères, la fille et les parents. 
Eh bien, son rôle n'est pas fini... La maladie aura 
cessé depuis longtemps que ses bienfaits dureroat 
encore ! Vous en arriverez un jour à le bénir! » 

La mère resta un moment silencieuse. 

« Vos paroles m'ont émue, me dit-elle, elles 
m'ont fait du bien. Je voudrais vous en remercier. 
Comment y mieux réussir qu'en vous annonçant une 
bonne nouvelle pour ce petit genou? Mon cher mé- 
decin, qui s'associe à toutes nos angoisses, et que 
ce petit genou a bien souvent empêché de dormir, 
lui aussi, a fait cinquante lieues pour venir voir sa 
malade. 

— N'est-ce pas lui que j'ai rencontré avec vous 
ce matin ? 

— Précisément. Eh bien, il est beaucoup plus 
content. Jamais aucun séjour de bains de mer ne 
nous a été aussi favorable. Est-ce l'influence de ces 
beaux arbres dominant la côte? est-ce l'action de 
l'airde mer, tamisé par les grands végétaux, comme 
dit notre ami? Je ne sais, mais le retour à. la santé 
est visible. Demain nous faisons une première ten- 
tative, une première épreuve. 

— Quelle est-elle? 

— Venez à dix heures sur la plage, et vous le 
verrez. » 



98 NOS FILLES ET NOS FILS. 



Le lendemain, j'arrivai à l'heure dite. Qu'est-ce 
que je vois! la petite fille debout... entendons- 
nous, debout sur deux petites béquilles, et s'es- 
sayant à marcher ainsi sur le sable. La mère sui- 
vait tous ses mouvements avec terreur. 

« Vous voyez! me dit-elle, notre admirable ami, 
dans sa paternelle sollicitude, ne veut arriver à la 
liberté des mouvements que par degrés ; mais enfm, 
c'est le premier degré. Pourtant, le croiriez-vous? 
Quand je l'ai vue ainsi posée sur ses deux petites 
béquilles, mon cœur s'est serré! Jusqu'ici elle n'é- 
tait, que malade; elle m'est apparue alors comme 
infirme. Les béquilles, c'est le signe... 

— C'est le signe de la liberté, répliquai-je vive- 
ment. Ne regardez pas l'instrument, voyez l'usage 
qu'elle en fait. La voilà sortie d'esclavage ! Comme 
elle se meut déjà avec grâce, avec souplesse, avec 
ivresse ! Elle va reprendre possession du monde ! 
Elle va refaire connaissance avec tout ce qu'elle 
n'apercevait que de loin ! Elle va toucher ! sai- 
sir ! cueillir ! respirer ! Regardez-la ! regardez-la ! 
On dirait que tous ses sens lui reviennent à la fois ! 
Quelle joie d'aller à chacun des petits rochers de la 
côte... et d'y aller toute seule! Comprenez-vous? 
toute seule, sans personne qui la pousse ! sans 
personne qui la porte ! Elle est redevenue maîtresse 
d'elle-même. Allons, je la baptise la petite fée Bé- 
quillette. 

— Oh ! le joli nom ! s'écria l'enfant, qui s'était 
rapprochée de nous ; je ne veux plus qu'on m'appelle 
autrement. 

— Eh bien ! petite fée, lui dis-je en riant, je 
vous apprendrai à vous servir de vos béquilles. 



LA PETITE FÉE BÈQUILLETTB. 03 

— Comment donc? 

— Vous le verrez. 

— Quand ? 

— Demain à dîner. » 

En effet, le lendemain réunissait les deux familles 
dans notre très modeste logis. C'était un dîner d'a- 
dieu. 

Nous partions. La petite fille m'adressait, pen- 
dant tout le temps du dîner, des regards d'intel- 
ligence, des regards de complice. Le dessert venu : 
« Par la vertu de mes béquilles, dit-elle, j'ordonne 
à maman de regarder dans sa poche ! 

— Qu'est-ce que ce paquet si bien enveloppé? 
dit la mère. Oh ! ce joli petit sécateur que j'avais 
admiré il y a trois jours à Vannes ! Mon voisin ! 
mon voisin ! ajouta-t-elle en me tendant la main, 
c'est un abus de confiance. 

— Je n'y suis pour rien ! c'est la petite fée 
Béquillette qui a enjoint au marchand de vous l'en- 
voyer. . . 

— Silence!... reprit l'enfant. Par la vertu de 
mes béquilles, j'ordonne à mes deux frères d'al- 
ler chercher leurs chapeaux. 

— Oh ! le joli porte-crayon ! Oh ! le joli petit 
portefeuille !...)> 

1 Les deux garçons accourent à moi pour m'em- 
brasser. 

« Je ne le mérite pas!... c'est la petite fée Bé- 
quillette ! 

— Silence !... Par la vertu de mes béquilles, j'or- 
donne que maman nous donne tous les jours pour 
dessert une bonne crème au café comme celle-ci ! » 

Vous entendez d'ici les éclats de rire, les bravos l 



100 NOS FILLES ET NOS FILS. 

D'autant plus que c'est à elle toute seule qu'elle 
avait imaginé cette dernière injonction. 

« Eh bien! mon voisin, vous avez fait là de 
belle besogne! me dit la mère. Désormais, elle va se 
passer toutes ses fantaisies ! et par la vertu de ses 
béquilles... 

— Par la vertu de ses béquilles, madame, 
elle en arrivera bientôt à se passer de béquilles ! . . . 
Cet hiver, quand j'irai frapper à votre porte à Paris, 
car vous me le permettez, n'est-ce pas ? je compte 
bien voir les petites béquilles suspendues en ex voto 
à côté de son lit ! Et, au printemps, par la vertu de 
ses. béquilles, il lui arrivera, si vous le permettez, 
un joli bouquet pour son premier bal d'enfants, 
et je l'invite pour la première contredanse ! 

— Elle! danser! me dit la mère. Oh ! j'en mour- 
rais de joie!... » 

La pauvre mère s'arrêta tout émue. 

Je partis, moi, le lendemain. C'était le i®' sep- 
tembre. Plusieurs mois se sont écoulés depuis ; 
la petite fée va toujours de mieux en mieux. Comme 
j'attends le printemps avec impatience ! Et, en l'at- 
tendant, j'envoie ce petit récit au Magasin d'édu- 
cation^ ou plutôt je l'envoie aux lectrices de tout 
âge ; plus d'une famille est frappée du même cha- 
grin ; plus d'une mère est en proie à la même in- 
quiétude ; plus d'une enfant est soumise à la même 
épreuve! Bénies seraient ces pages si elles don- 
naient un peu de courage aux enfants, un peu d'es - 
pérance aux mères. 



JEAN PBie. 101 



JEAN PRIÉ 

A M, le comte d^Esgrigny» 

Ce qui m'a le plus frappé dans mon séjour en Bre- 
tagne, ce n'est ni le charme tout italien de la plage 
du Pouliguen, ni l'âpre beauté des rochers de la 
grand'côte, ni la pittoresque originalité des cou- 
tumes du bourg de Batz, ni la douceur des dunes 
toutes couvertes de giroflées et d'œillets, ni la 
grandeur historique des murailles de Guérande, ni 
l'éclat mélancolique des marais salants au coucher 
du soleil... c'est... c'est la vue d'un pauvre cor- 
donnier de village, nommé Jean Prié. Oui, un cor- 
donnier, un vrai cordonnier, qui fait des souliers, 
qui vit de faire des souliers, qui fait très bien les 
souliers, et, si humble que soit cette vie, le récit 
n'en paraîtra, je crois, ni sans intérêt ni sans utilité. 

Il est fils de pauvres paysans. Il a trente-sept 
ans. Il a pris son métier comme gagne-pain ; mais, 
dès sa première jeunesse, il essaya d'unir en lui 
l'artiste à. l'artisan et se livra ardemment à la mu- 
sique. Malheureusement la voix, les maîtres, les 
études lui firent défaut, et il retomba dans son 
pauvre atelier, en face de son rude établi, avec 
son tablier de cuir, son tranchet et son fil enduit 
de poix. Cependant le rêve habitait toujours cette 
tête. Un jour, le maire du Pouliguen, le comte 
d'E..., homme d'esprit, de cœur et de plus conchy- 
liologiste fort distingué, se trouvant en rapport avec 



102 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Prié pour affaire de chaussures, fut frappé du tour 
d'esprit de ce très modeste artisan. Comment lui 
vint-il en idée de lui montrer sa belle collection de 
coquilles, de lui en donner quelques-unes, de l'en- 
courager à en ramasser à son tour?... Je ne le sais, 
si ce n'est qu'au fond de tout collectionneur il y a 
forcément un missionnaire; qu'un goût passionné 
pour n'importe quoi vous souffle le feu sacré du 
prosélytisme, et que. Dieu merci! la contagion du 
bien n'est pas moins active que celle du mal. Quoi 
qu'il en soit, sous le coup de cette parole amie, 
s'ouvre devant l'imagination de Prié un monde nou- 
veau, le monde de la nature! Le voilà qui, chaque 
dimanche, après la messe entendue (car, en fidèle 
Breton, il est resté fort bon catholique), le voilà qui 
part à six heures du matin, à pied, avec sa boîte de 
naturaliste en bandoulière. Tous ses camarades 
se moquent de lui. « Passer ton dimanche à ramas- 
ser de petits cailloux, au lieu de te reposer, de 
danser des rondes, de chanter avec les jeunes filles, 
de boire et de jaser sous les pins avec une bonne 
bouteille de bière en face de soi, et une bonne pipe 
à la bouche... Tu es fou!.. » Les enfants mêmes 
le raillent. Que lui importe ! Il s'en va en quête et 
en conquête. Il parcourt à grands pas toutes les 
sinuosités de la côte depuis le Croisic jusqu'à Por- 
nichet, heureux comme un roi, chantant à plein 
gosier, aspirant à pleins poumons la brise de mer, 
frappant sur les rochers avec sa canne en signe 
d'allégresse, et revenant le soir, harassé mais ravi, 
délassé par cette bonne fatigue en plein air du dur 
travail de la semaine, tout chargé enfin de dé- 
pouilles opimes. Mais, une fois ces richesses étalées 



III 




II. \oii.A <,.i;i l'Aur A 



qX mi HES lU/ MAM.N. (I*ag(3 102. 



JEAN PRIÉ. 103 



sur une table, qu*en faire? les regarder, les net- 
toyer, les ranger? grand plaisir sans doute! mais 
Prié voudrait plus, il voudrait les connaître. L*idéô 
confuse de la science se fait jour dans cet esprit in- 
culte. Voir, c'est bien ; avoir, c'est beaucoup ; savoir, 
c'est mieux. Comment apprendre? comment, sans 
maître, sans guides, sans livres, se retrouver dans 
ce dédale des productions maritimes? comment ar- 
river à ce qui fait l'ambition, l'étude et parfois le 
désespoir des plus grands savants, à une classifi- 
cation ? comment faire descendre sur cet amas con- 
fus de coquilles, cette belle lumière qui seule éclaire 
et féconde tout, l'ordre? Prié sent, devine que son 
plaisir ne sera complet que s'il est durable, et ne 
sera durable que s'il devient une étude. Mais quel 
problème pour un pauvre ouvrier ! Il alla trouver 
le comte d'E... non sans hésitation, car un des 
caractères de cette bonne race bretonne, c'est la ré- 
serve et la fierté ; il y alla pourtant, mais sans oser 
exprimer son désir, et se contentant, pour tout lan- 
gage, d'étaler sa récolte devant son bienfaiteur, et 
de lever vers lui des regards interrogateurs et at- 
tendris qui semblaient dire : « Donnez-moi une 
leçon!... » M. d'E... le comprit; il lui prêta quel- 
ques livres; il lui apprit à les lire; il le mit en rap- 
port avec un savant distingué que le hasard avait 
amené au Pouliguen, et aujourd'hui, à force de 
persévérance et de bons conseils, Prié possède une 
collection à lui, conquise par lui, classée méthodi- 
quement par lui!... C'est un conchyliologiste ! mais, 
ne l'oubliez pas, un conchyliologiste cordonnier; et là 
se montre un des traits les plus caractéristiques de 
cette forte nature. 



104 NOS FILLES ET NOS FILS, 



Tout est mode dans ce monde. Prié est devenu 
à la mode au Pouliguen. Pas un voyageur un peu 
éminent à qui on ne présente Prié ! Pas un collec- 
tionneur de coquillages qui ne prenne, le dimanche. 
Prié pour compagnon de ses promenades. Enfin, 
pendant mon séjour, on organisa au profit des 
pauvres un concert où figuraient parmi les exécu- 
tants quelques-uns de plus grands noms de France, 
car le Pouliguen est une station de bains de mer 
tout à fait aristocratique. Eh bien, Prié, qui se sou- 
vient de ses premières études musicales, a été invité 
à faire sa partie dans les chœurs, et tous les jeunes 
gens de grande famille lui donnaient la main et le 
traitaient en ami. Mais cette amitié ne rendait Prié 
ni orgueilleux, ni humble; il en est touché, il n'en 
est pas vain. En face de ces personnages si con- 
sidérables à ses yeux, — songez que nous sommes 
en Bretagne, dans un pays où le sentiment de la 
hiérarchie règne encore dans les mœurs, — Prié 
demeure dans une attitude respectueuse et recon- 
naissante qui n'a rien de servile ; sous la gratitude 
de l'ouvrier, persiste en lui la dignité de l'homme, 
sans qu'à son tour cette dignité enlève rien à la défé- 
rence et, ce qui est plus remarquable, à la ponctua- 
lité de l'ouvrier. Les personnes titrées l'appellent 
mon ami ; soit ! Il fait des souliers pour ses amis, 
et personne ne les fait mieux, ne les vend à un prix 
plus modéré et ne les livre plus exactement. Cet 
homme a trouvé l'art de s'élever très au-dessus de 
sa position, et de rester toujours à sa place. 

Ce n'est pas tout, et nous allons le voir faire un 
pas de plus, s'élever d'un degré de plus dans le 
monde de Tintelligence. Il y a une grande difficulté 



lEAN PRIÉ. 105 



dans sa vie. Comment accorder ensemble son goût 
et son état? comment satisfaire aux entraînements 
de l'un et aux devoirs de Tautre? comment, avec 
son gain d'artisan, suffire à ses dépenses de savant? 
Sa famille, il est vrai, est peu nombreuse : il n'a 
que sa femme, qui l'aide dans son métier, et il 
commence même à la dresser à la chasse aux mol- 
lusques ; mais d'autres êtres sont à sa charge, des 
êtres qu'il faut soigner, loger, entretenir, ce sont ses 
coquilles. Il a besoin de livres pour apprendre à les 
distinguer, d'armoires pour les serrer, d3 place 
pour mettre ses armoires; or, les livres, la place, 
les armoires, tout cela, c'est de l'argent et du temps. 
Le temps, il le prend sur ses nuits : mais l'argent, 
où en trouver avec un salaire qui ne suffit qu'à ses 
besoins? La Fontaine a dit : nécessité r ingénieuse; 
il aurait bien pu en dire autant de la passion. Prié 
a donc imaginé d'appeler au secours de son goût 
intellectuel son adresse de main. Il a tiré de son 
amour pour la science, une industrie qu'il a char- 
gée de satisfaire cet amour. Voici comment : la côte 
de Bretagne abonde en crustacés de toutes sortes ; 
les homards, les crevettes, les crabes y pullulent. 
Frappé de cette richesse, Prié s'est mis en tête de 
préparer des crustacés pour les cabinets d'histoire 
naturelle. Tous les ornithologistes sont plus ou 
moins empailleurs; pourquoi les conchyliologistesne 
le seraient-ils pas? Seulement, les difficultés abon- 
daient pour lui. D'abord, le maniement des sub- 
stances qui entrent dans tout embaumement est 
redoutable et demande de Texpérieiice et de la 
science. Puis l'empailleur n'est pas un pur ma- 
nœuvre; son adresse est un talent; il ne se borne 

7 



f06 NOS FILLES ET NOS FILS. 

pas à remplacer les organes intérieurs par du coton, 
et les yeux par de petits morceaux de verre ; il lui 
faut rendre les attitudes, les habitudes des animaux 
qu'il reproduit; un animdl empaillé est un être mort 
qui doit avoir l'air d'un être vivant. Eh bien, Prié, 
à force de patience, d'essais, de travail, s'est élevé 
à ce rôle d'artiste ; ses animaux vivent ; sous ses 
doigts la carapace du homard retrouve tout l'éclat 
vernissé de ses couleurs ; la crevette renaît avec toute 
la vivacité de ses attitudes et la gracilité élégante de 
ses membres! Son succès enfin a été si complet 
que pendant mon séjour au Pouliguen , un savant 
qui s'est intéressé à lui, lui a fait vendre toute sa 
collection de crustacés au musée de Nantes ! Quelle 
joie ! gagner de l'argent autrement qu'à faire des 
souliers ! Tirer de ses dix doigts une œuvre d'art 
qu'on lui paye ! Il est vrai qu'on ne la lui a pas payée 
bien cher; le gain n'est pas considérable; n'im- 
porte, il lui suffira pour réaliser son rêve, car il en 
a un ; il a son château en Espagne ! Qu'est ce donc ? 
De quitter son métier et de se vouer tout entier à 
la science? Non! il n'aspire pas si haut! D'entrer 
comme gardien de collections dans un musée? Ah! 
bon Dieu! sa visée n'est guère, grâce au ciel, à deve- 
nir esclave, et à se changer en un rouage admi- 
nistratif. Et la liberté! et l'air de la mer! et les 
courses sur la côte ! et l'espoir de trouver quelque 
mollusque inconnu, de le nommer peut-être! IJ 
aimerait mieux mourir que de renoncer à tout cela ! 
Son ambition est beaucoup plus modeste , son rêve 
beaucoup plus proportionné à son goûi, son désir 
beaucoup plus à sa portée. Cette ambition, -ce châ- 
teau en Espagne, c'est d'avoir une fenêtre ! Une 



JEAN PRIE. 107 



fenêtre!... A quoi bon? Le voici : Prié, ne pouvant 
pas faire ses préparations de crustacés dans sa bou- 
tique, a affecté à ce travail un petit fournil situé au 
fond du carré de jardin qui complète son logement; 
mais ce fournil a un grand défaut pour un labora- 
toire : on n'y voit pas clair ; le jour n'y entre que par 
4a porte... quand la porte est ouverte, de façon que 
Prié ne peut travailler qu'en ouvrant la porte ; et 
voilà les jours d'hiver, les jours de neige, les jours 
de glace, les jours de pluie, rayés du nombre des 
jours de travail. Mais grâce h son gain inespéré, il 
va donc enfin pouvoir se donner une fenêtre! Ses 
premiers homards l'aideront à en empailler d'autres. 
Seulement, le pauvre homme ne se rend pas compte 
de ce qui va lui arriver; il ne se doute pas que la 
clarté du jour, une fois introduite dans son labora- 
toire, lui montrera ce qui y manque. Or il y manque 
à peu près tout. Il n'y a guère que les quatre murs! 
Et quels murs! Après l'avoir éclairé, il va donc fal- 
loir l'approprier, le meubler. Eh bien , tant mieux ! . . . 
11 travaillera pour orner son sanctuaire. Chaque 
ustensile de plus sera une conquête et une joie de 
plus. Et fiez-vous-en à son incroyable adresse pour 
tirer quelque chose de tout, et tirer tout de rien. 
J'en ai eu la preuve, le jour de mon départ; car je 
n'ai guère passé de jour au Pouliguen sans décou- 
vrir quelque chose d'intéressant dans ce beau type 
d'ouvrier. 

Prié nous avait accompagnés et guidés un 
dimanche dans une promenade conchyliologique \ 
personne qui ne devienne ramasseur de coquilles 
sur les bords de la mer. Je voulais reconnaître sa 
peine. Lui offrir de l'argent? J'aurais crahit de 



108 NOS FILLES ET NOS FILS. 

le blesser. Lui aonner un souvenir littéraire? Quel 
plaisir en eût-il tiré? J'eus recours à un mode de 
payement qui le charma. Tout le monde connaît 
la passion des Parisiennes pour les tables. Entrez 
à Paris, dans le salon d'une femme du monde, vous 
avez mille peines à naviguer au milieu de cet archi- 
pel où s'élèvent comme autant d'îlots, comme autant 
de récifs, des tables à ouvrage, des tables à écrire, 
des tables h dessiner , des tables chargées d'al- 
bums, de livres et de fleurs! Une Parisienne ne 
regarde un appartement comme sien, que quand elle 
l'a ainsi estampillé de tous ses goûts ; c'est sa signa- 
ture. Notre installation dans un chalet du Pouliguen 
amena donc nécessairement l'achat de quatre tables 
de bois blanc, qui, sous les doigts de la maîtresse 
de la maison et grâce à quelques tapis improvisés, 
se métamorphosèrent en étagères, en jardinières et 
en bureaux à écrire. Mais le jour de notre départ, 
grand embarras! Que faire de ces quatre tables? 
Donnons-les à Prié ! s'écrie l'un de nous. Aussitôt 
fait que dit. Mais ce que rien ne peut rendre, c'est 
l'enchantement, c'est l'exaltation de ce brave homme 
en face de ces quatre tables. En cinq minutes, il 
les avait transformées par la pensée; il en désas- 
semblait d'avance toutes les parties, pour les recom- 
poser ! Il en meublait tout son laboratoire, il en fai- 
sait des casiers, des armoires, des tabourets de 
travail; si bien que, touché de sa joie, je ne pus 
m'empêcher de lui dire : « Savez- vous, Prié, ce qui 
me frappe le plus en vous depuis que je vous con- 
nais? C'est votre faculté de tirer du bonheur de toute 
chose; vous êtes un être rare, vous semblez heureux 
de votre condition! — Moi, monsieur, s'écria-t-il en 



JEAN PRIÉ. 109 



me pressant fortement les mains, je suiô le plus heu- 
reux homme du monde ! » 

Je m*arrête à ce mot. Il dit tout. De quoi ce pauvre 
cordonnier était-il heureux? D'un peu de lumière 
descendue sur lui, grâce à une main amie. Que le 
maire du Pouliguen n'eût pas rencontré Prié, ou que, 
l'ayant rencontré, il ne l'eût pas deviné, l'artisan 
s'éteignait tristement dans l'ignorance et dans l'en- 
nui. Eh bien, il y a en France des milliers de Prié 
qui s'éteignent, faute d'un rayon de lumière ! Tandis 
que nous, classes privilégiées, nous multiplions lès 
ingénieuses méthodes d'éducation pour éveiller chez 
nos enfants l'appétit de l'intelligence et leur rendre 
l'instruction facile et agréable, il y a dans le peuple 
des milliers d'esprits qui ont faim, qui meurent de 
faim, et qui n'attendent pour naître au sain et fécond 
bonheur de l'intelligence, qu'un encouragement, 
qu'un mot, que le don d'une coquille. 

On s'est émerveillé de la richesse monétaire de la 
France, on s'est ému de tout ce que supposait de 
travail, d'économie, de capital amoncelé, ces mil- 
liards affluant tout à coup dans les caisses de l'État 
à l'appel de l'emprunt et au cri de la charité ! . . . Mais 
imaginez-vous bien que les têtes en France sont cent 
fois plus riches que les bourses ! Sachez bien qu'il 
y a dans vos provinces, dans vos campagnes, plus de 
acuités intellectuelles, enfouies et inactives, que de 
vieux louis au fond des antiques armoires ou des 
grossiers bas de laine ! Le capital improductif qui 
dort dans les cerveaux français dépasse cent fois, 
non seulement ce trésor métallique qui a étonné le 
monde, mais cette puissance productrice qui jaillil 
comme par enchantement Bn moissons et en ven- 



HO NOS FILLES ET NOS FILS. 

danges sur nos coteaux et dans nos plaines ! Seule- 
ment, que faites-vous pour fertiliser le sol ? Vous le 
labourez. Eh bien, labourez donc aussi le fonds de 
terre de l'esprit! Défrichez-le donc, législateurs! 
Ensemencez-le donc, hommes d'État, et vous verrez 
ce qu'il vous rendrai... J'entends souvent dire que 
ie peuple français est ingouvernable! Dites donc 
ingouverné ! Depuis cinq ans, vous étes-vous adres- 
sés à lui une seule fois sans qu'il répondît à l'appel? 
Vous lui avez demandé de l'argent, il vous en a 
donné ; de la patience et de la persévérance, il vous 
en a donné ; de l'ordre, de la discipline, de la sou- 
mission à la loi, il vous en adonné. Ce peuple, qu'on 
appelait dédaigneusement un peuple de cigales, s'est 
trouvé avoir toutes les vertus d'un peuple de four- 
mis ! Et nunc erudimini ! nunc intelligite^ comme 
dit la Bible. Comprenez donc ce qu'il vous demande 
à son tour, ce que vous lui devez, et ce que vous 
vous devez à vous-mêmes. Expropriez -le de son 
ignorance, pour cause d'utilité publique ! 

Nous voilà bien loin, ce semble, de notre pauvre 
cordonnier de village ! . . . Hélas ! non ! car bien des 
années s'écouleront, je le crains, avant que tombe 
d'en haut sur notre terre de France une manne assez 
abondante pour nourrir et féconder tout ce qu'elle 
renferme de bonnes semences ! D'ici là, e\ en atten- 
dant, mettons -nous tous individuellement à la 
besogne! Imitons le maire du PouHguen! Cher- 
chons autour de nous quelque Jean Prié à susciter 
et à guider!... Que chacun, enfin, mette au rang de 
ses premiers devoirs ce but si facile et si beau à 
atteindre : faire éclore une âme! Croyez -le bien, 
c'est la meilleure manière de refaire la France. Nous 



JEAN PRIE. 111 



serions une nation bien puissante le jour où Ton 
pourrait dire de nous dans le sens rigoureux du 
mot : La France est un pays qui compte trente mil- 
lions d'âmes. 

Je puis ajouter à ce chapitre un bienheureux post- 
scriptum. Publiées il y a deux ans dans le Temps ^ 
ces pages attirèrent sur Prié Tattention et la sym- 
pathie du ministère de l'instruction publique ; une 
gratification lui permit d'étendre ses travaux, et Jean 
Prié a aujourd'hui une petite maison à lui et une 
vitrine de crustacés à l'Exposition universelle. 



VOYAGE SCIENTIFIQUE 

D'UN IGNORANT AUTOUR DE SA CHAMBRE 
A M. Victor Hari. 



PREMIER FRAGMENT 

« Père, quand partons-nous pour le voyage que 
tu m'as promis? 

— Dans un quart d'heure. 

— Dans un quart d'heure? et nos préparatifs? 

— Ils sont faits. 

— Tu as demandé la voiture? 

— Nous ne prenons pas de voiture. 

— Mais nos bagages? 

— Nous ne prenons pas de bagages. 



112 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Où allons-nous donc? 

— Nous n'allons nulle part. 

— Comment! nulle part? 

— Nous ne sortons pas de la maison, 

— Pas de la maison? 

— Pas même de notre chaise. Notre voyage est 
un voyage assis. 

— Tu veux te moquer de moi, père. 

— Du tout, lève les yeux, regarde autour de toi, 
nous sommes en route. 

— Qu'est-ce que tu veux dire? 

— Que c'est dans cette chambre, autour de cette 
chambre, que nous allons voyager. 

— Il n'y a rien à voir dans cette chambre, nous 
connaissons tout ce qui s'y trouve. 

— Ah ! tu crois cela ! Eh bien, tu n'en connais 
rien du tout. 

— Mais pourtant... 

— L'Évangile a dit un mot que je me répète sou- 
vent : Habent oculos et non vident. Ils ont des yeux 
et ils ne voient pas. C'est notre fait à tous. Nous 
vivons au miheu de merveilles que nous ne regar- 
dons pas. L'habitude de les voir nous empêche de 
les voir. Nous entreprenons des voyages lointains, 
pour aller admirer ce qui est à deux ou trois mille 
lieues, et nous ne nous rendons pas compte que 
nous avons là, sous nos yeux, sous notre main, les 
prodiges les plus intéressants et les plus inexpli- 
cables. 

— Vraiment? 

— Tous nous pourrions jouer à domicile l'inté- 
ressant rôle d'OEdipe, car nos maisons sont pleines 
de sphinx; seulement, nous ne les interrogeons pas. 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 113 

Je veux les interroger avec toi, et je te promets que, 
sans franchir le seuil de cette porte, je t'arracherai 
autant d'exclamations de surprise et d'enthousiasme 
que si nous parcourions l'Auvergne et les Pyrénées. 

— Commençons, père! commençons! 

— Soit ! Seulement , rappelle - toi que c'est un 
voyage scientifique et que je suis un ignorant. Ce 
que je vais te dire, je l'ai appris pour te le dire. Ne 
t'étonne donc pas si je m'arrête quelquefois en route, 
ou si je fais l'école buissonnière. 

— Allons! partons! 

— Par où commencerons- nous? Irons -nous à 
droite? irons-nous à gauche? 

— Ah ! je suis sûr, dit l'enfant avec impatience, 
que tu sais bien où tu veux aller. 

— C'est peut-être vrai. Qu'allons -nous regarder 
d'abord? Ces vases dorés? Non, c'est trop riche, 
Ces tapis? Non, c'est trop rare. Cette cheminée? 
Non, les foyers sont trop souvent vides; il y a trop 
de gens qui n'ont pas de bois pour les remphr. 

— Quoi donc? quoi? 

— Je veux quelque chose de très commun et de 
très utile, quelque chose dont Dieu ait répandu par- 
tout la matière et qu'on ramasse en se baissant, 
îquelque chose dont personne ne pourrait se passer 

et dont heureusement personne ne se passe; un tré- 
sor qui aide à la santé, à la beauté, à l'intelligence, 
qui, par une admirable transformation, se trouve à 
la fois et toujours à sa place, dans les fermes cl 
dans les palais, qui coûte des sommes énormes et 
qui ne coûte rien, qui est brillant comme le papillon 
après avoir été obscur comme la chrysalide... 

— Qu'est-ce donc, père ? qu'est-ce donc? 

7. 



H4 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Qui se mêle à tous les actes de notre vie, à 
nos repas, à notre travail, à nos plaisirs, qui sert à 
la jeunesse pour se parer, à la vieillesse pour se 
conduire... 

— Qu'est-ce donc, père? dis-le-moi? » 

En prononçant ces mots, Tenfant fit un mouve- 
ment et alla frapper de sa petite main une carafe qui 
tomba et se brisa... 

« Tu as mis le doigt dessus, lui dis-je en riant; 
c*est le verre. 

— Comment! le verre est tout cela? 

— Bien plus que tout cela. Tiens ! veux-tu voir 
un spectacle admirable? 

— Oui. 

— Eh bien, regarde-toi quand tu es assis à une 
fenêtre et que tu écris pendant un orage. 

— Je suis un beau spectacle? 

— Il n'y en a pas de plus beau. Au dehors, un 
trouble effroyable ! Le vent souffle, la pluie tombe, 
les arbres les plus vigoureux plient, la masse des 
flots se soulève, c'est comme une convulsion de la 
puissante nature. En ae^^ans de ta fenêtre, quelle 
tranquillité ! Tu es un être bien petit, bien chétif, et 
tu travailles dans ce terrible désordre sans que rien 
t'interrompe dans ton occupation! Le papier sur 
lequel tu écris est immobile ; ta plume, ta plume si 
légère, ne tremble même pas entre tes doigts. Or, 
qui te sépare de cette affreuse tourmente? Quel est 
ce tout-puissant rempart? Une feuille si mince que 
le papier ne l'est pas davantage, si fragile que 
le moindre choc peut la briser, si invisible, pour 
ainsi dire, que l'oiseau enfermé dans la chambre 
va s'y heurter, croyant que c'est encore de l'air ; 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 115 

et qu*est-ce que cette feuille? Une feuille de verre. 

— Je n'avais jamais pensé à cela. 

— Tu le vois, la conquête du verre, c'est la con- 
quête du jour. Grâce au verre, nous disposons de Tair 
libre, en maîtres, nous décomposons ses éléments, 
nous en faisons deux parts ; écartant ce qui pourrait 
nous y nuire, le vent, la pluie, le froid, les intem- 
péries, nous emparant de ce qui nous est utile, la 
clarté. Grâce au verre, la clarté devient entre nos 
mains conrnie un serviteur docile, que nous introdui- 
sons dans nos appartements, à la place, dans la me- 
sure, sous la forme qui nous plaît. Voulons-nous un 
jour mystérieux? avons-nous besoin devoir sans être 
vus? le verre dépoli ne laisse passer que la lumière 
sans le soleil, et nous cache en nous éclairant. 
Désirons-nous que cette lumière entre dans notre 
logis, avec toutes les couleurs de la plus riche pa- 
lette? Nous changeons nos vitres en vitraux. 

— C'est vrai. 

— Attends ! nous ne sommes qu'au début. C'est 
dans le verre que nous conservons nos vins, c'est 
dans du verre que nous les buvons ; les fleurs qui 
ornent nos appartements fleurissent dans du verre ; 
le verre défend nos pendules sur nos cheminées, 
nos montres dans nos poches, nos gravures sur nos 
murailles ; les thermomètres sont en verre, les baro- 
mètres sont en verre ; sans verre, pas d'instruments 
de chimie, de physique! Et ces lustres qui, par 
l'étincelant éclat des reflets, font mille bougies avec 
une bougie! et ces lentilles qui, dérobant au soleil 
sa chaleur, le forcent à brûler comme s'il était voisin 
de nous, et changent en un foyer ce qui tout à l'heure 
était un flambeau! et le prisme qui nous livre les 



116 NOS FILLES ET NOS FILS. 

éléments mêmes de la lumière! et les glaces, les 
glaces qui donnent à l'homme ce que Dieu lui avait 
presque refusé, le spectacle de sa propre personne; 
les glaces, qui nous font voir ce qui est derrière nous, 
ce qui est à côté de nous, et qui même, si on les 
écoutait, nous donneraient plus d'une utile leçon, en 
nous montrant les traces du temps sur notre visage! 
Ajoutons enfin que, par une singulière coïncidence, 
l'accroissement de l'industrie verrière donne la 
mesure des progrès de l'instruction publique. On a 
remarqué et prouvé par des chiffres que plus l'édu- 
cation pénètre dans les villages, plus l'impôt des 
portes et fenêtres augmente ; beau rapport entre la 
lumière matérielle et la lumière morale. Votre intel- 
ligence s'ouvre, il faut que votre maison s'éclaire ; 
voir, c'est savoir. » 

L'enfant me regardait émerveillé, et voyant que 
je m'arrêtais : « Encore ! s'écria-t-il, encore ! 

— Oui ! encore ! car je ne t'ai rien dit des trois 
plus grands bienfaits du verre. 

— Quels sont-ils? 

— Il y a une chose aussi belle que le jour, ce sont 
les yeux; il en est une plus horrible que la nuit, la 
cécité. Voir, c'est vivre, c'est posséder, c'est mar- 
cher, c'est se défendre; mais, hélas! de quelle façon 
voyons-nous? A vingt ans, nos yeux nous appar- 
tiennent complètement, et l'espace est à nous; mais 
peu à peu ce beau royaume qu'on appelle le monde 
nous échappe province à province ; vient la vieillesse, 
qui nous mesure le nombre d'heures où nous pou- 
vons le regarder; bientôt nous ne voyons plus qu'à 
trente pas, qu'à dix; ce caractère est trop fin, impos- 
sible de le lire; cet objet est trop éloigné, nous ne 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'DW IGNORANT. 117 

le distinguons pas. Adieu les veillées du savant! ses 
organes font défaut à son génie; retourne ta toile, 
grand peintre, tu ne peux plus diriger ni suivre tes 
pinceaux; prends garde à toi, vieillard qui t'aven- 
tures dans la rue, cette voiture va t'écraser; pleurez, 
vous tous, artistes, riches, pauvres, ouvriers, la cécité 
s'avance! Pleurez!... A moins que quelque fée bien- 
faisante ne vienne par un miracle réparer l'ouvrage 
détruit de la nature... La fée est venue, un talisman 
est dans sa main, talisman grossier, dont le nom est 
vulgaire, dont la forme est commune, dont la matière 
est sans prix, mais qui est sublime cependant; sais- 
tu ce que c'est? 

— Les lunettes! s'écria l'enfant. 

— Précisément ! Les lunettes. Tu entendras dire 
souvent : Ne prenez pas de lunettes! cela use les 
yeux. La vérité est précisément le contraire. Les 
lunettes ne prolongent pas seulement nos regards, 
elles conservent nos yeux. Lire avec difficulté, c'est 
lire avec eflort; lire avec eflort , c'est se fatiguer 
pour lire ; se fatiguer, c'est s'user. Sais-tu à quoi je 
compare les lunettes? Aux mères des petits oiseaux, 
qui triturent et broient le grain, pour n'ofirir qu'une 
nourriture facile aux organes délicats de leurs petits. 
Eh bien, les lunettes facilitent à nos pauvres yeux 
la digestion de la lumière, en faisant pour notre 
vieille prunelle ce qu'elle ne peut plus faire, en ras- 
semblant les rayons épars, en les réunissant en 
taisceau, et en les faisant pénétrer ainsi condensés 
dans notre pupille : c'est exactement le rôle des 
mères oiseaux. Ayant affaire à des estomacs déli- 
cats, elles modifient la nourriture pour leur rendre 
la besogne plus aisée. 



118 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Oh! que c'est amusant! Je ne comprends 
pourtant pas complètement tout ce que tu me dis ; 
mais... 

— Tu le comprendras plus tard, c'est ce que je 
veux. Tout cela va fermenter dans ta tête ; tu inter- 
rogeras, tu observeras, tu réfléchiras, mon but sera 
atteint. Mais continuons! Nous devons au verre une 
autre conquête aussi belle que les lunettes. 

— Laquelle donc? 

— Les lorgnettes. 

— Quelle différence y a-t-il entre les lorgnettes 
et les lunettes? 

— Tu vas en juger toi-même. Prends ma lorgnette 
sur ma table, et regarde le clocher qui est à un 
quart de Heue d'ici. » 

L'enfant prit la lorgnette. 
« Y es-tu? 

— Oui. 

— Eh bien, vois-tu ce clocher plus clairement 
qu'avec les yeux ? 

— Bien plus clairement. 

— Tel est l'effet des lorgnettes. Elles rapprochent 
les objets éloignés, tandis que les lunettes servent 
surtout à éclaircir les objets rapprochés, 

— Père, qui a inventé les lunettes? 

— On l'ignore. 

— Et les lorgnettes? 

— Un enfant! 

— Un petit enfant? 

— Un enfant de ton âge. Vers l'année 1600, dans 
une ville de Hollande, à Alcmaër, vivait un fabri- 
cant lunetier, nommé Jacob Metzu. Son fils courait 
dans la boutique, jouant avec les verres, essayant 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 119 

les lunettes, et, quoique toujours réprimandé, 
recommençait toujours... Il y a encore des enfants 
comme celui-là, n'est-ce pas ? Un jour qu'il tenait 
à la main deux verres, l'un bombé, l'autre creux, 
par amusement ou par hasard, il approche le verre 
concave de son œil et éloigne un peu le verre con- 
vexe, afin de voir à travers les deux. Quelle est sa 
surprise! des objets éloignés, et que leur éloigne- 
ment rapetissait ou obscurcissait pour lui, lui appa- 
raissent clairs, grands, distincts. 11 court à son père 
et lui fait part de cette merveille. Metzu examine, 
répète l'expérience, la trouve exacte, construit des 
tubes où ces deux verres sont placés à distance, el 
les lunettes astronomiques sont créées; et dix ans 
plus tard le grand Galilée, à l'aide de cet instru- 
ment, publie sous le titre magnifique de Messager 
céleste, « Nuncius sidereus », un livre qui rappor- 
tait effectivement des nouvelles de l'immensité! Oui, 
c'en est fait, l'homme est installé dans l'infini ! Le 
ciel s'ouvre à ses yeux, et, en s'ouvrant, se peuple ; 
les étoiles deviennent des soleils, les soleils des 
flambeaux d'univers inconnus; nébuleuses, germes 
de mondes, débris de mondes , astres se formant 
comme des créatures et se détruisant comme elles, 
groupes de planètes, groupes de groupes roulant et 
s'entre-croisant dans l'espace en ellipses harmo- 
nieuses et réglées, toute la création apparaît soudain 
à l'homme à travers ce petit morceau de verre; el 
l'homme, l'œil attaché sur ce speitacle, l'oreille 
ouverte au bruit lointain de ces célestes concerts, 
l'homme sent éclater dans son âme toute une exis- 
tence nouvelle. Car ce qui importe le plus .dans 
l'astronomie, ce n'est [)as de savoir si Jupiter est 



120 NOS FILLES ET NOS FILS. 

plus OU moins aplati sur ses pôles, si les montagnes 
de la lune ont quelques nnètres de moins que le Righi : 
le vrai fond de cette admirable science, c'est son 
action sur nos cœurs et notre vie, c'est la place 
qu'elle nous donne dans la création, c'est l'anéantis- 
sement de notre orgueil humain devant tant d'uni- 
vers plus grands que le nôtre et faits comme le 
nôtre ; c'est enfin cette porte ouverte sur notre desti- 
née future... » 

Je m'arrêtai à ce mot, en voyant mon fils me 
regarder. Je m'aperçus que je n'avais guère parlé 
pour lui, et pourtant l'examen rapide de sa figure 
m'empêcha de me repentir de ce que j'avais dit. 
Tout n'était pas étonnement sur ses traits; ces mots 
d'infini et d'immensité avaient jeté sur son visage 
un peu pâle une sorte d'effroi intelligent : il n'avait 
pas compris, mais il avait senti. Avec le temps, 
les sensations de l'enfant deviendront les idées de 
l'homme. 

Nous gardâmes quelque temps le silence tous 
deux ; mais bientôt, poussé par ce génie de la curio- 
sité, qui est presque une vertu chez l'enfant, il me 
dit : « Père, un et un ne font pas trois, n'est-ce pas? 

— Non, sans doute, mais... 

— Eh bien, alors, tu me dois encore une histoire, 
tu me dois encore une des merveilles du verre, car 
tu m'en as promis trois et tu ne m'as parlé que des 
lunettes et des lorgnettes. 

— Ah ! ah ! répondis-je en riant, je crois qu'il 
ne sera pas bon d'être ton débiteur plus tard; tu 
sauras te faire payer. Payons donc. Prends ce 
papier placé là sur ma table. 

— Je l'ai. 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 121 

— Ouvre-le et regarde ce qu'il renferme. 

— Oh! le joli petit instrument! Qu'est-ce que 
c'est que cela? 

— Quelque chose que j'ai encore acheté pour toi, 
hier, en allant à Paris. Oh! mon métier d'institu- 
teur me coûte cher. 

— Explique-moi... 

— Patience ! Tu vois que c'est un petit tube avec 
un verre. 

— Oui. 

— Place au-dessous ce petit morceau de cristal. 

— C'est fait. 

— Mets sur ce métal une gouttelette d'eau. 

— Elle y est. 

— Maintenant, regarde! 

— Oh ! que c'est drôle ! Que de choses dans 
cette goutte d'eau !... des vers... des herbes... 

— Que tu ne voyais pas avec ton œil. Eh bien, 
voilà le troisième bienfait du verre, c'est le micro- 
scope. 11 nous rend visible l'invisible ! Essayer de 
dire par quelle combinaison de verres convexes et 
de verres concaves l'art arrive à grossir ainsi les 
petits objets, ce serait aller au delà de mon savoir 
et de ta compréhension. Plus tard, dans le cours 
de tes études, ces problèmes s'éclairciront pour toi; 
mais dès aujourd'hui t'apparaît une merveille sen- 
sible, évidente. Le télescope t'avait lancé tout à 
l'heure dans l'infini de la grandeur, te voilà descen- 
dant avec le microscope dans l'infini de la peti- 
tesse ; tu pâlissais devant l'incommensurable, pâlis 
devant l'imperceptible!... Cette goutte d'eau est 
peuplée. Ce brin d'herbe est une république vivante! 
ce grain de sable est un monde! La vie! encore la 



122 NOS FILLES ET NOS FILS. 

vie ! partout la vie ! Et avec elle, visible et palpable» 
le doigt de Dieu! Ajoute que ces découvertes ne 
satisfont pas seulement ta curiosité, n'émerveillent 
pas seulement ton esprit, n'élèvent pas seulement 
ton âme ; elles sont un bienfait pour ton corps ! Pas 
un seul de ces secrets où l'art de guérir n'ait trouvé 
un remède ! Il y a des maladies qui étaient incu- 
rables, il y a cinquante ans, et qu'on guérit aujour- 
d'hui radicalement en quelques heures... Grâce à 
quoi ? grâce au verre ! 

— Mais alors... père, s'écria l'enfant, dis-moi 
donc ce que c'est que le verre ! 

— Une histoire qui n'est peut-être qu'une légende 
te répondra. Des marchands phéniciens s'arrêtent 
un soir sur le bord de la mer. Ils y préparent leur 
repas, et se couchent ensuite auprès de leur feu qui 
s'éteint. Au réveil, que trouvent-ils? Des morceaux 
d'une matière inconnue et transparente. Qu'était-il 
arrivé? Le sable, sous l'action du feu, s'était fondu ; 
en s'amalgamant avec la cendre, il avait produit des 
fragments de verre, et c'est de cette invention de 
hasard qu'est sortie une des plus admirables indus- 
tries humaines. 

— Raconte-la-moi. 

— Tu peux bien dire, raconte-les-moi ; car l'in- 
dustrie verrière renferme trois industries, aussi 
belles les unes que les autres. 

— Quelles sont-elles? 

— La verrerie, la cristallerie, la glacerie. Com- 
mençons par la verrerie. J'ai été voir un atelier pour 
pouvoir te le décrire. 

— Et tu m'y mèneras? 

— C'est pour t'y mener que j'y suis allé, et c'est 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 123 

pour que tu aies plus de plaisir à y aller que je te le 
décris. 

« Au milieu d'une vaste halle ouverte et traver- 
sée par le vent, s'élève un grand dôme d'argile : 
c'est le fourneau. Une fois allumé, il dure trois ans. 
Sur ce dôme, de distance en distance, sont percés 
de larges trous, par où l'œil plonge dans le four, 
quand il peut en supporter l'éclat ; la flamme, toute 
blanche, rempHt ce four comme un liquide, et les 
parois intérieures ainsi que la voûte ruissellent d'une 
sorte de sueur brillante ; tout autour de ces parois, 
un banc circulaire; sur ce banc, des vases en argile; 
dans ces vases, une matière liquide et bouillon- 
nante : c'est le sable en fusion, c'est le verre. Voilà 
pour le dedans du fourneau ; au dehors, près de 
l'ouverture de chacun des trous, debout, sur une 
sorte de tréteau d'environ cinq pieds de haut, une 
canne à la main, l'ouvrier en chemise. Son visage 
est rouge comme la fournaise même ; l'eau ruisselle 
sur son front et ses membres ; mais il garde l'ap- 
parence de la vigueur et de la santé dans cette 
atmosphère de cyclope, tant notre corps semble 
créé dans la prévision de nos inventions les plus 
hardies. 11 s'approche du trou, et avec sa canne 
percée dans toute sa longueur comme un tube, il 
cueille (le mot est technique et charmant), il cueille 
dans un des vases, un peu de cette pâte épaisse et 
ignifiée, qui se teint, au jour, des mille couleurs 
charmantes de l'opale ; il applique ses lèvres sur 
la partie supérieure de la canne, et soufllc avec 
force : aussitôt, comme une bulle de savon se gonfle 
à l'haleine d'un enfant, ce morceau de pâte rouge 
Bc dilate et s'arrondit, dabord gros comme une 



124 NOS FILLES ET NOS FILS. 

prune, puis comme une balle, puis comme une 
petite sphère, toujours plus mince à mesure qu'il 
devient plus gros, toujours plus clair à mesure qu'il 
devient plus mince. Le moment est critique; l'ou- 
vrier, du haut de son tréteau, balançant au bout de 
sa canne ce globe de feu souple et élastique, le fait 
monter, descendre pour répartir partout également 
la matière; elle s'étire, elle s'étire, lorsque soudain, 
et comme par inspiration, ce semble, le travailleur 
lui imprime un vigoureux mouvement de rotation ; 
et comme l'atelier est plein de travailleurs, vous 
voyez au-dessus de votre tête sept ou huit globes 
de feu décrivant autour de vous des cercles enflam- 
més, et prêtant à cette salle un aspect fantastique 
et presque effrayant, oui, effrayant! Si ces sphères 
éclataient, si cette matière liquide et brûlante allait 
jaillir ! Vous tremblez. Mais peu à peu les sphères 
s'allongent, et en s'allongeant pâlissent ; vous voyez 
poindre autour de la partie supérieure de la canne, 
la couleur claire et transparente du verre, pendant 
que la pâte épaisse et rouge se réfugie à l'autre 
extrémité ; et bientôt, au lieu du petit morceau de 
matière enflammée, cueillie devant vous il y a cinq 
minutes dans la fournaise, vous avez un manchon 
de verre mince, brillant, solide, translucide, et tout 
semblable à ces longs fourreaux de verre qui cou- 
vraient autrefois sur nos cheminées les vases de 
fleurs artificielles : c'est une véritable métamor- 
phose. Telle est la verrerie; il ne s'agit plus, pour 
débiter ce manchon en carreaux, que de le fendre 
dans sa longueur, ce qui se fait avec un mor- 
ceau de verre froid si le manchon est chaud, et 
avec un morceau de verre chaud Bi le manchon est 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 125 

froid; puis on le transporte dans un four disposé 
exprès, où un feu égal et modéré le fait s'ouvrir, 
s'étendre, se déplier pour ainsi dire comme un rou- 
leau de papier ; et une fois aplati, il durcit tout dou- 
cement en vingt-quatre heures. 

« A la cristallerie, maintenant. 

« Dans la cristallerie, le spectacle est encore plus 
intéressant, parce que l'action et le pouvoir de 
l'homme y éclatent davantage, et que cette belle 
matière du verre en fusion s'y montre plus obéis- 
sante, plus maniable, plus féconde en transforma- 
tions subites et charmantes. Entrons : même four- 
neau, mêmes ouvriers, même matière, sinon qu'elle 
est faite d'un sable plus choisi et mêlé d'un oxyde 
de plomb, qui lui communique la limpidité. Mais 
là-bas, c'est le souffle de l'homme qui crée ; ici, 
c'est sa main. L'ouvrier est assis; au lieu d'un tré- 
teau, un établi; au heu d'une canne, un compas, 
des ciseaux, des pinces ; on dirait un tourneur, c'en 
est un : il travaille le verre comme le tourneur tra- 
vaille le bois. A-t-il besoin d'un huilier, d'un pot 
à crème, d'un verre à pied, il cueille un peu de 
cette belle pâte, et soudain vous la voyez sous le 
compas s'aplatir en base solide, s'élancer en col 
élégant, s'avancer en bec fin et aigu. Il lui faut une 
anse, l'ouvrier l'attache comme un ruban, et si elle 
est trop longue, il la coupe. Au lieu de façonner le 
cristal, veut-il le couler? une petite forme de fonte 
est là devant lui ouverte et attendant ; il y jette une 
goutte de lave bouillante et la ferme; et quand, 
^ après une seconde, elle se rouvre, la lave est deve- 
nue salière , coupe à facettes, vase taillé comme à 
la main. 



126 NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Dans la glacerie, le spectacle se transforme 
encore, et s'agrandit en se transformant. Tout autour 
de l'atelier, vingt fours de vingt-deux pieds de pro- 
fondeur ; au milieu, un vaste fourneau avec des creu- 
sets hauts de plusieurs pieds. On n*y cueille pas au 
bout d'une canne quelques gouttes de métal, il faut 
enlever les creusets tout entiers et abattre un pan du 
four pour qu'ils passent. Une main de fer va les saisir 
bouillonnants dans la fournaise ; une chaîne de fer 
les porte, et un chemin de fer les conduit jusque 
sur une large plaque de cuivre, où, versée d'un seul 
coup, l'éblouissante nappe de feu roule à flots 
épais, comme la lave sur la pente d'un volcan, et 
inonde tout le sable d'une lumière étrange et fée- 
rique. 

Quand le verre à vitres est refroidi, le travail est 
achevé ; mais quand la glace est froide, le travail 
commence : elle est onduleuse, il faut l'égaliser ; 
elle est terne, il faut l'éclaircir; elle est rude, il faut 
l'adoucir; et -dix espèces d'ouvriers, un mois de tra- 
vail, vingt instruments employés, vingt matériaux 
mis en œuvre, de l'eau, de ï'émeri, du cuir, du 
fer, du papier, sont à peine suffisants pour rendre 
digne de figurer dans votre chambre cette glace que 
vous croyez payer si cher et qui a tant coûté ! Voilà 
bien des merveilles, n'est-ce pas? Eh bien, d'où 
viennent-elles? quel en est le point de départ? qui 
les produit? Le verre. Et qu'est-ce que le verre? Un 
peu de sable mêlé à un peu de cendre. » ' 

Je m'arrêtai. 

« Est-ce que notre voyage est fini? me dit mon 
fils. 

— Oui. 



VOYAGE SCIENTIFIOÎIE D'UN IGNORANT. 127 

— Quand en ferons-nous un autre? quand me 
niontreras-tu autre chose dans la chambre? 

— Quand j^aurai eu le temps de l'apprendre. » 



LES TROIS ÉTATS 
DE JACQUES L'AVEUGLE 

A M, Charles GounotL 

Nous étions à la campagne depuis une semaine ; 
c'était au mois de juin ; les fenêtres ouvertes lais- 
saient entrer dans le salon tous les parfums du jar- 
din; Gounod venait de quitter le piano, et à la mu- 
sique avait succédé une de ces intimes causeries sur 
Fart, où la parole^ a, dans la bouche de notre ami, 
le charme d'une "de ses mélodies. Je lui racontai 
alors qu'un paysan aveugle, devenu notre voisin, 
traversait quelquefois , le soir, pendant l'été , à 
l'heure que nous appelons l'heure de Beethoven et 
de Mozart, la petite route gazonnée qui sépare sa 
ca' -^ne de notre habitation, venait s'asseoir par 
terre le long du mur de notre jardin ; et là, pen- 
dant tout le temps que nous faisions de la musique, 
il restait immobile à écouter. 

« J'aimerais bien à chanter pour cet homme-là ! 
s'écria Gounod. 

— Vrai ! mon cher ami? Rien de plus facile. Il 
est deux heures ; Jacques, c'est son nom, va revenir 
de son travail pour goûter. 



128 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Comment ! de son travail? 11 travaille ? 

— Je le crois bien. Il a trois états. 

— Trois états ! 

— Qui Toccupent presque toute Tannée. Je vais 
renvoyer chercher, et en l'attendant je vous racon- 
terai l'histoire de ses trois états. Ce sera, du même 
coup, vous raconter l'histoire d'une des créatures les 
plus singulières que j'aie rencontrées à la campagne ; 
inculte, poétique, rustique, expansive, éloquente, et 
qui, précipitée violemment dans les ténèbres de la 
cécité, a retrouvé son chemin dans ces ténèbres, 
s'est refait une vie par son infirmité même. 

. « Tel est l'homme, voici le fait. 
<( Vous connaissez, je crois, mon cher ami, le petit 
village de Noisemont et la plaine qui nous en sépare. 
Cette plaine a aussi son caractère particulier : aride, 
rougeâtre, hérissée de pierres meulières en exploi- 
tation, crevassée d'excavations énormes, les quel- 
ques groupes d'arbres épars qui l'ombragent, ainsi 
que les rares champs en culture qui y verdissent, 
alternent avec des polygones de cailloux cubés, 
métrés ; le grincement du fer contre la roche qu'on 
brise et qu'on perfore, se mêle aux bruits charmants 
de la campagne, de sorte que le même cadre vous 
offre à la fois le rude tableau d'une usine et le riant 
aspect d'un paysage. 

« Il y a une trentaine d'années, je traversais cette 
plaine avec un de nos plus chers amis, qui était 
maire de notre village, M. Desgranges. Tout à coup 
le bruit d'une violente explosion nous arrête, nous 
regardons : à quatre ou cinq cents pas, s'élevait de 
terre une fumée blanchâtre qui semblait sortir d'une 
cavité, puis des pierres jetées en l'air, puis des cris 



LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 12^ 

horribles, puis, s'élançant de ce trou, un homme qui 
commence à courir dans la plaine comme un insensé. 
Il agitait les bras, poussait des hurlements, tombait, 
se relevait, disparaissait dans les larges crevasses 
de la plaine , et reparaissait encore. L'éloignement 
et l'inégalité de sa course nous empêchaient de le 
bien distinguer ; mais, à la place^ du visage, je lui 
voyais un large masque rouge. Épouvantés, nous 
nous élançons vers lui, tandis que, de l'autre côté 
de la plaine, du côté de Noisemont, accouraient, en 
criant, des hommes et des femmes. Nous arrivâmes 
les premiers près de ce malheureux ; sa face avait 
comme disparu, et n'était plus qu'une blessure ; son 
crâne était ouvert, et des torrents de sang ruisse- 
laient sur ses vêtements en lambeaux ; à peine 
l'avions-nous pris dans nos bras, qu'une femme sui- 
vie de vingt paysans se jette devant lui : « Jacques! 
Jacques! est-ce toi? Je ne te reconnais pas!... 
Jacques!... » Le malheureux, sans répondre, se 
débattait avec fureur entre nos mains, et, en se 
débattant, il faisait voler le sang autour de lui. 
« Ah ! s'écria tout à coup la femme avec une voix 
déchirante, c'est lui!... » Elle avait reconnu une 
large épingle d'argent qui attachait sa chemise et 
brillait à travers le sang. 

« C'était lui, en effet, c'était son mari, le père de 
trois enfants, pauvre ouvrier mineur, qui, en faisant 
sauter une roche avec la poudre, avait reçu toute 
l'explosion dans le visage, et était aveugle, mutilé, 
peut-être frappé mortellement. 

« On le transporta chez lui; le médecin appelé 
ordonna de l'envoyer immédiatement à Paris, dans 
une maison de santé, et de le confier aux soins d'un 



130 NOS FIllES et WOS tlL 

oculiste. Au bout de six semaines , M. Desgraiiges 
m'écrivit : « Jacques est revenu. J*irai vous prendre 
à midi pour l'aller voir. » 

« Nous arrivons. Je n'oublierai jamais ce spec- 
tacle. Jacques était assis sur un escabeau de bois 
à cô^é d'une cheminée sans feu, les yeux couverts 
d'un bandeau blanc ; par terre dormait un enfant de 
trois mois; une petite fille de quatre ans jouait dans 
la cendre ; une autre plus âgée grelottait vis-à-vis de 
lui, et en face de la cheminée, assise sur le lit défait, 
les bras pendants, sa femme ! Ce qui se devinait 
dans ce spectacle était pkis terrible encore que ce 
qui frappait la vue. On sentait que depuis plusieurs 
heures peut-être aucune parole ne s'était prononcée 
dans cette chambre ; la femme ne faisait rien et sem- 
blait n'avoir souci de rien faire. Ce n'étaient pas des 
malheureux, c'étaient des condamnés. Au bruit de 
nos pas, ils se levèrent, mais sans rien dire. 

« — Nous venons vous voir, dit M. Desgranges. 

« — Merci, monsieur. 

« — Vous avez eu là un grand malheur, mon 
pauvre Jacques! 

« — Oui, monsieur Desgranges. » 

« Sa voix était froide, brève, sans aucune émo- 
tion ; il n'attendait rien de personne. Je prononçai 
les mots de secours, de compassion publique. 

« — Des secours ! s'écria la femme avec une fer- 
meté désespérée, on nous en doit ! Il faut bien que 
l'on nous secoure; nous n'avons rien fait pour avoir 
ce malheur; on ne peut pas laisser mourir mes 
enfants de faim. » 

« Elle ne demandait pas, elle ne suppliait pas, 
elle réclamait. Cette impérieuse mendicité nous tou- 



LES TROIS ÉTATS DE JAC^^^DES L'AVEUGLE. 131 

cha plus que toutes les lamentations ordinaires des 
pauvres ; mais combien s'accrut notre émotion, 
quand Jacques reprit d'une voix sourde : « Il faut 
bien que tes enfants meurent, puisque je ne vois 
plus. » 

« Il y a de singulières puissances dans la voix 
humaine. Ce mot, prononcé d'une voix impassible, 
comme un arrêt, nous saisit au cœur, M. Desgranges 
et moi; nous n'eûmes que la force de balbutier 
quelques vagues consolations, de laisser quelque 
argent sur la cheminée, et nous sortîmes consternés. 
Le lendemain, les paroles du médecin ajoutèrent 
encore à nos inquiétudes. « Il est perdu, nous dit-il; 
ses blessures sont guéries, aucune lésion intérieure; 
mais le chagrin l'a pris et le tuera. Les natures puis- 
santes sont sujettes à ces coups violents. Il n'est pas 
seulement désespéré, il est humilié, il se trouve 
dégradé. Il ne mange plus , il ne dort plus ; les 
entrailles s'attaquent ; il serait mort dans un mois 
que je n'en serais pas surpris. » 

« Un mois après, il était sauvé et travaillait. 

— Par quel miracle ? s'écria Gounod. 

— Par un miracle de charité, d'abord... 

— Lequel ? 

— Dçmandez-le-lui à lui-même, car le voici. » 
Nous vîmes en effet paraître, dans l'allée, un 

homme vigoureux, petit de taille, et tâtant avec son 
bâton le terrain et les arbustes de l'allée, pour s'as- 
urer de son chemin. 
a II est tout seul, me dit Gounod. 

— Sa femme l'a conduit jusqu'à la porte, et une 
fois dans le jardin, il n'a besoin de personne, il con- 
naît la route. » 



«2 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Nous descendîmes les cinq marches du perron, et 
nous allâmes à lui. 

« Jacques, voici un de mes amis qui désire vous 
voir. 

— C'est donc une brave personne, puisque c'est 
un de vos amis, monsieur, reprit Taveugle avec ce 
vif accent d'expansive cordialité qui lui est propre. 

— Oui, certes, Jacques, une brave personne, 
car, depuis plus de vingt ans, il fait du bien à tout 
le monde, non seulement en France, mais dans 
toute l'Europe et même en Amérique. 

— Il est donc bien riche ! s'écria naïvement 
l'aveugle. 

— Pas riche du tout ! 

— Alors, monsieur, avec quoi fait-il tant de bien? 

— Avec de la musique. 

— De la musique ! reprit l'aveugle avec émotion. 

— Ah ! ah ! voilà un mot qui vous touche. Eh 
bien, oui, mon cher Jacques, le bon Dieu a mis 
dans la tête de cet homme-là toutes sortes de beaux 
chants, qu'il en fait sortir quand il veut, qu'il chante 
lui-même avec une voix charmante, que des mil- 
lions d'autres voix chantent après la sienne, et qui 
vont ainsi se promenant à travers le monde, comme 
des oiseaux du ciel dont les chansons, tombant sur 
la terre, consolent ceux qui souffrent, et charment 
ceux qui ne souffrent pas. 

— Et ce monsieur qui est là a une nichée d'oi- 
seaux comme cela dans la cervelle ? 

— Oui, Jacques! Et savez-vous pourquoi il a 
désiré vous voir? Pour vous chanter lui-même 
quelque chose pour vous. 

— Pour moi ! pour moi ! s'écria l'aveugle. 



lY 




\oli.A (iOUNul' 



133) 



LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 133 



— Oui, reprit Gounod en lui pressant la main. 
Ainsi entrez dans le salon et asseyez-vous. 

— Dans le salon ? non ! mes sabots sont pleins 
de boue ; mais, si vous le permettez, je vais m'as- 
seoir en dehors, sur les marches du perron, et 
j'écouterai de là ; c*est une place que j*aime. 

— A votre aise ! » 

Voilà, Gounod au piano, et Jacques assis sur le 
perron, avec son grand bâton entre les jambes, et ses 
yeux, ses yeux éteints, levés vers le ciel. Gounod 
chanta pendant plus d'une demi-heure, passant de 
Faust et de Mireille à Guillaume Tell et à la Flûte 
enchantée j et tous ces chants immortels se reflétaient 
sur le pâle visage de l'aveugle, en émotions h la fois 
confuses et profondes, en frémissements qui allèrent 
deux fois jusqu'aux larmes. Quand Gounod se tut, 
Jacques se leva; Gounod alla à lui, et l'aveugle, 
d'une voix toute tremblante, lui dit : « Merci, mon- 
sieur le chanteur ; depuis une demi-heure, je n'ai 
pas pensé à mon malheur. » 

Ce remercîment si simple toucha Gounod, qui 
répondit : 

« Eh bien, mon brave Jacques, voulez- vous me 
prouver que je vous ai fait plaisir? 

— Oh ! oui ! monsieur, mais comment? 

— En me faisant, vous aussi, un grand plaisir. 

— Mais comment? comment? 

— En me racontant de quelle façon, et par qui, 
vous êtes sorti du grand désespoir où vous étiez. 

— Oh ! bien volontiers ! monsieur. Vous parler 
de moi, ce sera vous parler de lui. 

— Qui, lui? 

— M. Desgranges, 



134 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— L'ami de notre ami, Tancien maire de ce vil- 
lage. 

— Oui, monsieur ; c'est lui qui m'a sauvé. 

— Avec des secours ? avec de l'argent ? 

— Oh ! oui, il m'en a donné de Targent, et il 
m'en a fait donner! La quête qui m'a valu trois 
cents francs, c'est lui qui l'a faite! Le concert qui 
m'a rapporté quatre cents francs, c'est lui qui l'a 
organisé. Mais tout cela n'est rien ! Il m'a tiré de 
l'enfer! C'était fini! l'idée de mon malheur me 
mangeait ! Ne plus voir clair, ça me tuait ! je me 
sentais mourir, et je voulais mourir ! C'est lui qui 
m'a guéri le cœur. 

— De quelle façon ? 

— Par sa belle parole! Oui, monsieur, lui, une 
personne si capable sur terre, pendant trois mois i\ 
est venu, tous les jours, d'une lieue, dans ma 
pauvre maison ! Il s'asseyait en face de moi , ce 
cher ami, et il se mettait à me causer, une heure, 
deux heures, jusqu'à ce que je fusse content. 

— Que vous disait-il ? 

— Il faudrait être lui pour répéter ce qu'il disait ; 
mais c'étaient des choses que je n'avais jamais 
entendues... Il me parlait du bon Dieu mieux qu'un 
curé ; c'est lui qui m'a rappris à dormir ! 

— Comment cela ? 

— Il y avait deux mois que je n'avais dormi ; à 
peine assoupi, je me réveillais en me disant : Jacques, 
tu es aveugle ! et alors ma tête allait, allait, comme 
une enragée! Voilà qu'un matin, il entre, ce cher 
ami, et il me dit : « Jacques, cette nuit, quand 
vous vous réveillerez et que l'idée de votre malheur 
vous prendi'a, récitez tout haut une prière au bon 



LES TROIS ËTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 135 

Dieu, puis deux, puis trois, et vous verrez que vous 
vous endormirez. » Et ça s'est fait comme il l'a dit. 
Oui, il a eu raison ! Le bon Dieu, ça endort quand 
on a de la peine. Gounod sourit. Jacques ajouta : 
« Ce qui me faisait le plus de mal, c'était que je 
me répétais toujours : Tu es inutile aux tiens... tu es 
la femme k la maison, c'est toi qu'on nourrit!... 
Mais lui se fâchant : « N'est-ce pas vous qui sou- 
tenez encore votre famille? Si vous n'étiez pas 
aveugle, est-ce qu'on leur aurait donné sept cents 
francs? — C'est vrai, monsieur Desgranges ! — Si 
vous n'étiez pas aveugle, est-ce qu'on élèverait vos 
enfants? — C'est vrai, monsieur Desgranges! — Si 
vous n'étiez pas aveugle, est-ce qu'on vous aimerait 
tous comme on vous aime? — C'est vrai, monsieur 
Desgranges, c'est vrai! — Voyez -vous, Jacques, 
ajoutait-il, il y a du malheur pour toutes les familles ; 
le malheur est comme la pluie, il faut qu'il en tombe 
un peu partout ; si vous n'étiez pas aveugle, votre 
femme serait peut-être malade, un de Vos enfants 
serait peut - être mort : au lieu de cela, c'est vous 
qui avez tout, mon pauvre homme; mais eux ils 
n'ont rien ! — C'est vrai ! c'est vrai ! » Et je com- 
mençais à me sentir moins triste, j'étais même conjme 
heureux de souffrir pour eux! Et je lui disais : 
« Parlez-moi encore, monsieur Desgranges, » et il 
me répondait : « Jacques, le malheur est le plus 
grand ennemi ou le plus grand ami des hommes ; 
il y a des gens qu'il rend méchants; il y en a 
d'autres qu'il rend meilleurs; vous, il faut qu'il 
vous fasse aimer de tout le monde, il faut que vous 
soyez si reconnaissant, si affectionné, que quand on 
voudra dire de quelqu'un qu'il est bon, on dise : bon 



«3« NOS FILLES ET NOS FILS. 

comme Taveugle de Noisemont. Cela servira de dot 
à votre fille... » Voilà comme il me parlait, mon- 
sieur, et ça me donnait du cœur à être malheu- 
reux ! 

— Oui, mais quand il n'était pas là? 

— Ah ! quand il n'était plus là, j'avais des mo- 
ments bien durs : je pensais à mes yeux... C'est si 
beau le jour ! Dieu ! si jamais je revoyais clair, je 
me lèverais à trois heures du matin et je ne me cou- 
cherais qu'à dix heures du soir, pour amasser plus 
de jour ! Allons ! bon ! voilà que je me fais du cha- 
grin! Il me gronderait s'il vivait encore, ce cher 
ami!... car il me grondait quelquefois, et cela me 
faisait plaisir, parce qu'il voulait rendre sa belle 
parole méchante et qu'il ne le pouvait pas. » 

Gounod, tout émerveillé de trouver de tels sen- 
timents chez un paysan, désirait fort continuer l'in- 
terrogatoire, mais il hésitait par délicatesse. Je 
lui fis signe qu'il pouvait poursuivre; il reprit : 
« Jacques, on me dit que vous travaillez, que vous 
avez trois états ; comment vous en est venue l'idée"? 

— C'est encore lui qui l'a eue. Je commençais à 
n'être plus si chagrin, mais l'ennui me prenait. A 
trente-deux ans, être assis toute la journée sur une 
chaise! Ce cher ami se mit alors dans l'idée de 
m'instruire, comme il me disait, et il me racontait 
de belles histoires : la Bible, l'histoire d'un vieil 
aveugle comme moi , appelé Tobie , l'histoire de 
Joseph, l'histoire de David, et puis il me les faisait 
répéter après lui... Mais cette caboche, c'est dur! ça 
n'a pas été habitué à apprendre ; je m'ennuyais tou- 
jours de mes bras et de mes jambes ; et je devenais 
méchant. Voilà qu'il arrive un jour et qu'il me dit : 



LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 131 

« Jacques, il faut vous mettre à travailler ». Je lui 
montre mes pauvres mains brûlées. « C'est égal, je 
vous ai acheté un fonds de commerce. — A moi, 
monsieur Desgranges? — Oui, Jacques, un fonds 
où Ton ne met jamais de marchandises et où il y en 
a toujours. — Il vous a donc coûté bien cher, mon- 
sieur Desgranges? — Rien du tout, mon garçon. 

— Qu'est-ce que c'est donc que ce fonds-là ? — La 
rivière. — La rivière ! Vous voulez donc que je sois 
pêcheur? — Du tout : porteur d'eau. — Porteur 
d'eau! mais des yeux? — Des yeux! me dit-il. 
Quand on en a, on s'en sert ; quand on n'en a pas, 
on s'en passe; je vous expliquerai tout à l'heure 
comment. Allons , allons, vous êtes porteur d'eau. 

— Mais un tonneau, monsieur Desgranges? — Je 
vous en donnerai un. — Mais un haquet, monsieur 
Desgranges? — Je l'ai commandé au charron. — 
Mais des pratiques, monsieur Desgranges? — Je 
vous donne la mienne d'abord, 18 francs par mois 
(ce cher ami, il me payait l'eau aussi cher que le 
vin) ; d'ailleurs , il n'y a à dire ni oui, ni non ; j'ai 
congédié mon porteur d'eau ; vous ne voulez pas que 
ma femme et moi nous mourions de soif! — Cette 
chère madame Desgranges, par exemple ! — Ainsi, 
mon garçon, dans trois jours, à l'ouvrage ; et vous, 
madame Jacques, venez!... » Et voilà qu'il emmène 
ma femme, il lui commande des bretelles de cuir, il 
l'enharnache ; nous étions tous ahuris. . . Mais arrêtez- 
vous donc quand M. Desgranges vous pressait ! Et 
au bout de trois jours nous voilà au tonneau, moi 
attelé et tirant, elle derrière moi et poussant. Nous 
étions honteux en traversant le village, comme si 
nous avions fait quelque chose de mal ; il noua seni- 



«38 NOS FILLES ET NOS FILS. 

blait que tout le monde allait se moquer de nous... 
Mais M. Desgranges était là ! dans la rue ! et disant 
tout haut : « Allons, Jacques, courage !... » Gahin... 
caha... nous arrivons, et le soir il nous met dans la 
main une pièce d'argent, en ajoutant : « Jacques, 
voilà vingt sous que vous avez gagnés aujourd'hui. » 
Gagnés!... monsieur, songez donc... gagnés! 11 y 
avait quinze mois que tout ce que je mangeais, on 
me le donnait. C'est bien bon de recevoir des bonnes 
personnes, c'est vrai ; mais le pain que l'on gagne, 
cela nourrit bien plus! Et puis, c'était fini... je 
n'étais plus la femme ! j'étais ouvrier ! j'étais 
ouvrier ! Jacques gagnait sa vie ! » 

Une sorte d'exaltation brillait sur sa figure. 

«Gomment! lui dit Gounod, votre tonneau suffi- 
sait pour vous faire vivre ? 

— Pas lui tout seul, monsieur; mais j'ai encore 
un autre état. 

— Un autre état ! 

— Eh, oui donc ! la rivière, ça coule toujours, 
excepté quand ça gèle, et, comme disait M. Des- 
granges, les porteurs d'eau ne font pas fortune avec 
le cristal ; alors il m'a donné un état d'été et un état 
d'hiver. 

— Un état d'hiver ! Lequel? 

— Je suis scieur de bois. 

— Scieur de bois !... c'est impossible ! Comment 
mesurer la longueur des bûches? déterminer le trait 
de scie ? Comment couper le bois, enfin, sans vous 
couper ? 

— Oh ! me couper ! monsieur, reprit l'aveugle 
avec une charmante nuance de suffisance ; d'abord 
j'ai été scieur de long autrefois, et la scie, came 



LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 139 

connaît; pour le reste, on Tapprend. M. Desgranges 
me mettait un tas de bois sous le hangar ; mon bois 
à gauche, ma scie et ma genouillère devant moi, et 
une bûche qu'il fallait scier en trois. Je prenais une 
ficelle, je la coupais grand comme le tiers de la 
bûche ; voilà une mesure. A chaque trait de scie je 
ressayais, et ça allait, ce qui fait que maintenant tout 
ce qui se brûle et tout ce qui se boit dans le village, 
cela regarde Jacques. 

— Sans compter, dis-je à Gounod, en prenant la 
parole à mon tour, qu'il est encore commissionnaire. 

— Commissionnaire ! voilà le troisième état, reprit 
notre ami de plus en plus surpris. 

— Oui, monsieur, répondit Jacques ; quand il y a 
quelque course à faire à Melun, je mets ma petite 
fille sur mon dos, et puis en route ! Elle voit pour 
moi, je marche pour elle ; ceux qui me rencontrent 
disent : « Voilà un monsieur qui a les yeux placés 
bien haut. » A quoi je réponds : « C'est pour voir de 
plus loin. » Et le soir il y a vingt sous de plus à 
la maison. 

— Mais vous n'avez pas peur de vous heurter 
contre les pierres ? 

— On lève les pieds donc, et puis je suis habitué; 
je viens bien de Noisemont ici tout seul. 

— Tout seul ! comment vous orientez-vous ? 

— Je prends le vent en sortant de la maison, ça 
me sert de soleil. 

— Mais les trous ? 

— Je les connais. 

— Mais les murs? 

— Je les sens; quand on approche de quelque 
chose d'épais, monsieur, l'air arrive bien moins vif 

9 



140 NOS FILLES ET NOS FILS. 

au visage ; ce n*est pas que quelquefois on n'attrape 
de rudes coups ; comme, par exemple, si quelqu'un 
a laissé une petite charrette à bras sur le chemin... 
on ne se méfie pas... vlan ! à toi, pauvre quinze- 
vingt ! Mais bah! qu'est-ce que cela fait?... Il n'y 
a que quand je m'égare, comme avant-hier... oh! 
alors... 

— Vous ne m'aviez pas parlé de cela, dis-je à 
Jacques. 

— J'ai été pourtant bien embarrassé, monsieur. 
Pendant que j'étais ici, le vent avait changé ; je ne 
m'en aperçois pas , je m'en vas ; mais , au bout 
d'un quart d'heure que j'étais dans la plaine de 
Noisemont, me voilà perdu, perdu à ne plus oser 
bouger. Vous la connaissez, la plaine ; pas de mai- 
son, pas de passant. Je m'assois parterre, j'écoute; 
après un petit moment, j'entends, comme qui dirait 
à deux cents pas, un bruit d'eau qui coule ; je me 
dis : si c'était le ruisseau qui est en bas dans la 
plaine ! Je vais à tâtons du côté du bruit ; j'arrive... 
c'était le ruisseau. Alors je me raisonne comme ça : 
l'eau descend du côté de Seine-Port et le traverse ; 
je vais y mettre, ma main, je sentirai le courant et 
l'arriverai. Ce que je fis, et j'arrivai chez Julienne, 
(jui commençait à être inquiète... 

— Ah! s'écria Gounod, c'est admi...! » 

Je l'arrêtai vivement, et l'emmenant à l'autre 
extrémité de la chambre... « Silence ! lui dis-je tout 
bas ; pas d'admirable» Ne corrompez point par l'or- 
gueil la simplicité de cet homme. Regardez-le, voyez 
comme son visage est tranquille , calme , après ce 
récit qui vous a ému. Il s'ignore lui-même, ne le 
gâtez pas. 



LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE Ul 

— C'est si touchant ! reprit notre ami à voix basse. 

— Sans doute, et pourtant sa supériorité n'est 
pas là. Mille aveugles ont trouvé ces ingénieuses 
ressources ; mille les trouveront encore ; mais ce 
perfectionnement moral ! mais ce cœur! ce cœur qui 
s'est ouvert si vite aux consolations élevées, ce cœur 
qui a accepté si ardemment le rôle de victime, ce 
cœur enfin qui l'a fait vivre ! Car, ne vous y trom- 
pez pas, ce n'est pas M. Desgranges seul qui l'a 
sauvé, c'est son affection pour M. Desgranges ; sa 
chaleureuse reconnaissance lui a servi de cordial... 
il a vécu parce qu'il a aimé. » 

A ce moment, Jacques qui était resté au fond de 
la chambre, entendant que nous nous parlions bas, 
se leva doucement, et avec une délicate discrétion, 
dit à son petit garçon qui était venu le retrouver : 

« Allons-nous-en sans faire de bruit. 

— Vous partez, Jacques ? 

— Je vous gêne, messieurs. 

— Du tout! dites donc du moins adieu à 
M. Gounod. 

— Adieu, monsieur Gounod ! adieu, mon cher 
monsieur Gounod ! reprit Jacques avec son expan- 
sion impétueuse, et tout en baisant la main que 
Gounod lui avait tendue. Quand je serai trop triste, 
je penserai à vous, mon cher monsieur Gounod ! 
Cela me fera du bien, comme quand je pense à 
M. Desgranges! Oh! le pauvre cher ami... quand 
il vivait, rien que de le savoir dans le village, cela 
me rendait le cœur bien aise ; et quand il allait en 
voyage, je me faisais tourner par ma femme vers 
le pays oii il était parti, pour respirer l'air du côté 
où il était ! Enfin, j'espère que le bon Dieu, à cause 



142 «OS FILLES ET NOS FÎLS. 

que j'ai beaucoup souffert, me mettra dans le 
même paradis que M. Desgranges. » 

Jacques, là-dessus, s'éloigna en agitant son bâton 
pour trouver son chemin, et nous continuâmes quel- 
ques instants à causer de lui. 

« Eh bien, dis-je à Gounod, vous avais-je trompé 
en vous annonçant une créature vraiment singulière? 
Cette reconnaissance passionnée , ce mélange de 
naïveté et de grandeur ne sont-ils pas frappants? 
N'a-t-il pas des trouvailles de mots et de sentiments 
tout à fait imprévues ? 

« Je me rappelle qu*un jour, allant le voir, je le 
trouvai assis au coin de sa cheminée sans feu, avec 
un pauvre malheureux, devenu aveugle comme lui 
par une explosion de mine. « De quoi parliez-vous 
donc, tous deux? lui dis-je. — Du soleil, mon- 
sieur! » N'est-ce pas un mot sublime? Il ajouta avec 
cette étrange éloquence qui me surprend toujours : 
« La preuve qu'il y a un bon Dieu, monsieur, c'est 
la lumière ! Les hommes font bien de petits sem- 
blants de jour, mais il leur faut du bois pour faire 
du feu, de l'huile pour faire de la clarté ! Encore, 
cette clarté-là n'éclaire pas bien loin. Si on mettait 
le feu à la forêt de Senart, cela luirait à deux lieues, 
à trois lieues peut-être, mais à Paris, on ne verrait 
déjà plus rien. Tandis que la lumière du bon Dieu, 
dès qu'elle arrive, on la voit de partout, et tout est 
clair ! clair !... » Et il prononçait ce mot clair avec 
une sorte d'extase. Ainsi voilà ce paysan aveugle 
qui cherche les raisons de l'existence de Dieu, et 
qui les trouve dans la lumière ! glorifiant ce soleil 
dont il ne jouit pas ! proclamant le Créateur au nom 
du bienfait dont le Créateur l'a privé ! Son malheur 



LES TROIS ÉTATS DE JACQUES L'AVEUGLE. 143 



lui a servi de guide ! son malheur lui a servi de 
maître ! Où est le sage qui a monté plus haut que 
cet humble élève de la cécité ? » 



UN PREMIER SYMPTOME 

A Aï. E, Bersot. 

Permettez -moi, mon cher ami, de dédier cette 
petite étude psychologique à notre plus pénétrant 
moraliste, au guide le plus aimé de la jeunesse. 

Je déjeunais, un jour de cet automne, chez un 
de mes voisins de campagne, qui est venu planter 
sa tente dans notre village pour y vivre auprès de 
nous ; les vraies amitiés sont des parentés par choix. 

Mon voisin a trois enfants, élevés avec les nôtres, 
et qui m appellent leur oncle. L aîné, Pierre, a dix- 
sept ans : c'est un garçon réfléchi, silencieux et 
quelque peu mystérieux pour les autres, probable- 
ment parce qu'il l'est pour lui-même. Certaines ado- 
lescences sont ainsi pleines d'énigmes ; le dévelop- 
pement intellectuel et moral s'y achevant avec peine, 
le jeune homme est sous le coup d'un travail inté 
rieur qui l'absorbe; il ne peut pas se répandre au 
dehors, parce qu'il est occupé en dedans. 

Le second fils a treize ans. 11 s'appelle Gaston. 
Tout en lui est expansion, gaieté, lumière, mouve- 
ment. Un des traits particuliers de son caractère est 
une déférence pour son aîné qui va jusqu'à l'ado- 
ration. 11 vit l'œil fixé sur le visage de son frère, 



144 NOS FILLES ET NOS FILS. 

comme sur une pendule chargée de régler sa vie. 
A quoi joueras-tu aujourd'hui pendant la récréa- 
tion? — Je ne sais pas; Pierre n'a pas dit ce que 
nous ferions. — Veux-tu venir te promener sur la 
rivière , cette après-midi ? — Je ne sais pas ; Pierre 
n'a pas dit s'il voulait y aller. » 

Pierre accepte cet hommage-lige aussi naturel- 
lement que Gaston l'offre; il naquit frère aîné 
comme l'autre frère cadet. 

La petite fille, qui entre dans sa septième 
année, est vive et fine. Quant au père, un mot le 
définit : il aurait mérité d'être mère ; à le voir avec 
ses enfants, on dirait qu'il n'a qu'un regret, c'est 
de n'avoir pas pu les nourrir. 

Cet automne a été marqué pour Pierre par un 
grand événement. Son père lui a acheté son pre- 
mier permis de chasse, lui a donné son premier 
fusil. Quelques arpents de bois et de plaines situés 
à une petite distance et loués pour lui ont servi à 
ses débuts de tireur. Il y a porté son esprit de ré- 
flexion, d'ordre et de prudence naturelle. Son 
arme est toujours en état d'entretien parfait; on 
peut l'avoir sans crainte pour voisin dans une bat- 
tue, et, si grande que soit son émotion, il ne tire 
jamais sur un chasseur en le prenant pour un 
chevreuil. Le jeudi et le dimanche, on part à une 
heure pour ne revenir qu'à six heures ; le cadet 
est de la partie, non comme chasseur, bien en- 
tendu, il joue le rôle secondaire de rabatteur, de 
chien courant, de chien d'arrêt ; les jours de bat- 
tue, on l'enrégimente avec les gamins du village ; 
il est armé d'une gaule comme eux, il crie comme 
eux, il frappe comme eux dans les taillis, les ronces, 



UN PREMIER SYMPTOME. l'i' 



les halliers, et sort de là trempé de rosée, crotté 
jusque dans le dos, sa blouse déchirée, les yeux 
étincelants, les joues empourprées, et convaincu 
qu'il a tué tout ce qu'on a tiré. Au retour, il sert 
de porte-carnier à son père ; et quand il arrive à la 
maison chargé de ces dépouilles opimes, il a l'air 
d'un triomphateur antique. 

C'est dans le sein de cette aimable famille que 
se produisit, pendant le déjeuner, un de ces faits 
intimes qui passent inaperçus pour les indifférents, 
mais qui frappent profondément ceux qu'intéresse 
tout ce qui touche à l'enfance. 

Le garde d'un riche propriétaire des environs 
apporta une lettre de son maître; cette lettre invitait 
mon ami à une belle partie de chasse pour l'après- 
midi, et le priait aimablement d'amener avec lui 
son fils aîné. Pierre pâlit, rougit, resta muet de 
bonheur. Être invité à une chasse princière ! être 
invité comme fusil!,.. Toutes ses vanités d'ado- 
lescence et de chasseur se trouvaient flattées à la 
fois. II prenait la robe prétexte ; il passait jeune 
homme ! 

Tout à coup, au milieu du brouhaha général 
qu'avait produit cette invitation, éclata la petite 
voix aigué de Madeleine (c'est le nom de la petite 
^ille), qui, le doigt tendu vers son plus jeune frère, 
et les yeux pétillants de malice, s'écria : « Ah ! 
Gaston qui pleure ! » Tout le monde se retourne 
vers Gaston, et, en effet, nous voyons ses joues et 
ses lèvres trembler; puis un déluge de larmes jaillit 
(le ses yeux, avec ces mots entrecoupés : « Je ne 
pleurais pas!... C'est la faute de Madeleine!... 
(^cst elle qui m'a fait pleurer en disant que Je 



146 NOS FILLES ET NOS FILS. 

pleurais... » Et le pauvre petit, se débattant contre 
un chagrin qu'il ne comprenait pas, éclata malgré 
lui en sanglots. 

Un moment de silence suivit ce léger tumulte; 
on se leva de table, les chasseurs partirent, moi je 
restai avec la mère et les deux enfants, Madeleine 
et Gaston ; je restai, plus que songeur, inquiet. 

Qui de nous ne se rappelle avoir vu un jour, 
avec épouvante, éclater tout à coup sur le visage, 
dans la personne d'un enfant aimé, quelque symp- 
tôme de maladie grave? C'est une toux qui res- 
semble au croup ! c'est une douleur aiguë dans la 
tête, qui annonce peut-être une fièvre cérébrale ! ce 
sont des vomissements violents qui révèlent un pro- 
fond désordre intérieur ! Eh bien, j'éprouvais quel- 
que chose de cette sensation poignante, en voyani 
soudain apparaître dans cet enfant, le plus affreux, 
le plus amer, le plus désespéré des vices, l'envie ! 
Car il n'y avait pas à se le dissimuler, ses larmes 
étaient bien des larmes d'envie ! Il ne pouvait pas 
être invité à cette partie. Il ne pouvait pas aller à 
cette chasse, puisque son âge le lui interdisait ; son 
chagrin n'était donc pas le regret d'un plaisir perdu 
pour lui, mais le regret d'un plaisir arrivé à un autre, 
à son frère; c'était de l'envie! En vain, me disais-je, 
pour me rassurer, que ce vice était en désaccord 
absolu avec son caractère et avec sa tendresse fra- 
ternelle; je suis trop vieux pour ne pas savoir que 
la contradiction est le fond même de la nature 
humaine. 

Depuis le départ des chasseurs, j'observais Gas- 
ton ; il était triste, non pas de cette tristesse natu- 
relie à l'enfant qui reste seul, mais de cette sorte 



UN PREMIER SYMPTOME. 147 

d*abattement mêlé de honte, qui indique une âme 
mécontente d'elle-même. 

Que faire? gronder un enfant? le punir? le faire 
pleurer? Rien de plus facile. Mais comment attaquer 
un commencement de vice dans une jeune âme? 
comment le convaincre? comment guérir le malade? 
Terrible problème. 

Dans mon anxiété, j'appelai à mon aide, par le 
souvenir, les maîtres dans l'art de pénétrer, de 
manier, et d'assainir les cœurs. Les lettres de direc- 
tion de Fénelon et de Bossuet sont un de mes livres 
de chevet. Ces grands médecins de l'âme emploient 
souvent un remède singuHer; au Heu d'accabler 
leur pénitent du poids de sa faute, au lieu de la 
grossir à ses yeux pour lui en inspirer l'horreur, ils 
la lui présentent, non pas atténuée, mais réduite 
à sa juste valeur, ils la lui font voir comme une 
conséquence naturelle de la faiblesse humaine, ils 
réconcilient le pécheur avec lui-même, et lui ren- 
dent ainsi la guérison plus facile, en lui montrant 
son mal comme plus ordinaire. 

J'allai donc trouver l'enfant. « Gaston, sais-tu 
ce que c'est que la colère ? — Oh ! oui ! répondit-il 
en soupirant. — Et la gourmandise ? — Oh ! oui ! 
— Et la paresse? — Oh! oui! — Et l'envie? — 
Non ! — Eh bien, l'envie, c'est le chagrin du bon- 
heur des autres. Comprends-tu? — Non. — Tu vas 
comprendre. Il y a quelques jours, le jeune M. de 
Verdière rentre chez ses parents, pâle, sombre, la 
figure contractée, et jette son chapeau sur la table 
avec colère... Qu'avait-il donc? 11 venait de voir 
aux Champs-Elysées, où il se promenait à pied, 
un de ses camarades monté sur un joli cheval, et 



!48 NOS FILLES ET NOS FILS. 

caracolant à la portière d'une belle voiture. Si la 
rencontre de son ami lui avait simplement inspiré 
le désir d'avoir aussi, lui, un joli cheval, rien de, 
plus naturel et de moins blâmable. Mais c'est à la 
figure contractée, c'est à l'air sombre, c'est au cha- 
peau jeté avec colère que commence la faute, c'est- 
à-dire l'envie, c'est-à-dire le déplaisir du bonheur 
qu'un autre possède. Commences-tu à comprendre? 

— Je crois que oui..., répondit-il un peu troublé. 

— Eh bien, es-tu parfaitement sûr que ce matin, 
quand tu as pleuré?... — Ce n'est pas pour cela que 
j'ai pleuré..., reprit-il vivement, c'est Madeleine 
qui... — Oui ! je suis de ton avis ! oui, c'est Made- 
leine qui a fait jaillir tes larmes ! Sans son obser- 
vation , tout se serait borné de ta part à une légère 
pâleur, à un léger tremblement de lèvres ; tout se 
serait passé entre toi et toi; mais cette légère 
pâleur elle-même, qu'était-ce, sinon l'indice d'un 
sentiment intérieur? et ce sentiment, qu'était-ce, 
sinon un mouvement d'envie?... Madeleine ne t'a 
fait pleurer que parce qu'elle a mis le doigt sur 
une petite plaie intérieure. Je vais te faire une 
comparaison un peu vulgaire, mais qui te con- 
vaincra mieux que les plus fortes raisons. Écoute- 
moi bien. — J'écoute, répondit-il tout confus et la 
tête basse. — Quand tu te coupes, cela te cuit ; mais 
une fois le sang arrêté, une fois la coupure fermée 
et séchée, toute cuisson cesse ; au contraire, si un 
cousin ou une guêpe te pique, l'effet de la piqûre 
se prolonge pendant plusieurs jours, la petite plaie, 
quoique fermée , reste enflammée ; pourquoi ? Parce 
qu'il y a une goutte de venin au fond. Eh bien, voilà 
ïa différence d'un regret ordinaire et du chagrin pro- 



UN PREMIER SYMPTOME. 14« 

duit par Tenvie. Un regret simple, le regret d'un 
plaisir manqué, c'est une coupure; on en souffre un 
moment, on en pleure un instant, puis on se con- 
sole. Mais la peine causée par l'envie est une plaie 
empoisonnée. La douleur survit à la blessure; ou, 
pour mieux dire, la blessure reste vive et saignante 
en dedans, parce qu'elle renferme du venin! Et 
si elle tombe, cette blessure, sur un bon petit cœur, 
comme le tien, le remords se mêle à la peine, on a 
honte de ce qu'on éprouve, on souffre d'avoir souf- 
fert. Eh bien, voilà où tu en es. Est-ce vrai ? » 

A ce mot, je m'arrêtai un instant, et j'attendis. 
Le pauvre petit avait le cœur oppressé, sa tête 
était abattue sur sa poitrine, et je voyais des larmes 
tomber de son visage. Alors, j'allai à lui, je l'em- 
brassai et je lui dis : « Mon enfant, je t'ai affligé, 
je le devais ! maintenant, je vais te consoler, car je 
le dois. » Il releva le front. « Si tu étais vérita- 
blement un envieux, ta maladie serait sans remède, 
et toutes les remontrances échoueraient contre cet 
incurable et effroyable vice. Mais, Dieu merci, il y 
a bien des nuances dans le mal ! Les gens qui se 
portent le mieux ont des indispositions, les meilleurs 
terrains produisent de mauvaises herbes, et il pousse 
de mauvais sentiments dans les meilleurs cœurs. 
L'important est de soigner les indispositions pour 
qu'elles ne deviennent pas des maladies, d'arracher 
les mauvaises herbes avant qu'elles deviennent des 
plantes malfaisantes, et d'extirper les germes de 
vices avant qu'ils deviennent des vices. C'est ce que 
nous allons faire. — Gomment?... comment?... 
aVicria l'enfant. — Le plus facilement du monde. 
La maladie n'est pas grave; un remède simple 



150 NOS FILLES ET NOS FILS. 

suffira. Depuis ce matin, dès que la pensée de cette 
chasse te revient à l'esprit, tu la repousses parce 
qu'elle renouvelle ta peine. Eh bien, fais tout le con- 
traire, jette-toi en plein dans cette idée; transporte- 
toi par l'imagination au milieu du bois, des chas- 
seurs et des chiens ! Cours auprès de ton frère ! 
compte ses beaux coups ! et tu reconnaîtras bien 
vite qu'il est un moyen sûr pour que cette chasse 
ne te fasse plus de peine, c'est qu'elle te fasse beau- 
coup de plaisir. » 

L'enfant me regardait tout étonné. Je repris plus 
\ivement : « Mais qu'est-ce que je dis ? Il y a un 
remède bien plus efficace, un remède en action. 
Quatre heures sonnent, la chasse va finir, allons 
ensemble au-devant des chasseurs. Viens voir de 
tes yeux, toucher pour ainsi dire de tes mains le 
bonheur, le triomphe de ton frère... Prends-en ta 
part et tu verras ! 

— Je comprends ! Partons ! » s*écria l'enfant. 
Nous voilà partis... Un quart d'heure après, nous 

rencontrons une voiture découverte qui ramenait les 
chasseurs. Gaston se précipite vers eux : « Qu'as- 
tu tué, Pierre? — Trois coqs et deux lièvres. — 
Donne ! donne ! » Et il les prenait, et il les regar- 
dait! et il les pesait, et il riait!... et il triomphait 
comme son frère ! . . . « Eh bien ? lui dis-je au retour. 
— Oh! oui, oui!... vous aviez raison!... Je ne 
sens plus rien ! ... Je suis guéri ! . . . 

— Guéri? repris-je lentement, guéri pour au- 
jourd'hui! Mais il faut que cette guérison dure, il 
faut que cette journée compte. La vie t'offrira bien 
d'autres occasions d'être envieux! Tu verras plus 
tard passer à côté de toi, arriver à d'autres qu'à toi 



UN PREMIER SYMPTOME. «51 

bien des plaisirs que tu désireras, bien des bon- 
heurs que tu auras peut-être rêvés ; alors la petite 
vipère se réveillera et essayera encore de te mor- 
dre ; marche sur elle et écrase-la! Tu sais le moyen, 
emploie-le! Dès que tu sentiras poindre en toi le 
premier, le plus léger mouvement d'envie, sors de 
toi-même ! Élance-toi hors de ton cœur comme 
on se précipite hors d'une chambre où le feu vient 
de prendre, et réfugie-toi dans l'âme de celui qui 
est heureux! Si tu le connais, va le voir! S'il a une 
femme, une mère, une sœur, une fille, cours chez 
elles, plonge-toi dans leur joie!... Nourris-toi de 
leurs regards radieux, de leurs paroles d'actions 
de grâces, noie enfin ton chagrin dans le bonheur 
d'autrui ! » 

Je parlai avec tant de véhémence, que mes 
paroleo entrèrent comme de force dans ce petit 
cœur étonné. 

Je courus alors près de laîné, car il y avait 
lieu de lui parler, h lui aussi. 

« Pierre, as-tu pensé une seule fois, au milieu 
de cette belle journée, à celui que tu avais laissé 
derrière toi ? — A Gaston ? — Oui ! tu as vu ses 
larmes ce matin, larmes bien naturelles... C'était 
le premier plaisir qu'il ne partageait pas avec toi... 
c'était le premier signal de votre séparation !.., — 
Notre séparation?... reprit-il. — Oui! vous voilà 
séparés ! Chaque jour vous éloigne davantage l'un 
de l'autre; chaque jour, en grandissant, tu t'élè- 
ves davantage au-dessus de lui; et chaque jour 
aussi, ton intelligence, ton caractère, tes goûts 
t'emportent davantage loin de lui : vous êtes encore 
frères, vous n'êtes plus compagnons. Le voilà 



152 NOS FILLES ET NOS FILS. 

donc seul, ce pauvre petit qui a toujours été deux! 
Il te regarde t'envoler avec une surprise mêlée de 
chagrin, à peu près comme, dans ce tableau de 
Rembrandt que je t'ai fait admirer au musée, le 
jeune Tobie voit l'ange qui lui avait servi de cama- 
rade, déployer tout à coup ses ailes, et dispa- 
raître dans le ciel. Eh bien ! sers-toi de tes ailes 
pour redescendre vers Gaston ! Aime-le comme un 
frère aîné, c'est-à-dire à la fois fraternellement 
et paternellement. Fais-lui, le plus que tu pourras, 
sa part dans tous tes plaisirs ! Il a toujours eu pour 
toi une affection naïvement profonde... Veille bien 
sur ce trésor ! Les différences qui vous séparent 
aujourd'hui disparaîtront dans quelques années; 
vous redeviendrez du même âge, et alors grande 
sera ta joie de retrouver l'ami que tu auras su te 
conserver. » 

Le soir, les deux frères furent charmants Tun 
pour l'autre; jamais ils n'avaient paru s'aimer 
autant. Je n*ai pas perdu ma journée. 



L'EDUCATION D'UN FRERE DE ROI 

A M, Henri Martin, 

G*est dans une famille royale que nous allons pé- 
nétrer cette fois. Il semble que famille royale et fa- 
mille privée, ce soit tout un. Les sentiments naturels 
sur lesquels repose la famille, amour filial, amour 
paternel, amour de mère, amour de frère et de sœur. 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 153 



sont choses si saintes qu'on les regarde volontiers 
comme choses immuables. Il n'en est rien. Rois 
et reines, princes et princesses ne sont pas toujours 
pères, mères et frères de la même façon que nous. 
Ils ne peuvent pas l'être. La raison d'État entre for- 
cément dans leurs sentiments et les modifie; ils ont 
des devoirs que nous n'avons pas, leurs droits diffè- 
rent plus encore des nôtres. Pour n'en citer qu'un 
exemple terrible, Pierre le Grand a fait mourir son 
fils. Pourquoi? Des témoignages authentiques et ré- 
cents le prouvent : pour ne pas laisser tomber son 
empire naissant dans les mains d'un fou. Convaincu, 
par des preuves irrécusables, que son oeuvre périrait 
avec le tsarewitch, il l'a immolé à son œuvre. Si le 
père a tué le fils, c'est que le roi, au dedans de lui, 
avait tué le père. Qui connaîtrait l'histoire intime 
des familles régnantes serait parfois épouvanté de 
toutes les tragédies mystérieuses qui se jouent dans 
le fond des palais royaux. Le sang ne coule pas tou- 
jours dans ces drames-là; il ne s'agit pas tou- 
jours de meurtre; ce qui, le plus souvent, y tombe 
immolé, ce ne sont pas des créatures humaines, 
ce sont les sentiments humains. L'orgueil dynas- 
tique, l'ambition, la crainte, la raison d'Etat sont 
les exécuteurs. Ce récit de V Education d*un frère de 
roi va éclairer d'un bien triste jour un de ces inté- 
rieurs de famille royale. On y verra une mère démo- 
ralisant ou laissant démoraliser un de ses fils par 
amour pour l'autre. Certes, le personnage qui est 
comme le héros de cette histoire est bien méprisé 
et bien flétri, et pourtant on se sentira saisi de pitié 
en voyant ce que la nature avait fait pour lui et ce 
que l'éducation a fait de lui ! Un heureux hasard 



1G4 NOS FILLES ET NOS FILS. 

de lecture ayant mis sous mes yeux le récit authen- 
tique* de ces premières années d'un frère de roi, je 
n'ai pas craint de m'attarderdans les détails de cette 
vie d'écolier royal; ils sont tous empreints d'un 
grand caractère d'utilité pratique; ils révèlent dans 
M. de Brèves un personnage digne de mémoire; ils 
préparent le dénoûment inattendu et déplorable de 
ces trois années de soins éclairés ; par là, cette page 
d'histoire devient une saisissante page d'éducation. 

Gaston, le frère cadet de Louis XIII, naquit à 
Fontainebleau le 25 avril 1608, six ans après son 
frère, deux ans avant la mort de son père; jusqu'à 
l'âge de sept ans, il resta entre les mains de M'^^de 
Monglat, qui possédait et méritait la confiance en- 
tière de Marie de Médicis. Le jugement que la gou- 
vernante portait sur son élève peut se résumer en 
ces mots : Enfant plein des plus heureuses dispo- 
sitions, mais mobile, La justesse profonde de ce 
diagnostic moral va se révéler par ce récit. 

En 1615, le 19 juillet, le jour où Gaston eut sept 
ans et trois mois, Marie de Médicis, sur la recom- 
mandation du maréchal d'Ancre, lui donna pour 
gouverneur M. de Brèves. M. de Brèves avait long- 
temps et heureusement servi l'État dans des mis- 
sions lointaines, et son séjour à Rome comme am- 
bassadeur l'avait placé au premier rang parmi les 
diplomates. Son préceptorat dura trois ans. Nous 
tenons de sa plume et de sa bouche le récit de ces 
trois ans. Nous le laisserons donc parler le plus que 

1 . Discours véritable, fait par M. de Brèves, du procédé qui 
fut tenu lorsqu'il remit entre les mains du roi la personne de 
Monseigneur le duc d'Anjou, frère unique de Sa Majesté. {Mé' 
moires d'histoire et de littérature^ par l'abbé d'Artigny, 4751.; 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 455 

nous pourrons, car ni Rabelais ni Rousseau n'ont 
mieux dit ce que devait faire un gouverneur, et M. de 
Brèves a fait tout ce qu'il a dit : 

« Le premier et le plus puissant moyen d'édu- 
cation dont je me sois servi, c'est la sujétion que je 
me suis imposée près de la personne du prince. 
Une table était toujours servie pour le gouverneur, 
je ne m'y suis jamais assis, m'obligeant à dîner et à 
souper toujours avec mon élève, pour ôter le moyen 
aux gens de basse étoffe à l'entretenir, pour l'obli- 
ger à la civilité, et l'habituer aux discours relevés, 
seuls dignes d'un prince de sa naissance. 

« Pendant trois ans,j'ai fait placer chaque soir au- 
près de son lit une paillasse où j'ai dormi, pour ne 
pas le laisser à la discrétion de ceux qui couchaient 
dans la chambre, et pour empêcher qu'aucun d'eux 
ne prît occasion, s'il se réveillait, de lui dire quelque 
chose qu'il ne dut pas entendre. 

(( Jamais, pendant ces trois ans, il n'est sorti de 
son lit sans que je me levasse moi-même, et, h peine 
levé, il commençait la journée en priant Dieu, en le 
louant, en le remerciant et en faisant un sévère exa- 
men de conscience. 

« Je n'ai jamais paru devant lui sans avoir des 
verges attachées à ma ceinture; non pas pour le frap- 
per, je ne me suis pas servi trois fois de ce genre 
de correction ; mais je croyais utile de lui imprimer 
par les yeux la crainte salutaire du châtiment; en 
général, s'il était tombé en quelque faute, je le ra- 
menais par un simple regard, par un raisonnement 
juste et quelquefois par une leçon pratique. » 

En quoi consistaient ces leçons pratiques? En 
voici une que M. de Brèves lui-môme a racontée: 



15e NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Un jour, Gaston, à table, employa une expression 
blessante vis-à-vis d'un des gentilshommes qui le 
servaient. M. de Brèves ne lui fit aucune répri- 
mande; mais le soir, au souper, parurent pour le 
service les galopins de cuisine, Gaston s'en étonne. 
« Il ne vous faut plus que des gens de basse con- 
dition pour vous servir, lui répondit froidement M. de 
Brèves, puisque vous ne savez pas traiter les gentils- 
hommes en gentilshommes. » 

L'organisation générale et détaillée de l'éduca- 
tion du prince répondait à ces principes. 

M. de Brèves se proposait trois objets : l'in- 
struction par les livres, l'instruction parles hommes, 
l'instruction par les choses. 

Une bibhothèque, formée de tous les chefs- 
d'œuvre des diverses langues, était le meuble prin- 
cipal du cabinet de M. de Brèves, qui servait à 
Gaston de salle d'études; sur les murs, des cartes 
de géographie, des portraits d'hommes illustres, des 
tableaux représentant quelques-unes des grandes 
actions du temps passé. Le choix des maîtres ré- 
pondait au choix des livres. 

« Gomme le sieur de Brèves (c'est l'abbé d'Ar- 
tigny qui parle, d'après le discours manuscrit de 
Brèves lui-même), comme le sieur de Brèves con- 
naissait Monsieur d'un esprit prompt, actif, et qui 
prenait plaisir à l'entretien des habiles gens sur tou- 
tes sortes de sujets, il eut un soin particuHer de 
lui trouver des personnes qui pussent satisfaire 
cette louable curiosité et lui remplissent en même 
temps l'esprit de choses bonnes et dignes d'un grand 
prince. 

« Il commença par la charge d'aumônier ordi- 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 157 

naire, de laquelle il fit pourvoir le sieur de Passart, 
gentilhomme de Picardie, très-savant et d'une con- 
versation très-divertissante, homme de bien, et qui 
avait de bons sentiments de la religion. Sitôt que 
Monsieur était éveillé, M. de Passart commençait 
l'entretien, selon que l'occasion s'en offrait. Il ne 
manquait pas de faire toujours tomber le dis- 
cours sur quelque moralité tirée de l'Écriture sainte 
ou de quelque autre bon livre, et cela avec tant d'a- 
dresse qu'il ne se rendait jamais ennuyeux. 

« Le sieur de Brèves choisit en même temps 
quatre gentilshommes ordinaires pour être toujours 
près de la personne de Monsieur, savoir : le sieur 
de Machault, le sieur de Poysieux, le sieur de Ge- 
doyn et le sieur du Plessis. Le sieur de Machault 
était de Paris, fort universel en toutes sortes de 
sciences, surtout en géographie comme en mathé- 
matiques, et s'en savait servir à propos et avec 
jugement; personnage, au reste, fort sage et fort 
civil. 

« Le sieur de Poysieux, Dauphinois, n'était pas 
de cette force d'intelligence, mais fort sensé et plein 
de discrétion et de réserve. 

« Le sieur de Gedoyn avait beaucoup d'esprit et 
grande connaissance des choses du monde ; sa façon 
d'agir et de parler était toujours accorte, s'accom- 
modantau goût de ceux avec lesquels il s'entretenait. 

« Le sieur du Plessis était d'une humeur joviale, 
qui avait toujours mille contes à faire, et rencon- 
trait heureusement de quoi que ce soit qu'on parlât ; 
mais avec cela, ses discours n'avaient rien de bas 
ni de mauvais exemple. Ils se rendaient tous 
assidus aux heures qui leur étaient ordonnées, et. 



158 NOS FILLES BT NOS FILS. 



connaissant que leur maître se plaisait à leur en- 
tretien, ils ne recevaient pas moins de satisfaction 
de le voir avancer de jour en jour et parler per- 
tinemment de toutes choses en Tâge où il était. 

« M. de Brèves, avec sa prestance, tenait bien sa 
partie dans ce monde-là, et voici un fait qui prouve 
comment il entendait son rôle : 

« Un jour, dans un voyage fait en Normandie h 
la suite du roi, le maître et Télève traversèrent un 
village où ils virent force peuple, vêtu de lambeaux, 
avec des visages qui semblaient l'image de la mort, 
et maintes maisons en ruine. 

« L'enfant regardait ce triste spectacle en silence. 

« — Comment ne me demandez-vous pas la 
cause de tant de misères? lui dit M. de Brèves. 
Est-ce qu'il vous semble juste que des habitants 
du royaume de France soient dans une telle con- 
dition? 

« — Non, sans doute, reprit vivement l'enfant; 
mais pourquoi le roi mon frère le permet-il? 

« — Monsieur, répondit M. de Brèves, vous devez 
juger qu'un corps couvert de sangsues est bientôt 
privé de son sang, et qu'il ne lui reste qu'une chair 
morte, collée sur les os : eh bien! la condition de ce 
misérable et pauvre peuple est semblable. 

« — Quelles sont donc les sangsues qui le dé- 
vorent? 

« — Les gens de guerre, qui, répandus par 
bandes sur tout le royaume, y jettent avec leur licence 
et leurs violences, le plus grand de tous les fléaux, 
la guerre civile. Voilà ce qui ravit à ces peuples 
leur substance, voilà ce qui les force à errer par 
les campagnes, vivar\t d'herbes comme les bêtes 



L ÉDUCATION D UN FRÈRE DE ROI. l50 

brutes. Eh! quels sont les premiers auteurs de ces 
guerres civiles? Des grands par la naissance, des 
seigneurs comme vous, Monsieur, qui, sous pré- 
texte de bien public, bouleversent toute la monar- 
chie et forcent le roi, qu'ils trahissent, à fouler le 
peuple pour entretenir des hommes de guerre, afin 
de se défendre contre les entreprises criminelles. 
Mais je vous ferai lire nos histoires, et vous y verrez 
la vie honteuse et la fin misérable de tous ces grands 
qui ont desservi les rois. » 

« L'enfant lui répondit : 

« — Ils se fussent mieux conduits qu'ils n'ont fait 
s'ils avaient eu les exemples que j'ai sous les yeux.» 

« Grande fut l'émotion de M. de Brèves à cette ré- 
ponse; le mot, l'accent, le regard de l'enfant, tout 
lui en semblait singulier, touchant, et il ne put se 
défendre de dire : 

« — Monsieur, à la manière dont vous avez pro- 
noncé cette phrase : /Is se fussent mieux conduits, 
il m'a semblé que vous faisiez allusion à un fait ré- 
cent, à des personnages connus. A qui se rapportait 
ce mot... ils? Pensiez-vous à quelqu'un? 

« — Je pensais à deux personnes. 

a — A qui donc? 

« — Au maréchal d'Ancre, qui est mort tragi- 
quement pour s'être mal comporté envers le roi, el 
à mon cousin le prince de Gondé, enfermé à la Bas- 
tille et à Vincennes pour cause de rébellion. » 

« Ge blâme jeté sur Gondé enchanta M. de Brèves; 
mais le nom du maréchal d'Ancre ne laissa pas que 
de l'embarrasser, car c'est le maréchal qui l'avait 
fait placer auprès de Gaston ; il s'en tira par cette 
réplique adroite : 



1(.0 NOS FILLES ET NOS FILS. 

« — Monsieur, votre naissance diffère trop de 
celle du maréchal pour que son exemple vous re- 
garde ; mais vous avez raison de faire profit de ce 
qui est arrivé aux princes du sang pour leur conduite. 

tt — Aussi ferai-je, répliqua l'enfant. 

« — Eh bien, si vous le voulez, répliqua M. de 
Brèves, je vais vous apprendre un moyen pour vous 
garder de leur exemple et vivre toujours heureux. 

« — Quel est ce moyen? 

« — Votre condition est pleine de périls. Dès 
que vous serez en âge de porter les armes, vous 
deviendrez le point de mire de tous les mécontents 
et de toutes les ambitions ; vous ne trouverez que 
gens qui, sous le prétexte de vos grandes qualités, 
voudront vous pousser dans de criminelles entre- 
prises. Le premier qui voudra vous induire à prendre 
parti contre le service du roi, sous quelque pré- 
texte que ce soit, conduisez-le à l'heure même à 
Sa Majesté, et répétez .tout haut devant elle les 
discours qu'on aura osé vous tenir. Agissant ainsi, 
vous préviendrez d'avance tous les soupçons où 
pourrait tomber le roi à votre égard ; vous vous déli- 
vrerez des artifices des méchants, et vous vous atti- 
rerez l'estime et l'affection des gens de bien, qui ne 
respireront que votre prospérité et votre gloire... » 

Certes, ces paroles, rapportées par l'abbé d'Ar- 
tigny d'après l'écrit de M. de Brèves, constituent 
un admirable programme d'éducation ! Il n'y a rien 
de plus difficile que d'élever le frère d'un roi, et sur- 
tout d'un roi encore enfant lui-même ou qui n'a pas 
d'enfant! Il faut à la fois préparer son élève à être 
souverain et à ne pas l'être; lui donner toute la 
variété de connaissances, toute l'ardeur pour le 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 16! 

bien public, toutes les ambitions généreuses, tous les 
nobles orgueils qui sont dignes du premier rang, 
et lui inspirer en même temps la modération, la 
sagesse, la patience qui conviennent au second. 
M. de Brèves visa constamment à ce double but, et 
l'atteignit si bien, qu'au bout de trois ans, l'esprit 
de Gaston, l'instruction de Gaston, son charme de 
reparties, son intérêt pour toutes les connaissances 
élevées et sa gentillesse de caractère étaient un sujet 
d'émerveillement pour tous ceux qui l'approchaient. 
11 n'y eut jamais, disent les mémoires, prince de cet 
âge de qui l'on eût tant espéré. 

Sur ces entrefaites, le 23 avril 1618, vers les 
sept heures, un huissier du conseil vint avertir 
M. de Brèves, de la part du chancelier Sillery, de 
se trouver chez lui à neuf heures, pour chose qui 
importait au service du roi. 

M. de Brèves s'y rend; il y trouve réunis, avec 
le chancelier, M. le garde des sceaux Guillaume 
du Vair, et M. le président Jeannin. 

Le chancelier prit la parole en ces termes : 

« Nous sommes rassemblés pour vous dire que 
nous avons remarqué depuis quelques jours que le 
roi a volonté de vous retirer d'auprès de Monsieur 
son frère. Nous avons jugé à propos de vous con- 
seiller de prévenir Sa Majesté. Il vous appartient 
de lui dire votre regret de n'avoir pu le servir à son 
gré et de vous déclarer prêt à remettre entre ses 
mains les charges que Sa Majesté vous a données 
près du prince. Tel est l'avis eue nous avons estimé 
devoir vous donner. 

— Messieurs, répondit M. de Brèves, un tel 
avis venant de seigneurs prudents comme vous, ne 



164 NOS FILLES ET NOS FILS. 

saurait être que très-sage. Je suis prêt à remettre 
à Sa Majesté les charges que je lui dois ; il me les 
a données, il peut me les reprendre; mais ce qu'il 
ne peut m'ôter, c'est l'honneur. Or, les services que 
j'ai rendus à. Sa Majesté, soit au dehors dans les 
ambassades, soit au dedans près de Monsieur son 
frère, ne méritent pas un aussi mauvais traitement 
que celui que vous m'annoncez. Veuillez donc me 
dire quelle faute j'ai commise. Quelle conduite 
coupable m'attire une peine si honteuse?... Je vous 
le demande... veuillez m'en instruire... 

— Vous savez, monsieur, répondit le garde des 
sceaux, que les souverains n'ont pas besoin d'ex- 
pliquer les motifs de leur volonté; il suffit qu'ils 
veuillent pour être obéis. 

— Aussi suis-je prêt à obéir; mais d'abord je 
vous dois à vous, messieurs, qui êtes les repré- 
sentants des volontés du roi, le récit exact et suc- 
cinct de ce que j'ai fait comme gouverneur du prince. 
Mon premier soin fut de graver dans son âme la 
crainte de Dieu et le respect du roi. Je n'ai cessé 
de lui redire qu'il n'était rien que par le roi, qu'il 
ne pouvait rien que pour le roi, et qu'il ne dépen- 
dait que du bon plaisir du roi pour le réduire à 
la condition d'un simple gentilhomme de ce royaume. 

« Quant à ses études, elles ont eu surtout pour 
objet la connaissance parfaite de la France. Il ne 
s'est pas livré, depuis trois ou quatre cents ans, 
une seule bataille qu'il n'en connaisse le nom, la 
date, les principales circonstances, sans oublier 
jamais le nom des chefs. Il connaît le règne, le 
caractère et la conduite de tous nos rois, et c'est sur 
leur exemple que je me suis appuyé pour lui 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 163 

enseigner la libéralité et lui inspirer l'horreur de 
ravarice. 

« Quand il fut remis entre mes mains, il était 
d'un caractère ardent et mobile. Mais son naturel 
était bon; il n'aimait ni à faire ni à voir le mal. 
Aujourd'hui je peux dire que toutes ses inchnations 
sont celles d'un prince. Il a l'esprit superbe; vou- 
lant toujours vaincre et ne pouvant supporter l'idée 
d'être vaincu. 11 parle souvent de faire la guerre 
aux ennemis de la France et de reconquérir ce qui 
a été usurpé, mais toujours pour le remettre au 
pouvoir du roi. 

« Après ce récit sincère, messieurs, il ne me 
reste qu'une chose à faire. Je vais de ce pas à la 
Conciergerie me constituer prisonnier, et je vous 
prie de dire au roi que j'attends là mes inter- 
rogateurs et mes juges. 

— Gardez-vous-en bien! s'écria le garde des 
sceaux, vous ofl'enseriez grandement le roi! 

— Soit donc! Je m'en abstiendrai, puisque vous 
le jugez à propos ; mais veuillez me promettre de 
répéter à Sa Majesté tout ce que je vous al dit, et 
requérir d'elle pour moi la faveur de remettre moi- 
mcme mon élève entre ses mains. » 

Ils le lui promettent, et M. de Brèves retourne 
près de Gaston. L'enfant était encore au lit et dor- 
mait. M. de Brèves entra dans sa chambre, tira les 
rideaux, le réveilla, et ayant appelé l'aumônier, il 
dit à son élève qu'il devait le quitter. A ce mot, 
l'enfant fut saisi de tremblement et lui en demanda 
la raison d'une voix tout émue. 

« Vous en êtes la cause, reprit M. de Brèves; 
le peu de succès que vous avez en vos études en 

10 



104 NOS FILLES ET NOS FILS. 

est le sujet. Le roi, qui vous aime chèrement et est 
(rès-désireux de Tavantage de votre éducation, at- 
tribue votre peu de progrès à ma négligence, et 
il a résolu de vous donner un autre gouverneur. » 

L'enfant écoutait, tout saisi, le visage couvert de 
larmes, ne pouvant pas parler et pouvant à peine 
respirer. Un peu remis de son premier trouble : 

« Monsieur de Brèves, dit-il d'une voix à tout 
moment brisée par les sanglots... si je ne me suis 
pas bien conduit... pourquoi ne m'avez-vous pas 
repris davantage? Oh! je serais content que vous me 
donniez cinq cents coups de fouet et que vous ne me 
quittiez pas ! Oh ! mon Dieu ! je donnerais un bras 
pour que cela ne soit pas! Je vais aller chez le roi. 
Je vais me jeter à ses genoux pour le supplier de 
vous laisser avec moi ! . . . 

— N'en faites rien! lui répondit vivement M. de 
Brèves, le roi croirait que c'est moi qui vous fais agir 
et s'en offenserait. » 

L'enfant, se retournant vers son aumônier, lui dit 
avec une sorte de désespoir : 

« Si M. de Brèves n'était pas pour moi un bon 
gouverneur, pourquoi me l'a-t-on donné? et s'il est 
bon, pourquoi me l'ôte-t-on? » 

M. de Brèves voyant redoubler les larmes et les 
plaintes de Gaston, qui s'était rejeté sur son lit en 
sanglotant, se rapproche de son chevet et lui dit, 
fort ému lui-même : 

<c Monsieur, vous devez vous apaiser et vous 
contenter de ce qui plaît au roi, car n'oubliez pas 
que vous lui devez toute obéissance, comme son 
sujet et comme son frère. Pensez quelquefois à cette 
dernière parole que je vous laisse pour adieu, et que 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. lt')5 



je VOUS adresse du meilleur de mon cœur, non 
dans mon intérêt, mais dans le vôtre, et pour l'obli- 
gation que j'ai au service de l'État. » 

Comme l'enfant, à ce mot d'adieu, se mit à san- 
gloter plus fori 

« Nous nous reverrons, lui dit M. de Brèves, 
car je vais moi-même vous conduire au roi, et vous 
remettre entre ses mains. » 

A ce moment, entra dans la chambre de Gaston le 
sous-gouverneur, M. de Puylaurens. 

« C'est M. de Puylaurens, lui dit M. de Brèves, 
qui désormais demeurera près de vous, et je vous 
prie de l'aimer et de le croire comme un gentil- 
homme sage quMl est ; il vous rendra tant de ser- 
vices qu'il ne vous semblera pas que je suis absent. 
Comme il faut commencer tout de suite ce qui doit 
être fait, je vais lui laisser le soin que je n'ai confié 
à nul autre, un seul jour, pendant ces trois ans : 
c'est lui qui va vous lever. » 

Après ces mots, il se retira. Deux jours plus tard, 
il revint avec un papier à la main ; c'était le résumé 
écrit du discours qu'il avait tenu au chancelier. Il 
le lut à l'enfant, en le priant, si ses souvenirs 
étaient bien présents, de l'avouer pour vrai, avec 
deux mots de sa main, fortifiés de sa signature 
ordinaire. L'enfant le lut et le signa. Une semaine 
plus tard, le 25 du mois, jour de naissance de 
Gaston, M. de Brèves reçut du roi Tordre de lui 
amener son élève. 

Le roi était dans le grand cabinet de la reine, 
accompagné de M. de Luynes, de M. le garde des 
sceaux et de M. le président Jeannin. 

« Sire, lui dit M. (Jo Brèves, J*ai appris do 



166 NOS FILLES ET NOS FILS. 

messieurs vos ministres ce qui est de vos inten- 
tions, je suis prêt d'y satisfaire. Après quoi, sire, 
je supplie humblement Votre Majesté qu'elle me 
permette de me rendre prisonnier dans votre Con- 
ciergerie pour justifier ma vie. Je n'ai jamais eu 
dans tout le cours de mes services passés à de- 
mander ni grâce ni abolition, et je ne veux pas... 

— Je sais qui vous êtes, monsieur, répondit le 
roi, et il ne s'agit nullement de vous envoyer à la 
Conciergerie. 

— Où Votre Majesté m'ordonne-t-elle de me retirer? 

— Je vous ordonne de rester à la cour, près de 
moi, et M. le garde des sceaux va vous faire con- 
naître le reste de mes intentions. 

— Monsieur de Brèves, reprit le garde des sceaux, 
le roi ne vous ôte pas le dépôt de la personne de 
Monsieur son frère pour des services que Sa Majesté 
ait reçus de vous ; elle le fait pour certaines considé- 
rations qu'il ne lui convient pas d'expliquer. Mais, 
afin de vous marquer que Sa Majesté est satisfaite 
de vous, elle ordonne qu'il vous soit délivré cin- 
quante mille écus de dessus son épargne, et que la 
charge de maître de la garde-robe de Monsieur son 
frère demeure à vos deux fils, le plus jeune devant 
avoir la survivance après l'aîné. 

— Sire, répondit M. de Brèves, Votre Majesté 
console ma vieillesse ; je vais vous amener Mon- 
sieur votre frère. » 

Il s'approcha alors de la porte du petit cabinet 
de la reine, où il avait laissé l'enfant, et, l'appelant, 
le conduisit devant le roi, auquel il adressa ces 
paroles : 

« Sire, voilà votre frère que je vous rends 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 167 

sain de corps comme d'esprit et tantôt en âge de 
vous rendre de grands et singuliers services. » Puis, 
se tournant vers Gaston : « Monsieur, vous vous sou- 
viendrez, s'il vous plaît, des préceptes que je vous ai 
donnés, qui vous obligent à aimer Dieu sur toutes 
choses, et à servir le roi par-dessus tout. » 
Il ajouta alors en faisant un pas vers le roi : 
« Votre Majesté consent-elle que je lui baise la 
main?» Le roi y consentit. M. de Brèves lui fit 
alors une grande révérence, et laissa le frère près 
du frère. 

Les réflexions se pressent dans le cœur et dans 
l'esprit après un tel récit. Qui a pu décider cette 
mère, qui a pu décider ce roi à arracher un tel 
maître à son élève? La réponse est bien simple : 
on le lui a enlevé parce qu'il l'élevait trop bien; 
l'enfant devenait trop instruit, trop spirituel, trop 
affable, trop porté aux grandes choses ; autant de 
défauts irrémédiables dans un frère de roi. Ceux qui 
entouraient Louis XIII lui soufflèrent à la fois au 
cœur la jalousie et la crainte. On le rendit envieux de 
Gaston comme frère, craintif de Gaston comme sou- 
verain. D'où est partie cette fatale inspiration? Est- 
ce de sa mère? Marie de Médicis a-t-elle sacrifié 
un de ses fils à l'autre, immolé sa tendresse mater- 
nelle à son ambition maternelle, étouffé dans leur 
germe les plus heureuses dispositions de Gaston 
pour assurer la tranquillité du règne de Louis XIII? 
Quelques mémoires du temps ont expliqué ainsi 
la disgrâce de M. de Brèves ; d'autres y voient plu- 
tôt la main de M. de Luynes, irrité de savoir auprès 
de Gaston un favori du maréchal d'Ancre, et, dans 
les intérêts de sa haine, ayant présenté à Louis XIII 

10. 



168 NOS FILLES ET NOS FILS. 

la^ supériorité de Gaston comme un danger pour 
l'État. Quel qu'ait été le coupable, voilà le fait, 
et voici les conséquences. 

Le comte du Lude remplace M. de Brèves. Pares- 
seux, vicieux, du Lude se décharge, non des hono- 
raires, mais de la besogne, sur Contade. Contade, 
disent les mémoires du temps, était un homme de 
peu, rustique dans ses façons, grossier dans son 
langage, déréglé dans ses habitudes. On lui adjoint 
comme secrétaire des commandements du prince 
le sieur de Ghazan, connu par ses basses complai- 
sances de courtisan pour de Luynes; et les trois 
alHés manœuvrèrent si bien, qu'en moins d'une an- 
née, l'enfant jurait et buvait avec Contade, imitait 
le langage et les habitudes de du Lude et de Ghazan, 
et que le second des fils de France n'était plus 
qu'un misérable vaurien. 

Du Lude meurt. De Luynes, effrayé de voir les 
progrès dans le mal qu'avait faits Gaston, lui donne 
pour gouverneur un personnage recommandable par 
son mérite et ses rares qualités, le colonel Ornano, 
gouverneur de Pont-Saint-Esprit, et lieutenant géné- 
ral du roi en Normandie. Avec Ornano semble 
renaître M. de Brèves. Même énergie, même au- 
torité , même activité ; il remet les verges à sa 
ceinture, mais ce n'est plus comme un vain simu- 
lacre, il s'en sert résolument et souvent! A côté 
du colonel, sa femme, qui le complète, et je dirai 
presque, le corrige. Personne d'esprit, de cœur, 
elle prend l'enfant sous sa protection , se porte ga- 
rant de son bon vouloir, le captive par sa grâce; 
le mari représentait la force, la femme la douceur, 
et tous deux se partagent et remplissent si natu- 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. lf.9 

Tellement ce double rôle, qu'après quelques mois les 
traces de du Lude et de Contade étaient effacées à 
leur tour du cœur mobile de l'enfant, qu'il était 
redevenu studieux, soumis, affectueux, et que toute 
sa tendresse passionnée pour M. de Brèves s'était 
reportée sur Ornano. 

Quatre ans se passent ainsi. Gaston a quinze ans ; 
son esprit, son goût pour les lettres et les arts, sa 
facilité de parole, sa noblesse de penchants ont 
reparu dans toute leur grâce animée; Ornano est fier 
de son ouvrage, toute la cour y applaudit... quand 
un élément nouveau entre subitement dans cette 
éducation étrange. Louis XIII n'avait pas d'enfants; 
on commençait à craindre qu'il n'en eût jamais, et 
sa santé débile semblait le destiner à mourir jeune. 
Une idée fatale traverse l'esprit d'Ornano. Si son 
élève devenait roi? En un instant, tout change dans 
cette âme ambitieuse et ouverte aux résolutions vio- 
lentes. Gaston n'est plus pour lui son élève, c'est 
l'héritier du trône, l'héritier direct, certain, presque 
immédiat. Il se voit déjà lui-même le premier per- 
sonnage du royaume, et maître réel d'un pouvoir 
dont Gaston ne sera que le dépositaire! Dès lors, 
plus de direction, plus de discipline, plus de fermeté, 
tout devient instrument de flatterie , de complai- 
sance ; arrivent ensuite les projets coupables ; les 
rêves ambitieux, et Gaston entre dans la voie des 
conspirations et des trahisons. La suite, on la con- 
naît. A dix -neuf ans, il conspire avec Chalais; 
Chalais est arrêté; Gaston, au lieu de le défendre, 
dépose contre lui, et Chalais est exécuté. Il conspire 
avec Montmorency, et Montmorency est exécuté. Il 
conspire avec le comte de Soissons; Soissons est tué 



170 NOS FILLES ET NOS FILS. 

à la Marfée, et Gaston fait sa paix avec son frère et 
Richelieu. Il conspire avec Cinq-Mars et deThou; 
ils sont exécutés; Gaston demande grâce pour lui- 
même et se retire à Blois. 

Il meurt enfin à quarante-cinq ans, laissant dans 
l'histoire le souvenir du plus vil, du plus lâche, du 
plus ingrat, du plus traître des princes, et n'ayant 
sauvé du naufrage qu'une qualité qui est une accu- 
sation de plus contre lui : son rare esprit. 

L'histoire de cette âme me paraît tragique ; l'his- 
toire de cette éducation me semble terrible. Je n'ai 
jamais vu nulle part plus saisissante image de la 
puissance d'une bonne ou d'une mauvaise direction, 
plus douloureux spectacle d'une créature humaine 
pervertie par ceux qui devraient la moraliser. A Dieu 
ne plaise que j'absolve Gaston de ses crimes pour 
en charger ses instituteurs ! quand on a fait autant 
de mal, c'est qu'on en portait quelque germe en soi. 
Mais il avait aussi d'autres germes en lui, des germes 
d'honneur, de reconnaissance. Bien cultivés, ils 
auraient pu étouffer les autres, au lieu d'être étouf- 
fés par eux; l'éducation n'est qu'une bataille : il 
s'agit d'armer ce que nous avons de bon contre ce 
que nous avons de mauvais ! Ce n'était certainement 
pas un être pervers que cet enfant qui se jetait, en 
sanglotant, sur son lit, le jour du départ de son pré- 
cepteur!... Et ce cri! ce cri déchirant... et prophé- 
tique!... f aimerais mieux perdre un bras et que 
vous restiez près de moi! Ne dirait-on pas que l'ave- 
nir s'ouvre devant lui, que tous ses crimes futurs se 
dressent à ses yeux, et que c'est aux pieds d'un sau- 
veur que le pauvre petit se précipite avec désespoir! 
Tout s'explique par le mot fatal prononcé par 



L'ÉDUCATION D'UN FRÈRE DE ROI. 171 

M"' deMonglat, répété par M. de Brèves, et imprimé 
sur le front de l'enfant, comme son nom : mobile! 
Mobile, c'est-à-dire faible! 1a faiblesse! la fai- 
blesse ! le plus fatal de tous les vices, puisqu'il les 
renferme tous, puisqu'il peut conduire à tous ! Que 
sert à l'être faible d'être bon, d'être droit, d'être 
juste, puisque son âme est à la merci de la méchan- 
ceté, de l'iniquité, de la perversité des autres? La 
faiblesse est la faculté de gagner toutes les maladies 
morales qui vous entourent. Est-elle donc elle-même 
un vice irrémédiable? faut-il nous y résigner, chez 
nos enfants, comme à une fatalité? Le souvenir de 
Gaston nous répond. Il nous montre le double et 
immense empire de l'éducation, tout ce qu'elle peut 
en bien, tout ce qu'elle peut en mal ; et c'est des 
lèvres de cette misérable victime de la faiblesse qu'est 
parti ce mot qui doit nous servir de soutien et de 
guide : Mon cousin Condé n aurait pas fait ce quil 
a fait, s'il avait eu les exemples que f ai. 

Je n'ajoute rien à cette parole, si étrange dans la 
bouche d'un enfant : elle dit tout. 



LA POLITESSE 

A Madame Deroulede, 

Quand le jeune homme entra dans le salon, tout 
le monde se retourna. II était très grand, très pâle, 
très blond; une légère moustache ombrageait à 
peine sa lèvre supérieure; il portait l'uniforme d'of- 



172 NOS FILLES ET NOS FILS. 

ficier, et sur son uniforme la décoration de la Lé- 
gion d'honneur; il marchait appuyé sur deux bé- 
quilles. 

La vue d'un jeune homme blessé émeut toujours; 
aujourd'hui, elle nous touche jusqu'au fond du cœur, 
car elle réveille l'idée de nos malheurs publics ; la 
mutilation du soldat rappelle la mutilation de la 
patrie. 

« Quel est ce jeune homme? demandai-je vive- 
ment à mon voisin. Comment est-il officier et décoré, 
étant encore si jeune? sa blessure est-elle plus 
qu'une blessure? est-ce une menace d'infirmité? » 
J'appris alors qu'à vingt ans (il en a maintenant 
vingt-huit) il s'était engagé comme volontaire dans 
l'armée de Sedan ; que, fait prisonnier et conduit en 
Allemagne, il s'était évadé pour venir s'engager de 
nouveau dans le corps de Bourbaki; qu'après la capi- 
tulation, il s'était pour la troisième fois engagé dans 
l'armée de Versailles contre la Commune, qu'il avait 
gagné sa croix au combat de Villersexel, que sa bles- 
sure, toute grave qu'elle était, ne laisserait pas de 
traces, et qu'enfin, quoique blessé, riche, lettré, il 
avait voulu rester au service, décidé à consacrer 
toute son intelligence, tous ses efforts à l'éducation 
de ses soldats : j'avais un héros devant moi ! Mon 
émotion fut profonde, d'autant plus profonde qu'elle 
fut double. 

li'héroïsme à vingt-huit ans ne va pas sans un 
certain péril pour le héros lui-même. Tant de vives 
admirations vous entourent , tant de douces et en- 
thousiastes sympathies courent au-devant de vous, 
qu'il est bien difficile de n'en avoir pas la tête un 
peu tournée. Comment se défendre, en dedans. 



LA POLITESSE. 113 



d*une certaine satisfaction orgueilleuse, et comment 
n*en rien laisser percer au dehors? Comment être 
héroïque à cet âge, sans être un peu plein de soi et 
sans le montrer dans ses regards, dans ses gestes, 
dans son accent? Or, ce qui me frappa le plus dans 
ce i eune homme, ce fut non-seulement sa modestie 
de bon goût, mais une autre qualité plus opposée 
peut-être encore à la vanité, car cette qualité est un 
hommage rendu aux autres, un sentiment réel de 
ce qu'on doit aux autres, l'oubli de soi pour les 
autres, et cette qualité, c'est la politesse. Ce jeune 
homme avait une politesse exquise. Voilà un mot 
qui semblera bien suranné, un éloge qui paraîtra 
bien mince. 

La politesse n*est plus à la mode. On remarquait 
autrefois dans un salon les jeunes gens qui n'étaient 
pas polis ; on remarque aujourd'hui ceux qui le sont. 
Nous voyons quelques parents supprimer la poli- 
tesse de la première éducation , comme quelque 
chose de factice et de tyrannique. Habituer un enfant 
à ôter son chapeau en entrant dans un salon, l'as- 
treindre à dire bonjour aux personnes présentes, le 
forcer, quand il va se coucher, à accompagner son 
bonsoir d'un baiser, leur paraissent autant de con- 
ventions et de contraintes sociales qui vont mal avec 
les deux plus charmantes qualités de l'enfance, le 
naturel et la sincérité. A quoi bon, disent-ils, con- 
damner ces pauvres innocents à nos petits exercices 
de salon ? Vous les rendez h la fois malheureux et 
ridicules. Ils ressembleront bien assez tôt à des pou- 
pées. L'éducation n'a rien à faire avec ces mouve- 
ments automatiques d'où la pensée est absente, et 
contre lesquelles les victimes protestent, souvent par 



174 NOS FILLES ET NOS FILS. 

leur résistance, toujours par leur gaucherie ! Fran- 
chement, ajoutent-ils, connaissez- vous rien de plus 
eomique que ces dialogues à voix basse entre les 
mères et leurs fils : « Salue la dame, mon petit. — 
Je ne veux pas. — Allons ! sois bien gentil ! — Je 
ne veux pas être gentil. — Salue! — Non! » Le 
dialogue s'anime : « Monsieur, si vous ne saluez 
pas, vous irez en pénitence ! — Ça m'est égal !... » 
Là-dessus l'étrangère intervient... un peu par em- 
barras personnel : « Laissez-le, madame, de grâce ! 
Je te tiens quitte de ton salut, mon petit ! — Non ! 
dit la mère, il faut qu'il salue... ou sinon !... — Ou 
sinon! il sera fouetté!... » s'écrie le père, qui 
paraît à son tour ! Alors le tumulte éclate ! L'en- 
fant crie, la mère soupire, on emporte le coupable, 
la visiteuse ne sait où se cacher. « Voilà ce que sont 
vos leçons de politesse !... Mais il y a de quoi la lui 
faire prendre en horreur, au pauvre petit ! » A quoi 
je réponds d'abord que les enfants n'y sont pas tous 
aussi réfractaires, surtout s'ils y ont été dressés, — 
j'emploie à dessein le mot dressés, — de bonne 
heure. Deuxièmement, l'idée de leur imposer un 
ennui ne me touche nullement, attendu que l'édu- 
cation n'est souvent autre chose que l'art d'apprendre 
à faire ce qui vous ennuie comme si cela vous amu- 
sait. Quant à leur gaucherie, je ne la nie pas, à la 
condition qu'on convienne qu'il n'y a rien de plus 
charmant que cette gaucherie même. Ces pauvres 
mioches qui vous ôtent gravement leur petit chapeau 
et vous font si sérieusement l'aumône de leurs 
petites joues m'enchantent ! leur air de ne pas pen- 
ser à ce qu'ils font ajoute à leur charme ! Pour ce 
que l'on trouve de machinal dans ces actes, je vous 



LA POLITESSE. 175 



rappellerai le mot profond de Pascal : Commençons 
par les pratiques, la foi suivra, 

L*homme a un corps comme il a une âme, et ce 
corps peut servir parfois d'instituteur à 1 ame. L'ha- 
bitude est une grande maîtresse d'école. Quand 
l'enfant salue, ce n'est d'abord que sa tête qui s'in- 
cline; quand sa bouche vous souhaite, comme dit 
André Chénier, la bienvenue au jour, ce n'est que 
sa bouche qui parle, mais à mesure que ces actes 
et ces mots se répètent, ils passent peu à peu des 
lèvres au cœur, du front à l'intelligence ; les gestes 
se convertissent en sentiments ! Ajoutez que les 
enfants polis font seuls les jeunes gens polis. La 
politesse est comme le piano : si on ne l'apprend pas 
de bonne heure, on ne l'apprend jamais. Or, je 
crois bien utile de l'apprendre. Les gens qui ne 
jurent que par les États-Unis vous objectent qu'en 
Amérique on se soucie peu de la politesse. C'est pré- 
cisément pour cela que j'y tiens, parce que c'est 
une qualité française. Certains esprits farouches la 
repoussent comme un reste de l'ancien régime. 
J'espère être de mon époque autant que personne, 
mais je ne répudie pas tout dans le passé; il avait du 
bon et du charmant, et c'est le charmant que je vou- 
drais lui dérober pour en parer les sociétés nou- 
velles. La France ne sera complètement la France 
que quand elle alliera les manières d'autrefois avec 
les principes d'aujourd'hui. 

Certes je connais beaucoup de politesses qui me 
choquent : il y a d'abord la politesse impertinente 
du grand personnage qui se sait bon gré d'être poli ; 
il y a la politesse obséquieuse qui obsède ; la poli- 
tesse phraseuse qui irrite ; la politesse quêteuse qui 

11 



J76 NOS FILLES ET NOS FILS. 

m- 

dégoûte, car Tune ressemble à un mensonge, et 
l'autre à un placement. Mais quand elle reste dans 
la mesure et dans la vérité, quand elle se présente 
à nous avec ses compagnes naturelles, la distinction 
des manières et l'élégance dans le langage ; quand 
elle produit cette habitude charmante qui est la pré- 
venance; quand enfin elle s'allie, comme dans le 
jeune homme dont je vous ai parlé, avec une supé- 
riorité véritable, alors elle devient une qualité à la 
fois morale et physique, et rappelle, ce me semble, 
quelques-unes des œuvres les plus délicates du génie 
grec. Oui, je croyais entendre certains vers d'Euri- 
pide, je croyais regarder quelque statue de Poly- 
ctète, on voyant ce jeune et héroïque blessé se mou- 
voir dans le salon à l'aide de ses deux béquilles avec 
tant d'adresse, de simplicité et d'aisance; passer 
naturellement d'un ton à l'autre, approprier son lan- 
gage à son interlocuteur, plein de respect avec les 
vieillards, de courtoisie sans fadeur avec les femmes, 
de réserve avec les jeunes filles, de gaieté avec les 
hommes de son âge, et, tout en le suivant du regard, 
je me penchai de nouveau vers mon voisin, et je lui 
dis : 

« Il y a une mère là-dessous T La politesse a pour 
premier fondement le respect pour les femmes, et 
ce respect-là ne s'apprend jamais mieux que sur les 
genoux maternels ! Ce jeune homme-là a été élevé 
par sa mère ! 

— Vous avez raison , me répondit mon interlocu- 
teur, c'est bien sa mère qui la lui a inspirée , c'est 
elle qui la lui a léguée, mais ce n'est pas elle qui la 
lui a apprise. Il la tient de sa propre nature. Un 
jour, à cinq ans, il rencontre un pauvre très- vieux 



LA POLITESSE. 177 



et très-infirme. Sa mère donne un sou à l'enfant, qui 
le porte au vieux pauvre, mais, en le lui remettant, 
il ôte d'abord devant lui sa petite casquette et le 
salue. N'est-ce pas exquis? Quel enseignement pro- 
fond ! comme ce petit enfant qui se découvre devant 
la pauvreté et qui ajoute l'aumône du cœur à l'au- 
mône de la main, nous montre tout à coup la poli- 
tesse sous une forme nouvelle ! Gomme il nous dit 
sans le savoir, le cher petit! et son inconscience 
ajoute à la grâce et à la force de sa leçon, comme il 
nous dit clairement d'honorer dans tout être humain 
une créature de Dieu et un frère de douleur ! Grâce à 
lui, nous avons le droit de compléter la phrase de 
Vauvenargues en disant : « La politesse est coname 
les grandes pensées : elle vient du cœur ! » 



DE 

L'AVANTAGE D'AVOIR UNE FILLE 

QUI NE VEUT PAS APPRENDRE l'oRTHOGRAPHE 
A M. Régnier, 

Voilà un titre piquant, j'espère! Le chapitre le 
sera peut-être aussi. Tout au moins aura-t-il le 
mérite de vous faire connaître un homme que vous 
devez tous aimer; car il fut digne d'être appelé 
votre ami, comme Berquin, et il a été le précurseur 
de notre cher et spirituel Stahl : c'est M. Bouilly. 

Resté seul tout enfant, d'abord avec sa mère veuve, 
puis avec sa mère remariée, M . Bouilly trouva un 
père dans son beau-père. Arrivé à l'adolescence, il 



178 NOS FILLES ET NOS FILS. 

éprouva un sentiment à la fois naturel et singulier. 
Son nom de Bouilly commença à l'ennuyer. Les plai- 
santeries de ses camarades de classe lui avaient 
appris que ce nom prêtait à rire; il avait plus d une 
fois été forcé de se battre parce qu'on se moquait da 
son nom, et la vanité, lui poussant au cœur en même 
temps que le duvet au menton, le faisait rougir tout 
bas de ce nom comme d'un ridicule. Il alla donc 
trouver son beau-père, et avec ce mélange de diplo- 
matie et de câlinerie qui est très-familier aux enfants, 
il lui demanda, en l'embrassant, la permission de 
s'appeler désormais Bourguin comme lui. Le beau- 
père le regarda entre les deux yeux : 
. « Eh! pourquoi veux-tu t'appeler Bourguin? 

— Pour m'appeler comme vous. 

— Ah! répondit le beau-père, rien que pour cela? 
rien que par affection? 

— Oui ! répliqua l'enfant en balbutiant un peu. 

— Allons, mon petit Nicolas, dit le beau-père, je 
vois avec plaisir que tu ne sais pas mentir, même 
quand la vérité n'est pas claire pour toi... Je vais 
donc te dire ce que tu ne t'es pas dit à toi-même. Tu 
veux t'appeler Bourguin, parce que tu es embarrassé 
de t'appeler Bouilly. Eh bien, mon enfant, écoute- 
moi. Un honnête homme ne quitte jamais le nom de 
son père, et quand ce nom semble un peu ridicule, 
on n'a qu'une ressource, c'est de le rendre célèbre, 
si l'on peut; honorable et honoré, on le peut toujours. 
D'ailleurs un nom est ce qu'on le fait. Celui qui le 
porte le transforme à son image. Quand Racine, 
Boileau, Corneille et La Fontaine étaient obscurs, 
leur nom était certes tout aussi vulgaire que le tien ; 
après leur gloire, il devint rayonnant comme eux. 



UNE LEÇOK D'ORTHOGRAPHE. 17« 

Te le dirai -je? Parfois la bizarrerie de votre nom vous 
loge dans le souvenir des hommes ; témoin les sobri- 
quets, qui sont comme des clous brillants auxquels 
vos contemporains, et la postérité, accrochent votre 
mémoire ; témoin ce grand peintre vénitien qui a im- 
mortalisé le surnom de Tintoretto, petit teinturier. 
Eh bien, mon petit Nicolas, ou je me trompe fort, ou 
ton nom de Bouilly t'aidera à être de ceux qu'on 
remarque. La réputation se compose de toutes sortes 
de choses. Si ton père ne t'avait pas donné ce 
nom-là, je ne te dirais pas de le prendre ; mais tu 
l'as, garde-le, et si tu sais t'en servir, il te servira. » 

Le brave homme avait vu juste. Pas un des 
ouvrages de M. Bouilly qui, en paraissant, n'éveillât 
des plaisanteries qu'il tournait à son avantage, par 
sa bonne humeur à y répondre ou sa bonne grâce à 
les accepter. Son nom et lui ne firent bientôt qu'un; 
on trouva qu'ils se ressemblaient, c'est-à-dire qu'ils 
rappelaient tous deux quelque chose de sain, de bon 
et de tendre : son nom fît partie de sa réputation de 
sensibilité. Mais voici qui est plus curieux. Le hasard 
lui donna pour contemporain et pour collaborateur 
M. Pain. Ils composèrent ensemble une comédie 
mêlée de vaudevilles, qui eut cinq cents représenta- 
tions : Fanchofi la vielleuse. L'année suivante, 
M. Pain fit jouer un vaudeville signé de lui seul et 
qui n'obtint qu'un médiocre succès. « Ah! dit-on, 
on voit bien que c'est du pain tout sec, il n'y a pas 
de Bouilly là-dedans. » 

M. Bouilly eut un rare bonheur dans sa vie litté- 
raire, c'est d'avoir deux réputations. Ces deux répu- 
tations s'ajoutèrent si heureusement l'une à l'aulre, 
que la seconde commença quand la première finis- 



180 NOS riLLES ET NOS FILS. 

sait, de sorte que cette arrière-saison, si cruelle pour 
les artistes, la saison de la décadence, ne fut pour 
lui qu'une transformation de talent et un change- 
ment de succès. Auteur dramatique fort applaudi 
jusqu'à quarante-cinq ans, il devint alors conteur 
populaire. Conteur, grâce à qui? Grâce à sa fille. 

Nous voilà ramenés à notre titre. M. Bouilly eut 
une fille charmante d'esprit, d'intelligence, de viva- 
cité; mais, arrivée à douze ans, elle ne savait pas 
l'orthographe et ne voulait pas l'apprendre. 

On avait pourtant employé pour l'instruire tous 
les moyens et tous les professeurs des deux sexes. 
Le maître d'école y avait échoué ; après le maître, 
une maîtresse ; après la maîtresse, le curé ; après le 
curé, une sœur; sans compter, bien entendu, la 
mère et la grand'mère. Enfin, un jour, le père 
s'écria: « J'ai trouvé le moyen!... » Il la fit donc 
venir un matin dans son cabinet et lui dit : « Mets- 
toi là et écris. » Elle savait écrire. Toute fière, elle 
s'assied devant son pupitre; le père commence à lui 
dicter l'histoire d'un sansonnet; le père inventa mille 
détails amusants ou intéressants sur le caractère, sur 
le naturel de cet oiseau ; il en dicta à sa fille de quoi 
remplir deux pages. Enfin le voilà arrivé au moment 
où l'histoire commence : la petite fille est tout oreilles, 
mais le père s'arrêtant brusquement : « Je conti- 
nuerai quand tu m'apporteras ces deux pages reco- 
piées, et sans une seule faute d'orthographe? » Qui 
fut stupéfaite! qui fut désapointée? Je vous le de- 
mande. Comme M"« Flavie, — elle s'appelait Flavie, 
— était habituée à ce qu'on fît toutes ses volontés, 
elle pria, elle pleura, elle trépigna, puis elle se 
calma, attendu que les enfants se calment toujours 



UNE LEÇON D'ORTHOGRAPHE. 181 

quand les parents restent calmes, et son père lui 
ayant permis de demander des conseils pour son 
travail, la voilà consultant sa mère, consultant le 
dictionnaire , allant même frapper à la porte de sa 
vieille tante, et arrivant enfin, après trois jours 
d'étude, avec deux pages irréprochables comme 
écriture et comme orthographe. 

« Bravo! dit le père, continuons! » Les efforts de 
sa fille lavaient touché ; son succès personnel l'avait 
flatté, si bien que, son imagination se montant, il 
inventa, il improvisa une histoire très piquante; et 
la petite fille, tout en écrivant, riait aux éclats. Mais 
tout à coup, au moment le plus intéressant, le nar- 
rateur s'arrête. 

« Va donc! père! va donc!... la fin!... la fin! 

— La fin, répondit froidement le père, je te la 
dirai quand tu m'auras recopié sans faute ces quatre 
nouvelles pages. 

— Père! père! je t*en supplie, dis-moi la fin! 

— Non! 

— Je te promets que j'apprendrai par cœur quatre 
pages de grammaire. 

— Non! 

— Je prendrai des leçons tous les jours. 

— Non, je ne te dirai pas la fin avant que tu m'ap- 
portes cette seconde dictée sans faute. D'abord je 
serais bien embarrassé de te la dire aujourd'hui, 
iltcndu que je ne la sais pas encore moi-môme. » 

Il fallut bien se résigner et se mettre au travail ; et 
conime le père, traîtreusement, avait intercalé dans 
les phrases bon nombre de difficultés grammaticales, 
il ne fallut pas moins de dix jours pour que la petite 
lillemît son devoir en règle et fût digne d'entendre 



ni NOS FILLES ET NOS FILS. 

le dénoûment. Enfin! l'y voilà! L'histoire s'achève, 
et avec un tel succès, de telles exclamations de plai- 
sir de la part de l'enfant, que le père lui dit : « Or 
donc, écoute-moi bien!... Je n'ai plus peur que tu 
n'apprennes pas Torthographe ; tu as compris que 
la fille d'un homme de lettres qui ne sait pas sa 
langue rend son père même ridicule. Mais cela ne 
me suffit pas; tu m'as fait honte, il faut que tu me 
fasses honneur; il faut que d'ici à deux mois je 
puisse dire à notre ami le professeur de la Sor- 
bonne, qui se moque toujours de toi : Interrogez 
donc ma fille!... et que ton interrogatoire soit un 
triomphe. ». 

Ainsi arriva-t-il. Mais voici un autre dénoûment 
bien inattendu et qui vous expliquera ce long titre, 
dont vous me demandez sans doute compte tout bas. 

M. Bouilly était membre d'une société littéraire 
qui subsiste encore, et qui s'appelle la Société phi- 
lotechnique. Un jour, il raconta à un de ses collègues 
sa petite invention paternelle. 

« Lisez-nous donc un de ces contes à une de nos 
réunions particulières. 

— Y pensez- vous? lire un conte fait pour une 
petite fille à une assemblée d'hommes graves ! 

— Ces hommes graves sont des hommes, sont 
des pères, et d'ailleurs, entre nous! 

— Soit donc ; mais à vous la responsabilité ! » 
Trois jours après, la lecture a lieu. Succès com- 
plet! Si complet, qu'on demande à l'auteur de lire 
ces deux contes (il en avait lu deux) à la grande 
séance annuelle, au Conservatoire. 

« Y pensez-vous? s'écrie-t-il. Lire ces enfantil- 
lages devant six cents personnes ! Entre un fragment 




181.) 
U 



UNE LEÇON D'ORTHOGRAPHE. i83 



de poème épique (on faisait encore des poèmes 
épiques dans ce temps-là) et une scène de tragédie 
(on faisait énormément de tragédies dans ce temps- 
là ) , une telle disparate. . . 

— Raison de plus. Le contraste est la meilleure 
condition du succès. D'ailleurs, nous ne sommes pas 
plus bêtes que nos six cents auditeurs, et puisque 
ces deux contes nous ont plu, pourquoi ne leur plai- 
raient-ils pas? 

— Soit donc, dit encore l'auteur; mais je vous 
déclare que ma première phrase sera pour expliquer 
au public que c'est vous qui l'avez voulu. » 

Lecture publique... succès éclatant!... Attendez, 
attendez, vous ne devinez pas tout. Le lendemain 
matin, l'auteur écrivait dans son cabinet; on lui an- 
nonce un monsieur qui désire lui parler. 

« Son nom? 

— Il dit que monsieur ne le connaît pas. 

— Qu'il entre. 

— Monsieur, lui dit l'inconnu, vous avez lu hier, 
à la séance publique du Conservatoire, deux contes 
charmants. 

— Vous êtes bien bon, monsieur. 

— Il est évident que vous avez dû en écrire 
d'autres? 

— Oui, une douzaine environ. 

— Eh bien, monsieur, je suis éditeur, je viens 
vous les acheter. 

— Hein ! s'écrie l'auteur, marchant de surprise 
en surprise, publier de telles babioles! Vous n'y 
pensez pas ! 

— J'y pense si bien que je vous offre 1,200 francs 
de la première édition. 



184 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Jamais ! je suis trop honnête homme pour vous 
laisser faire un tel marché. 

— Gela me regarde, répond froidement Téditeur; 
je vous réponds que le marché est bon. Veuillez y 
réfléchir; je reviendrai savoir votre réponse. » 

Et il sortit. 

Y réfléchir! Il appelle sa femme, il appelle sa 
fille, il leur raconte... ce conte, bien plus extraordi- 
naire que tous les siens... quand, au bout de deux 
heures, un nouveau coup de sonnette les fait tres- 
saillir... C'est sans doute l'éditeur impatient qui ve- 
nait chercher sa réponse. Du tout : c'était un second 
éditeur qui off're 2,000 francs au lieu de 1,200. 
Concurrence I enchères ! et, le soir, le livre était 
vendu pour 2,500 francs par édition, et sous le titre : 
Contes à ma fille. 

Sa fille grandit, et, après les Contes, il lui fit deux 
volumes de Conseils. Ce n'est pas tout ! Elle se maria ; 
il écrivit pour elle deux autres volumes intitulés : 
les Jeunes Femmes. Après les Jeunes Femmes^ les 
Jeunes Mères. Après les Jeunes Mères ^ sa réputation 
s'étant encore agrandie, il fut chargé par la famille 
royale d'écrire pour les deux enfants de la duchesse 
de Berri, c'est-à-dire pour le comte de Chambord et 
sa sœur, un recueil qui eut pour titre : les Contes 
aux enfants de France, et qu'on lui paya 24,000 
francs... Vous comprenez qu'il eut tous les courti- 
sans pour lecteurs ; de façon qu'en quelques années, 
il pubha douze volumes, qu'il doubla la fortune de sa 
fille. . . grâce à quoi? grâce à ce qu'elle n'avait pas 
voulu apprendre l'orthographe. Seulement, n'allez 
pas en conclure qu'il faut laisser là, grammaire et 
syntaxe; cela ne rapporterait pas autant à tous les 



UNE LEÇON D'ORTHOGRAPHB. 185 

pères, et c'est aux parents de tirer de ce petit récit 
raffabulation convenable. Cette affabulation, la voici : 
c'est que nous ne remercions jamais assez Dieu de 
nous donner des enfants; car, même en tenant 
compte du désespoir que nous causent leurs mala- 
dies, et parfois même, hélas! leur perte, leurs insuc- 
cès et plus encore leurs défauts, ils n'en restent pas 
moins la plus pure et la plus féconde des joies de 
ce monde. Oui, nous trouvons tout en eux, si nous 
savons tirer d'eux tout ce qu'ils peuvent nous don- 
ner; nous y trouvons plaisir, consolations, ensei- 
gnements, perfectionnement, et, comme le prouve 
Texemple de M. Bouilly, lors même que nous tra- 
vaillons pour eux, nous nous trouvons bien souvent 
travailler pour nous-mêmes et pour les autres. 



LES CINQ ÉDUCATIONS 

À Georges D es9 allier et . 

Mon cher enfant. 

C'est à toi que je dédie ces pages , car c'est pour 
toi qu'elles ont été faites. Je t'adresse ce chapitre, 
qui est un discours, car il te rappellera la date du 
M juillet 1877. 11 remettra devant tes yeux cette 
première distribution de prix de l'École Monge, cette 
salle si élégamment décorée, ton grand-père dans 
ce fauteuil de président où tu étais assez fier de le 
voir assis, ton émotion en attendant la proclamation 



18G NOS PILLES ET NOS FILS. 

des prix, ma joie de t*en remettre un, mon regret 
de ne t'en remettre qu'un, et enfin les applaudisse- 
ments donnés à mes paroles par tes camarades, 
applaudissements que j'ai été si heureux d'entendre 
parce que tu les entendais. 

Tel il fut dit, ce discours, tel je l'imprime, ne 
voulant rien déranger à ton souvenir, et espérant que 
les garçons de ton âge ne liront pas sans intérêt mes 
Cinq Éducations. 



Je suis un partisan résolu de l'École Monge. 
Pourquoi? Est-ce parce que j'ai trouvé ici plus de 
bien-être, plus d'air, plus d'espace, des classes 
moins nombreuses, des promenades plus intelli- 
gentes, des journées de travail moins chargées? Ohî 
sans doute, tout cela a compté dans mon jugement, 
car je ne puis comprendre qu'on ait fait une loi pour 
limiter le travail des enfants dans les manufactures 
et qu'il n'en existe pas une semblable pour les lycées! 
qu'on craigne si justement d'atrophier les corps et 
qu'on ne tremble pas d'atrophier les intelligences ! 
Pourtant mon sentiment repose sur un motif plus 
grave, encore: ce qui m'a frappé et charmé dans le 
plan d'études conçu par M. Godart, c'est sa con- 
formité avec les lois du développement intellectuel 
de l'enfance. 

Les étoiles n'apparaissent pas toutes dans le 
ciel h la fois^ les fleurs d'un arbuste ne fleurissent 
pas toutes ensemble sur la tige qui las porte ; elles 
éclosent successivement et à leur heure. Il en est de 
même des diverses facultés intellectuelles. Elles 



LES CINQ ÉDUCATIONS. iVI 

naissent dans Tesprit de Tenfant comme ses membres 
et ses organes se développent dans le sein de sa 
mère, Tun après l'autre. Or, dans quel ordre se 
produisent-elles? Sont-ce les facultés d'abstraction 
qui paraissent les premières, ou celles qui dépen- 
dent des sens? Celles des sens. Et, parmi les sens, 
quel est l'organe dont le développement précède et 
domine tous les autres? Les yeux. L'enfant est tout 
yeux. Il a une puissance de regard incomparable. 
Nous sommes des aveugles à côté de lui. Entrez avec 
votre fils dans une chambre, dans un atelier, dans 
un palais, et, en sortant, interrogez-le; vous serez 
stupéfait de tout ce qu'il aura vu. En un seul regard, 
il aura fait l'inventaire des meubles, des murailles, 
des objets d'art ou de travail. Un homme du métier 
ne s'en fût pas tiré si vite. Tous les enfants sont nés 
commissaires-priseurs. Eh bien, c'est le commis- 
saire-priseur que le plan d'études de l'Ecole Monge 
développe d'abord en eux. La première éducation 
qu'ils y reçoivent est l'éducation des yeux et par 
les yeux. Leurs premières leçons portent sur les 
objets extérieurs, usuels, sur les sciences d'obser- 
vation. 

Il y a certes là un grand progrès, mais ce pro- 
grès en a produit un autre plus important peut-être; 
de cette première innovation en est sortie une se- 
conde plus hardie encore! Comment, en effet, et 
par qui faire donner ces leçons nouvelles aux en- 
fants? Les maîtres ordinaires n'y sont guère pro- 
pres : leurs habitudes d'enseignement s'y opposent, 
leur amour-propre môme y fait obstacle. Celui qui 
peut enseigner le latin et le grec, celui qui s'est 
«xercé pendant vingt ans h la démonstration dos 



<88 NOS PILl^i:S LT NOb FILS. 

problèmes grammaticaux et philologiques, croirait 
quelque peu déchoir en expliquant l'usage et la na- 
ture des objets matériels. 11 faut des maîtres nou- 
veaux pour cette éducation nouvelle. C'est alors que 
M. Godart s'est rappelé qu'une femme ^ ayant in- 
venté les leçons de choses^ les femmes seules pou- 
vaient donner les leçons de choses ; il s'est dit que 
leur esprit, moins philosophique que le nôtre et plus 
occupé des faits que des idées, se trouvait appelé par 
cette disposition même à cet enseignement pratique, 
et il a eu le courage, l'honneur d'introduire les 
femmes comme professeurs dans son école. Toutes 
les premières classes leur sont confiées; tous les 
petits enfants sont entre leurs mains. Il faut le 
dire hautement, ce progrès n'est pas moins qu'une 
révolution, la plus heureuse et la plus féconde des 
révolutions ! Ouvrir cette école aux femmes, c'était 
du même coup y faire entrer un élément nouveau et 
tout-puissant : l'affection. A Dieu ne plaise que 
j'accuse nos maîtres universitaires de ne pas aimer 
leurs élèves ! mille exemples me convaincraient d'in- 
justice. Oui, l'Université est paternelle, mais elle 
n'est pas maternelle. Or, ce dont le petit enfant a le 
plus besoin, c'est de maternité ! Avec les femmes, la 
famille pénètre pour ainsi dire dans l'école, prolonge, 
continue l'influence des caresses, des tendresses, 
des familiarités du foyer domestique; avec elles en- 
fin se réalise la belle pensée de Socrate. Socrate, par- 
lant d'un de ses élèves qui ne profitait pas de ses 
leçons, disait : « Que puis-je lui apprendre? il 



4 . Je suis heureux de placer ici le nom de M"' Pape-Car- 
pantier, qui a tant fait pour l'éducation en France. 



LES CINQ ÉDUCATIONS. ÎB» 

ne m'aime pas. » Les femmes mêlées à Téduca- 
tion de l'enfant nous permettent de dire : Que 
n'apprendra-t-il pas d'elles? il les aime! 

Nous avons dit assez de bien de l'École Monge ; 
disons-en un peu de mal ; parlons de ce qui lui 
manque. 

Pour ce faire, montons, si vous le voulez, sur 
les hauteurs de Montmartre, embrassons de là le 
panorama de Paris, et cherchons quelles autres 
écoles peuvent donner à celle-ci d'utiles leçons. 

Je commence par le quartier latin. J'aperçois 
derrière le Panthéon, non loin du Val-de-Grâce, 
une rue nommée la rue Tournefort, et dans cette 
rue une maison dont l'apparence me tente. En- 
trons; c'est une école primaire. Rien de particulier 
au premier aspect. Des enfants assis devant des 
pupitres ; des cartes de géographie sur les murs, 
des tableaux de poids et mesures, ce qu'on voit 
partout. Midi sonne. Tous les enfants se lèvent. Où 
vont-ils? Jouer? Non, ce n'est pas l'heure. Ils se 
précipitent dans deux ou trois ateliers : atelier de 
menuiserie, atelier de serrurerie, atelier de mode- 
lage, atelier de sculpture sur bois. Voilà mes éco- 
liers devenus ouvriers! au lieu de la plume, la scie, 
le marteau, le rabot, le ciseau; au lieu de faire des 
dictées, ils font des tables, des bancs, de petites 
armoires. Tout ce qui est à leur usage sort de leurs 
mains. Puis, à un second coup de cloche, ils laissent 
là l'outil et le tablier du travailleur, et les voilà reve- 
nus à la géographie, au calcul, à l'histoire. N'y 
a-t-il pas là un spectacle qui vous frappe? cette 
alliance de l'instruction intellectuelle et de l'instruc- 
tion manuelle ne vous semble-t-elle pas une leçon? 



190 NOS FILLES ET NOS FILS. 

n'y voyez-vous rien à prendre et à apprendre? Ras- 
surez-vous, je ne veux pas imiter Jean- Jacques et 
faire de vous des menuisiers pour vous donner un 
moyen de gagner votre pain en temps de révolution; 
vous le gagneriez, je crois, fort mal. Le rude étal 
d'ouvrier demande un rude apprentissage. Mais, à 
côté des arts d'agrément, ne pourrait-on pas insti- 
tuer des métiers d'agrément, et pour vous, fils des 
classes aisées, élèves de l'École Monge, n'y aurait- 
il pas grande utilité à joindre à l'éducation des 
yeux l'éducation des doigts ? Un fait me frappe tou- 
jours lorsque j'entre dans un salon, le soir. Les 
femmes cousent, brodent, tricotent, filent, dessinent, 
jouent du piano, exécutent des ouvrages de tapis- 
serie. Que font les hommes? Ils tournent leurs 
pouces l'un autour de l'autre, ou ils dorment. Car, 
remarquez-le bien, dans les soirées de famille il n'y 
a guère que les hommes qui dorment. Pourquoi? 
Parce qu'il s'ennuient. Pourquoi? Parce qu'ils ne 
font rien. Pourquoi? Parce qu'on ne leurarien appris 
à faire. Franklin a consacré deux pages pleines d'es- 
prit à une pétition de la main gauche, se plaignant 
qu'on ne lui apprend rien à elle et qu'on apprend tout 
à sa sœur la main droite : les doigts masculins pour- 
raient élever la même plainte contre les doigts fé- 
minins. On a inventé pour ceux-ci un nom char- 
mant, les doigts de fée. Nous, que sommes-nous? 
Des doigts fainéants. C'est un vieux reste des pré- 
jugés féodaux, où l'on ne permettait aux classes éle- 
vées d'autre métier que le métier des armes, et où 
l'homme noble, en fait d'outil, ne devait savoir 
manier que l'épée. Mais, aujourd'hui, ne serait-il 
pas temps de comprendre que, puisque Dieu nous 



LES CINQ ÉDUCATIONS. 191 

a mis, comme aux hommes du peuple, ces dix 
jolis petits outils au bout des mains, c'est pour 
nous en servir? Affranchir vos dix doigts, ce serait 
vous affranchir du plus pesant des jougs, Toisiveté., 
et de la plus désagréable des servitudes, la mala- 
dresse. Je peux vous parler savamment de la mala« 
dresse, je la connais. Je ne sais pas planter un clow 
dans un mur sans me frapper avec le marteau; je 
ne peux pas raboter une planche sans me rabotei 
la main du même coup; et je me suis souvent 
demandé avec terreur ce que je serais devenu si j'a- 
vais été à la place de Robinson Crusoé. 

J'espère qu'aucun de vous ne sera jeté dans 
une île déserte. Mais, sans sortir des aventures les 
plus ordinaires de la vie, que d'utilité, que d'amu- 
sement pour vous dans le maniement du tour, du 
rabot, de la scie, dans l'éducation de l'adresse 
enfin! L'adresse, mais c'est une fée que l'adresse! 
D'un coup de sa baguette, elle console, elle distrait, 
elle métamorphose. On ne peut pas toujours pen- 
ser, parler, écrire. L'adresse comble les intervalles 
des occupations intellectuelles, ces intervalles si 
souvent remplis par l'ennui. A la chasse , h la 
pêche, en voyage, à la campagne, même dans vos 
jeux, le jeune homme adroit, industrieux est la pro- 
vidence de ses compagnons, car l'adresse ne con- 
siste pas seulement à se servir des instruments et 
des jouets que l'on a, elle en invente quand elle 
n'en a pas. L'adresse est créatrice, et, comme telle, 
parfois, bienfaitrice. Vous serez tous soldats; eh 
bien, en campagne, un soldat peut devoir son salut 
à son habileté manuelle ; les officiers de Grimée vous 
diront tous que l'industrieuse et naturelle adresse 



IW NOS FILLES ET NOS FILS. 

du soldat français, son talent à s'improviser un abri, 
à se fabriquer un instrument de cuisine, n*a pas été 
pour l'armée britannique un des moins heureux 
résultats de Talliance anglo-française. Ce n'est pas 
tout; l'éducation des doigts, à l'école Tournefort, ne 
s'arrête pas au métier, elle va jusqu'à l'art. Ces 
enfants modèlent la terre glaise, sculptent le bois, 
ouvragent en chêne tous les ornements d'architec- 
ture ou de menuiserie. Pour vous, cette éducation 
peut s'étendre plus loin encore, elle peut généra- 
liser l'art du dessin. Comprenez- vous combien le 
dessin, mêlé à l'instruction tout entière, serait un 
utile auxiliaire pour l'enseignement de la botanique, 
de l'histoire naturelle, de la physique, de la méca- 
nique? Rien de plus difficile à comprendre et à 
retenir qu'une machine qu'on vous raconte et qu'un 
animal qu'on vous décrit. Mais le dessin fait par 
vous des diverses parties de la plante, des divers 
organes de la bête, des divers ressorts de la machine, 
vous les graverait profondément dans la mémoire 
en les gravant d'abord dans vos yeux. Arbre, ani- 
mal ou instrument scientifique deviendront comme 
vivants pour vous ; il vous semblera, en les voyant 
naître pièce à pièce sous vos doigts, que vous les 
créez ; vous vous en souviendrez comme on se sou- 
vient de son œuvre. Deux exemples illustres me 
serviront de dernier argument. Le plus habile me- 
nuisier amateur que j'ai connu était M. Saint-Marc 
Girardin. Il se faisait gloire d'établir lui-même ses 
rayons de bibliothèque ; quand il était fatigué de lire 
ses livres, il se délassait en les logeant; c'était 
encore s'occuper d'eux ; et le père de Molière, qui 
se désespérait si fort de ne pas trouver dans son 



LES CINQ ÉDUCATIONS. 19.7 

fils une suffisante vocation de tapissier, eût salué 
comme son digne héritier Victor Hugo. Nul, en 
effet, ne pose des rideaux, ne rembourre un fau- 
teuil, ne cloue une tenture comme l'auteur de la 
Légende des siècles. On prétend que, dans un grand 
chagrin, il ne trouva de soulagement qu'en s'enfer- 
mant tout seul pendant un mois et en remeublant 
son appartement tout entier. Vous voyez que la 
plume et l'outil font parfois bon ménage et bonne 
figure dans la même main et qu'on peut, sans déro- 
ger, être artiste et artisan. 

J'espère que ces modèles convaincront M. Go- 
dart, et qu'il trouvera dans son programme... où? 
comment? cela le regarde! un coin obscur pour l'é- 
ducation des doigts, et je termine par cette maxime : 
Tout enfant contient un petit animal industrieux; ne 
tuez pas le petit animal ! Dans l'homme, élevez le 
castor! 

J'ai à vous proposer une troisième éducation, 
j'en ai même une quatrième , j'en ai même une 
cinquième; mais allons par ordre, et surtout ne vous 
effrayez pas. Mon plan complet d'études ne durera 
pas plus de dix minutes. 

Du Panthéon, nous tombons rue du Faubourg- 
Poissonnière. 

I Vous devinez où je vous mène? Eh bien, oui, 
c'est là! c'est au Conservatoire; et l'éducation dont 
je vous parle est l'éducation de la voix. N'est-il pas 
étrange qu'il y ait des professeurs pour tous nos 
/exercices et qu'il n'y en ait pas pour le seul organe 
qui nous sert tous les jours, toute la journée et dans 
toutes les professons, la voix. On nous apprend à 
nager, à danser, à boxer, à gymnastiquer, à nous 



194 NOS FILLES ET NOS FILS. 

escrimer, on ne nous apprend ni à parler, ni à 
lire. Bien plus, dans les lycées, on vous le désap- 
prend parfois. 

Un jour, un de mes enfants, ayant une fable de 
La Fontaine à réciter, eut le malheur de se souve- 
nir des conseils que je lui avais donnés, et il fit la 
sottise de bien dire sa fable. Aussitôt tous ses cama- 
rades éclatèrent de rire, et le proteeseur lui dit 
sévèrement : 

(( Monsieur, on ne lit pas comme cela; c'est 
ridicule. » 

L'École Monge a eu l'honneur de rompre avec 
cette routine, en réclamant, il y a un mois, les con- 
seils du maître des maîtres en l'art de lire, M. Ré- 
gnier; mais, pour que ses leçons aient toute leur 
force, il faut que vous ayez tous la conviction pro- 
fonde de leur utilité. Je m'adresse donc à vous tous. 
Vous, maîtres, l'art de la lecture vous aidera tout 
ensemble à enseigner et à ne pas vous épuiser en 
enseignant. La voix est votre instrument de travail, 
apprenez à vous en servir pour apprendre à le ména- 
ger; c'est votre instrument de persuasion; apprenez 
à vous en servir pour arriver, suivant un mot 
expressif, à gagner l'oreille de vos élèves, car c'est 
par l'oreille qu'on va au cœur et à l'intelligence. ^ 

Vous, enfants , je vais vous prendre par votre 
faible. Qu'est-ce qui vous ennuie le plus dans votre 
métier d'écolier? C'est d'apprendre des leçons par 
cœur. Eh bien, si vous voulez les apprendre deux 
fois plus vite, commencez d'abord par les bien lire. 
Une leçon bien lue est une leçon à moitié sue. La 
peine que vous prenez pour la rendre vous aide à 
la comprendre, et la comprendre vous aide à la rete- 



LES CINQ ÉDUCATIONS. 195 

nir. Le son même du mot le fait pénétrer dans votre 
esprit et l'y fixe. En voulez- vous la preuve? J'ai une 
vieille mémoire qui me sert depuis bien longtemps, 
et, comme telle, commence fort à s'user, tandis que 
la vôtre est toute nouvelle, toute fraîche, toute sou- 
ple. Eh bien, je fais à celui d'entre vous qui voudra, 
la proposition suivante: prenons, lui et moi, au 
hasard, un morceau que nous ne connaîtrons ni l'un 
ni l'autre, et composons ensemble en récitation. Je 
parie que, s'il lui faut vingt-cinq minutes, un quart 
d'heure me suffira. Pourquoi? Parce qu'au lieu de 
m'enfoncer comme lui les mots péniblement dans 
la cervelle, à force de les répéter machinalement, 
je chargerai ma voix et mon intelligence de s'en- 
tendre pour venir au secours de ma mémoire. 
Voyons! vous laisserez-vous gagner de vitesse par 
un écolier de soixante-dix ans? Non! n'est-ce pas? 
Empruntez-lui donc le moyen de vous délivrer plus 
vite de votre corvée... Apprenez à lire, ne fut-ce 
que par paresse ! 

Pour vous, jeunes gens, un motif plus grave 
vous le conseille. Vous êtes tous destinés à des pro- 
fessions intellectuelles et libérales. Vous serez avo- 
cats, juges, médecins, savants, industriels; à ce 
titre, vous aurez des discours à prononcer, des rap- 
ports à lire, des comptes rendus à faire, des mé- 
moires à discuter, des exposés de situation à pré- 
senter. L'art de la lecture est donc pour vous un 
art, non pas d'agrément, mais d'utilité. M. Régnier 
vous prouvera qu'apprendre à lire, c'est apprendre 
;i parler. Si donc il y a parmi vous quelques hommes 
nolitiqucs en germe, je leur recommande ces leçons, 
dans l'intérêt de leur éloquence future! 



196 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Un quatrième progrès nous appelle: — où? — 
rue de Vaugirard ! — Rue de Yaugirard ! — Oui 
tout au haut de la rue. — Tout au haut de la rue! 
mais c'est l'établissement des Pères jésuites? — 
Précisément. — Vous nous menez à l'école du pro- 
grès chez les jésuites? — Sans nul doute. — Eh! 
de quel progrès s'agit-il donc? — D'un progrès qui 
n'est qu'une tradition conservée, que le maintien 
d'un usage d'autrefois, mais c'est marcher en avant 
que de reconquérir ce qu'il y avait de bon en arrière. 
Or, les écoles des jésuites sont presque les seules 
où les élèves jouent et courent comme autrefois. On 
ne sait plus courir dans nos écoles. Voilà l'éducation 
que je voudrais emprunter aux révérends Pères, 
l'éducation des jambes. Il est vrai que leurs élèves 
ont l'espace et que les nôtres ne l'ont pas; mais 
l'espace n'est pas ce qui vous manque le plus ; vous 
n'avez pas le feu sacré. A peine arrivés à l'adoles- 
cence, vous devenez graves et calmes; vous vous 
promenez deux à deux, vous causez deux à deux, 
sous la surveillance de maîtres vigilants; chez les 
jésuites, les maîtres relèvent leur soutane et courent 
avec leurs élèves! 

Ne me parlez pas, comme compensation , de la 
gymnastique. Je fais grand cas de la gymnastique; 
mais c'est un exercice, ce n'est pas un jeu. Le jeu! 
ce mot devrait être inscrit en lettres d'or dans I3 
décalogue de l'enfance. C'est le synonyme de santé, 
de gaieté, voire même de bonté. J'ai connu des jours 
pareils à celui-ci; je suis monté sur une estrade 
pareille à celle-ci pour y être couronné et embrassé 
par un homme aussi vieux que celui-ci! J'ai entendu, 
au concours général , mon nom retentir dans la 



LES CINQ ÉDUCATIONS. 19^ 



grande salîe de la Sorbonne. Eh bien ! je ne jure- 
rais pas que le plus vif souvenir conservé par moi 
des années de collège ne soit pas celui de ces 
ardentes parties de barres où l'on courait quatre ou 
cinq heures de suite ! Comme on se sentait vivre ! 
comme le sang se précipitait à flots joyeux dans les 
veines ! comme on avait la tête libre de tout souci ! 
comme on riait! Je ne comprends pas que les 
anciens, qui élevaient des temples à la jeunesse, 
à la beauté, même à la peur, n'aient pas consacré 
un autel à la gaieté!... au rire!... C'est un si puis- 
sant cordial dans la vie ! Je pourrais vous citer tels 
illustres personnages historiques qui n'auraient pas 
été peut-être d'aussi grands hommes s'ils n'avaient 
pas été d'aussi grands rieurs. Croyez-vous que 
Henri IV aurait pu faire tout ce qu'il a fait, s'il 
n'avait eu pour auxiliaire sa gaieté? Quand son 
pourpoint était percé, quand ses ennemis le tra- 
quaient, quand ses amis le trahissaient, quand ses 
finances étaient à sec, il se sentait souvent tout 
près du désespoir; mais tout à coup jaillissait de 
ses lèvres une saillie qui chassait les soucis dans un 
éclat de rire. Je demandais un jour à M. de Lesseps 
quelle force l'avait soutenu à travers tant d'épreuves, 
de déceptions, d'hostilités! « Ma gaieté! m'a-t-il 
répondu ; j'ai dompté les hommes et les choses en 
leur faisant toujours bonne mine. » Enfin le plus 
illustre de nos hommes vivants, celui à la gloire 
duquel rien n'a manqué, pas même Ta calomnie et 
l'ingratitude, croyez-vous qu'il aurait pu, à soixante- 
quinze ans, accomplir l'œuvre de notre salut, si, de 
temps en temps, au milieu des plus terribles épreu- 
ves, sa gaieté méridionale ne lui avait soufflé un 

12 



198 NOS FILLE» ET NOS FILS. 

joyeux éclat de rire? Un éclat de rire, c'est un rayon 
de soleil ! c'est une bouffée d'air pur ! Riez donc, mes 
amis ! riez ! courez, jouez pendant que vous êtes 
encore dans vos vingt ans... Il vous en restera 
peut-être quelque chose h soixante-dix, et cela vous 
aidera à les porter ! Le rire ressemble à un flot de 
bon vin, c'est le lait des vieillards ! 

Encore un pas, et nous sommes au terme de 
notre course. Cette fois, nous n'avons pas un long 
chemin à faire. C'est à quelques pas de vous que 
se trouve le dernier perfectionnement que je rêve 
pour vous, c'est au collège Chaptal. Le collège Chap- 
tal est, comme vous le savez, le berceau de l'ensei- 
gnement professionnel en France. Il s'est d'abord 
appelé collège François l". Mais ni François P"" ni 
Chaptal n'y sont pour rien; le seul fondateur fut 
M. Goubaux. A peine son œuvre commencée, cet 
homme de bien eut l'idée, que beaucoup ont adop- 
tée depuis, d'organiser ses élèves en visiteurs des 
pauvres et des malheureux du quartier; il institua 
dans son collège une bourse pour la charité. Voilà 
la dernière éducation que je veux transplanter parmi 
vous, l'éducation du cœur. Mais le collège Chaptal 
peut vous donner encore à ce sujet une autre et im- 
portante leçon. Vous vous demandez sans doute 
comment il se peut que le nom de M. Goubaux, qui 
a fait une œuvre nationale, ne soit pas inscrit sur 
son œuvre. C'est une suite de ceiie ingratitude 
humaine qui semble se plaire à dérober aux inven- 
teurs la gloire de leurs inventions. Pas une des 
grandes découvertes de notre siècle, qui porte le 
nom de celui qui l'a faite ! La vaccine, la vapeur, 
le chloroforme, la télégraphie électrique, la photo- 



LES CINQ ÉDUCATIONS. IW 

graphie, autant de bienfaits immortels et anonymes. 
Je ne connais qu'une exception à cette règle d'ou- 
bli; elle est pour le malheureux docteur Guillotin, 
mort de douleur, dit-on, d'avoir vu son nom attaché 
à la guillotine. 

Sans assimiler Goubaux aux grands génies dont 
j'ai rappelé les œuvres, on peut dire qu'il a compté 
parmi les bienfaiteurs de son temps , puisqu'il a 
ouvert un horizon de plus à l'instruction publique; 
eh bien, le croiriez- vous ? pendant vingt ans, j'ai 
vainement demandé à tous les gouvernements qui 
se sont succédé en France d'ajouter le nom de Gou- 
baux au nom de Ghaptal; partout et toujours j'ai 
échoué. En vain ai-je rappelé tous les sacrifices, 
tous les efforts, toutes les luttes que lui avait coû- 
tés cette fondation ; en vain ai-je répété qu'il avait 
doté la France d'un enseignement nouveau; qu'il 
avait doté la ville de Paris d'un établissement sans 
pareil ; qu'il ne s'agissait pas pour l'État d'accorder 
une faveur, mais de payer une dette; que ce sou- 
venir perpétué était le seul patrimoine des enfants 
de Goubaux; que ce nom inscrit sur cette maison 
serait pour les élèves une perpétuelle leçon de dé- 
\ouement à la patrie, rien n'y a fait; partout, tou- 
j; urs j'ai trouvé une résistance occulte, anonyme, 
merle, invincible, qui a fini par exproprier le bien- 
laiteur de son bienfait. Profitez de cet exemple, mes 
('hers amis! Vous qui avez le bonheur de consti- 
tuer une école libre, vous qui ne dépendez ni d'un 
ministre, ni d'un préfet, ni d'un administrateur 
public quelconque, vous qui pouvez prendre pour 
seule loi votre conscience et votre cœyr, faites honte 
à ceux de qui relève le collège Ghaptal de leur ingra- 



200 NOS FILLES ET NOS FILS. 

titude, par votre reconnaissance, et qu*un jouron lise 
sur le seuil de cette maison : Ecole Monge-Godart, 
J'espère que ce sera dans très longtemps, car 
M. Godart n'a guère d'autre manière d'être cano- 
nisé, et on ne canonise les gens qu'après leur mort. 
D'ici là, il aura le temps de former plusieurs géné- 
rations de vrais et solides Français. Nous en avons 
grand besoin. La France est bien malade, mais 
heureusement vous êtes là, vous la jeunesse, vous 
l'avenir. Votre tâche est rude, mais belle. Votre 
patriotisme ne peut pas avoir l'enthousiasme et les 
illusions du nôtre. Nous, générations de 1830, nous 
aimions la France avec orgueil, pour tout ce qu'elle 
était; aimez-la, vous, pour tout ce qu'elle n'est plus, 
et pour tout ce qu'elle peut redevenir! Mais pour 
cela ne comptez que sur vous. Le temps des hommes 
providentiels est passé. A leur place règne celui que 
les Allemands appellent énergiquement Herr Omnes^ 
Monsieur Tout le monde! Voilà votre règle; et sou- 
venez-vous que si le Connais-toi toi-même est la pre- 
mière loi morale des individus, le premier devoir 
des peuples majeurs est dans ce mot : Sauve-toi 
toi-métne. 



UNE GUERISON DIFFICILE. 



201 



UNE GUERISON DIFFICILE 

 M^ Jules Sandeau. 



Il y a une vingtaine d'années, je déjeunais chez 
un de mes voisins de campagne. Une vieille parente, 
qui Ta aidé à élever ses enfants depuis la mort de 
sa femme, occupait la place de maîtresse de maison ; 
mon ami était en face d'elle; puis, de chaque côté, 
ses deux fils, sa petite-fille, deux invités, et une place 
vide; cette place vide appartenait à un ami qu'on 
n'attend jamais, parce qu'il se fait toujours attendre. 
Nous achevions la première moitié du repas, quand 
le retardataire entre. 

Il entre bruyamment, gaiement , follement. 
« Quelle honte ! s'écrie-t-il tout en se débarras^ 
sant de son chapeau, de sa canne et de son pardes- 
sus. Je meurs de confusion ! Ne vous levez pas ! 
faites comme si vous ne m'aviez pas vu entrer! Une 
demi-heure de retard! c'est abominable! mais la 
faute n'est pas à moi ! Voici la coupable ! dit-il en 
tirant sa montre; c'est cette créature extravagante 
qui est cause de tout ! » 

Et là-dessus, toujours debout, il entame sur sa 
montre, sur l'imagination de sa montre, sur le 
caractère de sa montre, une histoire si folle, si pleine 
de fantaisie, que nous éclatons tous de rire. 

12 



«W NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Allons ! asseyez-vous, lui dit mon ami, et répa- 
rez le temps perdu. 

— Non! non! s'écrie-t-il, la pénitence d'abord?» 
Et il va se mettre à deux genoux devant la vieille 

dame, lui baise les mains avec les mines de com- 
ponction les plus comiques, puis il tire de sa poche 
une boîte de bonbons qu'il a achetée pour la petite 
fille... C'est ce qui l'a retardé!... La marchande 
était si jolie ! Et là-dessus, tout en gagnant sa place, 
portrait de la marchande... Il se met à table. Sa 
justification continue. Cette fois, c'est aux mets qu'il 
s'adresse, c'est à eux qu'il demande pardon : man- 
ger si vite des plats qui mériteraient d'être savourés 
avec tant de recueillement! Enfin il entremêle si plai- 
samment l'éloge du déjeuner et sesanathèmes contre 
lui-même... que dirai-je? il fait de son inexactitude 
quelque chose de si amusant, de si aimable, de si 
gai, que chacun de se dire tout bas : 

« Quel dommage que ce garçon-là fût arrivé à 
l'heure! » 

Seul, mon ami ne riait pas. Sa physionomie 
sévère, même un peu triste, faisait un tel contraste 
avec la gaieté générale, qu'en sortant de table, je 
ne pus m'empêcher d'aller à lui et de lui dire : 

« Qu'avez-vous donc? 

— J'ai, me répondit-il, que, grâce à cet écer- 
velé, voilà mon travail d'un mois renversé. Ses folles 
gaietés ont fait plus de mal à mon fils aîné que 
quinze jours de sages conseils ne lui feront de bien. 
Gomment voulez-vous que je combatte efficacement, 
chez lui, son fatal penchant à l'inexactitude, quand 
elle lui apparaît sous les traits d'un défaut char- 
mant, amnistié par vos rires et vos sympathies? 



UNE GUÉRISON DIFFICILE. 203 

— Il me semble, répondis-je, que voilà des mots 
bien graves pour une chose légère : fatal penchant, 
combattre énergiquement ; vous ne parleriez pas 
autrement d'un vice ! 

— Oui, je sais, reprit-il, que l'inexactitude compte 
ri peine comme un défaut, dont les sermonnaires ne 
s'occupent pas, dont les moralistes s'occupent peu, 
et dont le monde ne fait que rire. 

— C'est qu'en réalité, mon ami, il n'y a là qu'un 
travers, qu'une mauvaise habitude, qui, chez les 
jeunes gens surtout, tient à leur âge même, fait par- 
tie de leurs qualités d'effervescence, d'ardeur, d'ou- 
bli de la vie réelle, et tombe de soi avec l'emporte- 
ment des premières années. 

— Ah ! vous croyez, vous, que l'inexactitude se 
corrige toute seule? 

— Toute seule? Non. Je regarde comme très sage 
le père qui fait entrer la correction de ce défaut dans 
son plan d'éducation ; mais je crois qu'en général , 
ce défaut n'est pas bien profond, ce mal n'est pas 
bien grave, et que cette guérison n'est pas bien dif- 
ficile. » 

Mon ami garda un moment le silence; puis, avec 
un accent qui m'étonna : 

« Ce mal si peu grave a troublé toute ma vie, ce 
défaut si léger a gâté devant moi les plus aimables 
qualités, et, pendant dix ans, j'ai vu tout l'effort de 
ma volonté et de ma tendresse échouer devant cette 
guérison si peu difficile, » 

Je me récriai. 

« Écoutez, ajouta-t-il, je vais vous dire ce que je 
n'ai jamais dit à personne. Ne me remerciez pas trop 
(le ma confiance, mon intérêt personnel y a sa part. 



Î04 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Je vous aime non-seulement comme ami, mais comme 
père; les problèmes de l'éducation de famille vous 
occupent comme moi, vous agitent comme moi ; en 
vous prenant pour confident, c'est un conseiller, c'est 
un auxiliaire que je cherche, et, quand vous saurez 
pourquoi je redoute tant pour mon fils ce défaut, 
vous m'aiderez peut-être à le guérir. Venez donc 
vous promener avec moi dans le jardin, et nous cau- 
serons. » 

Une belle allée de platanes, située à peu de dis- 
tance de la maison, nous conviait à une promenade 
péripatétique, et mon ami commença ainsi sa confi- 
dence : 

« J'avais épousé, à trente ans, une jeune fille du 
plus aimable naturel, pleine de charme, de grâce, et 
toute propre à rendre un honnête homme heureux. La 
date de sa naissance lui donnait dix-neuf ans, mais 
son caractère, son cœur et sa figure n'en avaient 
guère que seize. Je l'aurais volontiers appelée, 
comme la Dora de Dickens, my wife childy ma 
femme-enfant. Je m'aperçus, au bout de quelques 
jours, qu'élevée par une mère faible, créole d'origine 
et de caractère et qui idolâtrait sa fille, ma femme 
ne connaissait guère, dans le cours habituel de la 
vie, d'autre règle que sa fantaisie et ses impressions 
du moment. Elle ne savait jamais l'heure, et sa 
montre ne la savait pas beaucoup mieux qu'elle, 
n'étant jamais remontée que de temps en temps, ce 
qui trouble beaucoup les montres. Au début, ce 
laisser-aller, ce décousu m'amusa ; la ponctualité et 
la lune de miel ne vont guère ensemble, et il ne tenait 
qu à, moi de croire que ma femme n'oubliait tout le 
reste que parce qu'elle pensait uniquement à moi. 



UNE GUÉRISON DIFFICILE. 205 

Mais lorsqu'à l'expiration de mon congé, il fallut que 
la réalité fit place au roman, quand le mariage devint 
le ménage, quand je repris ma vie de travail , alors 
commencèrent à se faire sentir tous les inconvénients 
de ce défaut d'exactitude. Mes affaires me forçaient 
à sortir à heure fixe et exigeaient une régularité 
absolue dans les heures des repas. Le déjeuner 
devait être servi à onze heures. A onze heures pré- 
cises, j'entrais dans la salle à manger... Personne! 
parfois même, rien sur la table ! Madame avait donné 
les ordres trop tard ; ou, si le déjeuner était prêt, 
c'était madame qui ne l'était pas. J'attendais dix 
minutes, un quart d'heure, et, de guerre lasse, je 
commençais seul un repas qui me faisait mal, parce 
que je le mangeais seul, parce que je le mangeais 
vite, et parce que je le mangeais de mauvaise hu- 
meur. J'essayai quelques observations, légères 
d'abord, puis plus vives. Ma femme accueillit les 
unes et les autres avec la même bonne grâce, avec 
le même désir de se corriger ; mais , seize années 
de mauvaises habitudes avaient si profondément en- 
raciné en elle son défaut natif, qu'il triompha des 
meilleures résolutions. Après quelques jours de 
régularité , les retards recommençaient , et je dus 
renoncer à cette douce réunion du matin autour de la 
table commune ; je déjeunais seul dans mon cabinet, 
et je ne voyais ma femme que le soir. 

« Je suis d'une famille oîi les anciens serviteurs 
font souche ; j'avais été élevé par un domestique de 
mon père, devenu immeuble par destination, et qui 
possédait toutes les habitudes d'ordre et de ponctua- 
lité qu'on prête à la domesticité d'autrefois. L'inexac- 
titude de ma femme lui donnait parfois à lui-même 



206 NOS FILLES ET NOS FILS. 

des apparences d'oubli et de négligence qui le révol- 
taient; un jour, je ne sais quel reproche injuste 
amena sur ses lèvres une réponse malséante qui 
m'obligea à me séparer de lui. J'en pris d'autres qui, 
au lieu de se révolter, se gâtèrent. Rien ne fait plus 
vite un mauvais serviteur d'un bon que l'inexactitude 
du maître ; la règle disparaissant d'en haut disparaît 
forcément d'en bas ; nos gens deviennent inexacts à 
leur tour, et si on les admoneste, ils vous jettent 
votre défaut au visage comme excuse du leur. Que 
répondre? les congédier? Oui! mais, comme on ne 
congédie pas son propre défaut en même temps, on 
ne change que pour recommencer. 

('( Dieu nous envoya deux garçons et une fille. Pas 
de mère plus tendre que ma femme : elle eût donné, 
sans hésiter, sa vie pour ses enfants; son plus grand 
bonheur avait été de les nourrir. Son plus vif désir fut 
de les élever, au moins jusqu'à dix ou douze ans, et 
son intelligence, son instruction même, n'étaient pas 
au-dessous de cette tâche difficile. Il fallut pourtant 
nous séparer de très bonne heure de nos fils, et les 
envoyer dans une pension voisine. Pourquoi ? Parce 
que la première condition de toute bonne éducation 
est la régularité ; parce que l'intelligence des enfants, 
comme leur caractère, comme leur cœur, a besoin 
avant tout d'ordre, que leur santé morale est à ce 
prix comme leur santé physique, et que ma femme 
n'était jamais prête, ni pour les faire sortir, ni pour 
les habiller, ni pour les faire manger, ni pour les faire 
travailler. 

« Le charmant naturel de ma femme et notre heu- 
reuse situation dans le monde nous attiraient de nom- 
breuses invitations à dîner. Le jour arrivé, je ne 



ONE GDÉRISON DIFFICILE. 201 

manquais jamais de lui dire, en rentrant : « N'ou- 
blie pas qu'il faut partir à sept heures ; aie soin 
d'être prête. — Sois tranquille ! sois tranquille ! » 
A sept heures, j'entrais au salon ; ma femme n'y était 
pas. J'allais frapper à sa porte. « Tout de suite ! 
tout de suite! » Au bout d'un quart d'heure, je 
retournais frapper encore. « Dans une petite mi- 
nute!... )) La petite minute en durait dix, quinze, 
et me voilà arpentant la salle à manger, avec mon 
chapeau sur la tête, mes gants jaunes aux mains, 
mon pardessus sur le dos, et maugréant, et regar- 
dant vingt fois ma montre, sentant qu'on nous atten- 
dait, au supplice enfin ! 

— C'est que vous, mon cher ami, lui dis-je, vous 
êtes un modèle d'exactitude, et les défauts d'autrui 
ne nous sont jamais aussi insupportables que quand 
ils nous blessent dans nos qualités. 

— Sans doute! Mais avais-je tort, lorsqu'on arri- 
vant enfin pour ce dîner, en arrivant les derniers, 
nous étions lorcés de mentir, d'inventer mille excuses 
absurdes auxquelles personne ne croyait ; de voir le 
mécontentement du maître de la maison et l'empres- 
sement de la maîtresse à se précipiter sur la sonnette 
pour qu'on servît tout de suite!... Ce sont de petites 
choses... soit! mais la vie de tous les jours est faite 
de petites choses. Le bonheur de tous les jours se 
compose de petites choses, et les petites choses 
sont souvent fécondes en grosses conséquences. La 
patience m'échappait parfois. Je ne pouvais retenir 
sur mes lèvres des reproches sévères qui provo- 
quaient, de la part de ma femme, des réponses bles- 
santes, et alors des altercations, des reproches, des 
larmes, des journées de bouderie, la paix intérieure 



208 NOS FILLES ET NOS FILS. 

troublée enfin ! Un jour, nous entreprîmes avec des 
amis un voyage en Suisse. Ce plaisir devint bientôt, 
grâce à elle, un ennui insupportable. Ses perpétuels 
retards agaçaient, irritaient nos compagnons de 
route. Elle nous fit manquer une admirable excur- 
sion, en nous faisant manquer un départ de chemin 
de fer. Nos amis se plaignirent vivement d'elle. Je 
la défendis tout haut , mais je l'accusais tout bas. 
Nos relations avec nos compagnons devinrent pé- 
nibles. Je saisis un prétexte d'affaires pressantes 
pour interrompre le voyage et revenir à Paris ; j'avais 
perdu mes vacances et deux aimables relations. 
Comprenez- vous maintenant mon ressentiment contre 
l'inexactitude, et ma crainte en la voyant poindre 
chez mon fils? Ne croyez pas que je calomnie cette 
disposition et que je la place trop haut dans la hié- 
rarchie des infirmités morales. Je sais qu'elle n'ap- 
partient pas à la sombre famille des vices ; elle ne 
tient pas à une perversité de l'âme, elle ne part d'au- 
cun sentiment bas ou mauvais : c'est un petit défaut, 
mais un petit défaut tenace et funeste comme un 
grand, surtout pour un homme. L'homme a un état, 
des devoirs sociaux, sa vie à faire; or, quelle est la 
première règle de toute protession? quelle est la pre- 
mière condition de tout succès professionnel? La ponc- 
tualité. L'étudiant qui arrive en retard à son cours, 
le médecin qui se fait attendre au lit du malade, 
l'avocat qui n'est pas exact au rendez-vous de con- 
sultation, sont des êtres nuisibles aux autres et à 
eux-mêmes : ils compromettent leurs études, leurs 
malades, leurs cHents. Rien ne nous crée plus d'en- 
nemis que l'inexactitude, car elle est une des formes 
de l'impolitesse et une preuve d'oubli des autres ; 



UNE GUÉRISON DIFFICILE. 809 

or, ce que les autres nous pardonnent le moins, c'est 
de les oublier. Parfois, une heure de retard a gâté 
toute une vie. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr rap- 
porte, dans ses Mémoires, qu'un général, plein de 
feu et de génie militaire, mais habituellement inexact 
par paresse, perdit l'honneur d'une victoire certaine, 
pour être arrivé sur le champ de bataille une demi- . 
heure après le moment fixé. Comment donc com- 
battre ce fatal penchant dans mon fils? J'ai en main 
un remède radical peut-être, mais auquel je ne puis 
me résoudre. 

— Lequel? 

— Je pourrais lui raconter l'histoire de sa mère. 
Je pourrais l'eiïrayer, en lui montrant tout le mal 
qu'elle m'a fait et qu'elle s'est fait à elle-même par 
ce seul défaut. Mais porter atteinte en lui à ce cher 
souvenir me semblerait un crime. Et cependant la 
maladie gagne, les symptômes héréditaires se multi- 
plient, le temps presse, et je me sens désanné. Venez- 
moi en aide. » 

Mon ami, à ces mots, s'arrêta assez ému, et je 
restai, moi, fort touché, mais fort embarrassé de sa 
confiance. Après quelques instants de réflexion, je 
lui dis : 

<( Si nous procédions comme les médecins? Quand 
on donne à un médecin quelque maladie à guérir, 
que fait-il d'abord? Il en cherche la cause, la con- 
naissance de la cause pouvant l'aider puissamment à 
combattre l'effet. Or, tout défaut, comme toute mala- 
die, n'est qu'un effet; il part d'une passion, d'un sen- 
timent : cherchons donc dans votre fils le principe 
de son défaut, et nous attaquerons le défaut dans son 
principe. 

13 



ilO NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Vous mettez le doigt, me répondit mon ami, 
sur le point le plus singulier de l'inexactitude : elle 
ne part pas d'une cause comme la plupart des dé- 
fauts, elle part de plusieurs causes, elle tient à l'âme 
humaine par plusieurs petites racines différentes, et 
c'est précisément ce qui le rend si difficile à déraci- 
ner. Tantôt elle vient de la paresse, tantôt dtô la dis- 
traction, tantôt de la lenteur des mouvements, tantôt 
de la maladresse des doigts. Une foule de gens sont 
inexacts, parce que leurs mains s'embrouillent dans 
toute espèce de préparatifs; parfois le manque 
d'ordre dans les idées amène l'inexactitude : tous les 
brouillons sont inexacts ; souvent il faut en accuser 
ou l'imprévoyance, ou la mobilité dans les idées, ou 
l'inaptitude à mesurer le temps. J'ai connu des 
inexacts qui étaient toujours en retard, parce qu'ils 
se croyaient toujours en avance. Ils sont de la famille 
du lièvre de La Fontaine : J'ai bien le temps est leur 
mot. L'amour-propre a sa part dans ce genre d'in- 
exactitude ; sûrs de leur facilité, ces gens-là ne com- 
mencent les choses que quand il faudrait penser à 
les finir. Il y a encore les inexacts par imagination ; 
ma chère Dora était de ce nombre. La vivacité de ses 
impressions lui ôtait le sentiment du temps; une 
fleur, un livre, une idée qui lui venait à l'esprit, l'em- 
menaient tout à coup à mille lieues de ce qu'elle avait 
à faire. Que de fois ne s'est-elle pas oubliée au miheu 
de sa toilette commencée, parce qu'une partition 
ouverte sur le piano lui montrait tout à coup une jolie 
mélodie, que cette mélodie l'arrêtait sur place, l'at- 
tirait, la fascinait, et la faisait entrer malgré elle en 
conversation avec Weber ou Beethoven! Enfin, le 
bavardage est une grande cause d'inexactitude; 



UNE GUÉRISON DIFFICILE. 211 

bavarder, c'est, comme on dit, s'oublier; en d'autres 
termes, c'est oublier tout ce dont on doit se souvenir. 
J'ai connu une jeune fille qui manquait de la sorte 
même ses rendez-vous avec son fiancé ; l'amour du 
bavardage l'emportait sur l'amour. Je pourrais vous 
citer les inexacts qui font attendre tout le monde par 
égoïsme , parce qu'ils n'aiment pas à se gêner , et 
qu'ils s'inquiètent très-peu de troubler les autres, 
pourvu qu'ils ne se troublent pas eux-mêmes. Mais 
il n'y a rien de pareil chez mon fils, et je vous en ai 
assez dit pour vous montrer combien il est difficile 
de guérir un défaut qu'on ne sait comment attaquer, 
tant il repose sur des causes différentes , tant ces 
causes agissent tour à tour isolément ou simultané- 
ment, tant enfin les vices de naissance, les vices de 
transmission sont plus tenaces que les autres, l'hé- 
rédité mêlant, pour ainsi dire, les infirmités de notre 
âme à notre substance corporelle et les faisant couler 
dans nos membres avec notre sang. 

— Eh bien, dis-je à mon ami, puisque la cause 
du mal est si difficile à constater, adressons-nous aux 
symptômes, faisons de la médecine expérimentale- 
Le fait joue un grand rôle dans ce défaut : combat- 
tons-le dans le fait et par le fait! L'inexactitude est 
une habitude; cherchons les cas les plus habituels 
où elle ait lieu de se montrer, comme, par exemple, 
les rendez- vous pour projets de plaisir ou d'affaires, 
ou bien les repas... 

— Oh! s'écria mon ami, vous tombez précisément 
sur la plus fréquente occasion de chute pour les 
inexacts. La voix qui crie le plus dans le désert, c'est 
la cloche du déjeuner. On a inventé les deux coups, 
pour ôter tout prétexte àTirréguIarité; les inexacts 



in KOS FILLES ET NOS FILS. 

s'en servent comme d'une excuse : « Je n'ai pas en- 
tendu le premier coup!.,, j'ai cru que c'était le 
premier coup!... » Ils arrivent, comme les belles 
dames aux messes de huit heures du matin dans les 
châteaux, après l'évangile. Chaque début de déjeu- 
ner est marqué ici par les mêmes scènes. La place 
d'Octave est toujours vide. La colère me prend ; je 
me précipite dans Tescalier, et je crie d'une voix de 
Stentor : o Octave!... » Pas de réponse. « Où est 
M. Octave? demandé-je au domestique. — J'ai vu 
M. Octave aller du côté du petit bois. — Appelez-le! 
et sonnez une troisième fois! » Et voilà la cloche qui 
sonne fiévreusement! et voilà les cris : « Monsieur 
Octave!... monsieur Octave!... » qui remplissent 
tout le jardin. 

— Eh bien, dis-je à mon ami, demain, au déjeu- 
ner, nous commencerons le traitement. Votre fils 
n'est plus un enfant, et n'est pas encore un jeune 
homme, la leçon peut être excellente. A demain ! » 



II 



Le lendemain, déjeuner avec deux invités ; on avait 
reçu des huîtres de Paris. Tout le monde est dans la 
salle à manger, sauf Octave. On commence sans lui. 
Il arrive cinq minutes après. 

« Donnez-moi des huîtres , dit le jeune homme au 
domestique. 

— N'en donnez pas! » dit le père d'un ton bref et 
ferme. 

Le jeune homme pâlit. Cette leçon, donnée devant 
des étrangers, devant les domestiques, l'humilia 



ONE GUÉRISON DIFFICILE. 213 

jusqu'au fond de Tâme ; et il reprit d'une voix trem- 
blante : 

« Qu'est-ce que cela veut dire? 

— Gela veut dire, reprit le père docile à mon con- 
seil, que dorénavant tu n'auras pas le droit de tou- 
cher à un plat, quand il sera arrivé avant toi dans la 
salle à manger. Donc, aujourd'hui, pas d'huîtres ! » 

Le jeune homme se leva et s'apprêta à sortir. 
({ Je vous ordonne de rester! dit le père. 

— Oh ! vous êtes trop cruel ! s'écria la vieille pa- 
rente : ces huîtres sont si bonnes ! 

— Tant mieux ! 

— C'est le supplice de Tantale ! 

— Vous voulez dire de Gancale, » répondit le 
père. 

Ce mot ayant excité l'hilarité générale, le dépit du 
jeune homme devint de la rage ; et le domestique lui 
ayant offert du second plat : 

« Je n'en veux pas ! dit-il, je ne veux rien ! 

— A ton aise! répondit froidement le père. 

— Oh! c'est impossible! s'écria la vieille dame 
tout émue, vous ne pouvez pas condamner cet enfant 
à mourir de faim ! 

— Il est bien de force à passer un repas s'il en a 
envie ! » reprit froidement le père. 

Les plats se succédèrent devant le jeune homme, 
en lui jetant un parfum tentateur; mais son orgueil 
tint bon ; il causait, il riait, il tambourinait des airs 
sur son assiette ; toutefois sa physionomie protestait 
contre son assurance. 11 se sentait ridicule, il était 
blessé, sans compter les réclamations de son estomac 
de quinze ans, de son appétit de chasseur, car il avait 
couru la plaine toute la matinée, de façon que le sup- 



214 NOS FILLES ET NOS FILS, 

plicefut complet. A peine tout le monde levé de table, 
il se jeta sur un morceau de pain qu'il alla dévorer 
avec rage dans sa chambre. La leçon était rude; elle 
agit toute une semaine ; toute une semaine, le père 
avait beau être exact, il trouvait toujours Octave 
debout devant sa place, quand il entrait, lui, dans la 
salle à manger. Mais, au bout de huit jours, soit 
retour du mal, soit calcul, — les jeunes gens, comme 
les domestiques, sont très diplomates, et ils com- 
battent , pour la tranquille possession de leurs petits 
défauts, avec toutes les armes, y compris la ruse, — 
au bout de huit jours donc, il essaya timidement une 
petite inexactitude de cinq minutes ; il la paya séance 
tenante. Or, justement, ce jour-là était le jour d'un 
de ses mets favoris ; il fallut s'en passer, et comme 
il était naturellement un peu gourmand et, vu son 
âge, assez vigoureux mangeur, son estomac lui fit 
un sermon dont il se souvint. Rien de tel qu'un 
défaut corrigé par un défaut, et qu'un pécheur con- 
verti par un péché ; la rechute est très rare. Après 
un mois d'expérience, Octave était devenu un modèle 
d'exactitude deux fois par jour. 

« Deux fois par jour, c'est quelque chose, dis-je 
à mon ami, mais ce n'est pas tout ; les repas ne rem- 
plissent pas la journée; il y a d'autres devoirs que 
ceux de l'estomac; de plus, le déjeuner nous a fourni 
deux auxiliaires puissants, un besoin et un défaut. Il 
faudrait trouver maintenant quelque autre allié aussi 
fort que la gourmandise. 

— Nous en trouverons, me dit en riant mon ami. 
Octave a plus d'un aide précieux à nous fournir dans 
ce genre-là. Sa petite personne n'est pas mal tour- 
née, et il en a conscience. 



UNE GUERISON DIFFICILE. 2iS 

— Bien! 

— Il commence à avoir une assez jolie voix de 
lénorino,et ses petits succès de musicien augmentent 
fort son amour-propre. 

— Tout cela est bon ! tout cela est bon ! repris-je 
en riant; il ne nous faut plus qu'une occasion où nous 
puissions confier notre seconde leçon à sa vanité. La 
Providence nous l'offrira, ou nous la ferons naître. » 



III 



A quelques jours de là bourdonnaient, volaient, 
s'agitaient en tous sens les petites abeilles de nos 
deux ruches, je veux dire le petit peuple de nos deux 
maisons. Les vacances avaient rempli de jeunesse 
toutes les habitations environnantes. Que faire? quel 
plaisir inventer? Jouons la comédie! Approuvé à 
l'unanimité. La représentation s'organise; Octave a 
l'honneur d'être choisi pour un rôle, un très petit 
rôle, composé à peine de quelques lignes, pouvant 
être joué par tout le monde, mais où on avait inter- 
calé une ronde qui ne pouvait être chantée que 
par lui. 

La représentation avait lieu dans un château voi- 
sin, à six kilomètres de distance. Le jour arrive. 

« Départ à six heures précises ! dit le père, heure 
militaire! » 

Dix minutes avant six heures, une voiture louée 
h la ville voisine entrait dans le jardin et s'arrêtait 
devant le balcon. A six heures sonnantes, le père, 
la vieille parente, les enfants et moi, nous prenons 
place dans l'intérieur ou sur la banquette. Octave 



216 NOS FILLES ET NUS FiLS. 

seul manquait à Tappel. L'importance particulière 
qu'il attachait à sa toilette, l'agitation inséparable 
d'un premier début, l'avaient rendu nerveux dans 
ses préparatifs. Un bouton de chemise tiré un peu 
trop fort et qu'il fallut recoudre, une cravate chiffon- 
née par impatience et qu'il avait fallu changer, lui 
avaient mangé ces quelques minutes qu'on ne rat- 
trape jamais, et le coup de six heures l'avait surpris 
en chemise. 

« Partons ! dit le père qui était sur le siège et qui 
conduisait. 

— Les cinq minutes de grâce! s'écria la vieille 
dame. 

— Pas de grâce ! » 

Et la voiture se met en mouvement. A peine sortis 
du jardin, à peine quelques pas faits sur la route, 
nous voyons apparaître, sur le seuil de la porte, 
notre jeune homme appelant de toutes ses forces et 
faisant des gestes désespérés. 

« Trop tard ! » s'écrie le père. 

Et d'un coup de fouet, il enlève les chevaux et les 
fait partir au galop. 

« C'est monstrueux! c'est féroce! s'écrie la vieille 
dame. 

— Tant mieux! il s'en souviendra plus longtemps. 

— Mais que direz- vous au maître de la maison? 

— Ce qui est! que nous sommes partis sans 
Octave, parce qu'il n'était pas prêt. 

— Vous ne ferez pas cela ! 

— Je le ferai ! » 

Et il continue à fouetter les chevaux. 
'( Mais vous punissez tout le monde! vous faites 
manquer toute la représentation ! 



ONE GDÉRISON DIFFICILB. 217 

— Je ne ferai rien manquer du tout. 

— Qui remplira son rôle? 

— Moi ! répondit le père gaiement et en hâtant 
toujours les chevaux... Il n'est pas long ce rôle! à 
peine quelques lignes!... Un peu jeune pour moi, 
peut-être... 

— Eh ! est-ce aussi vous qui chanterez sa ronde? 
répliqua la vieille dame exaspérée. Il la chantait si 
bien! 

— Soyez tranquille ! répondit le père, il la chan- 
tera. Il arrivera à temps. Six kilomètres, ce n'est 
pas une affaire pour des jambes de son âge ! . . . Allons ! 
nous voici arrivés. » 

La voiture s'arrête; on descend. 

« Et M. Octave? s'écrie le maître de la maison. 

— Il va venir, dit le père, ne vous inquiétez 
pas! » 

Mais rien qui s'inquiète si vite, rien qui s'agite 
si fort, rien qui s'agace si facilement que la gent 
irritable des acteurs de société. Voilà tout le monde 
en émoi. On met deux jeunes gens en sentinefle, sur 
la route, pour guetter l'arrivée du retardataire. Il 
n'arrive pas. L'inquiétude augmente. Que s'était- il 
donc passé? Rien que de très simple. Le pauvre 
garçon a pris un chemin de traverse, pour ne pas 
affronter l'entrée par la grande cour, en face de tous 
les invités l'attendant peut-être sur le perron. Il s'esl 
<donc glissé par les derrières du château et va s'as- 
seoir un moment sous un massif pour reprendre 
haleine, — car il avait couru, — s'essuyer le front, 
rajuster ses cheveux, épousscter ses habits et sa 
chaussure, et il se dirige vers un petit salon du rez- 
de-chaussée. Son nom, prononcé très haut, l'arrête. 

13. 



Îi8 NOS FILLES ET NOS FILS 

Ce petit salon était celui où s'habillaient les acteurs, 
les acteurs qui l'attendaient! Oh! comme lui apparut 
alors cruellement la vérité de cette maxime : « Le 
temps qu'on passe à attendre les gens , on l'emploie 
à dire du mal d'eux ! » Gomme on se plaignait amère- 
ment de son inexactitude ! comme on l'accusait ! quelle 
mordante revue de tous ses autres petits travers! 
quelle pénétration implacable de tous ses défauts! 
Son caractère, sa figure, sa tournure, son chant, tout 
y était passé par les armes. Humilié et irrité, il 
s'élance vers la porte pour entrer, puis il s'arrête : 
il craint de faire un éclat ridicule... Et, cloué sur 
place, attendant qu'il se sente plus calme, et ne pou- 
vant pas se calmer, car les railleries, les quolibets, 
les reproches montaient toujours, il pense un mo- 
ment à repartir. 

« Non ! se dit-il, ce serait trop lâche! » 
Il entre. Un immense : Enfin! c*est bien heur- 
reux! part de toutes les bouches et lui perce le 
cœur comme une nouvelle injure. On le presse... 
on le bouscule. . . Commençons ! commençons ! Frap- 
pez les trois coups ! On commence. Sa scène arrive. . . 
Mais l'émotion, la contrariété, la fatigue de la course 
avaient altéré le timbre de sa voix; il chante mal, il 
chante faux. Pas un applaudissement, à la fm de sa 
ronde. Je le voyais de ma place pâlir sous son 
rouge. Le père était aussi pâle que lui. Le retour, 
le soir, dans la voiture, fut morne; personne n'ou- 
vrait la bouche. A l'arrivée, j'entraînai le père à 
l'écart, et je lui dis : 

« Pas de regret ! Cette seconde épreuve est rude, 
mais elle portera fruit. Maintenant, à la troisième. 
Jusqu'ici, nous ne nous sommes servis que de ses 



UNE GUËRISON DIFFICILE. 219 

défauts; faisons appel à ses qualités. Oh! je suis 
un médecin implacable. Vous m'avez chargé de la 
cure : il faut qu^elle soit complète ! » 



IV 



Quelques semaines se passèrent. Un voyage 
m'emmena pendant trois mois hors de notre petit 
pays. Ma première visite de retour fut pour mon 
ami. 

« Eh bien, lui dis-je en entrant. Octave? 

— Je suis plus content de lui, mais il n'est pas 
guéri. Il faudrait un coup décisif qui le frappât, 
comme vous me l'avez dit, dans ses bons senti- 
ments; il faudrait qu'il en arrivât à avoir honte de 
l'inexactitude comme on a honte d'un vice. 

— Eh bien, lui répondis-je, fiez- vous à. l'inexac- 
titude même, pour vous oflrir l'occasion que vous 
cherchez. » 

Quelques jours après, en effet, nous étions réunis 
dans la bibliothèque de mon ami. La veille, il avait 
chargé son fils d'aller demander un renseignement 
important à un fermier des environs. 

« Surtout, avait-il ajouté, sois chez lui à neuf 
heures précises, l'heure de son déjeuner; autre- 
ment, tu courras risque de ne pas le trouver. » 

Le jeune homme arrive ; il n'apporte pas le ren- 
seignement désiré : le fermier était sorti. 

« Tu n'y étais donc pas à neuf heures précises? 

— Si, vraiment. 

— Il déjeunait donc en ville? 



220 NOS PILLES ET NOS FILS. 

— Précisément , répondit le jeune homme ; mais 
j'y retournerai à trois heures. 

— La chose n'est pas la même, répondit mon 
ami ; ce retard est pour moi plus qu'une contrariété : 
j'avais absolument besoin de ce renseignement ce 
matin. Enfin, tu y retourneras à trois heures. Allons 
déjeuner. » 

Nous sortions à peine de table , que le fermier 
arrive. 

« Vous! s'écrie mon ami. Par quel heureux ha- 
sard? 

— Ce n'est pas un hasard : en rentrant, à onze 
heures et demie, j'ai appris que vous m'aviez envoyé 
votre fils. Je viens savoir pour quel motif. 

— Un motif assez important, et je vous remer- 
cie de votre empressement avenir jusqu'ici. Mais, 
sans indiscrétion, chez qui donc déjeuniez-vous ce 
matin? 

— Chez moi. 

— Chez vous ! s'écrie mon ami. A quelle heure, 
donc? 

— A mon heure ordinaire, à neuf heures. 

— Neuf heures? vous en êtes sûr? 

— Comment! si j'en suis sûr! reprit en riant le 
fermier; si sûr, que j'ai regardé ma montre en me 
levant de table et qu'elle marquait neuf heures 
trente-cinq minutes, quelques instants avant l'arrivée 
de monsieur votre fils. » 

Il se fit dans le salon un silence mortel. Chaque 
parole du fermier tombait sur nous comme un coup 
de massue. Le père avait les lèvres serrées. Le jeune 
homme, pâle comme un mort, les yeux fixés à terre, 
n'avait pas même la force de balbutier. Il avait menti! 



UNE GUERJSON DIFFICILE. 221 

menti pour excuser son inexactitude ! et son men- 
songe éclatait aux yeux de tous ! Le fermier, étonné 
du trouble de nos physionomies, reprit en riant : 

« Ah ! çà, qui a pu vous conter cette bourde de 
déjeuner en ville? Ce n'est pas votre fils, puisque 
ma femme lui a dit que je sortais de table... » 

Chaque mot accentuait encore plus le flagrant 
mensonge. Le père, pour échapper à une explication 
qui devenait une honte pour son fils, emmena vive- 
ment le fermier, sous prétexte de causer avec lui de 
ce renseignement, et je restai seul avec le jeune 
homme. J'allai à lui et je lui dis : 

« Vous connaissez le Menteur, de Corneille? Reli- 
sez la scène du père et du fils : le vieux gentilhomme 
vous montrera, en vers immortels, que le vice le 
plus bas, le plus indigne d'un homme de cœur, 
c'est le mensonge, puisque le mensonge amène le 
démenti, et que le démenti ne peut se laver que 
dans le sang. Eh bien, mon cher enfant, sachez- 
le : tout homme inexact est forcément un menteur ! 
Qu'il le veuille ou non, il ment, il mentira, ou il a 
menti ! Voyez donc si vous voulez conserver un défaut 
qui peut produire un tel vice. » 

Oct-ave avait un véritable sentiment d'honneur. 
Grande fut donc son émotion, et cette troisième 
leçon s'imprima fortement en lui. Il en fallut pour- 
tant une dernière ; il fallut un coup plus terrible, un 
coup qui allât droit au cœur, pour en déraciner cette 
fatale habitude. 

Trois mois après, nous projetâmes une excur- 
sion à un ancien château des environs. La course 
était un peu longue pour la petite Madeleine; on 
emporta les provisions d'un déjeuner sous les arbres. 



222 NOS FILLES ET NOS FILS. 

et il fut convenu qu'Octave, qui n'avait pas pu 
nous accompagner, viendrait nous rechercher, avec 
la voiture , sur le bord de la rivière , à l'endroit où 
abordait le bateau de passage. L'heure et le lieu 
étaient clairement indiqués. Notre journée de pro- 
menade finie, nous descendons vers la rivière, nous 
la traversons, nous débarquons. Pas d'Octave! pas 
de voiture! Qu'était-il donc arrivé? Qu'Octave ap- 
partenait aux inexacts par imagination, c'est-à-dire 
que , parti longtemps avant l'heure avec la voiture, 
il rencontra, sur la route, un point de vue si pitto- 
resque , qu'il ne put résister à descendre de voiture 
pour le dessiner, en se payant de la formule ordi- 
naire : J'ai bien le temps! qu'il perdit dans son 
travail la mesure de l'heure ; qu'il n'eut pas le cou- 
rage, quand le sentiment confus lui en vint, de s'ar- 
rêter net au milieu d'un croquis presque achevé, et 
qu'il emprunta au devoir quelques minutes pour le 
plaisir. 

Quand il s'apprêta à repartir, il arriva ce qui 
arrive presque toujours quand on est en retard, que 
le cheval, par ses mouvements d'impatience, avait 
dérangé l'économie de l'attelage; il fallut tout re- 
mettre en ordre, et comme il se pressa parce qu'il 
se sentait pressé , il fit mal ce qu'il avait à faire ; 
il fut obligé deux fois de le recommencer. Une fois 
en route, talonné par l'heure (sa montre, qu'il venait 
de regarder, lui disait implacablement : Tu es en 
retard!), il hâta à coups de fouet le pas du cheval; 
mais le cheval n'était pas habitué à courir si rapi- 
dement. Octave dut le laisser souffler au haut de la 
côte, et le résultat final fut un retard d'une demi- 
heure... d'une demi-heure qui avait suffi au ciel pour 



UNE GUÉRISON DIFFICILE. M3 

se couvrir et au temps pour tourner à Torage, une 
demi-heure pendant laquelle la pluie et la grêle, 
nous surprenant sur une côte sans abri, nous 
mouilla tous jusqu'à la moelle des os. Or, nous 
n'étions pas seuls ; avec nous se trouvait la petite 
Madeleine, aussi délicate de santé que fine d'esprit 
et de cœur ; de façon que quand Octave arriva, il 
trouva sa petite sœur frissonnante, glacée, les lèvres 
bleuâtres, qu'il fallut la porter jusqu'à la voiture, 
qu'on ne put parvenir à la réchauffer pendant toute 
la route, et que le lendemain on prononça ce terrible 
mot de « fluxion de poitrine! » Rien, non, rien ne 
peut exprimer le désespoir du jeune homme ! Pen- 
dant les neuf jours que dura le danger, il ne quitta 
pas un instant le chevet de la petite malade. Tout ce 
que le remords ajoute à la douleur, il le sentait avec 
mille nouvelles tortures sans cesse ravivées par la 
vue du désespoir de son père. Il n'osait pas le re- 
garder. Il n'osait pas lui parler. Il se faisait à lui- 
même l'effet d'un meurtrier. Il l'était en effet, puis- 
que son retard seul avait amené le danger de sa 
sœur. Au bout de neuf jours, le médecin déclara 
l'enfant sauvée. Avec quelle émotion éperdue Octave 
se précipita aux genoux de son père et le supplia de 
lui pardonner, en versant des torrents de larmes, 
les premières qu'il eût versées depuis le commen- 
cement de la maladie! Oh! cette fois, c'en était fait ! 
il était bien guéri!... Il en était arrivé, contre son dé- 
faut, à la haine, à l'horreur ! horreur si profonde, que 
pour éviter toute occasion de rechute il se jeta violem- 
ment dans la disposition contraire. Vingt ans se sont 
écoulés depuis ce jour. Depuis vingt ans, il est non 
seulement le modèle, mais le martyr de l'exactitude! 



2% NOS FILLES ET NOS FILS. 



Son père lui a cédé son étude, si bien qu'il est plus 
ponctuel encore que son père. Il n'arrive jamais à un 
rendez-vous une minute après, ni une minute avant, 
il arrive à l'heure sonnante. Nous l'appelons en riant 
« l'homme à la montre ». 

Il a, en effet, armé sa ponctualité d'un instru- 
ment de précision ; c'est une montre admirable, à 
répétition, qu'il a payée fort cher, afin de posséder un 
véritable chronomètre. Elle ne varie pas d'une mi- 
nute en un mois. Cette montre en main, il a calculé 
le temps précis que lui demande chacun des actes 
habituels de sa vie, ses repas , sa toilette , sa barbe 
à faire, le parcours de chez lui au palais, la distance 
de lia, gare du chemin de fer à sa maison de cam- 
pagne. Il se lève et se couche toujours à la même 
heure, c'est-à-dire h l'heure de sa montre, car il 
ne se fie à aucune autre. Quand il conduit sa femme 
au bal, car il est marié, l'heure réglementaire du 
départ est deux heures du matin. Le moment venu, 
ce ne sont pas les pendules du salon du bal qu'il 
consulte, il a trop de mépris pour elles ; ce sont 
autant de menteuses à qui on fait dire tout ce qu'on 
veut, qu'on avance ou qu'on recule , pour tromper 
les maris et les pères. Il ne s'en rapporte qu'à sa 
montre! Elle est l'arbitre de sa vie! Je prétends que 
sa montre est sa conscience. 

« Riez! riez! me répond-il, je vous le permets; 
mais rappelez-vous donc, mon ami, que pour me 
guérir, il a fallu me prendre par la faim, par la 
gourmandise, par l'amour-propre, par la honte, par 
l'honneur, et enfin par le plus terrible des remèdes, 
un danger de mort et un danger de meurtre, c'est- 
à-dire par le remords! Vous appelez, en riant, ma 



UNE GUEHISOM DIFFICILE. tt5 



montre ma conscience. Vous avez raison. Grâce à 
elle, ce ne sont pas seulement mes habitudes exté- 
rieures qui sont devenues régulières : elle a réglé 
mon âme elle-même. L'ordre est entré dans mon 
esprit et dans mon cœur, en entrant dans ma vie. 
Je sais bien que je suis tombé dans un autre genre 
d'inconvénient. Le monde se partage en deux clas- 
ses : les gens qui attendent, et les gens qui font at- 
tendre ; je n'ai que changé de supplice, en passant 
de la seconde classe dans la première; mais, sans 
compter que j'aime beaucoup mieux souffrir des au- 
tres que faire souffrir les autres, j'ai trouvé un 
moyen d'utiliser mon rôle de victime. M'"'^de Genlis 
raconte, dans ses Mémoires, qu'ayant entrepris un 
ouvrage de tapisserie, auquel elle ne travaillait que 
deux fois par jour, pendant quelques minutes, en 
attendant, à l'heure du déjeuner et du dîner, les 
convives qui n'arrivaient au salon que l'un après 
l'autre, elle se trouva, au bout de quelques années, 
avoir fait un meuble complet. Eh bien, je porte tou- 
jours avec moi deux choses, ma montre et mon Ho- 
race; dès que j'arrive à un rendez-vous le premier, 
je prends mon cher poète, et j'en apprends quel- 
ques vers par cœur. A ce métier, j'ai, depuis quinze 
ans , appris toutes les odes, toutes les satires, toutes 
les épîlres, y compris l'i4r^ poétique, et, depuis l'an- 
née deriiière, j'ai commencé Virgile. Pour peu que 
je vive, je ne désespère pas, grâce à l'exactitude, 
de devenir ainsi un latiniste très-distingué, et il se 
trouvera que les moments les mieux employés de 
ma vie seront ceux çmie les autres m'auront fait 
perdre. » 



Ï26 NOS FILLES ET NOS FILS, 



RESPECT A LA VIEILLESSE 



Quoi! si sur quelque terre étrangère et lointaine 
Reste une vieille église, un vieux temple, une arène 
Vous voilà pleins d'ardeur et les yeux enflammés, . 
Quittant ce qui vous aime et ce que vous aimez 
Pour voir et saluer ces débris de matières ; 
Et quand vous approchez de ces antiques pierres, 
Le cœur vous bat, vos pieds tremblent, et de vos yeux 
S'écoulent lentement des pleurs religieux! 
Quoi ! tout ce qui s'éteint vous attriste et vous touche ; 
Un arbre qui jaunit, le soleil qui se couche. 
Une œuvre d'art détruite, un fronton renversé, 
Arrachent quelque hélas ! à votre cœur glacé ; 
Et l'homme, la plus sainte et la plus solennelle 
Des ruines que Dieu sur la terre amoncelle. 
L'homme, débris qui souffre et sent qu'il est débris, 
L'homme, en tombant, n'aura de vous que vos mépris. 
Et vous insulterez des cris de votre haine 
Ce front, temple écroulé de la pensée humaine ! 
Ah! par pitié pour vous, pitié, pitié, pour eux! 
Que le temps fasse un pas, ils sont morts, et vous... 

[vieux!! 



LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 22T 

LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE 

A M, Victor Schœlcher. 



La probité est une vertu bien particulière, en 
ce sens qu'il y a non seulement des degrés, mais 
des catégories de probité. Ce sont les compartiments 
d'un même logis, mais ils ne communiquent pas 
toujours entre eux. Très peu de personnes ont natu- 
rellement toutes les probités. Tels hommes réputés 
honnêtes, et qui ne vous feraient pas tort d'un cen- 
time dans un compte, vous vendent sans scrupule, 
comme excellent, un cheval auquel ils connaissent 
un défaut irrémédiable, mais non rédhibitoire ; la 
probité de ces gens-là s'arrête à la porte de l'écu- 
rie. D'autres, qui auraient horreur de vous prendre 
de l'argent, ne vous rendent jamais celui qu'ils 
vous ont emprunté. D'autres vous rendent votre 
argent et ne vous rendent jamais vos livres i. Quel- 
ques-uns, collectionneurs passionnés de gravures, 
d'autographes, d'objets d'art, trouvent dans leur 
passion une circonstance si atténuante qu'ils ne 
pensent même pas à avoir des remords de leur im- 
probité. 

Un de mes amis avait rapporté d'un voyage au 



4. Je trouve ce joli passage dans une lettre de Guy-Patin : a J'ai 
^rôté un volume rare à M. D... qui l'a prôtô à M. F... qui l'a 
^/rété à M. L... qui ne me l'a pas rendu. Je remarque qu'on re- 
lient bien plus lus livres que ce qu'il y a dedans. ■ 



228 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Mexique plusieurs curiosités très précieuses, et entre 
autres une petite Vierge de Guadalupe, costumée de 
la façon la plus originale. Arrive un matin chez lui 
un amateur enragé de bibelots; il se passionne à 
première vue pour cette petite statue : « Vendez- 
la-moi, je vous en supplie. — Elle n'est pas ; 
vendre. — Je vous en donnerai le prix que vou 
voudrez. — Je n'en veux aucun prix. — Eh bien 
s'écria-t-il avec la naïveté de la passion, donnez-Iô- 
moi ! — Vous moquez-vous ? repond en riant mon 
ami. — Je vous en conjure ! je ne peux pas m'en 
passer. Cette petite statue me tourne la tête ! — La 
bonne plaisanterie ! — Vous me la refusez ? — Oui ! 
— Eh bien, je la prends ! » Et là-dessus, il la saisit 
et l'emporte bravement, sans remords, à la façon 
des Romains enlevant les Sabmes ! Mon ami, stu- 
péfait de ce rapt original, lui dit pourtant : « Vous 
savez que je ne vous la donne pas ! — C'est en- 
tendu! » répond le voleur, et il s'en alla... Certes, un 
larcin commis sournoisement, frauduleusement, eût 
été plus blâmable, mais enfin on ne peut pas dire 
que ce fut honnête ! 

Il est des domestiques, parmi les plus sûrs, qui 
ne se font aucun scrupule de vous dérober un fruit, 
un verre de liqueur, un gâteau ; ce qui se mange et 
ce qui se boit ne compte pas dans leur accommo- 
dante probité. Un homme se regarderait comme dés- 
honoré si on le supposait capable de jouer avec des 
cartes biseautées ; mais que le hasard ou même la 
ruse le rende maître d'un secret dont la divulga- 
tion influera certainement sur les fonds publics, et il 
courra jouer à la Bourse, à coup sûr, autant dire 
avec des dés pipés. 



LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 229 

Combien de braves gens n'hésitent pas à frus- 
trer le Trésor public par de fausses déclarations 
de ventes, de baux, sous prétexte que l'Etat n'est 
pas quelqu'un ! Mais c'est bien plus que quelqu'un, 
c'est tout le monde, et tout le monde représentant 
ce qu'il y a de plus sacré dans la société, la loi. 
N'importe, on commet allègrement cette fraude, 
quoiqu'elle soit aggravée d'un mensonge, et sou- 
vent d'un mensonge signé. 

Je ne puis me rappeler, à ce sujet, sans en 
rire et sans en être touché, le trait caractéristique 
d'un de mes plus chers amis. Il porte dans toutes 
les choses de la vie, et surtout dans les questions 
d'argent, une inflexibilité de principes, un absolu 
dans la probité, une déhcatesse allant jusqu'au 
chevaleresque, qui lui ont valu dans le monde le 
surnom de Don Quichotte. Or donc, X... revenait 
de Belgique avec sa belle-mère. La brave dame 
avait acheté à Malines de fort belles dentelles et les 
avait adroitement cachées dans ses malles, au milieu 
de ses robes. Arrivés à la frontière, son gendre lui 
dit: 

— N'oubliez pas de déclarer vos dentelles, chère 
belle-maman. 

— Par exemple ! il me faudrait payer des droits 
énormes. 

— Mais ces droits, vous les devez. 

— Je les dois ! A qui ? pourquoi ? 

— Parce qu'il y a une loi sur l'importation qui 
frappe d'un impôt... 

— Est-ce que c'est moi qui l'ai faite, cette loi ? 
est-ce qu'on m'a demandé mon avis pour la faire? 
Je la trouve absurde, moi, cette loi; je la trouve 



230 NOS FILLES ET NOS FILS. 

inique, oppressive... et je ne comprends pas qu'un 
libéral comme vous approuve une telle tyrannie. J'y 
échappe, c'est mon droit. 

— Mais c'est de la contrebande, belle-maman, et 
la contrebande est une fraude. 

— Assez ! reprit-elle assez sèchement. Vous n'avez 
pas la prétention, j'imagine, de m'apprendre ce que 
j'ai à faire. Donc, taisez-vous. » 

Il se tut; mais, quand on en vint à l'examen des 
malles et que le douanier demanda aux voyageurs 
s'ils n'avaient rien à déclarer, mon ami, avec le 
calme qui lui est propre, répondit : « Oui, monsieur; 
madame a ici des dentelles, aui, je crois, doivent 
payer à l'entrée. » 

La fureur de la dame, vous vous l'imaginez. Elle 
ne pouvait rien dire, le douanier était là ; il lui fallut 
ouvrir ses malles, dérouler ses bandes de* Malines 
et payer un droit qui lui parut exorbitant. A chaque 
pièce de dentelle qu'elle montrait et à chaque somme 
d'argent qu'elle tirait, elle lançait à son gendre des 
regards furibonds et des imprécations sourdes, qu'il 
essuyait avec un flegme imperturbable. Mais l'histoire 
eut un dénoûment bien imprévu. La vue de l'honnê- 
teté a un tel ascendant, même sur ceux qu'elle con- 
damne ou irrite, que, la visite finie et les deux 
voyageurs restés seuls, la belle-mère de mon ami 
se retourna vers lui, et, après un moment de si- 
lence, lui sautant au cou : « Mon gendre, vous êtes 
un brave homme, il faut que je vous embrasse. » 

Voilà, un bien long préambule ; où tend-il ? où nous 
conduisent toutes ces réflexions philosophiques? A 
un fait particulier d'où elles sont nées, et qui met en 
scène le sujet de cette étude, la probité dans l'enfance. 



LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 231 

Je suis, depuis quelques années, en relations 
de confiance affectueuse avec une mère qui m'ap- 
pelle, en riant, son moraliste consultant. Chaque fois 
que l'éducation de ses enfants fait surgir devant 
elle quelque intéressante question relative à la famille, 
elle m'en fait part, et de là, entre nous, une corres- 
pondance où les lettres que je reçois vont souvent 
bien plus au fond des choses que celles que j'écris. 

Je vais donc laisser la parole à cette mère. Sous 
sa plume, le récit sera une action. 



2 juillet 1876. 



« Mon vieil ami, depuis huit ans, vous le savez, 
mon fils m'a fait faire bien des pas dans le monde de 
la réflexion et de la conscience. Aujourd'hui, il me 
jette dans un indicible émoi. Voilà toutes mes idées 
sur les hérédités morales renversées! Je croyais 
aux bonnes souches, aux bonnes races. Une de mes 
joies, en épousant mon mari, était de pensera tout 
ce que des enfants nés d'un tel homme appor- 
teraient, dans ce monde, de probité native et d'hon- 
nêteté sans alliage. Un petit fait a ébranlé toutes 
mes espérances. Il ne m'aurait pas effrayée s'il eût 
été isolé ; mais déjà quelques symptômes fugitifs, 
quelques indices vagues avaient éveillé ma sollici- 
tude à ce sujet. 

« Une vieille tante qui demeure avec nous a une 
manie assez commune chez les personnes de son 
âge et de son temps, la manie des provisions. Voua 
vous rappelez que les armoires pleines de linge 



232 NOS FILLES ET NOS FILS. 

étaient Torgueil de nos grand'mères, et que les 
armoires pleines de conserves étaient leur joie. Ma 
vieille tante possède donc un tiroir où elle entasse 
deux ou trois livres de sucre en morceaux cassés, 
alin d'assurer d'avance, et pour un mois, le service 
régulier de son café au lait du matin et de son verre 
d'eau à la fleur d'oranger, le soir. L'adresse fureteuse 
des huit ans de mon garçon a bien vite dépisté ce 
trésor, et, dès que ma vieille tante n'est plus chez 
elle, voilà mon maraudeur qui entre dans la cham- 
bre à pas de loup, décroche la clef du tiroir dont il 
a découvert la cachette, et pille le magasin, avec la 
discrétion de quelqu'un qui compte bien y revenir. 
Jusqu'ici, sans doute, rien de bien grave; la morale 
de beaucoup d'enfants ne s'élève pas toujours au- 
dessus de celle des domestiques : ce qui se mange 
ne compte pas; voler des friandises, ce n'est que 
chiper y et ce qu'il y a de niche dans ce larcin arrive 
encore comme circonstance atténuante. Pourtant, 
un détail me frappe et m'attriste : c'est la clef 
décrochée ! 

« Si le tiroir avait été ouvert, si la tentation s'était 
offerte à lui inopinément, s'il n'y avait succombé 
qu'une fois, je l'excuserais ; mais la préméditation, 
la combinaison, la récidive constituent un véritable 
larcin. Il sait bien qu'il fait mal, puisqu'il se cache ; 
sa modération même dans ses fraudes, son art à 
les espacer pour pouvoir les dissimuler tout en les 
recommençant, dénote un esprit de ruse qui est 
trop souvent le compagnon de l'improbité. Aussi, 
quand ma vieille tante, qui sait son compte, attendu 
que son tiroir est tenu comme un livre de dépense, 
et que le total des morceaux se divise en autant de 



LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 233 

petits tas qu'il y a de tasses de café et de verres d'eau 
à la fleur d'oranger dans le mois; lors donc qu'elle 
m'a dit : « Il m'en a pris deux mardi, trois le 
surlendemain, un seulement le dimanche, » j'ai été 
aussi affligée de l'habile échelonnement de ces petits 
larcins que de ses larcins mêmes. M'alarmé-je à 
tort? Répondez-moi. » 

Je lui répondis immédiatement : « Ne vous effrayez 
ni trop, ni trop tôt. Il y a très souvent chez les en- 
fants un peu du renard, ou plutôt du petit sauvage. 
Or, chez les sauvages, l'idée de propriété est chose 
fort confuse ; la distinction du tien et du mien y con- 
siste généralement à prendre le tien pour en faire 
le mien. C'est le fait et l'honneur de la civilisation 
d'avoir élevé jusqu'au rang d'une vertu et d'un devoir 
le respect du bien d'autrui; à ce titre, elle rentre 
dans l'éducation , et ce n'est là qu'une chose de plus 
à apprendre à votre enfant; ajoutez que la gourman- 
dise a sa part dans cette petite improbité, et l'ex- 
plique. Donc, pas de sujet de crainte excessive; rien 
qui ressemble à une perversité exceptionnelle chez 
votre fils. Seulement, commencez vos leçons le plus 
tôt possible. » 

Quelques jours après, je reçus cette seconde 
lettre : 



40 juillet 4876. 

« Mon inquiétude est devenue du chagrin. Je ne 
peux plus eu douter, mon fils n'est pas honnête. 

14 



234 NOS FILLES ET NOS FILS. 



Jugez-en. Chaque matin, il part pour une pension 
voisine et revient à l'heure du dîner. Ce départ ma- 
tinal et cette absence qui dure tout le jour nous ont 
amenés à lui constituer un petit budget pour ses 
déjeuners, ses jeux, ses promenades du jeudi. Il a, 
selon un mot familier, son petit argent de poche. 

« Quoique mes livres ne soient pas aussi rigou- 
reusement tenus que le tiroir de ma tante, cependant 
je compte et veux compter. Grands furent donc mon 
étonnement et ma peine, quand je crus m'apercevoir 
que mon fils avait gonflé sa bourse d'écolier aux 
dépe.ns de la mienne. D'abord je me refusai à un tel 
soupçon ; il me sembla que je le calomniais ; mais 
hier, appelée par une visite au jardin, je laissai im- 
prudemment traîner sur ma table à ouvrage mon 
porte-monnaie, dont je venais de compter le contenu. 
C'était dimanche, jour de congé. Je sors du salon; 
je descends dans le jardin où m'attendait un visiteur; 
mon fils y jouait avec sa sœur. J'entre dans le petit 
bois pour y promener le voisin qui venait me voir, 
quand tout à coup, à travers les arbres, je vois l'en- 
fant se glisser dans le salon, et deux minutes après, 
en ressortir vivement, et l'air agité. Je rentre, je 
cours à mon porte-monnaie ; il y manquait une pièce 
d'un franc et une autre de cinquante centimes. Ce fut 
un coup affreux. 

« Je tombai sur un fauteuil en sanglotant. Sans 
doute, pour les enfants, ce qui est à leurs parents 
leur semble encore à eux. Ils se disent peut-être 
qu'ils ne nous dérobent que leur propre bien. Sa 
faute n'est, je veux le croire, qu'une ignorance, une 
erreur de conscience ; mais peut-être aussi est-ce le 
germe d'une maladie morale incurable. Les malhon- 



LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. ^^"^ 

nêtes gens commencent ainsi. Cette perversité précoce 
éclate parfois chez les enfants des plus honnêtes 
parents. Le fils d'un de nos plus chers amis fut 
chassé, à seize ans, de son collège, pour avoir volé 
à un de ses camarades une pièce de cinq francs. Si 
un pareil malheur nous fût arrivé, je ne sais pas ce 
que mon mari serait devenu. Je frémis de penser à 
ce qu'il ferait s'il apprenait seulement le larcin de son 
fils ! Quel parti vais-je prendre? comment couper 
dans sa racine, comment étouffer dans son germe 
ce vice naissant? En fait de guérisons morales,, je 
ne crois qu'à celles où l'on est soi-même le guéris- 
seur. Je ne crois aux plantes vénéneuses bien mortes 
que quand on se les arrache soi-même du cœur avec 
indignation et furie. Voilà ce que je cherche! Une 
épreuve, une épreuve décisive, radicale, qui m'ouvre 
son âme et la lui ouvre à lui-même ! Il faut que je 
sache ce qui s'y passe, ce qui s'y cache! Il faut 
que je sache ce qu'elle est, ce qu'elle peut, cette 
bête hideuse tapie dans le for intérieur de mon en- 
fant. Si vous trouvez quelque moyen , écrivez-le-moi; 
si j*en trouve un, je vous l'écrirai. » 



15 juillets 876. 

« J'ai trouvé. Demain je fais la tentative. Ce que 
j'essaye est bien grave; mais je verrai clair enfin. 
Je tremble comme à la veille d'une opération d'où 
doit sortir l'arrêt du médecin , qui vous dit : « Votre 
fils est perdu !» ou : « Votre fils peut être sauvé! » 



::^6 NOS FILLES ET NOS FILS. 



Deux jours après. 

« Voîcî ce qui s'est passé. Nous étions réunis 
fous trois dans le salon, mon mari, mon fils et moi. 
L'enfant écrivait un devoir. Alors, d'une voix un 
peu émue, que je tâchais pourtant de rendre calme : 
« Mon ami, dis-je à mon mari, j'ai une nouvelle 
fâcheuse à vous apprendre. — Laquelle? — Vous 
avez comme moi de l'affection pour notre petit 
domestique, Joseph? — Je le crois bien, je l'ai vu 
naître; je l'ai retenu à sa mère il y a treize ans, 
quand elle le nourrissait encore, pour l'attacher à 
notre service ; il est fils de braves gens! Je l'aime 
beaucoup. Que lui arrive-t-il donc? — Vos éloges 
rendent ma réponse plus difficile'. — Parlez. — 
Eh bien , ami, je crains que Joseph ne soit pas hon- 
nête. — Pas honnête, Joseph! pas probe! C'est 
impossible ! — Si je vous disais que je suis à peu 
près sûre... plus qu'à peu près... qu'il a volé! — 
Volé! s'écria mon mari, volé! Joseph! Quand? à 
qui? quoi! Quelles preuves en avez -vous? — Une 
preuve irrécusable! c'est à moi qu'il a volé! — 
A vous! après tout ce que nous avons fait pour 
lui! quand nous l'avons élevé comme notre enfant! 
Mais ce serait aussi abominable... que si notre 
fils!... Comment vous en êtes-vous aperçue? » 

« Je restai un moment sans répondre et suivant 
mon fils de l'œil. 

M II était devenu un peu pâle au commencement 
de l'entretien, et, quoique toujours penché sur son 
papier, sa plume s'était arrêtée ; il écoutait. 



LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 237 

« Je repris donc lentement : Il y a quelques 
jours, j'avais oublié mon porte-monnaie , là, sur 
cette table à ouvrage. 

(Un léger tremblement saisit mon fils.) 

« Je savais le compte exact de mes pièces de mon- 
naie... 

(Chacune de mes paroles augmentait le trem- 
blement de mon fils.) 

(( Je descendis au jardin, laissant Joseph ici à 
côté, dans la bibliothèque qu'il nettoyait, et où je 
l'entendais aller et venir. Personne que lui dans 
ces deux pièces. Au bout de quelques instants de 
promenade, je reviens brusquement, et j'entends 
des pas qui semblaient se précipiter au dehors. 
J'entre dans la bibliothèque, Joseph n'y était 
plus. Je cours à ma bourse, il y manquait deux 
pièces d'argent. 

(JMon fils devenait livide.) 

« Le vol est donc évident. Maintenant, mon ami, 
que faut-il faire? » 

« Mon mari gardait le silence. Il semblait pro- 
fondément ému. Sa figure, d'ordinaire si calme, 
trahissait un trouble extraordinaire. Il répondit 
enfin, d'une voix très-altérée : 

« 11 n'y a qu'une chose à faire... tout dire aux 
parents. Pauvres gens! quel coup! Des cœurs si 
honnêtes! Que va devenir le père? Je me figure ce 
que j'éprouverais si j'apprenais que mon fils!...» 

« Ici il s'arrêta, ses larmes contenues lui cou- 
paient la voix. 

« Je regardai mon fils : ses lèvres se choquaient 
l'une contre l'autre. 

« Mais que direz- vous aux pai'cnls, mon ami? — 

14. 



238 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Tout! — Est-ce que vous chasserez Joseph? — Si 
je le chasserai! s'écria-t-il. Je ne pourrais plus le 
voir! Les fripons me font horreur! » 

« Je fus elfrayée de la figure décomposée de mon 
fils. Nous, mères, nous sommes bien vite au bout 
de notre inflexibilité; et je repris doucement : 
« Calmez-vous, mon ami! Pensez que Joseph n'a que 
treize ans. Il est encore possible de le corriger. IJ 
y a bien de l'inconscience dans les fautes de cer- 
tains enfants. Ils font souvent le mal, parce qu'ils 
ne se doutent pas que ce soit le mal ! 

(Je parlais pour mon fils, pour le réconcilier 
un peu avec lui-même.) 

« Ne vaudrait-il pas mieux tâcher de s'adresser 
à la conscience de cet enfant, lui faire sentir à 
lui-même sa faute? — Un coup violent, répondit 
mon mari, la lui fera seul sentir. Ce qu'il a fait est 
injustifiable. Je vous promets d'arrêter la colère du 
père. Tel que je le connais, elle pourrait être terrible. 
Mais, s'il me demande un conseil, je le lui donnerai 
sans hésiter. — Que lui conseillerez-vous donc? 
— De mettre pour trois mois son fils dans une maison 
de correction. — En prison ! m'écriai-je avec effroi, 
car ma pensée n'avait pas été jusque-là. 

(Mon fils était blême de terreur.) 

« En prison! si jeune encore! presque enfant! 
Son chagrin sera du désespoir ! — Tant mieux ! la 
leçon sera plus forte. D'ailleurs il l'a méritée! Gom- 
ment! nous voyons tous les jours de pauvres petits 
malheureux expier par la détention des larcins 
qu'excusent la faim, l'ignorance, l'abandon, et nous 
épargnerions, nous, cette peine à des enfants qui 
volent par vice!,.» 



LA PROBITÉ DANS L'ENFANCE. 239 

« Je tressaillis à ce mot de vice. 

« Oui, par vice! puisqu'ils étaient mis à l'abri de 
la tentation par le bien-être et avertis du mal par 
l'éducation. S'il y a un moyen de sauver Joseph, 
c'est celui-là! Il n'est peut-être pas incorrigible, 
mais un châtiment terrible peut seul le corriger! Il 
faut, avant que nous le rendions à la société, qu'il 
ait appris par la souffrance, par l'humiliation, ce 
qu'est cette grande vertu de la probité, qui est le 
fondement de l'état social même, puisque sans elle 
il n'y a dans le monde que mensonge, iniquité, 
spoliation et haine. Je vais écrire au père de Jo- 
seph. » 

« Mon mari, à ce mot, se leva et se dirigea vers 
son cabinet ; mais mon fils, mû comme par un res- 
sort, s'était levé en même temps, et, courant à 
son père, il se jeta par terre. Il semblait qu'il voulût 
se mettre sous ses pieds, et il criait, avec un mé- 
lange effrayant de sanglots et de larmes : « Je ne 
veux pas! ïu n'iras pas! tu n'écriras pas! Joseph 
est innocent! C'est moi! c'est moi qui suis le 
coupable ! — Toi ! s'écria mon mari en le rele- 
vant violemment. — Oui! moi! dit l'enfant, dont la 
terreur avait disparu devant le sentiment du danger 
de son camarade. Oui! moi! c'est moi qui ai pris 
l'argent de maman ! C'est moi qu'il faut envoyer en 
prison! Je veux que tu m'y envoies! Tu as raison! 
Punis-moi! punis-moi! » 

« Et sa voix s'éteignit dans les larmes. 

« Mon mari était tombé sur un fauteuil, anéanti. 
J'en profitai pour relever l'enfant, le prendre dans 
mes bras, l'emmener dans la pièce voisine, en lui 
disant : « Reste là, » Puis je revins à mon mari. 



240 NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Il VOUS a dit vrai ! il est coupable ! Je le savais ! 
J'ai cru, comme vous, qu'une leçon terrible était 
nécessaire! J'ai tenté l'épreuve. Si cruelle qu'elle 
ait été, je m'en applaudis. Son aveu, et surtout la 
manière dont il a fait cet aveu, effacent un peu sa 
faute à mes yeux. La faute était d'un enfant , 
l'aveu est d'un homme. Le fond même de son 
âme s'y est montré, et cette âme n'est pas basse. 
Calmez votre chagrin, mon ami; nous avons écrasé 
la tête du serpent. Votre fils sera digne de vous ! » 

« Mon mari n'avait pas la force de me répondre ; 
il se leva pourtant, il me suivit, et nous entrâmes 
dans, le petit salon où j'avais caché l'enfant. Il n'y 
était plus. Étonnée, presque inquiète, je m'élance 
vers la fenêtre... et qu'est-ce que je vois? Mon fils, 
courant après Joseph qui était au bas du perron, se 
jetant à son cou, et lui donnant une petite montre 
qu'il s'était achetée avec ses étrennes. Joseph 
se débattait, refusant la montre. « Prends-la, 
Joseph ! prends-la ! lui disait mon fils, je t'en sup- 
plie! » 

« Sa pensée, que je devinai, m'émut profon- 
dément. Ce besoin de réparer, de compenser le tort 
qu'il avait non pas causé, mais failli causer à son 
camarade; cette idée de le dédommager du soupçon 
injuste qu'il avait fait planer sur lui, me parut d'un 
cœur trop délicat pour être malhonnête. Me retour- 
nant donc vers mon mari, je lui dis : « Êtes-vous 
rassuré? — Une blessure si cruelle ne se guérit 
pas si vite, me répondit-il. Je suis touché, mais 
rion consolé. » 

« A ce moment entrèrent Joseph et mon fils. « Mon- 
sieur, dit Joseph, voilà une montre que M. Maxime 



LA PnOBlTI- DANS L'ENFANCE. 241 

veut absolument me faire prendre; mais je ne 
veux pas. lî ne peut pas me la donner, n'est-ce 
pas, monsieur? » 

« Mon mari resta un moment comme interdit : 
des larmes roulaient dans ses yeux. « C'est très- 
bien, ce que vous faites-la, Joseph, dit-il au petit 
domestique; né pas s'approprier ce qui ne vous 
appartient pas , c'est de la probité ; refuser ce 
qu'on croit ne pas devoir accepter, c'est mieux 
encore, c'est de la délicatesse. Vous donnez là à 
mon fils une double leçon, dont il profitera, j'espère. 
Prenez cette montre, je vous y autorise. Allez ! 
mon enfant. » 

« Joseph sortit aussi confus qu'heureux. Mon 
mari alla à son fils et lui dit : « Je te promets d'ou- 
blier ce qui s'est passé, mais à une condition, 
c'est que tu te le rappelleras toujours ! » 



LA FRANCE 

A M. Mignet. 



Selon moi, on n'entretient pas assez les enfants 
(!e grandes choses. Le mot de Patrie n'a pas assez 
de place dans leur éducation. Sans doute Corneille 
n'est pas leur auteur, et qui voudrait ne les nourrir 
que des sentiments sublimes (ï Horace ou de Cinna, 
courrait risque de les rebuter sans les instruire; 
mais, quand les événements parlent le langage 



242 NOS FILLES ET NOS FILS. 

de Corneille , quand quelque circonstance présente 
fait tout à coup éclater sous nos yeux les grandes 
leçons des poèmes tragiques, il est bon alors de 
prendre l'enfant par la main et de le plonger dans 
ces beaux ou terribles spectacles. Ne vous croyez 
pas obligé de les amoindrir pour les faire descendre 
jusqu'à lui; il saura bien monter jusqu'à eux, porté 
par l'émotion de tous ! C'est donc sous le coup de 
nos récentes calamités (les inondations de 1875) 
que je viens, sans crainte et sans préambule, parler 
aux jeunes lecteurs du Magasin, non pas de leurs 
plaisirs, ni de leurs études, ni de joies, ni même 
de leurs devoirs de famille, mais de nos malheurs 
publics ; et m'adressant à eux comme à des 
hommes, je leur dis : « Encore un coup sur la 
France ! encore un fléau ! encore un désastre ! Dieu 
n'est-il donc pas lassé de nous punir? et si grandes 
qu'aient été nos fautes, ne les avons-nous pas assez 
expiées? Depuis cinq ans, quelle calamité nous a 
été épargnée? Après la guerre étrangère, la guerre 
civile ! après les massacres sur le champ de bataille, 
les assassinats dans les cités ! après le bombar- 
dement, l'incendie! après l'incendie, les inonda- 
tions ! après la rançon de l'ennemi, la rançon des 
éléments! Depuis cinq ans, la maternelle nature 
elle-même semble s'être faite marâtre pour nous ac- 
cabler. C'est elle qui, pendant la guerre, pendant le 
siège de Paris, a tourné contre nous tour à tour la 
neige, la glace, le dégel, la pluie, la crue des fleuves, 
et voilà aujourd'hui qu'elle se déchaîne sous une 
forme nouvelle pour nous frapper encore ! Comme si 
elle s'irritait qu'une seule partie de notre cher pays 
échappât à la vengeance céleste, la voilà qui se pré- 



LA FRANCE. 243 



cîpite h. la ruine des contrées que la guerre avait 
épargnées! Que dis-je? par un raffinement de 
cruauté, elle choisit la plus magnifique année d'a- 
bondance; et jalouse, ce semble, de ses présents 
mêmes, des récoltes dont elle faisait déjà épanouir la 
promesse dans nos plaines, elle saccage tout en un 
jour ! Elle ajoute au désespoir de la ruine la douleur 
de l'espérance trompée; si bien que cette nation, 
jadis l'objet de la crainte, de l'envie, et, ce qui vaut 
mieux, de l'admiration, de la sympathie générale j 
est devenue un sujet de pitié ! 

Certes, voilà de quoi désespérer tout ce qui porte 
le nom de Français ! 

Pourquoi donc, après cette sombre énumération, 
ne suis-je pas triste jusqu'à la mort? 

Pourquoi mon âme rapporte-t-elle du fond de cet 
abîme où elle vient de se plonger, je ne sais quelle 
consolation, quelle espérance, quel orgueil? 

C'est que, tout en regardant le calvaire, je regarde 
aussi la victime; c'est qu'en comptant ses blessures, 
je considère la façon dont elle les a supportées et 
les supporte encore ; c'est que je la vois se relever 
sous chacun des coups qui la frappent, grandir à 
chacune des épreuves qui l'exercent, et faire de 
chaque étape dans la voie douloureuse un pas de 
plus vers le but final, la résurrection ! Pour tout 
observateur attentif, il n'y a pas, depuis cinq ans, 
un seul de nos malheurs, une seule de nos tra- 
verses dont nous n'ayons tiré quelque profit moral. 
La nation, mise ainsi à l'école de l'humiliation, 
de la privation, ajoutons encore, de la dissension, 
est devenue peu à peu plus patiente, plus ferme, 
plus sensée, plus clairvoyante. Au milieu de toutes 



2-1^ i>US FILLES ET NOS FILS. 

les agitations qui la pouvaient troubler, la masse 
laborieuse a démêlé instinctivement le but où elle 
devait tendre, et y a marché progressivement, mais 
sûrement. Quelle ardeur à réparer les ruines ! que 
d'efforts de travail et d'économie! Nous avons vu 
peu à peu les plus impatients se calmer, les plus 
effervescents s'assagir, tous enfin mettre au pre- 
mier rang ces qualités moyennes et jadis dédaignées, 
la modération, la résignation, le bon sens, jus- 
qu'au jour où, ce grand désastre des inondations 
éclatant tout à coup, éclatèrent de nouveau en 
même temps les anciennes vertus nationales : l'élan, 
le dévouement, la générosité, l'héroïsme ! N'y a- 
t-il pas dans ce double réveil un bien bon motif 
d'espérance , et n'est-ce pas à ce signe que se 
reconnaissent les peuples qui se régénèrent ? Certes, 
nos chères contrées du Midi nous offient en ce mo- 
ment le plus douloureux des spectacles ; mais quel 
admirable spectacle aussi, que tant de prodiges de 
charité et de vaillance ! Sur quel champ de bataille 
la France, aux temps de sa gloire, a-t-elle déployé 
plus d'énergie qu'au milieu de ces villes écroulées, 
de ces champs dévastés, de ces populations éper- 
dues, de ces ondes charriant ensemble des cadavres 
et des débris! Dans cette ruine de la France, l'âme 
de la France s'est réveillée ! A peine le cri de détresse 
est-il parti de Toulouse qu'il a retenti au cœur de 
toutes les autres cités! Toutes se sont senties 
sœurs ! L'Alsace et la Lorraine, si cruellement retran- 
chées de notre patrie, se sont de nouveau proclamées 
françaises par leur générosité envers la France! 
De toutes parts, de tous les coins de l'Europe comme 
de tous les coins de notre pays, sympathie! dons! 



VI 




LA MÊIŒ ALORS S'aSSILD PRÈS Dli LUI. (l'îlgO 2^9. 



LA FRANGE. 945 



secours! De toutes parts, liens resserrés! solidité 
raffermie! haines éteintes! Plus de divisions de 
partis! de classes! En face de telles calamités, ces 
trente millions d'honmies n'ont plus qu'un cœur, 
ce cœur n'a plus qu'une pensée, la France ! qu'une 
passion, le salut de la France ! qu'un but, la gloire 
de la France ! Eh bien ! je ne puis croire que de tels 
élans ne laissent pas plus de traces qu'un sillon 
d'éclair, et qu'il n'y ait pas là comme un prélude de 
concorde générale. Malheurs et vertus, tout nous y 
pousse. Ne semble-t-il pas que ce nouveau et ter- 
rible fléau, en visitant les contrées épargnées parla 
guerre, ait eu pour objet de nous courber tous sous 
le même niveau de douleurs, afin qu'ayant tous souf- 
fert patriotiquement ensemble, nous comprenions 
qu'il y a quelque chose à qui nous devons sacrifier 
nos ressentiments, nos espérances, nos opinions, et 
que ce quelque chose est ce que les anciens nom- 
maient du beau nom de res publica^ la chose pu- 
blique, et que nous nommerons, nous, la Patrie. 



UNE MÈRE PERSÉVÉRANTE 

A M^ /. Reynaud. 

J'ai vu cet automne une mère dont j'ai besoin 
de vous parler. 

Cette môre a deux fils , sé|)arés l'un de l'autre 
par une différence d'âge de trois ans. Il est difficile 



146 NOS riLLEd ET NOS f ILÔ. 

de se figurer deux plus mauvais écoliers. L'aîné a 
mis cinq ans à apprendre à lire, le cadet quatre. 
Tous deux semblent être nés sans mémoire, sans 
attention, sans faculté de compréhension. Leur inca- 
pacité était différente dans son principe. L'intelli- 
gence de l'aîné ressemblait à une maison où rien ne 
peut entrer; celle du cadet à une maison où rien 
ne peut rester. Figurez-vous un logis où il n'y aurait 
ni portes, ni fenêtres, et sur les murs duquel vien- 
draient se heurter sans y pouvoir pénétrer jamais, 
tous les oiseaux du ciel : voilà l'image du cerveau de 
l'aîné. Représentez-vous au contraire une hutte ou- 
verte à tous les vents, n'ayant ni toiture, ni clôture, 
et où tout ce qui vole, oiseaux, insectes, abeilles, 
moucherons, entre, sort, passe, tourbillonne sans 
s'arrêter une seconde : voilà l'image du cerveau du 
cadet. Les idées venaient se briser contre la tête de 
l'un, et ne voulaient pas faire leur nid dans la tête de 
l'autre. Après la lecture, vinrent l'écriture, l'ortho- 
graphe, le calcul, les éléments de la langue latine. 
Même lenteur pour apprendre, même impuissance 
pour retenir. Heureusement pour eux, ils avaient 
pour mère une femme de tête et de cœur, et qui, en 
bonne chrétienne, se rappelant que l'espérance est 
une vertu théologale, ne se permit pas de déses- 
pérer de ses fils. « Ce sont de déplorables écoliers, 
disait-elle, qui le sait mieux que moi? Dès qu'on les 
fait asseoir devant une table avec un livre sous leurs 
yeux, la figure de l'aîné se contracte, ses sourcils se 
froncent, ses lèvres se serrent, le voilà muet comme 
une souche et immobile comme \me borne; tandis 
que l'autre s'évapore , se volatilise ! . . . Mais ôtez-les 
de la classe, rendez-les à la vie ordinaire, à la vie d^a 



LNE MËRE PERSÉVÉRANTS. Ul 

famille, au jeu, vous retrouvez en eux des enfants 
assez bien doués et assez observateurs. Ce qui leur 
manque, ce n'est donc pas l'intelligence, c'est l'in- 
telligence scolaire. 11 ne faut que tourner du côté de 
l'étude les dispositions qu'ils montrent pour le reste. 
11 ne s'agit que de faire jaillir ce qui est enfoui chez 
l'un, et de condenser ce qui est vaporisé chez l'autre, 
c'est-à-dire persévérer et attendre! J'attendrai et je 
persévérerai. Les puits artésiens ne sont pas inven- 
tés pour rien; ils nous apprennent qu'il y a des 
enfants dont les facultés sont à fleur de terre , tandis 
qu'il y en a d'autres chez qui il faut fouiller comme 
à Grenelle, à treize cents mètres, pour faire jaillir la 
source. Eh bien, je vais continuer à perforer la 
caboche de mon aîné, et quant à l'autre, je me rap- 
pellerai mon métier de jeune fille, je courrai après 
mon papillon, jusqu'à ce que je l'attrape! » 

Ainsi fit-elle, la tendre et vaillante femme, et pen- 
dant plusieurs années, elle servit d'institutrice et de 
répétitrice à ses deux garçons, leur faisant redire 
vingt fois la même leçon, leur apprenant pendant 
plusieurs mois de suite le môme fait d'histoire, la 
même règle de grammaire, et répétant à ceux qui la 
plaignaient ou l'admiraient : « Je ne fais que mon 
devoir. Ce n'est pas leur faute à ces pauvres petits 
s'ils sont ainsi; c'est moi qui les ai mis au monde 
comme cela; c'est à moi de corriger mon œuvre. » 

Tant de soins eurent leur digne loyer. 

L'aîné se réveilla le premier, et le moment de son 
réveil fut Tépoque de sa première communion. Ces 
habitudes d'examen intérieur, de bonnes résolutions, 
d'eflorts pour s'améliorer, profitèrent à l'intelligence, 
couune au caractère et au cœur ; l'enfant s'accou- 



248 NOS FILLES ET NOS FILS 



tuma à vouloir, et s*associa pour ainsi dire à sa mère 
afin de percer l'enveloppe qui lui cachait, à lui aussi, 
ses propres facultés. Une fois que l'ouverture faite 
eut permis de voir clair dans ce cerveau et de passer 
en revue ce qu'il renfermait, on y trouva un esprit 
assez solide, une puissance d'attention assez rare,, 
et une grande ténacité dans l'effort. La compréhen- 
sion ne se distingua pas d'abord par une grande 
vivacité; mais, quand on lui laissait le temps, elle 
arrivait au but sans trop dévier. Chose étrange ! la 
mémoire elle-même s'éveilla, toujours un peu lente, 
mais sûre. Enfin, avec l'adolescence, les facultés 
d'imagination apparurent à leur tour et se révé- 
lèrent avec une certaine ardeur, confuse mais intense, 
que j'appellerai un feu sombre. 

Que sera ce jeune homme quand il deviendra 
homme? S'élèvera- 1- il au-dessus des régions 
moyennes? Nul ne peut le dire. Mais ce qu'on peut 
affirmer dès aujourd'hui, c'est qu'il aura une tête 
bien faite, un esprit sensé, une intelligence capable 
de se proposer un but et de l'atteindre. Enfin, ce sea 
un homme. A qui le devra-t-il? A sa mère. Elle 
l'aura créé deux fois. 

La besogne n'est pas aussi avancée avec l'autre. 
D'abord il est encore bien jeune, douze ans à peine. 
Pourtant le progrès a commencé. Il sent son infir- 
mité et voudrait la combattre. Je l'ai entendu une 
fois s'écrier du haut de l'escalier, d'une voix déses- 
pérée : « Maman ! maman ! viens ! » La mère y court. 
« Que veux-tu? — Viens m'empêcher de perdre mon 
temps! » lui dit-il avec un déluge de larmes... car il 
appartient à la tribu des pathétiques. « Ce n'est pas 
ma faute! » et il sanglotait tout en parlant. « Je 



UNB MÈRE PERSÉVÉRAMTE. 249 

cherche Venatio dans le Dictionnaire, je trouve 
Chasse, et alors, au lieu de penser à ma version, 
je pense à lâchasse. » La mère alors s'assied auprès 
de lui, lui met son papier bien droit sur son pupitre, 
l'empêche de lever la tête, de manger sa plume, de 
donner des coups de pied à la table , de se dres- 
ser tout debout sur sa chaise, contraint enfin son 
corps à l'immobilité, parce que c'est toujours son 
corps qui, en remuant, entraîne son esprit, le con- 
damne au tête-à-tête, au vis-à-vis avec son cahier, et, 
après tous ces préliminaires, l'amène quelquefois à 
produire cinq ou six phrases qui se suivent. 

Je l'ai vue pourtant l'autre jour redescendre déso- 
lée de la classe d'étude. « Il est stupide! me dit-elle. 
C'est fini! Il est stupide! Je viens d'assister à sa 
leçon de grammaire latine! Une phrase que son 
maître lui a expliquée hier, une règle qu'il a apprise 
vingt fois, il ne la sait plus! Il ne la comprend plus! 
Il nous regardait comme si on lui parlait hébreu!... 
Et pourtant, reprenait-elle tout à coup avec énergie, 
non ! non ! il est impossible qu'il n'y ait pas quelque 
chose dans ce follet-là! Son impuissance d'ap- 
prendre n'est pas seulement de l'ineptie. L'imagi- 
nation y a sa part. Il ne comprend pas son Epitome, 
parce qu'il pense à tout, excepté à VEpitome. Les 
oiseaux, le jardin , la rivière, la natation, les ani- 
maux de la basse-cour, tout cela fait trop de bruit 
dans sa cervelle pour qu'il puisse entendre la voix 
calme de l'étude! mais il l'entendra. Je ne crois pas 
que jamais j'en puisse faire ni un homme d'affaires, 
ni un négociant; mais il y a une goutte de lumière 
sur ce front! 11 est hardi, ouvert, sensible, aventu- 
reux de caractère; il plaît à tout le monde: il faut 



250 NOS FILLES ET NOS FILS, 



donc qu'il ne soit pas Têtre borné et bouché qu'il 
paraît à Tétude! Tenez, mon ami, ajouta-t-elle en 
s'animant, il faut que je vous fasse part d'un fait 
très singulier que j'ai remarqué chez les enfants! 
Leur figure a souvent de Tesprit avant eux. Je n'ai 
pas entendu sortir de la bouche de mon fils un seul 
mot qui valût d'être remarqué ; mais à défaut de ses 
paroles, ses yeux sont spirituels. — C'est vrai, 
repris-je avec conviction. — Eh bien, s'écria-t-elle 
avec joie, il y a là un signe qui ne trompe pas. C'est 
comme une bouteille sur laquelle l'étiquette se trouve 
placée avant que le vin soit dedans ; mais le vin vient 
toujours après. J'ai un autre motif d'espérance. J'ai 
entendu l'autre jour ce méchant garnement lire à sa 
sœur une fable de La Fontaine. Je suis restée stupé- 
faite de la justesse, de la finesse, de la force de ses 
intonations. Lire ainsi , c'est comprendre , c'est 
presque commenter; car, qu'est-ce que les inflexions, 
sinon l'écho, je dirais presque le portrait de nos sen- 
sations, de nos sentiments, de nos jugements? Peut- 
être il en est de la voix de ce garçon comme de sa 
figure ; elle en dit plus qu'il ne s'en rend compte. 
Les effets qu'il produit sont plus instinctifs que rai- 
sonnés, n'importe! L'instinct d'aujourd'hui sera de 
la raison demain. Voilà ce que je me dis pour rele- 
ver mon courage maternel. Ai-je tort? — Si peu tort, 
ma chère amie, lui répondis-je en lui prenant les 
mains, que j'écrirai ce que vous venez de me dire, 
et que je l'imprimerai, pour que les mères apprennent 
de vous que la première vertu des parents qui élèvent 
leurs enfants, c'est de se redire sans cesse le mot 
de saint Paul : Sperare contra spemL,. Espérer 
contre l'espérance. »> 



LES KNFANT8 ET LES DOMESTIQUES. <?5l 

LES ENFANTS 

ET LES DOMESTIQUES 

A M, Cuvillier^Fleury. 

Voilà une question bien complexe. Elle a des 
aspects bien divers. Elle n*est plus aujourd'hui ce 
qu'elle était il y a cent ans. Elle n'est pas en pro- 
vince ce qu'elle est à Paris. L'âge des enfants, leur 
sexe, la position des parents, leur fortune, leur 
caractère, sont autant de circonstances qui la modi- 
fient. Selon qu'on habite dans un hôtel ou qu'on loge 
à un troisième étage, qu'on a dix serviteurs ou qu'on 
en a deux, les relations des enfants avec les domes- 
tiques changent et doivent changer. Le nom même 
de domestiques (domestici) convient-il encore aux 
serviteurs d'aujourd'hui? Font-ils encore partie de 
la domus? On le voit, notre question embrasse 
beaucoup de questions. Je n'ai pas la prétention de 
la traiter tout entière. J'en prendrai un seul côté, 
le côté présent. Je l'examinerai dans une seule classe, 
la bourgeoisie. Je ne considérerai qu'une moitié des 
enfants, les filles. Je tâcherai enfin de résumer les 
Idées générales qui naissent du sujet dans un fait 
particulier, et ce fait, je l'emprunterai au journal 
d'une mère. 



15. 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



FRAGMENTS DU JOURNAL d'uNE MÈRE. 



40 mars 4869. 

Hier ma fille arriva chez moi tout en pleurs. Son 
petit cœur de neuf ans était gonflé de sanglots. 
« Qu'as-tu, mon enfant, au nom du ciel, qu'as-tu? » 
Là-dessus, récit entrecoupé de larmes. Depuis près 
de deux ans, j'ai pris à mon service une femme de 
chambre appelée JuHe, qui me satisfait complète- 
ment. Intelligente, propre, courageuse, active, son 
mari, en mourant, lui a laissé tout le soin d'une 
petite fille, un peu plus jeune que la mienne, et 
qu'elle a placée chez sa mère à la campagne. L'en- 
fant est tombée malade d'une fièvre muqueuse. On 
l'a écrit ce matin à Julie ; de là sa douleur, et de 
là aussi le chagrin de ma fille. Elle a vu sa bonne 
pleurer, elle a pleuré comme elle ; elle a entendu sa 
bonne se désespérer, et elle s'est désespérée autant 
qu'elle! Enfin, sa bonne s'est écriée avec sanglots: 
« Et penser que je ne suis qu'à dix heures de mon 
enfant et que je ne peux pas aller la rejoindre ! 
qu'elle souffre et que je ne peux pas la soigner! 
qu'elle va peut-être mourir et que je ne lui dirai pas 
adieu. » Là-dessus, ma chère petite Madeleine, tout 
en courant, est arrivée à moi. « Laisse-la partir! 
laisse-la partir!... Elle ne demande que quatre 
jours! le temps de la voir... de l'embrasser... — 
Oui, ma petite fille! oui! Je lui donne huit jours, 
dix s'il le faut, va le lui annoncer! » Madeleine 
partit toute joyeuse, et revint au bout d'un instant, 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 253 

toute triste. — Julie te remercie bien, maman! mais 
elle ne peut pas s'en aller. Le voyage, aller et 
retour, lui coûterait quatre-vingts francs, et quatre- 
vingts francs, c'est trop pour elle ; elle ne les a pas. » 
Ma fille , fort contristée, se remit sur son petit ta- 
bouret à mes pieds, et reprit sa couture; moi, je 
repris ma tapisserie, et tout en travaillant, j'entrai 
dans mille réflexions sur le sort des domestiques ; 
puis mon aiguille commença à prendre le train de ma 
pensée, c'est-à-dire à aller très vite et fiévreuse- 
ment. Ainsi en arrive-t-il souvent; quand un homme 
marche à grands pas dans la rue, ce ne sont pas 
toujours ses jambes qui courent, c'est sa tête. 

Je réfléchissais donc combien ce nom de mère, 
si cher pour nous, est douloureux pour les femmes en 
service. Tout pour elles est privations, sacrifices, 
peines dans la maternité. A peine l'enfant regardé, 
embrassé, sans avoir pu lui donner une goutte de 
leur lait, car cette sainte communion de l'enfant 
avec la mère leur est défendue, elles remettent le 
pauvre petit aux mains d'une étrangère qu'elles 
n'ont peut-être vue qu'une fois, dont elles ne con- 
naissent ni le caractère, ni le cœur, et qui l'empor- 
tera au loin, le plus loin possible, pour que cela 
coûte moins cher, et voilà que commencent les 
angoisses de la séparation. Premier objet de ter- 
reur! l'enfant supportera-t-il ce voyage? Un redou- 
blement de froid suffirait pour le tuer. 11 arrive, 
il est installé... où? comment? Elle ne peut pas 
même le suivre par la pensée dans ce lieu inconnu 
où il vit, et bientôt, pour tout lien entre lui et elle, de 
temps en temps, une lettre, qui se résume en une 
demande. « Je dirai à madame que je n'ai plus de 



254 NOS FILLE» ET NOS FILS. 

Bucre. Madame veut-elle m'envoyer du savon, du 
linge, des habillements? » La confection de ces petits 
habillements est la seule joie de la mère. On la voit le 
dimanche, ou le soir, après son travail fini, pen- 
chée jusqu'à minuit sur un petit jupon de futaine, 
sur quelques débris de la garde-robe de ses maî- 
tres qu'elle rajuste, qu'elle répare, et qu'elle envoie 
là-bas, non sans les avoir baisés plus d'une fois, 
comme s'ils devaient porter ses baisers à l'absent. 
Parfois, grand événement, quelque photographe 
ambulant a passé dans le village, et elle reçoit 
au jour de l'an, le portrait de celui... qu'elle ne 
reconnaît pas... à peine l'a-t-elle entrevu! et il est 
si changé depuis ce temps-là! Rien de plus doux, 
pour nous, mères riches, que d'assister à toutes les 
métamorphoses de visage, à toutes les conquêtes 
d'intelligence, à toute l'éclosion physique et morale 
de nos enfants : les yeux qui s'ouvrent, le regard 
qui naît, la bouche qui sourit, les cheveux qui 
poussent, les dents qui pointent, la langue qui 
bégaye, sont autant de sujets de joie et d'espé- 
rance. Eh bien, ces bonheurs, qui sont de simples 
bonheurs naturels, qui devraient être le lot de 
toutes les mères, la femme en service les ignore. 
L'enfant, au sortir de nourrice, ne revient pas chez 
elle... Elle n'a pas de chez elle. Il lui faut trouver, 
comme Julie, quelque parente retirée à la campa- 
gne, en province, qui élève l'enfant à sa place. Elle 
ne peut ni surveiller sa santé, ni combattre ses 
défauts... ni se faire aimer de lui, et enfin!... si 
comme Julie... elle apprend qu'il est malade, mou- 
rant... elle ne peut pas... Oh! je n'y tiens plus! 
ce serait trop cruel! quatre-vingts francs sont 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. «65 



quelque chose dans mon budget de toilette; et puis, 
il faut bien l'avouer, je me rêvais, pour l'anniver- 
saire de mes trente ans, un joli chapeau... que je 
comptais charger de défendre ma figure! Bast! un 
joli chapeau de moins... une petite bonne action 
de plus... j'y gagne! Et, me levant vivement, je 
cours à mon secrétaire... j'y prends quatre-vingts 
francs, et je dis à Madeleine : « Va donner cela à 
Julie, et qu'elle parte ! » Le saut de joie de ma 
fille, son avalanche de baisers, et les remerciements 
de la mère m'ont bien payée de mon sacrifice. 



48 mars. 

Julie est revenue. Son enfant est sauvée. La 
mère est bien heureuse!... Quand je dis bien heu- 
reuse... je dis trop. Est-ce un reste d'inquiétude? 
est-ce une crainte pour l'avenir? Je ne sais, mais 
il reste un nuage sur son front. Qu'a-t-elle? 



fSman. 

Je sais le mot de l'énigme. Nos enfants sont les 
grands intermédiaires entre nos domestiques et 
nous. On nous fait dire par eux ce qu'on désire, 
pensant que les messagers aideront à la réussite du 
message. Us sont très diplomates les domestiques, 
et comme les enfants, de leur côté, n'aiment rien 
tant que d'être de moitié dans un petit secret, dans 
un petit manège, ils jouent le jeu des autres pour 



756 NOS FILLES ET NOS FILS. 



leur compte, ce qui fait qu'ils le jouent très bien. 
Mademoiselle ma fille est donc arrivée hier près de 
moi, avec une mine mystérieuse, et de petits mots 
adroits jetés comme par hasard dans la conver- 
Bation. Oh! Julie l'a bien dressée! J'ai feint de ne 
pas comprendre. Renonçant alors au discours par 
insinuation, elle en est venue à ce que ces mes- 
sieurs appellent l'argument ad hominem et m'a tenu 
à peu près ce langage : « Voilà, maman! Ima- 
gine-toi que le médecin a dit que la pauvre petite 
fille de Julie ne guérirait jamais, si elle restait 
là-bas. Il paraît que l'air est très mauvais! qu'il 
donne la fièvre!... Enfin, tout le contraire d'ici... 
où l'àir est si bon! où l'on se porte si bien! — 
Autrement dit, répondis-je en riant, Julie vou- 
drait faire venir sa fille ici. — C'est ça, maman! 
mais elle ne veut pas le faire sans ta permission, 
et elle n'ose pas te la demander. — Et alors, elle 
t'a chargée de la commission ! — C'est ça, maman ! 
— Mais où mettra-t-elle cette enfant? — Elle a trouvé 
une petite pension tenue par les sœurs, une très 
bonne petite pension, très bon marché, où l'on 
apprend très bien, et où l'on est très bon pour les 
enfants. — Eh bien, c'est parfait. — Oui! seule- 
ment. . . — Ah l il y a un seulement. — Oui ; seule- 
ment, on ne peut pas coucher sa fille, et alors... — 
Alors Julie ne peut pas la faire venir. — C'est ça, 
maman ! Et alors tu comprends comme elle a du 
chagrin! — Je le comprends. — Il paraît pourtant 
qu'il y aurait un moyen. — Lequel? pourquoi 
Julie ne me l'a-t-elle pas dit? — Elle n'ose pas. 
— Mais elle te l'a dit à toi. — Oh! oui! — Eh 
bien alors, dis-le-moi. — Oh! non! Julie me Ta 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 257 



bien défendu! — Pourquoi? — Parce qu'elle a 
peur que tu ne veuilles pas. — Parle toujours, 
nous verrons après. — Eh bien, voilà! Oh! ce serait 
un très bon moyen. La petite Thérèse viendrait 
tous les soirs coucher ici. — Ici? — Oui! avec sa 
maman! dans le lit de sa maman! Elle n'arrive- 
rait que pour se coucher! et elle s'en irait tout de 
suite en se levant! cela ne dérangerait personne... 
Tu ne t'en apercevrais même pas ! et la pauvre Julie 
serait si contente!... Yeux-tu? » Je ne répondis 
rien. «Est-ce que tu ne veux pas ?... C'est qu'il 
paraît que cette pauvre petite fille... elle mourra... 
si elle reste là-bas. Oh! maman!... je t'en prie!... 
je t'en prie!... » A ce... je l'en prie!,., si bien 
sorti du fond du cœur, je n'eus pas la force de 
répondre par un non, et la fille de Julie entrera en 
pension chez les sœurs, dans huit jours, et tout le 
temps de notre séjour à la campagne, elle couchera 
avec sa mère... Oui! mais après? quand nous 
retournerons à Paris? comment ferons-nous? Oh! 
je m'en fie à Julie pour souffler encore à Madeleine 
quelque très bon petit moyen, que Madeleine me 
soufflera à son tour, et... et je serais bien étonnée 
si je résistais ! 



15 octobre. 

Plus de six mois se sont écoulés depuis ce 
jour-là. Les sœurs parlent avec grand éloge de 
rintclligence et du caractère de l'enfant. Seule- 
ment, les choses n'ont pas tout à fait marché 
comme on me l'avait annoncé. La petite Thérèse, 



358 NOS FILLES ET NOS FILS. 

c'est le nom de Tenfant, ne passe pas tout à fait 
inaperçue dans la maison. Elle revient souvent avant 
l'heure du coucher, je l'ai trouvée plus d'une fois à 
table avec les domestiques ; le dimanche et les jours 
de fête, la mère la garde à côté d'elle dans la lin- 
gerie, l'emploie à quelques travaux d'aiguille qui 
lui sont personnels, l'emmène avec elle à la messe 
et aux vêpres ; mes prévisions et nos conventions 
sont un peu dépassées... Mais Madeleine aime 
tant cet enfant... à cause du bien qu'elle lui a 
fait!... La reconnaissance du bienfaiteur est sou- 
vent plus sûre que celle de l'obligé! Puis, à cet 
âge-là, c'est chose si douce qu'une compagne qui 
est une contemporaine. Jouer tout seul, ce n'est 
pas jouer, et quand j'entends dans le jardin ces 
deux éclats de rire qui se répondent, quand je les 
vois toutes deux, adroitement et ardemment atta- 
chées toute une journée à la confection de quelque 
robe de poupée, ou que ma fille me revient d'une 
course dans notre petit bois, le teint empourpré, les 
yeux brillants, le visage étincelant de gaieté et de 
santé, je me dis que Dieu me récompense en elle 
de ce que je fais pour l'autre. 



40 juin 4874. 

Un lien nouveau s'est formé entre moi et Julie. 
Elle m'a montré, à l'époque de la guerre, un 
dévouement véritable. A ce moment, l'incrrtitude de 
l'avenir, la crainte de la gêne, déterminèrent un cer- 
tain nombre de maîtres à congédier une partie de 
leurs domestiques. Mon mari garda tous les 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. Î59 

nôtres. Jeter sur le pavé, au début d'une telle 
crise, des serviteurs fidèles, lui parut comme à 
moi une cruauté. Il ne voulut même pas que leurs 
gages fussent diminués. « Notre prévoyance, me 
dit-il, nous a assuré quelques économies; que 
nos domestiques en profitent comme nous! Je 
pars pour Paris avec le valet de chambre. Toi, va 
en Bretagne avec tes deux enfants et la cuisinière. 
Quant à Julie, je la laisserai avec sa fille dans notre 
petite maison de campagne pour sauver ce qu'elle 
pourra du pillage. » L'intelligence de Julie, sa 
présence d'esprit, son courage firent merveilles. 
Elle déménagea toute la maison, mit les meubles 
en sûreté, installa les troupes de passage dans la 
grange, dans les communs, partout où ils ne pou- 
vaient pas nuire, et notre village ayant été éva- 
cué, elle ramassa les objets usuels auxquels je 
tenais le plus, les petits meubles qui étaient pour 
moi un souvenir, et vint, à travers mille dangers, 
me les apporter en Bretagne. Jamais arrivée ne fut 
plus opportune. La cuisinière était hors de service, 
par suite d'une chute. Tout le fardeau de la maison 
était retombé sur moi ; j'étais à la fois maîtresse, 
mère et servante ; j'habillais, je nourrissais, je 
soignais tout mon petit monde... Cela ne me déplai- 
sait pas. La responsabiHté ne me pesait pas plus 
que la fatigue. C'est un bonheur pour nous, 
femmes des classes aisées, qui sommes habituées 
à voir tout ce qui est autour de nous vivre pour 
nous, quand quelque événement public ou privé 
nous force à vivre pour les autres, et nous apprend 
que le nom de chef de famille n'est pas trop lourd 
pour nos forces. Julie ne m'en apporta pas moins 



teO NOS FILLES ET NOS FILS. 

un réel secours. Ce qui me toucha le plus, ce ne 
furent pas seulement ses soins, son activité, ses 
ressources, ce fut surtout sa délicatesse et son 
cœur. Mon mari m'avait donné comme viatique 
la moitié de ses fonds de réserve : Julie se mon- 
trait plus économe de mon petit pécule que moi- 
même ; elle se refusait presque tout pour moins 
dépenser. Nos malheurs pubHcs me déchiraient 
l'âme : elle était aussi patriote que moi, et elle 
l'était à cause de moi. Que de fois la vis-je entrer 
éperdue, hors d'haleine, épuisée par une course à 
toute vitesse, pour m'apporter un peu plus tôt une 
nouvelle un peu moins mauvaise! Notre logement 
se composait de deux petites pièces qui servaient 
de chambres à coucher, de salon et de salle à man- 
ger. De là un rapprochement matériel de tous les 
instants. Plus grand encore était le rapprochement 
moral. Nous mettions en commun nos pensées... 
comme nos robes; tout cela ne faisait qu'un. Les 
malheurs pubHcs sont de grands éducateurs ; ils élè- 
vent les âmes qui valent quelque chose et les puri- 
fient de leurs petits défauts. Julie n'avait presque 
plus rien de ses susceptibilités et de ses irritabi- 
lités ordinaires... car il faut bien convenir que je 
l'avais reconnue pour irritable et susceptible; occupée 
de ma fille comme moi, elle lui parlait le même 
langage que moi. Quant aux deux enfants, elles 
vivaient comme deux sœurs; ce qui nous était un 
sujet d'angoisse leur était un sujet de jeux; elles 
jouaient à la guerre. Enfin ces quelques mois 
passés dans ce petit port de Bretagne, si près 
les uns des autres et si loin de ce que nous 
aimions, avaient fait de notre égalité d'existence 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 861 

une sorte d'égalité de condition. Revenus après 
l'armistice, rentrés dans notre maison de campagne, 
cette intimité de passage ne s'effaça qu'à demi 
de nos habitudes. Julie continua à intervenir dans 
tout ce qui touche Madeleine ; elle se mêle de sa 
toilette, de ses plaisirs, elle la gronde même quel- 
quefois; je prétends en riant que, depuis notre 
séjour dans le Morbihan, Madeleine est devenue 
pour elle une sorte de nièce à la mode de Bre- 
tagne, 



30 juin* 

Une visite que j*ai reçue hier de mon amie 
Juliette m*a fort troublée. Elle est beaucoup plus 
du monde que moi ; mais, au miheu du tourbillon 
de la vie élégante, elle a gardé un vif souvenir de 
notre affection de jeunesse, et elle vient de temps 
en temps jeter, par bouffées, dans le calme de 
ma vie, les sailHes de son bon sens mondain 
et positif. Je l'appelle, en riant, une évaporée rai- 
sonnable. A quoi elle me répond : « Et toi, tu es 
une raisonnable romanesque ; ta raison est toujours 
dans le sentiment; moi, je suis la femme pratique. » 
Elle arrive donc hier , et, avec sa soudaineté 
habituelle : « Qu*est donc cette petite fille qui joue 
avec Madeleine? — C*est la fille de Julie. — 
Qu'est-ce que Julie? — Ma femme de chambre. 
— Tu laisses ta fille jouer avec la fille de ta femme de 
chambre? — Sans doute. — Tu as tort. — Écoute 
d'abord l'histoire, car il y a une histoire... » Et je 
lui conte ce qui s'est passé. « Eh bien, sais-tu ce 



26Î NOS FILLES ET NOS FILS. 



qu'elle prouve, ton histoire? C'est que tu as er 
trois fois tort : tort de faire venir cette enfant, 
tort de la laisser coucher chez toi, tort d'en faire 
la compagne de jeu de ta fille. — Mais songe donc... 
— A ton séjour en Bretagne? Oui, c'est une circon- 
stance atténuante; mais on n'absout pas les gens 
pour les circonstances atténuantes, on abaisse leur 
peine, et tout ce que je peux faire pour toi, c'est 
de déclarer ta faute explicable, mais c'est une faute.» 
A ce moment, les deux petites filles passaient près 
de nous. « Prends donc garde, dit Thérèse à 
Madeleine. — Ah! bon Dieu! s'écria mon amie, 
voilà bien autre chose! Cette petite fille tutoie ta 
fille? — Oui. — Et ta fille sans doute?... — Bien 
entendu. Quel inconvénient y vois-tu entre deux 
enfants de douze ans? — Quel inconvénient? C'est 
que cela n'a pas le sens commun. — Mais... — 
Ecoute-moi bien : je me crois une bonne femme et 
j'espère être une bonne maîtresse. Quand mes 
domestiques sont malades, je les soigne; quand 
ils sont dans la peine, je les aide; quand ils sont 
dans l'embarras, je les conseille; mais de l'inti- 
mité entre moi et eux, de la familiarité entre eux et 
mes enfants, jamais! jamais! Mes sentiments à leur 
égard ressemblent aux figurants dans les tragé- 
dies... ce sont des personnages muets! pleins 
de sincérité, de cordialité, toujours prêts à agir, 
mais ne parlant pas. — Rappelle-toi donc que Julie 
m'a rendu un véritable service! — Tant pis, te 
voilà à l'état d'obligée vis-à-vis d'elle ! or, nous ne 
pouvons plus être les obligés de nos domestiques. 
— Julie appartient à la race d'élite des vieux 
domestiques. — Oh! les vieux domestiques! 



LES BNPANtâ Et LES DOMËSTIQUEft. i63 



8*écria mon amie en riant, tu tombes bien ! moi qui 
prétends qu'il faudrait les changer tous les six 
mois ! — Ah ! par exemple ! — C'est évident ! 
As-tu remarqué que quand on prend un domes- 
tique nouveau, on cherche, pendant le premier mois 
quels sont ses défauts, et qu'après on cherche 
bien souvent quelles sont ses quahtés? C'est tout 
simple ! au début, il cache tout ce qu'il a de mau- 
vais et met en montre tout ce qu'il a de bon ; 
c'est comme les nouveaux mariés; d'où il suit 
qu'une succession de domestiques constituerait une 
succession de lunes de miel. — Quelle folle ! — 
Du tout! je parle très sérieusement. — Voyons, 
peux-tu nier que mille exemples prouvent qu'au- 
trefois?... — Autrefois était autrefois; et aujour- 
d'hui est aujourd'hui. Autrefois les domestiques 
faisaient partie de la famille, ils y naissaient, ils 
y mouraient. Aujourd'hui ils ne font que traverser 
nos maisons; ce sont des étrangers, des nomades. 
Autrefois un serviteur qui se sacrifiait pour son 
maître pensait ne faire que son devoir et se trou- 
vait payé par son sacrifice même; aujourd'hui... 
— Mais c'est aujourd'hui, repris-je vivement, c'est 

chaque année qu'une illustre compagnie — 

Ah! répliqua Juliette, en m'interrompant, je de- 
vine ce que tu vas me citer!... les prix de vertu, 
les prix de l'Académie... dont un bon tiers revient 
à de vieux serviteurs... mais je ne te parle pas de 
ceux qui les obtiennent, je te parle de ceux qui ne 
les obtiennent pas!... Et tu conviendras bien que 
c'est la majorité. — Sans doute. — Et que, dans 
cette majorité, il y a plus d'un dévouement un peu 
grognon, un peu acariâtre, voire même un peu 



2G4 NOS FILLES ET NOS FILS. 

paresseux, ce qui fait que je suis toujours tentée 
de leur dire : 

Aimez-nous un peu moins! servez-nous on peu plus t 

Je t'indigne!... C'est que j'ai eu aussi, moi, une 
vieille bonne qui m'affectionnait... Ah !... seule- 
ment, son affection avait toujours la quittance à la 
main. Rappelle-toi que tu entendras sortir de la 
bouche de JuHe... et probablement à propos de sa 
fille, la phrase sacramentelle : Après ce que fai fait 
pour monsieur et madame ! — Ah ! tais-toi ! 
m'écriai-je avec vivacité, tu désenchantes tout avec 
ton prétendu bon sens. — Ce n'est pas mon bon 
sens qui parle, ma chère amie, c'est celui d'un 
homme que tu aimes et honores, mon mari ! — Que 
t'a-t-il dit? — Un mot qui m'a convaincue et me 
sert de règle : « Les filles, autrefois, n'apparte- 
naient pas aux mères, m'a-t-il dit, elles apparte- 
naient aux nourrices d'abord, puis aux bonnes, 
puis aux gouvernantes, puis aux couvents, puis aux 
filles suivantes, comme parle Molière. Quelles sont, 
en effet, dans ses comédies, les confidentes, les con- 
seillères des Marianne et des Isabelle? Les Dorine 
et les Lisette. Aujourd'hui, grâce à Dieu, les mères 
ont reconquis leurs enfants. Qu'elles les gardent ! » 
Voilà ce que m'a dit mon mari, on ne peut pas 
mieux dire... Et pour en revenir à toi, parlons 
nettement. Ta fille peut- elle rester l'amie de 
Thérèse? Non. Thérèse pourra-t-elle toujours 
tutoyer Madeleine? Non. Madeleine doit-elle regar- 
der toujours Julie comme une sorte de tante? Non. 
Tu as donc eu tort d'établir des rapports qui ne 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 26b 

peuvent pas durer, et tu seras forcée de briser péni- 
blement ce que tu as noué imprudemment. Voilà ma 
prédiction ! » Là-dessus, elle partit, me laissant fort 
songeuse. 

Le lendemain. 

Je viens de recevoir la lettre suivante de 
Juliette : « Ma chère amie, notre causerie d'hier 
demande un post-scriptum et un erratum. Je ne veux 
pas que tu m'accuses d'injustice ou de dureté! Com- 
prends-moi donc bien. Il y a évidemment, aujour- 
d'hui, plus d'une famille où les rapports des 
domestiques et des maîtres sont pleins de sympa- 
thie de la part des uns, sans cesser d'être ]>leins de 
déférence de la part des autres; mais cela tient, 
sois-en sûre, à ce que cette sympathie est toujours 
accompagnée de réserve. Le mal commence où 
commence la familiarité ! Quand les idées de hiérar- 
chie étaient implantées dans les mœurs, l'on pou- 
vait sans inconvénient se familiariser avec ses 
serviteurs, car ils se souvenaient toujours du rang 
du maître, même quand celui-ci l'oubliait. Mais 
aujourd'hui, avec les idées d'égalité qui courent, 
on n'a plus alors pour garant de leur déférence 
que leur bon caractère... Or, si je ne me trompe, 
ce n'est pas le fait de ta femme de chambre; 
penses-y! » 

12 août. 

Deux petits incidents, arrivés il y a quelques 
jours, m'ont donné à réfléchir. 



266 NOS FILLES BT NOS FILS. 

Une fort aimable femme, qui vient de s'instal- 
ler dans noire voisinage, m'a amené ses deux filles. 
Cette visite m'a charmée. Ces deux enfants sont bien 
élevées; elles ont l'âge de Madeleine, et mon 
imagination maternelle rêva aussitôt en elles de 
gentilles compagnes pour ma fille. La sympathie, 
du reste, s'était déclarée entre elles du premier 
coup. Un quart d'heure après l'arrivée, je les 
voyais toutes trois rire et jaser sur la petite terrasse. 
C'était un dimanche. La fille de Juhe arrive selon 
son habitude, traverse le salon, et va se joindre 
aii petit groupe. « Quelle est donc cette enfant? » 
me demande ma nouvelle voisine. Je le lui dis : 
ma réponse amena sur sa figure une expression de 
surprise et de mécontentement. Même effet parmi 
les trois amies. L'arrivée de Thérèse coupa court 
à la gaieté, à l'expansion. Les deux petites étran- 
gères semblaient choquées, Madeleine embarrassée, 
Thérèse elle-même gênée. La mère, en me quittant, 
ne me parla plus du désir de réunir encore nos 
enfants. Avait-elle fait le même projet que moi, et 
l'intimité de Madeleine et de Thérèse l'en a-t-elle 
détournée? Je le crains. Qui a tort, elle ou moi? 
Yoilà ma conscience en éveil. Si ce rêve d'intimité 
ne se réalise pas, je regretterai beaucoup les filles 
pour Madeleine, et la mère pour moi. 

Le dimanche suivant, les fêtes de l'Assomption 
ramenèrent Thérèse à la maison pour plusieurs 
jours. Madeleine commence une partie de crocket 
avec elle. Un coup douteux produit une altercation ; 
les mots aigres s'échangent, et Thérèse, quia quelque 
chose du caractère ardent de sa mère, lance à 
Madeleine une repartie qui ressemblait à une mal- 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQtTES. 967 



honnêteté. Tort d'enfant, tort que toutes les amies de 
cet âge se permettent entre elles, mais qui me cho- 
qua singulièrement de la part de Thérèse. Plus j'ou- 
blie qu'elle est la fille de ma femme de chambre, 
plus elle devrait s'en souvenir; il y a là un manque 
de tact qu'on pourrait presque appeler une ingra- 
titude. Julie aurait dû lui apprendre que le chan- 
gement d'âge doit changer les rapports, et que la 
familiarité , naturelle entre toutes petites filles, est 
choquante entre filles de quatorze ans. Enfin, faut-il 
tout dire? je vois poindre en moi, depuis quelque 
temps, un sentiment nouveau et dont je ne puis me 
défendre. Je commence à m'impatienter que Thé- 
rèse fasse plus de progrès avec les sœurs que 
Madeleine avec moi; qu'elle soit plus adroite que 
Madeleine, plus vive d'esprit que Madeleine, plus 
gracieuse que Madeleine. Mon Dieu !... qu'on pré- 
fère à Madeleine... une de ses compagnes... je ne 
m'en blesserais en rien... mais que la fille de ma 
femme de chambre soit plus jolie que ma fille... cela 
m'agace, cela m'irrite... Il me semble qu'elle n'en 
a pas le droit, et une petite mésaventure qui m'est 
arrivée récemment a très fort mortifié mon amour- 
propre maternel. Une dame que je connais à peine, 
m'aborde avec les compliments les plus sympathi- 
ques, les mieux sentis sur ma fille : « Quelle jolie 
taille ! quelle figure spirituelle ! quelle aimable phy- 
sionomie! » Je triomphais, quand je m'aperçois 
qu'elle s'était trompée; elle avait pris Thérèse pour 
Madeleine. Enfin, inconvénient beaucoup plus grave, 
Madeleine trouve trop souvent dans Thérèse une 
obéissance docile à sa volonté, à ses caprices ; de 
là des habitudes de despotisme, d'égolsme qui 

16 



i68 NOS FILLES ET NOS FILS. 

entravent toute bonne éducation... Décidémerii 
Juliette pourrait bien avoir eu raison. 



13 avril 4871. 

La prédiction s'est accomplie. Avant-hier, à 
table, une expression plus que vulgaire, presque 
grossière, est sortie de la bouche de Madeleine. Mon 
mari a bondi sur sa chaise. « Qui t'a appris un mot 
pareil? — Je Tai entendu dire à Thérèse, répond 
l'enfant tremblante. — C'est bien, laisse-nous. » 
Elle sort, nous restons seuls. « Ma chère amie, 
me dit mon mari, voilà un mot qui doit vous éclai- 
rer. C'est un symptôme. Madeleine n'a répété que 
celui-là, mais Thérèse lui en a appris probable- 
ment plus d'un autre. J'hésite depuis quelque 
temps à vous dire mon sentiment et ma résolution, 
mais il ne m'est plus permis d'hésiter. Il faut cou- 
per court à la familiarité de Madeleine avec la 
fille de Julie. La fréquentation des domestiques 
est, en général, sauf quelques rares exceptions, 
mauvaise pour nos enfants , surtout pour nos filles. 
Elles n'y apprennent pas seulement des paroles 
qu'elles doivent ignorer, elles s'y initient à des pen- 
sées, à des actions dont la connaissance seule est 
déjà un mal. Vous ne vous doutez pas, avec votre 
•naturelle élévation de sentiments, de ce qui se 
raconte souvent autour d'une table de cuisine. Or, 
la fille de Julie, confinant à la fois à la cuisine et 
au salon, est comme l'intermédiaire, le fil conduc- 
teur qui porte aujourd'hui à l'oreille de Madeleine, 
et porterait demain jusqu'à son âme, ce qui pour- 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES 



rait la troubler, plus que la troubler ! Il faut éloi- 
gner la fille de Julie. Mettez dans cette séparation 
toute mesure, tout adoucissement, mais je veux 
qu'elle soit prompte et absolue, » 

Me voilà en face du dénoûment prévu par mon 
amie! il me faut dénouer péniblement ce que j'ai 
noué imprudemment. 

•Ma perplexité est grande. J'aime réellement 
Julie, mais je connais ses défauts. Elle est violente, 
passionnée : dès qu'il s'agit de sa fille, elle n'est 
maîtresse ni de ses sentiments, ni de ses paroles. 
Le coup sera rude , car éloigner sa fille de nous, 
c'est l'éloigner d'elle ; enfin, mon mari le veut, et 
il a raison ; èi mon devoir ! 



Le lendemain. 

Julie sort de chez moi. « Asseyez-vous là, ma 
fille, lui dis-je quand elle entra, et causons de 
choses sérieuses. Que comptez-vous faire de Thé- 
rèse? — Comment! madame? — Oui! voilà Thérèse 
qui approche de ses quatorze ans. Les sœurs ne 
peuvent plus lui rien enseigner, son éducation est 
finie, sa vie commence, il faut penser à son ave- 
nir... Qu'en comptez-vous faire? — Madame le 
sait bien, la femme de chambre de mademoiselle. 
Je veux qu'elle vive toujours auprès de made- 
moiselle, et auprès de madame... Mademoiselle 
Madeleine le lui a souvent promis. Je l'élève dans 
cette seule idée. Je lui apprends tout ce que je 
sais; je lui fais apprcndie tout ce que je ne sais 
pas ; elle travaille avec moi ; elle commence à coif- 



270 NOS FILLES ET NOS FILS. 

fer aussi bien que moi ; elle écrit beaucoup mieux 
que moi; dans deux ans elle saura faire une robe 
comme la meilleure couturière; enfin mon ambi- 
tion est que mademoiselle ait en Thérèse une telle 
femme de chambre, que tout le monde la lui envie 
et que personne ne puisse jamais la lui prendre, 
car ce sera une amie à toute épreuve. » 

Il y avait dans les paroles de Julie, dans son 
accent, une telle simplicité, une telle confiance d'af- 
fection, que je me sentis touchée, et ce n*est pas sans 
hésitation que je lui répondis : « Je reconnais bien 
là votre dévouement, Julie, mais c'est un rêve, ma 
pauvre enfant, et on ne bâtit pas sur un rêve. L'ave- 
nir ne nous appartient pas. Quel sera le sort de 
ma fille? Cela dépend de son mari. Quel homme 
sera ce mari? Où l'emmènera-t-il ? Autant d'éven- 
tualités auxquelles nous ne pouvons pas sacrifier 
le sort de votre fille. Je suis plus ambitieuse pour 
elle. Je lui veux une existence indépendante, où son 
travail lui assure l'aisance, et j'ai trouvé ce qu'il lui 
faut. — Quoi donc, madame? répondit Julie toute 
tremblante. — Vous connaissez M""' Vauthier? — 
La blanchisseuse de dentelles ? — Oui ; elle a un 
établissement très convenable. C'est là que je vais 
placer Thérèse. Elle apprendra un état sous les 
yeux d'une maîtresse habile, qui est en outre une 
excellente femme, et plus tard... — Mais, moi! 
madame, moi ! je vais donc perdre ma fille? — Vous 
ne la perdrez pas. — Je ne la verrai plus ! elle 
vivra chez M™® Vauthier, elle ne vivra plus avec 
moi. — Hélas ! ma pauvre Julie, c'est le sort des 
mères. Moi aussi, il me faudra me séparer de 
Madeleine quand je la marierai. Je m'y résoudrai 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 271 

pourtant, parce que je le ferai pour son bonheur, 
comme vous y consentirez, vous, dans l'intérêt de 
votre fille. — Oh! pauvre enfant! pauvre enfant! 
reprit Julie en étouffant ses larmes, quel chagrin 
pour elle ! Elle aimait tant M'" Madeleine ! — C'est 
une amitié qui ne pouvait pas durer plus que l'en- 
fance. Leur différence de situation, de relations 
aurait tôt ou tard brisé ces liens. C'est, ajoutai-je 
avec précaution, c'est... comme ce tutoiement réci- 
proque, il n'est plus convenable. Madeleine dira 
toujours tu à Thérèse I... mais Thérèse... — Doit 
l'appeler mademoiselle !... répliqua Juhe avec amer- 
tume... C'est juste! c'est bien!... Oh! je com- 
prends!... je comprends !... C'est pour éloigner ma 
fille de M"' Madeleine que madame la met en 
apprentissage! Madame rougit de Thérèse!... C'est 
bon! c'est bon!... Quand faudra-t-il qu'elle parte?... 
Pourrai-je aller la voir quelquefois? — Vous êtes 
injuste, Julie; je ne songe nullement à vous enlever 
votre fille, et les vacances venues, c'est-à-dire dans 
deux mois, elle pourra venir passer quelques jours 
avec vous. — Merci, madame, merci!... répliqua 
Julie d'une voix étouffée; je vais tout préparer... 
pour... pour le départ. » Et elle s'éloigna précipi- 
tamment. Allons ! voilà qui est fait ! Mais c'a été 
dur. 



17 septembre. 

Pag si dur que ce qui 8*est passé aujourd'hui, 
Le second et inévitable dénoùment vient d'éclater. 
Trois mois s'étaient écoulés depuis le départ de Thé- 

iti. 



272 NOS FILLES ET NOS FILS. 

rèse. Elle est revenue, il y a huit jours, passer ses 
vacances ici. Plus de tutoiement! La vanité blessée 
de Julie y a mis bon ordre ; plus de jeux communs ! 
mais des causeries en cachette, dont un mot, 
entendu par hasard, m'a révélé le danger. 

Je me promenais le soir sur la terrasse. Dans 
une salle basse située au-dessous, se trouvaient 
réunis tous les gens de la maison, sauf Juhe. « Vous 
ne savez pas ! dit un de nos domestiques au jardi- 
nier d'une habitation voisine, votre maître se rema- 
rie ! — Ah ! bah ! — Chut ! c'est un mystère ! — 
Comment l'avez-vous su? — Par Thérèse qui l'a 
su de M"" Madeleine, qui l'avait entendu dire par 
hasard à ses parents. Nous nous doutions de 
quelque chose, et en interrogeant adroitement .. . Ces 
petites filles, ça ne sait pas ce que ça dit, et on 
leur fait dire tout ce qu'on veut. » Je m'éloignai 
indignée. Cette indiscrétion de Madeleine, ce ma- 
nège, la divulgation de ce secret, tout me blessait 
au cœur. Notre ami ne s'était confié qu'à nous ; des 
raisons puissantes lui faisaient désirer le silence, 
une parole indiscrète pouvait faire rompre ce ma- 
riage. Pour la première fois m'apparaissait ce vice 
si souvent reproché aux domestiques, et auquel je 
ne voulais pas croire, le besoin maladif de savoir 
ce qui se dit parmi nous, ce qui se fait autour de 
nous, et leur habileté à se servir de nos enfants 
comme de reporters. Mon mari partagea mon mé- 
contentement. Thérèse est mandée au salon. A peine 
commencions-nous à lui adresser des reproches ainsi 
qu'à Madeleine , que Julie entre. En entendant 
l'accusation portée contre sa fille, elle pâlit, ses 
lèvres tremblent... « Ce n'est pas ma fille! s'écrie- 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 573 



l-elle. Ma fille est incapable de jouer ce vilaii? jeu- 
là. — Elle l'a fait innocemment, je le crois, répond 
mon mari, mais elle l'a fait. C'est elle qui a inter- 
rogé Madeleine, et c'est elle qui a répété. — Ce 
n'est pas elle!... » répliqua Julie; et la voilà qui 
s'iriite, qui s'emporte!... « On en veut à ma fille! 
on déteste ma fille ! 11 me semble pourtant qu'après 
ce que f ai fait pour monsieur et madame!,,, » Puis 
un mélange de reproches, de récriminations contre 
]\ladeleine, se terminant par ce mot : « Tout cela, 
c'est des menteries ! » A peine la parole prononcée, 
elle s'arrête court... toute rouge de confusion. 
« Laissez-nous, Julie, » reprend mon mari froidement. 
Elle sort. « Ma chère amie, me dit-il, je sais ce 
qu'il y a d'affectueux dans votre cœur, et je vais 
vous affliger, mais l'hésitation ne m'est plus pos- 
sible. Nous avons sagement séparé Madeleine de 
Thérèse, il faut aujourd'hui nous séparer de Julie. 
— Pour un mot ! m'écriai-je vivement, mot inexcu- 
sable, j'en conviens, mais dont elle a déjà, soyez- 
en sûr, regrets et remords, dont elle vous deman- 
dera pardon. — Le mot n'est rien, répondit mon 
mari, le fait est tout. Or, le fait, c'est que, par vos 
bontés pour Julie, vous l'avez gâtée. Tenue à dis- 
tance, elle serait restée un excellent serviteur; 
traitée comme une amie, elle a pris dans la maison 
une place qui n'est pas la sienne. Rien de plus 
touchant, je le sais, que le point de départ de cette 
petite usurpation ; mais le mal n'en est pas moins 
réel : vos quatre mois passés en Bretagne ont donné 
à Julie des habitudes d'intimité et môme d'autorité 
qui deviendraient bientôt intolérables. Elle a un 
très grand cœur, mais elle i un très mauvais carac- 



174 WOB FILLES ET NOS FILS. 

tère; or, les défauts de caractère vont toujours 
s'aggravant avec l'âge. Elle se croit sur Madeleine 
les mêmes droits que vous, et elle en use beau- 
coup trop ; le petit amour-propre de votre fille com- 
mence à s'en irriter, demain elle en souffrirait; 
demain, nous serions obligés d'accomplir durement 
une séparation qui peut s'effectuer aujourd'hui en- 
core avec d'affectueux regrets. Employez donc les 
ménagements, conciliez votre gratitude légitime 
avec mon désir, acquittez largement le après ce que 
j'ai fait pour madame^ mais séparez- vous de Julie. » 



Le lendemain. 

J'ai réfléchi toute la nuit; ce matin, j'ai fait part 
de mon projet à mon mari. Il l'a approuvé. A peine 
me quittait-il, que Julie est entrée dans ma chambre 
pour me coiffer. C'est un soin où elle excelle, et où 
elle se plaît. Dans la grande affection qu'elle a pour 
toute ma personne, mes cheveux ont une place à 
part. On peut convenir sans trop de coquetterie qu'on 
a de beaux cheveux, et le goût que Julie a pour les 
miens lui arrache chaque matin, quand elle fait son 
office de coiffeuse, des exclamations d'enthousiasme, 
qui me font sourire... et qui me font plaisir. Ce 
matin donc, elle est entrée à l'heure ordinaire et a 
commencé sa besogne accoutumée. Nous ne nous 
disions rien, mais je voyais dans la glace devant 
laquelle j'étais assise, se réfléchir cette figure placée 
derrière moi ; et ses yeux gonflés me disaient assez 
à quoi elle avait employé la nuit. La vue de cette 
tristesse m'ôtait un peu de courage. Pourtant, après 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. «75 

quelques hésitations : « JuLe , lui dis je, vous savez 
quelle affection j'ai pour vous... » Le peigne lui 
tomba des mains et, sans me laisser achever, elle 
s'écria : « Madame va me renvoyer ! — Vous ren- 
voyer, non ! Julie ! lui dis-je, en nouant moi-même 
mes cheveux au hasard... Voyons! calmez- vous... 
et causons. » Mais elle n'eut pas la force de se con- 
traindre. « Madame va me renvoyer! je le sens! 
j'en suis sûre ! Oh ! j'ai eu bien tort hier ! mais ce 
n'est pas ce malheureux mot! Il y a autre chose! 
Monsieur ne m'aime pas! — Vous êtes injuste, 
Julie, monsieur vous estime et sait ce que vous valez; 
vous allez en juger vous-même ; écoutez-moi donc. 
— Oui, madame! et elle tomba assise sur un petit 
tabouret. — Ma pauvre Julie, vous êtes partagée 
entre deux affections dont l'une doit nécessairement 
être sacrifiée à l'autre. Vous m'aimez profondé- 
ment ! — Oh ! oui ! madame ! très profondément ! 
personne ne saura jamais à quel point j'aime ma- 
dame. — Oui, répliquai -je en souriant, mais vous 
aimez encore plus votre fille, n'est-ce pas? et c'est 
plus que juste. Eh bien, sans que vous le vouliez, 
son absence vous rend irritable, vous aigrit... — 
Je fais pourtant tout ce que je peux pour me conte- 
nir, madame ! — Je le crois , mais vous n'y réus- 
sissez pas toujours, et vos regrets, votre tendresse, 
se traduisent en paroles dont vous vous repentez... 
sans doute, mais... qui n'en sont pas moins bles- 
santes. — Vous voyez bien, madame, que monsieur 
me chasse! — Non ! vous dis-je. Oh! quelle tête! 
Écoutez-moi donc. — Oui !... vous avez raison, 
madame, j'écoute! j'écoute! D'ailleurs ce que j'ai 
dit hier est très mal, et je mérite d'être punie. — 



SI76 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Je ne vous renvoie pas, Julie; je ne vous éloigne pas 
de moi, je vous réunis à votre fille. — Gomment ! 
madame ! dit-elle en se levant à moitié. — La maison 
où elle est en apprentissage est une bonne maison ; 
on peut y réaliser des bénéfices modestes, mais cer- 
tains. La maîtresse est malade, elle désire vendre 
son fonds, je l'achète et vous le donne. — Oh! mar 
dame ! — Il est juste, après ce que vous avez fait 
pour nous, que nous assurions Tavenir de votre 
fille. Vous ne la quitterez plus et vous lui serez d'un 
immense secours. Elle est jeune, vous la guiderez. 
Je vous connais; avec votre intelligence , vous dou- 
blerez la valeur de la maison, et quand Thérèse 
sera en âge de se marier. . . n La pauvre femme ne 
pouvait parler, les sanglots la suffoquaient. Quelques 
paroles confuses s'échappèrent seulement de sa 
bouche ! « Oh ! madame ! madame !... Ah! que 
j'ai raison de vous aimer!... » Puis tout à coup, se 
levant : « C'est égal! cela me fend le cœur! moi 
qui comptais tant mourir ici !... Élever les enfants 
de Madel.... de mademoiselle Madeleine! — Dites 
Madeleine. — Et il va falloir vous quitter!... — 
Pour retrouver votre fille ! pour vivre près de votre 
fille ! — Oui ! oui! madame !... vous avez raison... 
toujours raison !... vous êtes à la fois raisonnable et 
bonne, vous... oh! bonne! surtout! Je comprends 
si bien pourquoi vous me dites tout cela ! Et vous 
occuper de votre pauvre femme de chambre !... Et 
penser à la consoler!... Et pleurer avec elle!... car 
vous pleurez aussi ! Ah ! ma maîtresse ! ma chère 
maîtresse!... permettez-moi de vous embrasser! » 
Deux amies ne s'embrassent pas plus sincèrement. 
Notre émotion calmée , elle me dit : « Allons, ma- 



LES ENFANTS ET LES DOMESTIQUES. 27? 



dame, il faut achever votre coiffure ! c*est la der- 
nière fois ! )) Et nous voilà toutes deux, moi assise, 
elle debout, en face de cette glace qui nous avait 
souvent vues ainsi. La pauvre femme prolongeait 
sa besogne le plus qu'elle pouvait... disant tout bas: 
« Quel chagrin de ne plus coiffer ces cheveux-là ! » 
A ce moment, mon mari entra. Notre physionomie 
lui dit tout. Julie avait pâli en le voyant entrer, mais 
avec sa nature toute d'élan, elle alla à lui, et lui dit : 
« Merci, monsieur, de ce que vous faites pour moi. 
— Nous ne faisons que notre devoir, JuHe, et croyez 
bien que ce dénoûment est le meilleur. Autrefois le 
rêve des domestiques pouvait être de rester toujours 
dans la maison de leurs maîtres; aujourd'hui, leur 
ambition doit être d'en sortir. Les temps sont chan- 
gés ; chacun doit viser à s'appartenir à lui-même. 
La domesticité ne doit plus être qu'un passage, une 
étape ; vous traversez nos maisons pour y amasser 
un petit pécule, pour y faire preuve de probité, de 
dévouement, pour y recevoir de bons enseigne- 
ments, pour vous y élever à des idées plus hautes; 
mais le but, c'est l'indépendance. Travailler pour 
vous, chez vous, voilà votre lot, Julie, et un bon ser- 
viteur n'en peut pas rêver un plus désirable. » Ces 
paroles graves et élevées séchèrent les larmes de 
Julie. Elle n'en sentit peut-être pas toute la portée, 
mais ce qu'elle en comprit la rehaussa à ses propres 
yeux. Elle reprit alors d'une voix émue : « Mon- 
sieur me permettra-t-il de venir quelquefois voir 
madame? — Comment! Julie ! mais madame ira 
vous voir aussi, avec Madeleine, avec moi; je ne 
veux pas que ces bons souvenirs d'enfance soient 
brisés entre nos deux filles, et mppelez-vous que le 



«78 NOS FILLES BT NOS FILS. 

jour où votre fille se mariera, c'est moi qui serai son 
témoin et Madeleine sa demoiselle d'honneur. » 
Ainsi ce petit drame domestique se dénoua sans 
déchirement, grâce à la fermeté, au bon sens et à la 
générosité de mon seigneur et maître; car enfin plus 
d'un mari aurait trouvé ma gratitude un peu chère, 
et il y a beaucoup de très honnêtes gens qui ne 
pourraient pas être reconnaissants à ce prix-là. Mais 
tout le monde peut et doit Têtre dans la mesure de 
sa fortune. Il est juste que de longues années de 
bons services aient leur récompense. Quant à la 
question : quels rapports nos filles doivent-elles 
avoir avec nos domestiques? je réponds : Le moins 
de rapports possible. En réalité, tout ce qu'elles 
leur disent , elles nous le taisent ; tout ce qu'elles 
leur donnent, elles nous le prennent. Mon amie a 
dit le mot qui dit tout : Nous avons conquis nos 
enfants, gardons-les. 



UNE 
MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS 

A JU, le comte Horace de Choiseuh 



Voilà un titre bien peu relevé, mon cher mon- 
sieur, pour y joindre un nom comme le vôtre. Nul 
pourtant ne lui convient mieux. Nous sommes, vous 



VII 




H. i.A voii i.Mi:. li'anulil: clu sa tigl. (l'agc 283.) 

17 



UNE MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS. 279 



et moi, de la même confrérie, la confrérie des ama- 
teurs de fleurs. L'amour des fleurs crée entre ceux 
qu'il possède une sorte de parenté. La conversation 
ne tarit jamais entre deux amateurs de fleurs, car 
ils parlent de ce qu'il y a au monde de plus émou- 
vant, le beau; et de plus vaste, la nature. On peut 
dire de l'amour des fleurs ce que Molière dit spiri- 
tuellement du tabac : // est la passion des honnêtes 
gens, et non seulement il réjouit les cerveaux hu- 
mains, mais instruit les âmes à la vertu. Ne voit- 
on pas bien, en effet, de quelles façons obligeantes 
en usent entre eux ceux que touche cette passion? 
On s'invite à venir voir une belle plante ; on s'envoie 
les nouveautés florales. On se donne des greffes, on 
échange des boutures, on se prête des catalogues, 
et ce perpétuel commerce, où j'ai été, avec vous, 
bien plus souvent donataire que donateur, est pré- 
cisément ce qui m'enhardit à vous dédier ma maison 
bâtie avec des oignons. 

Il y a, dans une petite ville de notre dépar- 
tement de Seine-et-Marne, un homme dont la vie a 
cela de particulier, qu'elle se lie à la vie d'une fleur. 
Raconter l'histoire de l'une, c'est faire la biographie 
de l'autre, car cette fleur a une histoire, et une 
histoire qui n'est pas moins intéressante que la bio- 
graphie de cet homme. 

Cette fleur est belle, admirée, riche de couleurs 
variées à l'infini; mais elle a commencé par être 
inconnue, simple et petite : qui Ta fait monter de 
cette humble destinée à cette fortune éclatante? Cet 
homme. 

Cet homme est connu même hors de la France, 
célèbre dans sa profession, et il jouit d'une agréable 



S80 NOS FILLES ET NOS FILS. 

aisance ; mais il a commencé par être pauvre, ob- 
scur. Qui a changé si heureusement son sort? Cette 
fleur. 

La fleur a un avantage sur l'homme : elle a été 
plus mêlée que lui aux grands événements poli- 
tiques; sa destinée a suivi le cours et subi le choc 
des commotions qui ont ébranlé l'Europe au com- 
mencement de ce siècle; c'est presque une fleur 
historique. D'abord, première gloire, elle a eu pour 
marraines deux impératrices. Vous savez que José- 
phine, la femme de Napoléon T', était créole ; la 
fleur l'était aussi; ou sinon créole, du moins fllle 
de ces belles contrées tropicales qu'on peut appeler 
le pays du soleil : elle était originaire du cap de 
Bonne-Espérance. On l'envoya vers 1807 en présent 
à Joséphine, et Joséphine en fit un des plus beaux 
ornements de ses jardins de Saint-Gloud, de Sèvres 
et de la Malmaison. Mais arrive 1809, c'est-à-dire 
la bataille de Wagram; puis 1810, c'est-à-dire le 
divorce de Joséphine. Joséphine descendant du 
trône, la fleur courait grand risque de descendre 
aussi de sa gloire naissante ; heureusement Marie- 
Louise, qui avait (elle l'a bien prouvé) une grande 
parité de goûts avec Joséphine, lui prit cette fleur 
avec le reste, et la brillante fille des tropiques conti- 
nua à s'épanouir sous un patronage impérial. Mais 
voilà qu'arrivèrent 181/1 et 1815; l'Empire tomba ; 
la pauvre fleur tomba avec lui, et c'en était fait 
d'elle, si, par hasard, ne s'était rencontré dans les 
jardins de Saint-Cloud un enfant plein d'intelligence 
et de vivacité d'esprit : c'était le fils d'un des jardi- 
niers de Marie-Louise ; il montrait déjà cette qua- 
lité, qui est la première vertu des jardiniers, des 



UNE MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS. S8i 

marins et des auteurs dramatiques : la patience. 
On n'obtient un succès, on n'arrive à une découverte 
et on ne crée une plante que quand on sait attendre. 
Or cet enfant avait ramassé comme épaves, dans le 
grand naufrage impérial, quelques tubercules de 
cette belle fleur. 11 les serre précieusement pen- 
dant rhiver, bien au sec, bien à l'abri; le printemps 
venu, il les plante dans des pots ; le printemps sui- 
vant, il les multiplie en pleine terre, il les varie par 
des semis, il les féconde par des croisements intel- 
ligents, il les enrichit par des alliances avec une 
espèce congénère et étrangère, et, au bout de quelques 
années d'expérierices, sortit de ses mains toute une 
famille nouvelle de ces belles plantes : longtemps 
réservées aux résidences souveraines, elles couvrent 
aujourd'hui nos marchés publics, s'élèvent dans nos 
squares, décorent nos plus humbles fenêtres comme 
les plus riches appartements et fleurissent même 
jusque dans les chambres des malades. Oui, à toutes 
ces qualités de beauté dans la forme, d'élégance 
dans le port, de richesse dans le coloris, de durée 
dans la floraison, cette fleur joint un avantage im- 
mense: son odeur ne fait pas de mal... parce qu'elle 
n'a pas d'odeur. Loin de moi l'idée impie de regar- 
der le parfum dans les fleurs comme un défaut. Le 
parfum ! c'est la plus immatérielle des choses maté- 
rielles! Son nom seul est charmant. 11 éveille en 
nous l'idée de ce qu'il y a de plus exquis dans les 
qualités, môme de l'âme. 11 est à la fleur ce que 
l'imagination est à l'intelligence, ce que la grâce 
est h la beauté. On lui a emprunté cette expression 
h demi-ailée qui peint si bien le charme qu'exercent 
les plus douces choses et les plus douces créatures 



282 NOS FILLES ET NOS FILS. 

de ce monde; on dit de ce charme qu*il s'exhale! 
Quant à moi, j'ai bien souvent dans ma vie été calmé, 
excité, rafraîchi, enivré... oserai-je dire inspiré par 
un parfum. Cependant, il faut bien l'avouer, le par- 
fum est parfois un danger, souvent même un poison ; 
jlonc, puisqu'il y a tant d'êtres à qui ces joies de 
/'odorat sont inconnues ou interdites, remercions le 
ciel qu'il existe des fleurs, à la fois charmantes et 
inoffensives. Quand on a la tête trop faible, ou l'esto- 
mac trop peu solide pour supporter la pétillante 
vivacité du vin de Champagne, ou la saveur éner- 
gique des vins de Bourgogne, ou l'ardeur des vins 
d'Espagne, on est bien heureux qu'il y ait des vins 
de Bordeaux; eh bien, cette fleur est le vin de Bor- 
deaux des fleurs. 

Je gage, mes chers petits lecteurs, car je connais 
l'impatience et la logique de votre âge, que, tout 
bas, vous vous dites : « Tout cela est très bien ; 
mais, d'un côté, il oublie son titre... nous ne voyons 
pas arriver la maison bâtie avec des oignons... et 
de l'autre, sa fleur, sa fleur politique, quelle est- 
elle? Comment se nomme-t-elle? — Devinez. — 
C'est le lis! — J'ai dit une fleur sans parfum. — La 
tulipe! — Par exemple! La tulipe fleurissait du 
temps de La Bruyère. — Nommez-la donc, vous 
nous faites trop languir. — Je l'espère bien. L'art 
dramatique n'est que l'art de faire languir les gens... 
mais pas trop ; cette fleur est le Glaïeul. » 

Je vous ai dit tout ce que le glaïeul doit à cet 
homme; mais cet homme ne doit pas moins au 
glaïeul. 

Depuis l'âge de vingt-cinq ans, il est dans un 
état de souffrance presque continuel. Eh bien, qui 



UNE MAISON BATIE AVEC DES OIGNONS. 883 

l'a soutenu contre ce mal? qui le lui a fait supporter 
et parfois oublier? Sa fleur. On ne se doute pas de 
ce qu'il faut de soins, de travail, de prévoyance, de 
calcul, pour créer une fleur. Dans cette admirable 
famille de plantes nouvelles, toutes sorties de la même 
main, il n'y a pas une variété remarquable qui n'ait 
été préparée, attendue, élevée pendant plusieurs 
années... je dis élevée, car le créateur est en même 
temps l'instituteur. La nature, la science, le croise- 
ment, ne lui donnent souvent que l'ébauche, l'es- 
quisse pour ainsi dire d'une plante nouvelle ; c'est 
lui qui l'achève par sa culture. Eh bien, ôtez sa fleur 
à cet homme, vous le livrez pieds et poings liés à 
son mal. Il ne travaillera plus que pour ne pas 
mourir de faim, et il maudira son travail comme 
une douleur de plus. Mais grâce à sa fleur, il s'ar- 
rache à son lit malgré la douleur; il pioche, il arrose, 
il brave le soleil malgré la douleur... ce sont autant 
de remèdes contre la douleur! Mais qu'est-ce donc 
quand arrive le jour du triomphe, quand un matin, 
en allant visiter sa plante, il la voit enfin épanouie 
sur sa tige, et s'élevant superbe, étincelante, au 
milieu des perles de la rosée et des rayons du soleil? 
Plus de souffrances alors! Tout en lui est joie, orgueil; 
il se porte bien ! La beauté de sa fleur est devenue 
sa santé. 

Il n'y a pas jusqu'à la recherche d'un par- 
rain ou d'une marraine qui ne lui apporte une 
part de plaisir; à peine sa fleur nouvelle épanouie, 
il pense à la baptiser, il lui cherche un nom digne 
d'elle, un nom qui soit comme son portrait, et, selon 
les couleurs dont elle brille, selon qu'elle est délicate, 
éclatante ou splendide, il l'appelle Meyerbeer ou 



284 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Eurydice, Chateaubriand ou Atala, Shakspeareou 
Pénélope. 

Ce n'est pas tout encore, une telle plante a le 
droit d'être exigeante. On se vend cher quand on est 
aussi belle, et ce qui a beaucoup coûté doit rapporter 
beaucoup. Il est tel de ces tubercules qui ne vaut pas 
moins de douze fra/ics, et que chaque année voit 
vendre par centaines. Comprenez-vous que nous nous 
approchons du titre? Mon Dieu ! oui, toute l'explica- 
tion est là : cette fleur a enrichi celui qui l'a créée; 
car grâce à elle, il a pu se faire construire une habi- 
tation charmante que j'ai bien le droit d'appeler une 
maison bâtie avec des oignons. 



VOYAGE SCIENTIFIQUE 

D'UN IGNORANT AUTOUR DE SA CHAMBRE. 
A M, Paladiihe. 



SECOND FRAGMENT 

« Père, est-ce pour aujourd'hui? 

— Oui! 

— Enfin ! c'est bien heureux ! 

— Monsieur s'impatientait ? 

— Je crois bien ! il y a plus d'un mois que nous 
avons fini notre premier voyage. 



VOYAGE SCrENTIFfQUE T)'UN IGNORAM. 285 

— Il m'a bien fallu un mois pour préparer le 
second. 

— Il sera donc très amusant, aussi amusant 
que le premier? 

— J'espère qu'il t'intéressera. Il s'agit d'un 
objet beaucoup moins utile, beaucoup moins ré- 
pandu, mais qui a bien son prix. 

— Où est-il? dans cette chambre? 

— Non, dans le salon; et à voir le tapis qui le 
recouvre et la place qu'on lui a choisie, on recon- 
naît en lui l'objet de soins particuliers et d'une 
sollicitude qui va jusqu'à l'affection : aussi n'est- 
ce point seulement un meuble, c'est plus, c'est 
mieux, c'est un ami. 

— Un ami? 

— Sans doute; les autres objets qui nous envi- 
ronnent répondent presque tous à des besoins ma- 
tériels, ont élé inventés par une nécessité physi- 
que : cette cheminée afin de nous garantir du 
froid, ces sièges pour nous reposer de nos fatigues, 
ce lit pour rendre notre sommeil plus doux; mais 
dans le meuble dont je te parle, rien de pareil : 
c'est notre âme seule qui l'a demandé, qui l'a 
rêvé. Création mystérieuse posée sur les limites de 
l'être et de la matière, il n'est formé que de sub- 
stances inertes, et cependant, comme s'il vivait, il 
se mêle aux phjs intimes sentiments de notre tris- 
tesse, il a une voix, on dirait cju'il a une Ame. 

— Ahl je comprends, s'écria l'enfant. C/est le 
piano! 

— Tu Ta dit, le piano. 

— Et tu l'appelles un ami? 

J7. 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



— Oh! oh! repris-je en riant, tu me fais Teffet 
d'avoir de la rancune contre le piano. 

— Dame! 

— Ton dame! est significatif. Écoute-moi donc. 
Certes, c'est une grande conquête que d'avoir fait 
pénétrer dans nos demeures, sans les leur aban- 
donner, l'air, la lumière et la chaleur; mais saisir 
ce qu'il y a de plus insaisissable et de plus libre dans 
la nature, le son; s'emparer du murmure des feuilles 
et de l'eau, des bruits de l'air, du chant des oiseaux, 
de la voix du monde enfin, et, après l'avoir saisie, 
la réduire sous nos lois, l'enfermer dans une boîte 
qui la tient à notre disposition, faire enfin de l'har- 
monie une sorte d'animal domestique à qui nous 
ordonnons de parler, de se taire, et qui, semblable 
à ce chien obéissant, attend à sa place que nous lui 
permettions de vivre, n'est-ce pas là un phénomène 
qui va jusqu'à la merveille ? 

— Oui! c'est vrai! père. Pourtant... 

-— Pourtant, tu n'es pas... enthousiasmé. 

— Non ! pas beaucoup. 

— Tant mieux! j'aurai plus de mérite à t'inté- 
resser. Un piano, dans sa plus simple expression, 
est une harpe apphquée sur une table d'harmonie. 
Prenez des cordes, tendez-les sur une planche légère 
de sapin, afin d'augmenter la sonorité, et frappez 
avec un petit marteau sur ces cordes, voilà le piano. 
Munis de cette définition, entrons dans un atelier. 
Nous voilà d'abord en face d'ébénistes, appelés 
constructeurs, et fabriquant la boîte. La boîte, c'est 
sa charpente osseuse, c'est son corps. Approche. 
Quelle construction architecturale ! Une masse tout 
entière en chêne, des parois de plusieurs pouces 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 287 



d'épaisseur; toutes les parties non seulement emboî- 
tées ensemble, mais recouvertes d'un placage en un 
autre bois qui n'en fait qu'un seul corps. Est-ce 
bien là le séjour préparé à cet esprit léger, char- 
mant, aérien, qu'on appelle Tharmonie? Ne dirait- 
on pas plutôt qu'il s'agit d'enfermer un ennemi ter- 
rible et tout-puissant? C'est qu'en effet, dans cette 
prison mélodieuse, il va s'établir une lutte énergique 
et sans relâche, et que du combat seul de ces forces 
rivales, jaillira cette céleste musique dont la première 
beauté sera pourtant un épanouissement libre et sans 
effort. Quand le piano est terminé, le chef de la 
maison, après l'avoir examiné en entier, l'avoir essayé 
une fois encore, écrit : Vu! et, lui délivrant ainsi son 
passeport, le lance dans le monde... Il vit! Eh bien, 
devine par combien d'ouvriers il a passé, combien 
d'industries différentes il a requises, combien de 
pays il a mis à contribution ; devine* 

— Je ne sais pas. 

— Le piano tient aux métiers par la serrurerie, 
la menuiserie et la mécanique; aux sciences par 
Tacoustique et la physique ; aux arts par son essence 
même; il ne renferme pas moins de quarante-quatre 
substances différentes ; il emploie du fer, du cuivre, 
de l'acier, du laiton, de l'argent, du plomb, de l'ivoire, 
de la soie, du drap, de la peau et seize espèces de 
bois différentes. Il demande le chêne pour la char- 
pente, parce que le chêne est plus solide; le hêtre 
pour les endroits où il faut des chevilles, parce que 
le hêtre les serre en se resserrant; le cèdre pour 
les manches à marteaux, parce qu'il est léger et 
élastique ; le cormier pour les sillets, parce qu'il est 
dur et lisse ; le poirier pour les échappements, parce 



188 NOS FILLES ET NOS FILS. 

que l'échappement doit se taire, et que le poirier n'est 
pas sonore ; le tilleul pour les claviers, parce que le 
tilleul se coupe facilement et travaille peu ; il lui faut 
les sapins blancs de Norvège pour les remplissages ; 
les sapins rouges de Russie, gras, compactes et non 
saignés, pour les arcs-boutants enfin les vibrants 
sapins de la Suisse pour les tables d'harmonie. Ce 
n'est pas tout; il va emprunter à la Guinée ses ivoires 
verts, et au Sénégal ses ivoires blancs ; dédaigneux 
de nos bois indigènes, et ne les trouvant pas assez 
riches de nuances et de nœuds, il demande sa parure 
extérieure à la puissante végétation des Antilles, se 
revêt des magnifiques bois d'acajou, d'ébène, de 
palissandre, et offre ainsi à notre admiration le spec- 
tacle d'un objet auquel il faut, pour se produire, six 
contrées et trois continents. 

— Ah ! bon Dieu ! s'écria l'enfant émerveillé. 

— Attends ! attends ! Créé au prix de tant de 
Boins,^ le piano a besoin des mêmes soins pour vi- 
vre. Être délicat et fragile, il redoute le froid et le 
chaud, l'humidité et la sécheresse, le travail et le 
repos. Si vous en jouez trop, il se fatigue; si vous 
en jouez trop peu, il se rouille. Choisissez-lui dans 
le logis une place qui ne soit qu'à lui, ni auprès 
d'un poêle, ni entre deux croisées, ni à côté d'une 
porte. Car, hélas! il a en lui un ennemi terrible, 
éternel... 

— Lequel donc? 

— Sa substance même, lé bois. 

— Mais, père, me dit l'enfant, comment le 
bois peut-il être l'ennemi du piano, puisque le piano, 
c'est du bois? 

— Tu vas le voir. Le bois est le plus vivace de 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 289 



tous les corps de la nature, car, même lorsqu'il est 
mort, il vit encore. Vous avez beau le couper au 
moment où il a le moins de sève, dans l'hiver ; le 
faire sécher pendant plusieurs années, le débiter 
avec art, tuer enfin sa force de toutes les façons, 
l'étincelle de vie que la nature a mise en lui est si 
puissante qu'elle s'endort, mais ne s'éteint pas. Le 
mois de mai arrive-t-il ? ce morceau de bois, séparé 
de son tronc depuis dix ans peut-être, façonné en ins- 
trument depuis bien des mois, s'aperçoit que le prin- 
temps est venu, le printemps, c'est-à-dire le moment 
de croître, et il commence à s'agiter. Ouvrez-vous 
une fenêtre , laissez-vous entrer un souffle humide , 
soudain, h travers sa prison massive, le bois le 
pompe, l'aspire, se gonfle, et voilà le pauvre ins- 
trument désorganisé, faussé. 

— C'est pour cela que maman fait venir l'accor- 
deur? 

— C'est-à-dire le médecin; car pour le piano, être 
faux, c'est être malade, et être malade, c'est mou- 
rir, puisque, comme toutes les choses exquises, il 
n'existe qu'à la condition d'être parfait. Remarque 
cela. Pour tout autre ouvrage matériel et n'ayant que 
l'utilité en vue, on peut se contenter d'un à peu 
près. Qu'une commode, qu'une armoire s'ouvre 
avec plus ou moins de facilité, ce n'en est pas 
moins une armoire et une commode; mais un piano, 
la moindre altération le détruit dans le fond de sa 
nature, en fait un objet horrible au lieu d'un objet 
charmant : c'est Apollon changé en Marsyas. 

— Ah! oui! quand le piano est faux, maman se 
bouche les oreilles et elle dit : C'est affreux, c'est 
horrible! 



290 NOS FILLES ET NOS FILS. 

— Oui ! mais dès qu'il est redevenu juste, quel 
plaisir! quel charme! Quand je regarde un piano, il 
me semble voir un de ces génies bienfaisants dont 
la riante imagination de nos pères peuplait les mai- 
sons bénies, pour les protéger. Quel hôte délicieux ! 
quelle animation il répand dans la vie domestique ! 
Image non seulement de l'harmonie matérielle, mais 
de l'harmonie morale, il réunit les âmes comme le 
coin du leu réunit les corps. Il sert aux études de l'en- 
fant... 

— Trop ! trop ! me dit mon fils ; ah ! je le déteste 
quelquefois joliment ton ami quand maman me fait 
faire des gammes pendant une heure. 

-^ Le fils de notre ami, M. R..., disait comme 
toi à ton âge. Ah! affreux piano! s'écriait-il en 
sortant de ses leçons, quand je serai grand, je te 
jetterai dans le feu! 

— Je comprends cela! 

— Oui? Eh bien, aujourd'hui il a une place en 
province, et il dit : Sans mon piano, je périrais d'en- 
nui! Ainsi en arrivera-t-il pour toi. Cette heure 
d'ennui te donnera des années de joie ! Si tu savais 
comme j'en veux à mes parents de ne m'avoir pas 
forcé à m'ennuyer comme toi ! J'ai dit bien souvent 
que je consentirais à me laisser couper un doigt... 
un doigt du pied... le plus petit, pour savoir jouer du 
piano. 

— Tu te laisserais couper un doigt? 

— Peut-être pas maintenant, parce que je suis trop 
vieux : je ne jouirais pas assez longtemps des in- 
térêts de mon petit doigt coupé ; mais quand j'étais 
plus jeune, je n'aurais pas hésité. J'admire tant le 
piano! j'ai pour lui tant de reconnaissance ! Il est le 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D»UN IGNORANT. 291 

grard intermédiaire entre le génie de la musique et 
nous. C'est grâce à lui que nous possédons tout 
entiers Mozart, Weber, Beethoven, car non seule- 
ment ces maîtres ont écrit des pages admirables pour 
le piano seul, mais toutes leurs œuvres symphoni- 
ques sont réduites pour le piano ; toutes leurs œuvres 
lyriques sont réduites pour le piano ; c'est le piano 
qui nous donne l'opéra dans notre chambre, et un 
spectacle dans un fauteuil. Est-ce tout? Non. Le 
plus beau des instruments est certainement la voix 
humaine, et je ne connais guère de concert tou- 
chant qu'une belle mélodie chantée par une belle 
voix ; mais la voix, le chant, ne peuvent pas se pro- 
duire seuls, il leur faut un soutien, un allié. Qui 
s'associera à eux? qui les soutiendra? qui les accom- 
pagnera? Le piano. Il est le grand accompagnateur, 
comme il est le grand traducteur. Pas de musique 
vocale d'ensemble sans le piano, et quel lien que le 
chant en commun ! combien ne réunit-il pas d'hom- 
mes qui ne se seraient jamais connus? combien ne 
rapproche-t-il pas de rangs que la naissance ou 
la fortune éloignaient l'un de l'autre ? Chanter Gluck 
ou Mozart ensemble, c'est s'aimer en Gluck et en 
Mozart! 

« Laissons donc les j-ailleurs se croire très spiri- 
tuels en se moquant du piano! Si la musique est 
la seulelanguequi ne soit dans aucun pays une langue 
t'trangère, si son domaine commence où le pouvoir 
de la parole expire, si elle exprime l'inexprimable, 
et si elle est la voix de l'infini, comment ne pas ad- 
nn'rer l'instrument qui introduit cette muse céleste 
k notre foyer? u 

Mon fils était pensif. 



SOS NOS FILLES ET NOS FILS. 



« Eh bien, lui dis-je, commences-tu et te récon- 
cilier avec ton ennemi? 

— Oh! oui! 

— Écoute donc ce dernier mot qui te prouvera 
(es bienfaits du piano par ses progrès. 

« Les autres instruments restent stationnaires ou 
rétrogradent : les violons d'il y a cent ans étaient 
supérieurs h ceux d'aujourd'hui ; mais le piano se 
perfectionne toujours, se métamorphose sans cesse ; 
en même temps qu'il grandit comme puissance, il 
baisse comme prix. Pendant qu'il se déploie en ma- 
gnifique instrument à queue pour les grands con- 
certs, il se rapetisse en pianino pour trouver place 
dans les plus petits réduits ; il ée sent le représentant 
d'une cause populaire. La France, au commence- 
ment du siècle, ne comptait que cinq ou six fac- 
teurs, qui fabriquaient cinq ou six cents pianos pst 
an; aujourd'hui, Paris seul renferme plus de deux 
cents manufacturiers, qui font des milliers d'in- 
struments. Quelle surprise et quel juste orgueil 
rempliraient l'âme de Schrœder, le modeste inven- 
teur du piano, si, tout à coup renaissant, il était trans- 
porté au milieu des immenses ateliers de Wolff-Pleyel, 
où se fabriquent plus de quatre pianos par jour, soit 
quinze cents instruments par an, qui en peuplent 
non seulement Paris et la France, mais encore l'Itahe, 
la Belgique, les États-Unis, le Mexique, les An- 
tilles, et envoient ainsi par tout le monde, des propa- 
gateurs du plus noble des arts ! Que dirait Schrœder 
à cette vue, lui qui a peut-être mis deux ans à ven- 
dre le petit instrument à cinq octaves qu'il avait mis 
plus d'un an à faire? Telle est l'histoire des inven- 
tions humaines; tel est leur fécond enseignement. 



VOYAGE SCIENTIFIQUE D'UN IGNORANT. 293 

Il ne faut qu'un homme pour trouver une idée, mais 
il faut des siècles pour l'achever et la produire. 
Dieu, comme pour unir ensemble les générations 
et nous dire bien haut que nous ne pouvons rien 
qu'en nous associant les uns aux autres, Dieu a 
voulu que tout inventeur ne pût presque jamais lire 
que le premier mot du problème qu'il devine, et 
que toute grande idée fût le résumé du passé et le 
germe de l'avenir. Ainsi s'anéantit l'orgueil de l'in- 
dividu, convaincu d'impuissance dès qu'il est réduit 
à lui seul! mais ainsi se relève le génie désin- 
téressé qui se sent lié par son œuvre à l'humanité 
tout entière, et qui aime ses semblables comme des 
frères en travail, comme des associés en gloire, mieux 
encore, comme des amis auxquels il laisse son en- 
fant à élever. » 

Je m'arrêtai après ce flot d'éloquence, un peu 
honteux d'avoir parlé si longtemps tout seul ; mais 
je vis que je n'avais pas perdu mon temps, car mon 
fils me dit : « Père, demain, je ferai un quart d'heure 
de gammes de plus pour maman. » 



L'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION 

A M, Jules Simon, 

On vante avec grande raison l'alliance toute nou- 
velle de l'éducation de famille et de l'éducation de 
collège ; j'y vois pourtant un danger, je devrais dire 



294 NOS FILLES ET NOS FILS. 

deux. Le premier (tout le monde le signale), c'est 
que la présence des enfants à la maison les rend trop 
souvent les maîtres de la maison. Le second, plus rare, 
mais très réel, c'est que quelques parents, et surtout 
quelques pères, depuis qu'ils sont mêlés à l'éducation 
de leurs enfants, s'en mêlent trop et s'en mêlent mal ; 
ils sont trop réglementateurs ; ils oublient trop que 
l'enfant n'est pas à eux, mais à lui, qu'il n'est pas créé 
pour eux, mais pour lui, et qu'au physique comme au 
moral, pour la santé du corps comme pour celle du 
caractère, l'objet de toute bonne éducation est celui 
de toute bonne politique : enseigner aux gouvernés 
le self government. En un mot, les pères dont je 
parle sont trop éleveurs et pas assez éducateurs. 

Un entretien où j'ai été mêlé expliquera ma 
pensée. 

J'avais hier le plaisir de voir à ma table un voi- 
sin de campagne dont je fais grand cas, M. Ray- 
mond. Nous ne sommes du même avis sur rien, mais 
nous sommes du même sentiment sur tout. Je veux 
dire que, dès qu'il est question d'amour du pays ou 
d'amour de la famille, nos deux cœurs n'en font 
qu'un ; mais à peine entrons-nous dans la pratique, 
surtout en fait d'éducation, que nous nous prenons 
immédiatement aux cheveux, ou, pour mieux dire, 
nous nous mettons immédiatement à nous moquer 
l'un de l'autre. Avez-vous fait cette remarque, assez 
singulière, que la moquerie est parfois une des 
formes de la sympathie? En général, on raille les 
gens parce qu'ils vous semblent ridicules; mais 
souvent aussi il est telle personne avec laquelle vous 
croisez le fer dès que vous l'apercevez, parce que 
son esprit met le vôtre en belle humeur, parce que 



L'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION. 2©5 

la bataille avec lui est amusatite, parce qu'il a du 
mordant et parfois vous en donne, et que ses singu- 
larités d'esprit ne sont que des marques de sa bonté 
de cœur. 

Alceste est le modèle de ces hommes dont on rit, 
mais que l'on aime, et que l'on aime pour les travers 
mêmes dont on rit. 

Tel est mon ami Raymond. Je ne sais pas de père 
plus systématique, plus dogmatique, plus méthodi- 
que, voire plus despotique, mais je ne sais pas de 
père plus tendre, et son despotisme même n'est 
qu'une des formes de sa tendresse. 

J'étais donc à table à côté de mon ami Raymond, 
et il avait auprès de lui son fils qui a l'âge respec- 
table de mon petit-fils, huit ans. 

« Papa, lui dit l'enfant, puis-je avoir encore du 
rôti? 

— Tu en as mangé six bouchées, c'est assez. » 
L'enfant rengaina son appétit. 

Passe un plat de carottes : 

« Papa, puis-je prendre des carottes? 

— Jamais!... s'écria le père. Des carottes! un 
paquet de ficelles rouges et indigestes ! Jamais ! ... » 

L'enfant regarda mélancoliquement le plat s'éloi- 
gner et se tut. 
Arrive le dessert : 
« Papa, puis-je prendre du raisin? 

— Oui! sept grains... » 

L'enfant prit une petite grappe, en détacha sept 
grains, et remit le reste sur l'assiette avec autant de 
conscience que de regret. 

Le dîner fini, l'enlant s'élança vivement sur la 
pelouse. 



296 NOS FILLES ET NOS FILS. 

« Edouard ! » dit le père. 

L*enfant s'arrêta net. 

« Traverse cette pelouse au pas. » 

L'enfant se mit au pas. Arrivé aux deux tiers du 
gazon, se croyant hors du regard paternel, et ses 
petites jambes de huit ans commençant à lui déman- 
ger, il prit tout doucement le petit galop. 

« Edouard! » lui cria... non, je me trompe, lui 
dit son père, car il ne crie pas; crier, c'est supposer 
un commencement de révolte chez celui à qui on 
s'adresse; l'autorité, siire d'elle-même, ne crie pas; 
elle parle seulement un peu plus haut si elle est un 
peu plus loin, mais juste ce qu'il faut pour être enten- 
due. Ainsi fit mon ami Raymond ; et l'enfant, au 
mot... Edouard ! reprit immédiatement le pas. 

Son père, se tournant alors vers moi, m'interpella 
avec cet air de triomphe et de dédain qu'affectent 
volontiers les gens qui se croient pratiques envers 
ceux qu'ils appellent des utopistes : 

— Eh bien ! qu'est-ce que vous dites de cela ? 

— Je dis que c'est absurde. 

— Je l'espère bien ! Je ne serais pas sûr d'avoir 
raison si vous ne me trouviez pas absurde. 

— Oh ! oh ! répondis-je en riant, la bataille ! 

— C'est que je voudrais bien savoir en quoi et 
pourquoi vous blâmez ma conduite ? 

— Je vais vous le dire. Il y a dans tout enfant 
deux êtres : d'abord, un petit animal... 

— Vous voulez dire un grand animal ! un grand 
animal très malfaisant, et que par conséquent il faut 
mater, dompter et museler ! . . . Continuez ! » 

Je repris froidement : 

« Il y a dans tjout enfant deux êtres, un petit ani- 



L l-LEVAGE ET L'ÉDUCATION. 297 



mal et un homme. Eh bien, avec votre système d'édu- 
cation, vous tuez à la fois en lui l'homme et le petit 
animal ! 

— Ah! çà, qu'est-ce que c'est, s'il vous plaît, 
que ce petit animal ? 

— J'appelle ainsi cette qualité délicate, mais con- 
fuse, irréfléchie, mais toute-puissante, que Dieu a 
donnée à tous les animaux, y compris l'homme, 
pour leur apprendre à distinguer ce qui leur est bon 
de ce qui leur est mauvais, Vinstmct! Eh bien, nous 
oublions trop l'instinct dans l'éducation. Nous ne 
respectons pas assez la bête dans l'homme... 

— Vous ne trouvez pas l'homme assez bête? 
s'écria mon ami Raymond. Vous êtes bien difficile ! 

— Parions sérieusement, comme il convient à des 
pères qui s'entretiennent de leurs enfants. Que faites- 
vous avec votre fils? Vous vivez à sa place; vous 
vous installez dans son estomac ; vous décidez quand 
il a faim, quand il n'a plus faim, de quoi il doit 
avoir faim. 

— Eh ! voulez-vous que je lui permette de se 
gorger jusqu'à étouffer, de se nourrir de fruits 
verts, voire même, si l'envie lui en prend, de cham- 
pignons vénéneux? Voulez-vous que je laisse si bien 
la bride sur le cou à ce que vous appelez son instinct, 
et à ce que je nomme, moi, son appétit bestial, qu'il 
ruine sa santé présente et future, et qu'au Heu d'un 
enfant vigoureux et bien portant comme est le mien, 
je fasse cadeau à la société d'un petit être souffreteux, 
maUngre, nerveux et victime de sa gloutonnerie na- 
tive de petit animal, puisque animal il y a? C'est là 
voire système d'éducation, grand merci ! 

— Qui vous a dit cela, créature têtue et fourchue? 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



repris-je en riant. Je vous pose seulement cette ques- 
tion : Si la gourmandise est un défaut inné chez l'en- 
fant, n'est-ce pas une raison de plus pour l'habituer 
à s'en défendre? 

— Ah ! le bon moyen de guérir les gens d'un vice, 
que de leur laisser toute liberté de s'y livrer ! 

— Eh ! sans doute, c'est un bon moyen, non pas 
de les y livrer sans contrôle, mais de les laisser en- 
trer en lutte avec leur ennemi, de leur faire sentir 
par expérience les inconvénients de leurs défauts, 
pour les en corriger. 

— Ainsi, vous laissez vos enfants manger tout ce 
qu'ils veulent et tant qu'ils veulent ? 

— Oui ! je les avertis seulement que tel aliment 
est lourd, que l'excès de tel autre est nuisible, puis, 
je les livre à eux-mêmes. 

— Mais, malheureux ! reprit M. Raymond vive- 
ment, si malgré vos avis, ils abusent ? 

— Eh bien, ils se font mal. Tenez, je vais vous 
faire frémir en vous racontant l'expérience que j'ai 
tentée sur ma fille. Nous voyagions. Le mouvement 
de la voiture et la chaleur excessive l'avaient mise 
en mauvaise disposition. Une petite marchande nous 
apporte des fraises à la portière. Ma fille en désire. 
« ïu n'es pas bien portante, lui dis-je, j'ai peur de 
ces fraises pour toi. — Non ! donne-m'en ! — Prends 
garde, tu t'en repentiras. — Je suis sûre du contraire, 
donne-m'en. — Tu en veux ? — Oui ! — Soit, je vais 
t'en donner. » 

— Et vous lui en avez donné ? 

— Sans doute. Pas assez pour que le mal fût 
bien grand, mais assez pour que la leçon fût com- 
plète, si c'était elle qui avait tort. . . Car enfin il était 



L 'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION. 2)) 



possible qu*elle eût raison ; il était possible que son 
instinct fût plus perspicace que mes craintes, que 
son estomac fût de force h. supporter l'épreuve, et je 
n'étais pas fâché de le constater. 

— Et le résultat, quel fut-il ? 

— Celui que j'avais prévu... un désarroi complet. 

— Bravo ! s'écria mon ami Raymond, j'en suis 
ravi! 

— J'en fus ravi de même, répondis-je, carmafille 
avait appris trois choses par cette petite expérience : 
à croire un peu plus à moi, à croire un peu moins à 
elle, et à résister à un mouvement de gourmandise, 
en s'apercevant que le châtiment est au bout. Cette 
leçon vaut bien un malaise, sans doute. Aussi, de- 
puis ce jour, je vous réponds qu'elle ne s'est pas 
fait mal une seconde fois... Elle est d'une prudence ! 

— Tout exceptionnelle ! Je vous soutiens, moi, que 
l'instinct des enfants est pervers ! 

— Dites perverti! En général, ceux qui aiment 
les fruits verts sont ceux à qui on refuse les fruits 
mûrs. C'est toujours l'histoire de l'arbre du fruit dé- 
fendu ! 11 me semble que la première expérience qui 
en a été faite dans le monde ne nous a pas assez bien 
réussi pour que nous soyons tentés de recommencer ! 

— Les plaisanteries ne sont pas des raisons. 

— C'est juste, et je reviens aux raisons. Il est évi- 
dent que certains enfants ont des appétits désordon- 
nés, vicieux; pour ceux-là, il faut les contraindre, 
les rationner, vivre à leur place enfin, puisqu'ils ne 
peuvent pas se conduire. Mais pour les autres, pour 
la masse, Montaigne nous a donné la règle dans 
son admirable chapitre sur l'éducation. « Laissons 
trotter devant nous le Jeune esprit, » a-t-il dit. Eh 



300 NOS FILLEg ET NOS FILS. 

bien, il faut laisser trotter devant soi non seulement 
le jeune esprit, non seulement le jeune caractère, 
mais le jeune estomac, l'étudier, l'initier à l'usage de 
sa liberté, lui apprendre enfin à s'écouter lui-mcme. 
Vous étouffez, vous, le cri de la nature ou vous par- 
lez à sa place; moi, je l'interroge, et je lui obéis. 
Lequel des deux systèmes est le plus propre à former 
des enfants vigoureux ? 

— Lequel? répondit vivement mon ami Ray- 
mond; lequel? La réponse est dans un fait péremp- 
toire et indiscutable. Quand un agriculteur veut pro- 
duire de bons bestiaux, que fait-il ? quand un éleveur 
veut créer de bhi.ax et bons chevaux, que fait-il ? 
quand un amateur veut avoir un bel attelage, que 
fâit-il ? Il nourrit ses bêtes tous les jours avec les 
mêmes aliments, et avec la même quantité d'aliments. 
Il décide souverainement qu'elles ne mangeront que 
de l'avoine, et tant d'avoine-, que de la paille, et tant 
de paille; que du son, et tant de son; qu'elles en 
mangeront trois fois par jour; qu'elles en mangeront 
à telle heure; qu'elles ne boiront que tant de litres 
d'eau, et à telle température. 11 fait enfin ce que je 
fais : il s'installe, comme vous dites, dans l'estomac 
d'autrui ; et, grâce à ce despotisme, il obtient des 
chevaux de sang, des chevaux de course, des bêtes 
de trait, de labour et de consommation dix fois supé- 
rieures aux bêtes ordinaires. Employez la méthode 
opposée, qu'obtiendrez- vous? Des rosses! Voilà ma 
réponse. 

— Mais, malheureux! m'écriai-je, vous n'oubliez 
qu'une chose, c'est que vos bêtes sont en esclavage, 
et y resteront toujours; c'est qu'elles sont élevées 
dans des écuries, dan^ des étables, dans des boxeSy 



L'ÉLEVAGE ET L'ÉDUCATION. 301 

etqu*elles vivront et mourront dans des boxes, dans 
des étables, dans des écuries ! C'est qu'elles auront 
toujours à côté d'elles un maître chargé de leur me- 
surer leur avoine et leur son ! Mais votre fils ! votre 
fils ! il ne dépendra que de lui un jour ! Apprenez-lui 
donc à se gouverner, puisqu'il doit être son propre 
gouverneur ! Apprenez-lui donc à nager, puisque de- 
main il sera jeté dans la pleine mer sans autre sauve- 
teur que lui-même ! J'en dirai autant de tous les 
autres actes de sa vie, de toutes les autres manifes- 
tations de son esprit et de son caractère, où votre 
intervention despotique et systématique anéantit en 
lui toute personnalité ! Tout à l'heure, vous l'avez 
forcé à traverser la pelouse au pas ; savez-vous ce 
que vous lui apprenez par là? 

— Je lui apprends ce qu'il y a de plus utile et 
de plus rare aujourd'hui, l'obéissance. 

— L'obéissance du cheval de manège ! l'obéis- 
sance du chien couchant ! mais non pas l'obéissance 
de l'homme. Toujours l'élevage au lieu de l'éduca- 
tion! Oh! certes, personne n'estime plus haut que 
moi l'obéissance; j'y vois la clef de voûte de la fa- 
mille comme de la société. Sans obéissance, pas 
d'éducation. L'enfant doit obéir aveuglément, pas- 
sivement. Mais, à côté de ces principes rigoureux 
qui sont la loi de l'être qui obéit, il y a les devoirs 
de celui qui commande. Or, le premier de ces de- 
voirs, c'est de ne promulguer que des lois justes et 
de les appliquer toujours justement. J'ignore ce que 
votre fils pense aujourd'hui de votre despotisme sur 
ses petites jambes de huit ans; mais ce que je sais 
bien, c'est que, dès qu'il pourra raisonner, il le trou- 
vera absurde ; il y verra un pur caprice d'autocrate 

18 



Mi NOS FILLES ET NOS FILS. 

qui veut faire parade de sa toute-puissance. Vous 
aurez discrédité en lui le principe d'autorité par 
l'abus tyrannique et arbitraire que vous en aurez 
fait. » 

Mon ami Raymond se tut et parut réfléchir, car 
c'est avant tout un homme de bonne foi, et incapable 
de persister dans une erreur par amour-propre. 

Le voyant un peu ébranlé, je poursuivis plus 
vivement : 

« Mon but est tout contraire au vôtre. Je veux im- 
planter dans le cœur de mon fils le respect de mon 
pouvoir en le lui montrant toujours équitable et dé- 
sintéressé. Je veux qu'il se soumette à mes ordres 
avec plaisir, même quand il ne les comprend pas, à 
force de les avoir toujours trouvés sages quand il a 
pu les comprendre ! Je veux qu'il y ait une part d'ad- 
hésion dans son obéissance, et qu'il fasse pour ainsi 
dire ce quil veut y en faisant ce que je lui ordonne. 
Car, enfin, j'en reviens toujours au même point, 
puisque c'est de ce point que tout doit partir, et que 
c'est à ce point que tout doit aboutir : l'enfant n'est 
pas à nous, n'est pas fait pour nous, n'est pas des- 
tiné à vivre toujours sous notre loi; c'est une créature 
née hbre, née pour être libre ; sa grandeur comme 
son malheur, consiste à avoir été créée pour faire sa 
volonté. Habituez-le donc à vouloir ! et rappelez- 
vous que l'éducation peut se définir d'un seul mot : 
l'art d'apprendre à un enfant à se passer de nous. » 

Telles furent mes paroles. Réussirent-elles à con- 
vertir mon ami Raymond ? Je n'ose le croire ; il est 
trop vieux. Mais peut-être seront-elles utiles à quel- 
ques pères, et voilà pourquoi je les écris. 



LA DOULEUR QUI SAUVE. 303 

LA DOULEUR QUI SAUVE 

A M, Elle Delaunay, 

Permettez-moi, mon cher ami, de vous dédier 
ces deux portraits d*enfants, en souvenir des deux 
chères et vivantes images que je dois à votre talent 
et à votre amitié. 



Elle avait deux fils, l'un de onze ans, Tautre de 
cinq. Le vers charmant de La Fontaine, 

Et le don d'agréer infus avec la vie, 

était le portrait du plus petit. Tout lui souriait, et il 
souriait à tout. Quand on l'apportait au salon, à 
l'heure du coucher, dans sa petite chemise de nuit, 
pour dire bonsoir, il tendait si gentiment à tout le 
monde sa figure à baiser, son petit corps se dessi- 
nait si rond et si ferme sous la batiste, que chacun, 
en l'embrassant, ne pouvait se défendre de quelque 
exclamation sur tant de beauté, tant de santé, et 
tant de grâce. L'étude lui était aussi facile que le 
reste. 11 avait appris à lire à quatre ans, en trois 
mois ; conduit par sa mère à un petit cours de mu- 
sique, il l'emporta sur des enfants qui avaient le 
double de son âge. C'était un de ces petits êtres 



304 NOS FILLES ET NOS FILS, 



qui vous font croire aux bonnes fées touchant un ber- 
ceau de leur baguette. 

L'aîné formait avec lui un contraste complet : la 
physionomie douce, mais triste ; l'apparence frêle, 
la compréhension lente ; peu de mémoire ; une 
intelligence assez forte, mais voilée ; des facultés, 
pas de facilité. Les idées du petit ressemblaient 
aux sources à fleur de terre ; grattez un peu le sable, 
Teau jaillit. L'esprit de l'aîné rappelait les puits 
artésiens ; il fallait creuser à une grande profondeur 
pour arriver au flot. La lecture, l'écriture, la géogra- 
phie, le calcul avaient été pour lui autant de con- 
quêtes laborieuses et longues. Ce que son frère fai- 
sait en une demi-heure lui demandait une heure à. 
lui , et il passait inaperçu et silencieux au milieu des 
triomphes de famille du plus petit. 

Or, des deux, quel était celui que la mère eût 
plutôt préféré? L'aîné. Elle l'aimait pour tout ce qu'il 
n'avait pas. Elle se reprochait presque, comme s'il 
y eût de sa faute, tout ce qu'elle ne lui avait pas 
donné. Elle était en quelque sorte jalouse pour lui 
des succès de l'autre. 

Quand on la plaisantait sur sa prédilection : 
« C'est de la justice distributive, disait-elle. Le bon 
Dieu a rogné sur sa part à mon pauvre aîné pour 
enrichir l'autre ; il faut bien que je rétablisse l'équi- 
libre. D'ailleurs, le petit n'a pas besoin de moi! Tout 
le monde l'aime ! Son père est fier de lui ! Il réussit 
partout et toujours ! . . . Mais mon pauvre silencieux, 
mon pauvre déshérité, qui ira le chercher dans le 
coin où il se cache, si je n'y vais pas, moi?... Puis, 
sachez-le bien, vous ne le connaissez pas! Il n'y a 
que moi qui sache ce qu'il vaut!... Et enfin, ajou- 



LA DOULEUR QUI SAUVE. 307 

coude, et lui sur une chaise, ils déclinaient, conju- 
guaient, calculaient... à voix basse pour que le père 
n'entendît rien; puis, les devoirs terminés, il lut 
remettait lui-même la tête sur Toreiller, Tembras- 
sait, et lui disait tout bas : « Maintenant, rendors- 
toi, je le veux! » Et elle se rendormait parce qu'il 
le voulait. 

Le résultat , vous le devinez. Un matin , au 
moment des compositions de Pâques, il arrive à 
l'heure du déjeuner avec une physionomie radieuse : 
il figurait dans les six premiers. Elle l'avait créé 
deux fois; elle l'avait nourri de son intelligence 
comme de son lait, il était le fruit de son âme 
comme de ses entrailles ; il lui devait tout, et il lui 
rendait tout en tendresse. 

Quelques mois après, un dimanche, en revenant 
de la première messe, car elle était très pieuse, mais 
discrète et secrète dans sa piété comme dans tout le 
reste, elle fut surprise de trouver son fils encore au 
lit. « Est-ce que tu es malade? — Oui, un peu. J'ai 
eu des frissons toute la nuit. » Quatre jours plus 
tard : se déclarait une fièvre de la nature la plus 
grave. Le père, naturellement expansif, n'était pas 
plus maître de son visage que de son âme ; ses 
inquiétudes se trahissaient par des larmes et des 
sanglots; il se reprochait de ne pas avoir assez aimé 
son fils, et à tout moment, interrogeait le médecin 
avec une insistance si fiévreuse, que le docteur, qui 
était son ami, ne pouvait s'empêcher de lui dire: 
« Au nom du ciel ! allez-vous-en ! vous avez perdu 
la tête, et vous me la ferez perdre ! Regardez votre 
femme, et faites comme elle ! » Elle était en effet 
calme et silencieuse : pas de larmes, pas de bruit; 



NOS FILLES ET NOS FIL», 



ne parlant jamais de ses craintes, comme si l'idée 
d'une mort possible ne lui fût jamais venue; ne 
questionnant le médecin que pour bien se rendre 
compte de ses prescriptions, rigoureusement ponc- 
tuelle à les exécuter, ne se couchant pas, ne quittant 
pas le chevet du malade, et l'œil constamment fixé 
sur lui. 

Le petit frère était tout consterné, et tout trans- 
formé; on avait d'abord pensé à l'éloigner de la 
maison dans la crainte de la contagion ; mais il 
poussa de tels sanglots quand il s'agit de l'emme- 
ner, lui d'ordinaire si docile, il s'attacha avec tant 
de force aux vêtements de son père, en disant qu'il 
ne pouvait pas quitter son frère, qu'on se borna à le 
reléguer dans une pièce éloignée, en lui interdisant 
l'entrée de la chambre du malade. Sa vie était bien 
changée ! lui qui, la veille, tenait tant de place dans 
la maison, personne ne s'occupait plus de lui ; il 
errait tjout seul dans l'appartement, ou passait de 
longues heures assis dans un coin du salon, avec un 
livre de gravures et un oiseau, guettant le moment 
où son père sortait de la chambre de son frère, pour 
courir à lui, et lui dire d'une petite voix très émue : 
« Ya-t-il mieux? » Un jour, jour d'espoir, il obtint, 
à force de supplications, la faveur de voir son frère 
à travers la porte entre-bâillée, et il lui envoya de là 
un si tendre et si bruyant baiser, qu'un sourire, le 
premier depuis quinze jours, passa sur les lèvres du 
malade. Le malade, à son tour, s'était révélé tout 
autre dans ces quinze jours de péril. La maladie, 
ayant violemment attaqué les entrailles, n'avait atta- 
qué qu'elles; le cerveau était resté libre, l'esprit net, 
et il était arrivé à Tenfant ce qui arrive quelquefois 



LA DOULEUR QUI SAUVE. 30Ï 

tait-elle avec une joie profonde... enfin, il m'aime 
comme il n'aime personne au monde; il a dans son 
cœur une place à part pour moi! » 

C'était vrai ! On remarquait chez cet enfant une 
puissance d'affection et de concentration dans i'atfec- 
tion, qui n'appartient pas à son âge. Déjà grandelet, 
sa plus vive joie était de se blottir sur les genoux de 
sa mère ; ses jambes dépassaient bien un peu, mais 
il se pelotonnait si gentiment dans le sein maternel, 
qu'il le touchait par tous côtés, qu'il le remplissait 
tout entier! Une fois qu'il était là, commençaient 
entre eux deux des conversations à voix basse, que 
prolongeaient longtemps les affinités profondes qui 
unissaient ces deux êtres. Ils étaient pareils de tant 
de façons qu'en parlant de leur ressemblance, il fal- 
lait mettre ressemblances au pluriel. Petite de taille 
comme lui, mignonne de visage comme lui, un peu 
mélancolique de physionomie, elle avait dans son 
aimable petite personne un trait tout à fait particulier 
et caractéristique, c'était sa peau; cette peau servait 
de texte aux étonnements de tout le monde. Elle était 
si fine qu'on eût dit le tissu d'une fleur, si délicate 
que le moindre choc la déchirait et y amenait le 
sang. On se faisait un jeu, dans sa famille, de lui 
presser le bras, pour voir le doigt s'y imprimer et 
cette empreinte y durer souvent plusieurs heures. 
Tel était son cœur. Tout ce qui le heurtait un peu 
fortement y laissait trace et blessure. 11 n'y avait 
rien là de semblable à la susceptibilité; personne 
de moins prompt qu'elle à se piquer, à se blesser, 
à s'offenser. Incapable d'aucun sentiment de mal- 
veillance, elle n'en supposait jamais chez les autres ; 
c'est au cœur seulement qu'elle était vulnérable. On 

IK. 



306 NOS FILLES ET NOS FILB. 

l'accusait pourtant volontiers de froideur, parce que 
ses sentiments, si profonds qu'ils fussent, restaient 
toujours contenus et silencieux C'était une flamme 
très intense, brûlant dans un globe de verre dépoli. 

Ce cœur, elle l'avait légué à son fils, et c'était 
d'elle aussi qu'il tenait cette compréhension un peu 
lente qui n'était que de l'intelligence en retard ; elle 
le savait bien , elle que le monde avait si souvent 
déclarée sans esprit parce qu'elle n'avait pas l'es- 
prit du monde. Ses idées, en effet, étaient exquises 
et délicates comme son âme, mais circonscrites, 
peu nombreuses, et se mouvaient dans une sphère 
peu étendue. Qu'on se figure un beau cygne voguant 
sur un tout petit lac. 

Le jour où son fils eut atteint ses onze ans, il 
entra au collège comme externe; à sa première 
composition, il fut le dernier. Grande colère du 
père ; il ne parla pas moins que de l'enlever de la 
famille, et de le placer sous la rude discipline de l'in- 
ternat d'un lycée. La mère protesta, demanda l'a- 
journement de la sentence, et, le soir même, elle 
dit tout bas à l'enfant : « Tu viendras tous les matins 
à six heures dans ma chambre, je t'aiderai à réciter 
tes leçons et à faire tes devoirs. » Le jour même, en 
effet, elle prenait elle-même un maître, en cachette, 
comme si elle eût fait une mauvaise action. Elle 
apprenait pour son fils ce qu'elle n'aurait peut-être 
pas pu apprendre pour elle-même ; elle parvint bien 
vite au même point que lui, et chaque matin à six 
heures précises, même quand elle était rentrée du 
bal à deux heures, il arrivait dans sa chambre avec 
li\res et cahiers, s'asseyait près de son lit, et tous 
deux à la clarté d'une petite bougie, elle sur son 



LA DOULEUR QUI SAUVE. 309 



dans ces terribles crises : il avait beaucoup grandi 
de corps, et plus encore d'intelligence ; ses paroles, 
sa physionomie, sa manière même d'accepter la 
maladie, dénotaient un subit développement intel- 
lectuel et moral ; très maître de lui, comprenant son 
danger, se soumettant sans résistance et même 
avec une sorte d'empressement à toutes les prescrip- 
tions les plus douloureuses, il avait l'air de tâcher de 
se défendre le mieux qu'il pouvait; et le médecin, 
étonné de tant de calme, de tant de fermeté, disait : 
« Je n'ai jamais vu chose pareille à cet âge; il me 
fait l'effet d'un capitaine de vaisseau, debout sur 
son banc de quart et commandant la manœuvre, un 
jour de tempête. » En effet, ce n'était plus un enfant; 
chaque jour le mûrissait d'un mois ; il semblait vou- 
loir réparer le passé , ou plutôt devancer l'avenir, et 
vivre en quelques jours les années qui allaient peut- 
être lui être enlevées, accomplir par anticipation les 
progrès qu'il n'aurait peut-être pas le temps de 
réaliser. 

Un petit fait rendit visible cette étrange transfor- 
mation. Son meilleur ami, un de ses camarades de 
collège, ayant demandé à le voir, le malade, qui était 
beaucoup mieux, le reçut avec une vraie joie, mais 
une joie grave ; il lui parla de leur classe, de leurs 
études, mais en termes si sérieux qu'il ne semblait 
plus du même âge que son camarade; c'était un 
jeune homme de seize ans, causant avec un enfant 
de douze. Ce contraste frappa tout le monde, les uns 
d'étonnement, les autres d'une crainte vague que 
l'amélioration persistante dissipa bientôt. La fièvre 
tombait, les symptômes alarmants disparaissaient 
l'un après l'autre, et, le dix-Leuvième jour, les pre- 



810 NOS FILLES ET NOS FILS. 

miers signes de la convalescence semblaient se pro- 
duire si nettement, que le médecin, en quittant le 
malade, dit à la mère : « Il est sauvé. » Toutes les 
larmes, tous les sanglots que la malheureuse femme 
refoulait depuis le commencement de la maladie 
éclatèrent alors avec tant de force, et se mêlèrent à 
de tels transports de joie, que le pauvre docteur, au 
cou de qui elle s'était jetée, ne put se défendre de 
pleurer comme elle. Elle le reconduisit jusque sur 
l'escalier, puis rentra dans la chambre, s'approcha 
du lit en se promettant bien de modérer l'expres- 
sion de sa joie pour ne pas ébranler le malade... 
Chose singulière ! ses yeux s'étaient refermés ! il ne 
lui parle pas... il ne bouge pas... il n'avait pas l'air 
de l'entendre!... Un peu effrayée, elle l'appelle, il 
ne répond pas... elle lui met la main devant les 
lèvres , elle ne sent pas son souffle ! . . . « Le doc- 
teur ! rappelez le docteur ! » s'écrie-t-elle tout éper- 
due... Le docteur remonte; il court au malade... 
il lui met la main sur le cœur... Plus de batte- 
ments ! l'enfant était mort ! 

Ces dénoûments affreux et foudroyants ne sont 
pas très rares; ce terrible fléau a de ces coups. Le 
mal est vaincu, mais le malade l'est aussi; la lutte 
a épuisé ses forces, et, un jour, le cœur s'arrête 
comme un balancier de pendule ; on ne meurt pas, 
on cesse de vivre. 

J'avais vingt ans quand j'ai vu ce que je raconte 
là, et jamais je ne l'ai oublié ! Jamais n'est sorti de 
ma mémoire le spectacle de ce désespoir de famille. 
Chacune des trois personnes fut frappée d'une façon 
différente. Le père porta dans son chagrin toute sa 
véhémence naturelle d'impressions; les sanglots sou- 



LA DOULEUR QUI SAUVE. 311 

levaient sa poitrine à la briser. Un signe étrange mar- 
qua la douleur de la mère. Naturellement colorée de 
visage, un de ses plus grands charmes était dans la 
fraîcheur de son teint; le jour où elle perdit son fils, 
le sang abandonna ses joues et n*y remonta jamais. 
C'était le symptôme d'une de ces révolutions inté- 
rieures et physiques qui éclatent parfois chez les 
mères quand elles ont perdu un enfant. En dehors 
de cette pâleur mortelle, son chagrin ne se révéla 
par aucun signe extraordinaire. Elle pleurait beau- 
coup, mais silencieusement. Elle ne se refusa à 
voir aucune des personnes de sa famille, ou même 
de ses amis ; elle continua en apparence sa vie habi- 
tuelle, s'occupant de sa maison, de son mari, de son 
fils, le tout avec je ne sais quel calme, je ne sais 
quelle douceur automatique qui faisait mal. Un jour 
pourtant, une de ses amies lui conseillant d'avoir 
recours à la prière et à Dieu , elle se leva tout à 
coup : « Pourquoi me l'avait -il donné s'il devait 
me le reprendre?... » L'amie se récriant : « Oh! je 
sais bien que c'est un blasphème! Mais, ajoutâ- 
t-elle avec une animation croissante, la foi peut être 
un consolateur suprême dans les malheurs ordi- 
naires... dans les désespoirs tels que le mien, elle 
vacille comme tout le reste. J'ai été un mois sans 
pouvoir prier! 

— Tu es trop pieuse pour ne pas croire que tu 
le retrouveras. 

— Oh! oui!... je le crois!... s'écria-t-elle, oui ! 
je le retrouverai!... mais où? quand? comment? 
BOUS quelle forme?... Oh! ma pauvre tête se perd 
dans cette vie infinie où il est entré!... Je l'y suis 
sans cesse! 11 me semble que chaque jour il s'é- 



318 NOS FILLES ET NOS FIL». 



loigne un peu plus de moi!... Que sera-t-il quand 
nous nous reverrons? — Un être plus parfait encore, 
un être angélique. — Mais ce ne sera plus, dit-elle 
iLvec un déluge de larmes, le cher petit enfant de 
douze ans que j'adorais, que je tenais là dans mes 
bras, qui était tout pour moi, pour qui j'étais tout... 
Celui-là!... il est mort!... mort pour toujours!... 
Oh! si notre Sauveur lui-même descendait encore 
sur la terre, il ne pourrait pas me consoler!... Et 
quand, au milieu de la nuit, je me réveille, que je 
me vois dans ce lit, près duquel il venait s'asseoir, 
et que je ne l'y retrouve plus... alors... je ne le 
pleure pas... je le crie! » 

Après cette explosion de douleur , elle tomba 
épuisée et demeura longtemps anéantie. Puis, peu 
à peu, la tempête s'apaisa, le voile si violemment et 
si brusquement déchiré, et derrière lequel avait tout 
à coup apparu le fond de cette âme, se referma, et 
dès le lendemain elle retomba, pour n'en plus sortir, 
dans sa morne et effrayante douceur. 

Je n'ai pas parlé du pauvre petit survivant; il 
occupe cependant une place importante dans l'his- 
toire de ces trois âmes. Au premier moment, les 
premiers jours, il resta frappé de cet étonnement un 
peu effaré qui saisit les enfants et les hommes, en 
face de la mort entrant soudainement dans une mai- 
son. Il pleura beaucoup, voyant beaucoup pleurer, 
sans comprendre complètement sa propre perte. 
Mais le progrès de l'âge, la pratique de ce deuil, le 
silence de la maison, le changement de toute sorte 
opéré dans les habitudes de la famille, lui ouvrirent 
peu à peu les yeux. Je voudrais marquer ici un fait 
psychologique où ma pensée s'est arrêtée bien sou- 



VIII 




« JE L AI 1 Air i.xi'i;i;-, » i!i.[M>\i)rr tiunquillkment l'e.m an i .( I'. 317. 



LA DOULEUR QUI SAUVE. 313 

vent. Jusqu'à six ans, cet enfant avait été Timage 
vivante de son père: même vivacité expansive et 
un peu extérieure, même ardeur, même impression- 
nabilité ; mais, sous le coup de ce malheur, au milieu 
de cette atmosphère de deuil qui l'enveloppait, en 
face surtout de la douleur persistante de ses parents, 
l'âme de sa mère se réveilla en lui, et sa ressem- 
blance avec elle prit le dessus. On eût dit que son 
frère, en mourant, la lui avait léguée. Il regrettait 
plus l'absent que le premier jour ; il pénétra peu à 
peu dans le sentiment de sa perte, conrnie on pénètre 
dans une langue étrangère ; il donnait de temps en 
temps des signes d'une sensibilité sérieuse et inac- 
coutumée, en y mêlant toujours, cependant, je ne 
sais quoi de primesautier et de passionné qui lui 
était propre. La soudaineté, tel était en effet le trait 
distinctif de sa nature; pour lui, aucun intervalle 
entre concevoir, vouloir et exécuter. Aussitôt pensé, 
aussitôt fait. On le voyait parfois aller s'asseoir silen- 
cieusement sur un petit tabouret aux pieds de sa 
mère et lui baiser les mains en la regardant fixe- 
ment, comme s'il eût voulu déchiffrer ce mystère de 
désespoir. Il semblait que, comme Pascal, le silence 
de cet infini de douleur l'épouvantait. Le printemps 
ayant ramené la famille à la campagne, l'enfant se 
rappela que tous les matins, au déjeuner, son frère 
mettait à la place de sa mère un petit bouquet de 
violettes et de réséda. Le voilà donc, à peine levé, 
qui descend mystérieusement dans le jardin , fait 
sans bruit sa petite moisson et la glisse avec toutes 
sortes de précautions sous la serviette de sa mère, 
en ayant bien soin de se cacher un peu pour jouir de 
l'effet de sa j^urprise. Hélas! pauvre petit! cet effet 



314 NOS FILLES ET NOS FILS. 

fut bien différent de ce qu'il avait espéré. La mère, 
à la vue de ce bouquet, crut voir se lever devant elle 
tout le passé ; elle poussa un grand cri et s'évanouit. 

Les semaines, les mois, la première année. Tan- 
né-e suivante , s'écoulèrent sans apporter aucune 
modification à l'état de la mère. Chaque jour elle 
devenait plus pâle, chaque jour plus douce, chaque 
jour plus faible. Ce qui ajoutait à sa faiblesse, c'est 
que, par un phénomène physiologique très étrange, 
elle avait été prise, depuis son malheur, d'un invin- 
cible dégoût pour toute espèce de chose ayant eu vie, 
comme dit La Fontaine; elle ne pouvait supporter en 
fait d'aliments que le thé, quelques légumes et un 
peu de pain. Le cours de la vie et le mouvement des 
affaires avaient ressaisi son mari et l'avaient entraîné 
forcément dans quelques distractions sérieuses; il 
demanda à sa femme de le suivre ; elle ne s'y refusa 
pas, elle ne se refusait à rien ; mais lui-même, quand 
il vit cette pâle figure, cette morne image du déses- 
poir , incurable au milieu des riants visages du 
monde, il comprit qu'il y avait une sorte de sacri- 
lège à lui imposer ce supplice, et elle rentra dans sa 
solitude, pareille à un débris de vaisseau échoué sur 
une côte déserte. 

Il commença bientôt à trembler pour sa femme. 
Essayait-il de la tirer de sa torpeur, lui reprochait-il 
doucement, affectueusement, car il lui portait une 
véritable et profonde tendresse, lui reprochait-il de 
s'absorber dans la pensée de son chagrin : « Ce 
n'est pas ma faute , répondait-elle doucement ; je 
fais ce que je peux... mais vous savez, mon ami, 
que je n'ai pas d'esprit du tout ; j'ai très peu d'idées, 
et quand il y en a une qui me saisit. . . qui s'empare 



LA DOULEUR QUI SAUVB. 315 

de moi... qui en a le droit comme celle-là... ajoutâ- 
t-elle avec un léger tremblement des lèvres, je ne 
peux pas m'en distraire. » 

Le médecin, consulté, ordonna un voyage, les 
eaux ; elle revint dans le même état que lorsqu'elle 
était partie. L'inquiétude de son mari devint de 
l'anxiété. « Mais enfin, docteur, disait-il avec ter- 
reur au médecin, on ne meurt pas de chagrin? — 
Non, on ne meurt pas de chagrin, mais on meurt 
des suites du chagrin. Les jurisconsultes ont créé, à 
propos des successions, un mot qui m'a toujours 
causé une sorte de peur; ils disent : « Le mort saisit 
le vif. » Eh bien, c'est le cas de votre femme. Celui 
qui n'est plus là l'attire à lui. Les légendes du moyen 
âge nous peignent ces sortes de fascinations, où, sur 
les pas, à la voix d'un être surnaturel, des victimes 
volontaires se précipitent dans les flots! Eh bien, 
votre femme subit cette espèce de charme fatal ; elle 
suit son fils, et si nous ne l'arrachons pas à cet 
entraînement, elle le suivra jusque dans l'autre vie. 

— Mais que faire? que faire? répondait le mari avec 
désespoir. Où trouver la guérison? où la chercher? 

— Le seul remède serait une secousse violente, qui 
la rejetât dans la vie. L'homœopathie n'est pas de 
mes amies, comme vous savez, mais un de ses 
axiomes : Similia similibus, guérir les semblables 
par les semblables, est un mot profond. Il y a des 
douleurs qui sauvent de la douleur. Il faudrait que 
le péril de l'un de vous la rattachât à vous. Elle se 
croit indifl'érente à tout, elle ne sent plus l'aiïoction 
qu'elle vous porte; mais si elle vous voyait malade, 
vous ou ce cher enfant que voilà, ajouta-t-il en em- 
brassant le petit qui venait toujours se glisser entre 



31« NOS FILLES ET NOS FILS. 

leurs jambes quand on parlait de sa mère ; si elle le 
voyait frappé à son tour... si elle craignait de le 
perdre aussi... oh ! alors, je ne doute pas que son 
pauvre cœur ne se réveillât en sursaut, sur le coup. 
Tout ce qui lui reste de liens et de devoirs apparaî- 
trait violemment à sa conscience comme à son cœur, 
et elle rentrerait en possession d'elle-même... Mais 
je ne peux pourtant pas donner à l'un de vous deux 
une maladie mortelle pour la sauver!... Enfin, 
attendons, observons et espérons. » 

La seconde année de deuil finissait, et, sur le 
conseil du docteur, la famille alla s'installer à la 
campagne dès les premiers jours d'avril. Dans le 
petit domaine occupé par elle, se trouvait une pièce 
d'eau peu profonde, mais qui, alimentée par une 
source vive, gardait toujours une fraîcheur glacée. 
Le père avait autrefois entouré cette pièce d'eau 
d'un grillage, par précaution contre les chutes ; mais 
le jardin avait été très négligé depuis leur malheur, 
et le grillage était à moitié détruit. Quelques jours 
après leur arrivée, par une de ces gelées printanières 
plus piquantes, ce semble, que les grands froids 
d'hiver, le petit, jouant auprès de ce bassin, glissa 
sur le gazon et tomba dans l'eau glacée. Un domes- 
tique qui le vit de loin accourut, le retira frissonnant, 
les lèvres bleuâtres, les dents claquant les unes contre 
les autres, et, une heure après, il était saisi d'une 
fièvre ardente. La prévision du médecin se réalisa. 
La mère passa au chevet du lit de l'enfant une nuit 
de désespoir et de remords. Elle s'accusait ! elle se 
maudissait ! « Dieu me punit ! s'écriait-elle ; je le 
perdrai ! c'est juste ! J'ai oublié mes devoirs envers 
lui! j'ai été une mère ingrate, inattentive!... lime 



LA, DOULEUR QUI SAUVE. SU 

rayera du nombre des mères!... » Puis, son ima- 
gination s'exaltant, elle se représentait celui même 
qu'elle avait perdu comme son accusateur... « Je 
suis sûre qu'il m'en veut aussi, lui ! répétait-elle, de 
l'abandon où j'ai laissé son frère... c'est lui qui l'ap- 
pelle ! Il me le retire ! . . . » Le danger ne dura qu'une 
nuit. Au matin, la fièvre était tombée, le malade était 
sauvé. Penchés sur ce lit, les deux pauvres parents 
disaient au petit malade : « Mais, malheureux enfant! 
comment as-tu fait pour tomber dans cette maudite 
pièce d'eau? — Je l'ai fait exprès, répondit tran- 
quillement l'enfant. — Toi! pourquoi? comment? 
— Papa me disait toujours de bien prendre garde, 
que, si j'y tombais, je deviendrais bien malade, et 
le médecin a dit devant moi que si je pouvais devenir 
bien malade, ça guérirait maman ; alors je me suis 
laissé tomber dans l'eau.» A ce mot, la mère poussa 
un grand cri, puis tout à coup, avec une sorte de 
délire : « Oh ! lui ! lui ! c'est un mot de lui ! il aurait 
dit cela, lui ! il aurait fait cela, lui ! » Et saisissant 
la tête de l'enfant, qu'elle inondait de larmes, elle 
lui disait d'une voix entrecoupée : « Tu me le rends ! 
tu me le rends ! Tu es toi et lui ! Tu es ton frère 
aussi ! » 

Le reste, on le devine. Elle ne se consola pas, 
on ne se console jamais de la perte d'un enfant. La 
première tempête de l'âme s'apaise; les cris de 
révolte et de désespoir éperdu cessent, mais pour 
faire place à une douleur chronique et immortelle, 
sur laquelle le temps ne peut rien. Les autres pertes 
sont des blessures; celle-là est une amputation. On 
peut vivre avec un membre de moins, mais on vit 
mutilé, et l'on se sent toujours mutilé. C'est ce qui 



31S NOS FILLES ET NOS FILS. 

arriva à cette mère. Elle rentra dans Texistence, 
elle reprit intérêt aux occupations de son mari, elle 
reprit part aux études de son fils. On la revit même 
sourire. Elle se le reprochait un peu tout bas, elle 
s*en voulait parfois de ne plus être aussi malheu- 
reuse, mais la vue de celui qui lui restait la rame- 
nait bien vite au sentiment de ses devoirs; et un 
jour, après une distribution de prix où l'enfant avait 
été couronné plusieurs fois, revenant avec lui h la 
campagne dans une voiture découverte, par un beau 
ciel, on l'entendit murmurer tout bas : « Je disais 
que cela m'était bien égal de mourir ! Il est pour- 
tant bien doux de vivre ! » 



UN PECHE VENIEL 

A M, Victorien Sardou, 



Je sais plus d*un péché véniel qui aurait bien 
le droit de passer péché mortel. C'est le cas d'un 
défaut dont je veux vous entretenir aujourd'hui , 
défaut méconnu, c'est-à-dire auquel on ne rend pas 
toute la justice qu'il mérite, que les moralistes signa- 
lent comme un simple travers, où les satiriques ne 
voient qu'un ridicule, et que je serais presque tenté 
d'appeler un vice : c'est l'irrésolutictfi. 

L'irrésolution a fourni plus d'un sujet de pièce 
de théâtre; mais on n'en a jamais peint qu'un côté, 



UN PÉCHÉ VÉNIEL. 31» 

• 

le côté comique. Reste l'autre, — le côté doulou- 
reux, car l'irrésolution est un défaut qui fait rire 
ceux qui le regardent, et pleurer ceux qui en sont 
atteints. L'Évangile l'a peint d'un mot : Regnum 
intra se divisum desolabitur. « Tout royaume livré 
aux divisions est livré à la désolation. » Eh bien, 
pénétrons dans une de ces âmes divisées et déso- 
lées, étudions-la en pleine anarchie, et que cette 
analyse psychologique , — je pourrais dire patholo- 
gique, — appelle enfin l'attention des pères sur un 
défaut si commun et si peu observé, si fatal et si 
peu combattu. 

Un irrésolu est à la campagne, dans un séjour 
qui lui plaît et au milieu des siens. Arrive pour lui 
une lettre de deux de ses amis. La lettre est pres- 
sante, et l'offre qu'elle renferme, bien tentante : il 
s'agit d'un voyage projeté dès longtemps et dont 
la belle saison, un heureux choix de compagnons de 
route, un plan bien tracé, feront un plaisir charmant 
et profitable. Les deux amis demandent une réponse 
précise et prompte. Voilà l'irrésolu entre deux partis 
à prendre : restera-t-il dans l'agréable lieu qui le 
retient? ira-t-il dans le beau pays qui l'attire? 

Au début, cette hésitation n'est pas sans charme 
pour lui : tout à l'heure il sera ballotté; pour le mo- 
ment, il n'est que bercé. Cette vague flottaison entre 
le partir et le rester ressemble au balancement d'une 
barque sur un flot paisible; elle pousse à la rêverie, 
et, comme l'irrésolu a toute l'imagination du rêveur, 
il va de l'un à l'autre projet comme on va d'une fleur 
à l'autre, les comparant toutes deux, les respirant 
toutes deux, les possédant toutes deux. 11 faut pour- 
tant sortir de cette indécision ; le temps presse, les 

19 



320 NOS FILLES ET NOS FILS. 

deux amis demandent et attendent un oui ou un non. 
Il faut écrire. La perplexité commence ; après quel- 
ques tiraillements dans les deux sens, il incline à 
rester, d'abord parce qu'il avait presque promis de 
partir, ensuite parce qu'il y a dans l'irrésolution un 
fond de paresse, et que vous trouverez toujours l'ir- 
résolu plus disposé à ne pas faire qu'à faire, à 
demeurer qu'à avancer. Une fois sur cette pente, sa 
fertile imagination lui fournit aussitôt mille bonnes 
raisons en faveur de son goût. Pourquoi quitter sa 
douce vie et courir après un plaisir incertain? On 
vante beaucoup cette contrée lointaine; mais il faut 
se défier des voyageurs. Où trouvera-t-il rien qui 
vaille son chez-soi?... (il ne l'a jamais tant aimé!) 
sa chère femme... (il ne l'a jamais trouvée si bonne!) 
son riant jardin... (il ne l'a jamais trouvé si fleuri!). 
Ne serait-ce pas de l'ingratitude que d'être infidèle 
à tant de bonheur?... Décidément il ne voyagera pas. 
D'ailleurs ce pays est très loin... deux nuits à passer 
en wagon, et il ne dort point en chemin de fer! la 
mer à traverser, et il souffre beaucoup en mer ! S'il 
allait tomber malade en route, dans une auberge, 
loin des siens? Sans être débile, il n'est pas vigou- 
reux; et la mauvaise nourriture, les mauvais gîtes, 
la fatigue... Non! non! ce serait déraisonnable! 
Voilà qui est résolu ; il ne voyagera pas ! Il écrit la 
lettre de refus, et il la remet à son domestique pour 
la porter à la poste voisine. 

A peine la lettre est-elle partie, qu'il s'opère peu 
à peu dans l'esprit de l'irrésolu un changement de 
décoration. On dirait un coup de baguette de magi- 
cien. Cette contrée qu'il dédaignait tout à l'heure lui 
apparaît comme nouvelle et charmante! Tous les 



UN PÉCHÉ VÉNIEL. 321 

beaux récits qu'il en a entendu faire lui reviennent à 
l'esprit, embellis encore par le charme attaché à ce 
que l'on perd! Avec les merveilles du pays, sur- 
giasent un à un devant ses yeux tous les avantages, 
tous les agréments, toutes les utilités de ce voyage. 
Comment les a-t-il méconnus? comment s'est-il laissé 
arrêter par de misérables considérations de dépense 
ou de fatigue? De fatigue! mais c'est de la santé que 
la fatigue du voyage! Son corps s'en fût fortifié. Rien 
de pire, à un certain âge, que de s'endormir dans 
les aises et le repos d'une vie monotone. Jamais il 
ne trouvera une occasion pareille! Des compagnons 
pleins de gaieté, d'esprit, d'instruction! Son refus 
est de la stupidité! plus encore, c'est de la lâcheté! 
Les reproches se joignent aux regrets ; et le dépit, 
le désir, la honte le jettent dans un tel état d'excita- 
tion, qu'il se précipite sur la sonnette. 

« Appelez Jean, s'écrie-t-il ; s'il n'est pas parti, 
qu'il ne parte pas et qu'il me rende ma lettre. 

— Monsieur, Jean est. parti depuis un quart 
d'heure. » 

Il tombe consterné. Tout ce qui l'entoure se 
décolore et s'assombrit à ses yeux. L'ennui envahit 
son âme. Son charmant chez-soi lui semble triste 
comme une prison, quand tout à coup lui revient à 
l'esprit la réponse qu'on lui a faite à l'instant : 
« Jean est parti depuis un quart d'heure. » Un quart 
d'heure, c'est à peine le temps nécessaire à un piéton 
pour aller à la ville, et Jean est à pied. S'il montait, 
lui, à cheval? Il pourrait le rattraper à temps. Le 
voilà parti, le voilà au galop! Il entre dans la ville! 
Il y entre... au moment où Jean en sort. La lettre 
est à la poste. Pour le coup, tout est fini. Plus d'es- 



322 NOS FILLES ET NOS FILS, 

poir! Si! il y en a encore un! le télégraphe!... Un 
télégramme arriverait encore avant la lettre. Il court 
au bureau télégraphique ; il entre ; il commence la 
dépêche. Mais, au quatrième mot, il s'arrête. Une 
fois la dépêche lancée, il n'y aura plus à revenir... il 
sera lié! L'irrésolution le reprend. Il sort un moment 
du bureau pour respirer. Il se promène devant la 
porte. Écrira-t-il ou n'écrira-t-il pas? L'horloge sonne 
deux heures. Il tressai le! Allons! il faut se décider. 
Il se décide... à un parti mixte : il se donne jusqu'à 
deux heures et demie, pour prendre une résolution 
définitive. Cette demi-heure est pour lui une véri- 
table angoisse. Enfin la demie sonne. Ah ! c'est trop 
de faiblesse! Il se précipite dans le bureau, et il 
écrit sans s'arrêter. La dépêche part, demain il fera 
comme elle... et il retourne chez lui pour tout pré- 
parer. Eh bien, je ne jurerais pas qu'en revoyant 
cette maison qu'il doit quitter le lendemain, une 
troisième métamorphose ne la lui présente de nou- 
veau toute parée de charmes indicibles; je ne jurerais 
pas que ses livres, ses fleurs, ses arbres ne devien- 
nent pour lui les objets des plus douloureux adieux, 
et qu'enfin, au moment de se séparer d'eux, l'amour- 
propre et la mauvaise honte ne l'empêchent seuls 
d'écrire un second télégramme pour annuler le pre- 
mier. 

Quelques lecteurs accuseront peut-être cette pein- 
ture d'exagération. Elle est exacte comme une pho- 
tographie. L'irrésolution n'est pas un travers, n'est 
pas un défaut ; c*est une maladie, maladie bien 
moins rare qu'on ne pense, sinon à l'état aigu comme 
je viens de la peindre, du moins à l'état latent et 
chronique, maladie qui se mêle à tous les actes de 



UN PÉCHÉ VÉNIEL. 323 



la vie, éclate dans les plus petites circonstances 
comme dans les plus grandes, et fait le tourment 
non seulement de celui qui en est frappé, mais des 
gens qui l'entourent, et enfin, pour tout exprimer en 
un mot, le paralyse, le martyrise et le ridiculise. 
Un être irrésolu porte son irrésolution dans le choix 
d'un habit comme dans le choix d'un état, dans une 
visite à faire comme dans un voyagea entreprendre, 
dans les plaisirs comme dans les affaires. J'entends 
toujours ce dialogue d'un employé des finances avec 
sa femme à propos de son parapluie. 

« Marie, me conseilles-tu de prendre mon para- 
pluie ? 

— Fais comme tu voudras, mon ami, 

— Crois-tu qu'il pleuve ? 

— Je n'en sais rien, mon ami. 

— Allons ! je l'emporte. 

— Tu fais bien, mon ami. 

— Mais s'il ne pleut pas, il me gênera. 

— Eh bien, ne l'emporte pas. 

— Mais s'il pleut, je serai mouillé. 

— Alors emporte-le. 

— Tu es insupportable! Emporte-le... ne rem- 
porte pas... Que diable ! on a un avis. Crois-tu que 
je ferai bien de l'emporter ? 

— Oui! 

— Eh bien, alors je remporte... Cependant le 
baromètre a remonté depuis ce matin... le ciel s'é- 
claircit... Si le temps devient beau, je ne penserai 
plus à ce diable de parapluie, et je le perdrai. Ah ! 
ma foi ! décidément (décidément est le mot favori 
des irrésolus), je ne l'emporte pas!... » 

Le voilà parti. Mais, en passant dans i'anticham- 



324 NOS PILLES ET NOS FILS, 

bre, il a vu son parapluie, il le prend, et... et arrivé 
en bas, il le dépose chez le concierge. 

« Mais, me dira-t-on, c'est de la manie. Voilà 
pourquoi il faut la guérir. Mais comment ? y a-t-if 
un remède? Oui. Il y en a un, un seul, mais infail- 
lible, qui réussit toujours chez les enfants, si on le 
fait entrer dans l'éducation, et que j'ai vu pratiquer 
heureusement, même par des hommes faits. Le voici : 

Il y a deux choses dans l'irrésolution : un défaut 
natif et une habitude. C'est par l'habitude qu'il faut 
attaquer le défaut natif. Le raisonnement y échouera, 
les bonnes résolutions n'y suffiront pas ; l'habitude 
seule en viendra à bout, l'habitude fondée sur une 
règle. Cette règle est bien simple, elle se compose 
d'un seul article : Une fois quon a dit : Je ferai une 
chose, la faire quoi qu'il en coûte et quoi qu'il arrive. 

Je ne parle, bien entendu, que des circonstances 
où il s'agit seulement de nous. Eh bien, peu importe 
alors que votre choix n'ait pas été le meilleur. Tout 
acte humain peut tourner bien ou mal ; chaque fois 
que nous agissons, nous mettons à la loterie, et il 
est impossible de dérober à la vie sa part d'a/ea. 
L'important, c'est de mettre le plus de chances pos- 
sible de son côté ; et je n'en sais pas de plus sûr 
moyen que d'apprendre à se décider vite, et, une 
fois son parti pris, à s'y tenir, car on choisira d'au- 
ant mieux qu'on saura son choix irrévocable. 

Suivez cette méthode pendant toute l'éducation de 
vos enfants ; soumettez tous leurs actes et tous leurs 
désirs à cette gymnastique de la volonté et à cet 
exercice du coup d'œil rapide ; supprimez enfin de 
votre programme ce mot si fécond en douleurs et en 
fautes, le mot caprice^ et soyez sûrs que vous aurez 



UN PÉCHÉ VÉNIEL. 3Î5 

mis entre leurs mains un véritable instrument de 
succès et de bonheur. Mais si, par un hasard fatal, 
cette éducation ne réussissait pas, il ne vous reste 
plus qu'une ressource. Votre enfant est-il une fille? 
mariez-la à un homme énergique qui ne lui laisse 
pour vertu que l'obéissance. Est-ce un fils ? enfer- 
mez-le dans une profession où il n'ait pas la libre 
disposition de lui-même ; faites-en un rouage quel- 
conque dans une machine quelconque, car un irré- 
solu n'est bon qu'à être esclave ou victime. 



HISTOIRE 
DE QUARANTE MILLE FRANCS 

A M, de Sacy, 



J'ai été hier témoin d*un fait qui m*a frappé. Peut- 
être paraîira-t-il à beaucoup de gens plus singulier 
que touchant ; peut-être même le trouvera-t-on em- 
preint de quelque exagération. Moi, il m'a ému; je 
ne le juge pas, je le raconte. 

Depuis une quinzaine de jours, je suis en villégia- 
ture dans les environs de Paris, chez un de mes 
amis les plus intimes. Sa maison est charmante, et 
Ja colonie de passage qu'elle abrite, nombreuse et 
variée. Nous ne sommes pas moins deqninze à dix- 
Imit à. table, et les convives appartiennent à la 



320 NOS FILLES ET NOS FILS. 

haute industrie, à la magistrature, au barreau et aux 
arts. 

Parmi eux figure un ménage qui m'a beaucoup 
plu. Il se compose du mari, de la femme, et d'un 
jeune garçon de treize à quatorze ans. Le mari est 
avocat, cause bien, et ne plaide jamais en causant. 
Il a en outre un mérite très réel à mes yeux : il aime 
sa femme à la fois comme on s'aime au bout de quinze 
jours de mariage et au bout de quinze ans. 

Sa femme le mérite bien. Très belle encore, elle a 
dans la physionomie, dans la démarche, dans le 
langage, un air naturel de grandeur simple qui con- 
traste singulièrement avec la grâce toute mondaine 
de nos autres jeunes femmes. Nulle ne se met avec 
plus de goût ; mais son élégance s'arrête juste au 
point où la coquetterie commence. Nulle ne conte 
avec plus d'esprit et de piquant; mais sa vivacité ne 
va jamais jusqu'à une expression vulgaire ou à une 
plaisanterie douteuse. Son aspect général est calme; 
mais au fond de ses grands yeux sérieux, on voit, 
on sent une puissance d'émotion qui n'attend pour 
éclater qu'une circonstance qui en vaille la peine. 
Il est impossible qu'elle ne sache pas qu'elle est 
belle, mais elle n'a jamais l'air de le savoir, et on 
s'arrête souvent au moment de le lui dire, tant elle 
est mieux et plus que belle, tant la sympathie qu'elle 
inspire est mêlée de respect. Sa jeunesse a l'espèce 
d'empire quin'apDartient d'ordinaire qu'à l'âge mûr : 
elle impose. 

Les derniers événements* emmenaient chaque ma- 
tin à Paris, après le déjeuner, tous les hommes de 

U Ce petit récit date de juillet 1870, au début de la guerre. 



HISTOIRE DE QUARANTE MILLE FRANCS. 337 

la colonie, qui allaient chercher des nouvelles et les 
rapportaient à l'heure du dîner. Hier, à six heures, 
notre avocat n'était pas encore revenu. Six heures et 
demie, sept heures, il ne revient pas ; on se met à 
table sur la prière même de sa femme, dont les lèvres 
légèrement contractées indiquaient une préoccupa- 
tion qu'elle dominait sans pouvoir la cacher entière- 
ment. Enfin, à huit heures, au moment où l'on prenait 
le café dans le jardin, le mari arrive. Il était à la fois 
défait, pâle et radieux. 

« Qus'y a-t-il ? que t'est-il arrivé ? lui dit-elle en 
courant à lui toute tremblante et avec un accent qui 
montrait bien tout ce qui se cachait de tendresse 
sous cette dignité profonde. 

— Rassure-toi ! rassurez-vous!... » répondit-il, 
car nous nous étions tous levés, et nous l'entourions; 
son jeune fils lui avait pris la main et la lui baisait : 
« Rassurez- vous ! Rien de mauvais, rien de fâcheux! 
au contraire! 

— Au contraire ! comment? 

— Voilà! A une. heure, j'ai passé devant notre 
cercle ; un de mes amis, un de mes clients était à 
la fenêtre ; je monte pour savoir de lui des nouvelles : 
elles avaient l'air d'être bonnes, tant le monde était 
dans la joie. Cela m'a grisé. Une forte partie de jeu 
était engagée ; on me presse de parier, de prendre 
les cartes ; je cède ; une fois assis à la table, la 
chance me prend, une chance inouïe, folle ! impos- 
sible de quitter la place ! je gagne ! je gagne ! et après 
cinq heures de jeu, j'avais devant moi quarante mille 
francs. 

— Quelle chance ! s'écrie-t-on de toutes parts. — 
Lst-il heureux, ce scélérat-là ! — Tu as ^agné qua- 



s» NOS FILLES ET NOS FILS. 

rante mille francs, père? » disait le fils avec joie. 
N'entendant pas la voix de la femme, je me retour- 
nai : elle avait une grosse larme dans les yeux. Pre- 
nant alors vivement son mari par la main : 

(( Viens dîner, lui dit-elle, tu dois être fatigué. >^ 

Et ils sortirent tous deux. 

Vous Tavouerai-je? cette larme me déplut beau- 
coup. Je concevais bien qu'une telle chance rendît 
cette jeune femme heureuse ; mais pleurer ! pleurer 
de joie pour de l'argent, et pour de l'argent gagné au 
jeu ! Il me semblait que ces yeux-là n'étaient pas 
faits pour ces larmes-là. 

Je quittai donc le salon, et j'allai m'asseoir, assez 
pensif, au fond du jardin, auprès d'une petite source 
qui sort d'un épais massif d'arbres. J'étais là rêvant 
depuis quelques minutes, quand j'entendis derrière 
moi un bruit de pas, puis un bruit de voix, et je recon- 
nus à travers les feuilles l'avocat et sa femme, qui 
vinrent se placer sur un banc adossé au massif qui 
me séparait d'eux. Leur conversation semblait vive 
et émue. 

« Voyons, lui disait-il... voyons! calme-toi, c'est 
de la folie ! 

— Je ne te dis pas non, mais c'est plus fort que 
moi. 

— Raisonnons ! 

— Il y a des choses qui ne se raisonnent pas, 
elles se sentent. 

— Tout le monde en fait autant. 

— Tout le monde, soit ! mais tu n'es pas tout le 
monde! Enfin, que veux-tu que je te dise? cela me 
fait mal ! » 

Et j'entendis sa voix trembler dans les larmes. 



HISTOIRE DE QUARANTE MILLE FRANCS. 329 



« Tu sais bien, reprit-elle avec émotion, que je 
ne suis pas une femme chimérique. Je ne fais pas 
du tout fi de Targent, et quand tu m'apportes tes 
honoraires après une bonne cause bien plaidée et 
bien gagnée, je les serre avec joie, j'en suis fière ! 
Pourquoi donc suis-je honteuse de cet argent-là? 
pourquoi?... Tiens! ajouta-t-elle avec une énergie 
singulière, veux-tu que je te dise tout? Cela me fait 
l'effet d'argent mal acquis ! » 

Il se récria. 

« J'exagère, soit ! je le veux ! Mais je ne peux pas 
m'empêcher de penser que cet argent gagné par toi, 
un autre l'a perdu ; qu'un autre est au désespoir de 
ce qui t'enrichit et t'enchante ! . . . Et puis surtout ! . . . 
ton fils ! notre fils ! lui qui n'a jamais reçu de toi que 
des exemples de désintéressement, d'honneur, et 
qui t'a vu entrer tout à l'heure tout radieux d'un 
gain, d'un gain de jeu! Et les félicitations de ceux 
qui t'entouraient ! quelle impression gardera-t-il 
d'une telle scène? Voilà le plus affreux des vices, 
l'amour du jeu, implanté et glorifié dans son cœur, 
par qui? Par toi ! oui, par toi ! Comment veux-tu que 
je lui dise et qu'il croie qu'une chose que tu as faite 
est mal?... Oh! ces maudits quarante mille francs, 
je les hais ! » 

Elle s'était levée après ces mots, et s'éloigna ; il 
la suivit. Je restai fort troublé de ce que j'avais 
entendu, et je rentrai bientôt au salon. Ils y étaient 
déjà tous deux : lui, soucieux et silencieux; elle, 
pâle et le front baissé sur son ouvrage. Les jour- 
naux du soir arrivèrent. Ils étaient pleins des pre- 
mières nouvelles de ia guerre, des enrôlements, des 
souscriptions, des dons, de la formation des ambu- 



S30 NOS FILLES ET NOS FILS. 

lances volontaires, de tout enfin ce qui a marqué les 
commencennents de cette affreuse campagne. 

Un de nos plus jeunes amis dit à l'avocat : « Ah 
çà, j'espère que vous allez, sur vos quarante mille 
francs, nous payer au Café Anglais un dîner jusqu'à 
indiscrétion ! — Et donner une belle parure à votre 
femme, dit une jeune dame. — Oh ! père, dit l'en- 
fant, emmène-nous en Suisse. » L'avocat ne répon- 
dait pas. Enfin, après un court silence, il dit froide- 
ment : 

« Non ! J'ai fait un autre usage de cet argent. 

— Lequel ? 

— Je l'envoie aux ambulances volontaires. » 

Sa femme se leva d'un bond et lui sauta au cou. 
Tout le monde resta stupéfait. L'enfant regardait 
son père sans comprendre. 

« Cela t'étonne, lui dit le père ; je vais te l'expli- 
quer. Jusqu'ici, je n'ai jamais dépensé d'argent que 
celui que j'avais gagné par mon travail. Or, l'argent 
du jeu, c'est de l'argent récolté sans aucun mérite 
de la part de celui qui le gagne, et avec beaucoup 
de chagrin pour celui qui le perd. Je n'en veux pas. » 

Une dame se pencha à l'oreille de son voisin, et 
lui dit : « Je parie que c'est sa femme qui lui a fait 
faire cette bêtise-là! » 

Voilà mon histoire. Je ne sais ce qu'on pensera 
de cette jeune femme, mais je sais que je serais bien 
heureux d'avoir une mère, une fille, une femme ou 
une sœur qui lui ressemblât. 



LA CONSIDÉRATION. :WI 

LA CONSIDÉRATION 

A M. Camille Doucei. 



« Père, qu'est-ce que la considération? 

— Diable! tu me poses là une question à laquelle 
il n'est pas aisé de répondre. 

— Est-ce la même chose que l'admiration ? 

— Non, on peut être fort considéré sans être 
admiré, et, par contre, ce qui se voit plus rarement, 
mais ce qui se voit, on peut être admiré sans être 
considéré. 

— Comment cela? 

— L'admiration s'adresse à tout ce qui mérite le 
nom de génie: génie militaire, génie littéraire, génie 
politique, génie philosophique. On admire les grands 
écrivains, les grands orateurs, les grands généraux, 
les grands ministres ; mais il se peut qu'un grand 
poète soit ridicule à force de vanité, qu'un grand 
politique pousse l'ambition jusqu'à l'esprit d'in- 
trigue, qu'un grand général soit avide d'argent jus- 
qu'à l'avarice, qu'un grand philosophe soit faible 
jusqu'à la pusillanimité; auquel cas on les admire 
©ans les considérer; le désaccord entre la supériorité 
intellectuelle et la supériorité morale, entre le talent 
et le caractère, empêche la considération. 

— Je comprends! la considération, c'est la même 
chose que l'estime. 

— Non ! On ne peut pas être considéré sans être 



332 NOS FILLES ET NOS FILS. 



estimé ; mais on peut être estimé sans être considéré. 
Un petit marchand exerce honnêtement son humble 
négoce; un commis remplit exactement son modeste 
emploi, il a droit à l'estime ; mais s'il n'a pas une 
véritable valeur personnelle, cette estime ne s'élève 
pas jusqu'à la considération. La considération va 
rarement sans une certaine distinction sociale. 

— Oh ! je comprends ! les personnes très riches, 
les personnes très nobles, les personnes très puis- 
santes sont toujours considérées. 

— Du tout! du tout! Il y a une grande différence 
entre être considérable et être considéré ! La richesse, 
la noblesse, le pouvoir, suffisent pour vous donner 
des flatteurs, des courtisans, des complaisants, des 
envieux... Mais, Dieu merci! il faut quelque chose 
de plus pour inspirer aux honnêtes gens ce sentiment 
délicat qu'on appelle la considération. 

— Mais enfin, qu'cst-il donc ce sentiment mysté- 
rieux? peut-on le comparer au respect? 

— Le comparer? Oui, mais pour montrer en quoi 
il en diffère. Le respect est un sentiment plus sérieux, 
plus grave, reposant sur des mérites plus austères ; 
il ne s'accorde qu'à la vertu, et j'ajouterai à l'âge. 
Un homme jeune obtient difficilement le respect; le 
respecter, c'est le vieillir; mais la considération a 
pour base l'honorabilité, qui ne messied pas à la 
jeunesse; elle- suppose moins des vertus que des 
qualités, mais des qualités sérieuses, quoique mon- 
daines ; pour la mériter, il faut être non seulement 
poli, mais courtois; non seulement probe, mais déli- 
cat; non seulement consciencieux, mais scrupuleux; 
non seulement ferme, mais vaillant. Elle implique 
l'idée d'une grande sûreté de commerce, d'une cer- 



LA CONSIDÉRATION. 333 

taine grâce sévère dans les manières, d'une certaine 
tenue de conduite, de caractère, de langage, d'une 
certaine élévation sociale, qui sent non seulement 
son honnête homme, mais son galant homme; enfin, 
si j'avais à la définir, je me souviendrais d'un mot 
qui exprime ce qu'il y a de plus exquis dans une 
qualité, et, comme on dit: une fleur d'élégancej une 
fleur de beauté, je dirais : la considération est la 
fleur de l'estime. » 



LE RETOUR 

DU VOLONTAIRE D'UN AN 

Quand le volontariat fut institué, la mode était de» 
le préconiser; aujourd'hui, la mode est de le battre 
en brèche, de le tourner en ridicule et de tâcher de 
le détruire. Tout le monde y travaille. Les républi- 
cains l'attaquent comme une institution antiégalitaire; 
les monarchistes comme une institution républicaine; 
les familles comme une institution tyrannique; les 
militaires comme une institution dangereuse. 

Ses adversaires les plus indulgents en parlent 
ainsi que d'un gentil joujou, qui, créé dans un mo- 
ment d'illusion, a permis aux jeunes gens riches de 
jouer quelque temps au soldat, mais qui. condamné 
aujourd'hui par l'expérience , doit disparaître devant 
la sérieuse réorganisation de l'armée. 

S'il ne s'agissait que de l'armée» je me tairais par 



334 NOS FILLES ET NOS FILS. 

incompétence; mais il s'agit de la famille, il s'agit 
de la plus importante des éducations, celle qui com- 
plète et couronne les autres, l'éducation personnelle: 
voilà pourquoi je ne crains pas de parler; je ne 
m'adresse ni aux militaires ni aux politiques, je 
m'adresse aux pères et aux mères. C'est du foyer 
domestique que je pars, c'est ce qui se passe au foyer 
domestique, à propos du volontariat, que je veux 
mettre en lumière. 

Les volontaires de 1877 sont rentrés chez eux le 
8 novembre. 

Depuis plus d'un mois, l'attente de ce jour étatt, 
dans les familles, l'objet de tous les entretiens, de 
toutes les pensées, de tous les projets. Les volon- 
taires n'étaient pas seuls à effacer chaque soir, d'une 
main fiévreuse, sur l'almanach, le jour écoulé, afin 
de se rapprocher pour ainsi dire visiblement de la 
maison regrettée. Les pères, les mères, les frères, 
les sœurs ne passaient guère un seul repas sans se 
dire : « Plus qu'un mois ! plus qu'une semaine ! 
Dans trois jours, il sera assis à cette place! » Et 
alors longues discussions pour savoir à quel moment 
il arriverait. Sera-ce le soir? sera-ce le matin ? 
S'annoncera-t-il par une lettre? voudra-t-il tomber 
à l'improviste, surprendre, faire son coup de théâtre? 
Cependant, tandis que se croisent toutes ces ques- 
tions anxieuses, on fait force préparatifs pour cette 
réception. Un grand changement en effet s'est opéré 
dans la condition du jeune homme ; quand il est 
parti, il avait à peine dix-neuf ans, il revient au 
bout de douze mois... et il est majeur ! Oui ! le 
volontariat change l'âge de la majorité. On ne peut 
plus traiter comme un mineur celui qui a été son. 



LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 335 

maître absolu penaanx un an, sauf les heures du 
service, celui qui a commandé des soldats, instruit 
des recrues, appris et enseigné à défendre son pays; 
il faut nécessairement compter avec lui comme avec 
un homme. Or, pour cela, quelle est la première 
chose à faire ? Lui préparer dans la maison une place 
à lui, lui donner une chambre où il soit chez lui, lui 
remettre, enfin, le signe de la liberté et de la respon- 
sabilité, une clef pour lui. Cette clef remise lui donne 
plus d'une leçon ; elle lui dit : Tu es chez toi, mais 
elle ajoute : Tu es chez nous. Use de ton logis, mais 
respecte notre toit. Rien de plus facile que de la 
lui faire faire, cette clef; mais cette chambre, où la 
trouver? Il n'y a pas de place de trop dans les loge- 
ments de Paris. Pour caser le nouveau venu, il faut 
prendre sur la part des autres. Chacun se serre pour 
lui; c'est un déménagement complet sans change- 
ment de local. Tantôt la mère renonce à son petit 
salon, tantôt le père déloge ses livres pour loger son 
fils, et transporte sa bibliothèque dans sa chambre 
à coucher. Pendant ce temps, les sœurs travaillent 
à Tembellissement de cette chambre. Dès le mois de 
septembre, combien de doigts de jeunes filles ardem- 
ment occupés à l'achèvement d'une tapisserie, d'une 
tenture! combien de petits pécules, amassés pièce 
à pièce depuis un an , et mis à contribution pour Tachai 
d*un meuble, d'une pendule, toujours pour cette 
chambre! Le père prêche la simplicité, l'économie : 

« Ne me le gâtez pas, ne me l'amollissez pas. 

— Ne crains rien, » répond la mère. Puis, elle 
ajoute tout bas : « Je veux qu'il soit bien à la mai- 
son pour qu'il ait du plaisir à y rester; car son goût 
pour la maison, c'est notre influence succédant à 

20 



33« NOS FILLES ET NOS FILS. 

notre autorité, c'est la confiance devenant de sa paît 
une habitude, et tandis que, toi, tu vas songer h 
l'organisation de ses études, à un choix d'amitiés 
sérieuses et utiles, moi je m'occuperai de l'amuser, 
de lui donner le goût de la bonne compagnie; fais- 
en un homme, moi je tâcherai d'en faire ce que tes 
chers écrivains du xvii* siècle appelaient un honnête 
homme. » 

Il arrive enfin ! il entre ! Que nous apprend le 
premier regard jeté sur lui, la première journée 
passée avec lui? quels changements se sont opérés 
dans son visage, dans sa démarche, dans ses ma- 
nières ? Je prends à témoin les parents qui ont 
retrouvé leur fils cette année : n'est-il pas vrai qu'il 
revient plus fort, plus gai, plus résolu, plus affec- 
tueux, c'est-à-dire plus fils en étant plus homme? Il 
a appris, par la privation, ce que valent les affec- 
tions naturelles ; il a appris, par la comparaison, 
ce que sont, en regard des autres hommes, un père, 
une mère, une sœur, un frère ; il a appris la règle, 
l'ordre, la discipline; il a pratiqué à la fois l'immo- 
lation et l'exercice de la volonté , tour à tour libre 
de faire tout ce qu'il voulait, et forcé de faire tout 
ce qu'il fallait; enfin, pour la première fois, s'est 
révélé à lui dans toute sa grandeur le mot de patrie. 
Je pourrais citer à ce sujet des exemples frappants 
de métamorphoses. Le drapeau est un être ; il porte 
une âme cachée dans 'ses phs, et de ces pHs dérou- 
lés et flottants, sort je ne sais quel souffle d'hé- 
roïsme qui descend dans les cœurs. Non ! on ne vit 
pas impunément pendant une année autour de cette 
hampe toute chargée d'une mystérieuse électrcité; ! 
On ne court pas impunément pendant une année 



LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 337 

partout où il y a un danger public, un incendie, une 
inondation, et tout cela, pourquoi? Pour l'honneur 
du drapeau. En quel nom? Au nom de la France. 
G*est comme soldat de la France que partout et 
toujours le volontaire s'oublie et se sacrifie. De là 
je ne sais quelle incarnation, quelle évocation de 
cette créature invisible qu'on appelle la patrie. J'ai 
vu des jeunes gens partis, non pas sceptiques, mais 
du moins indifférents à toute idée générale et géné- 
reuse, et qui, le jour de leur départ du régiment, 
ont été tentés de pleurer en rendant leur fusil. Ce 
qu'ils regrettaient en lui, ce n'était pas seulement 
le compagnon de leurs fatigues, le témoin de leurs 
travaux, mais l'arme de la patrie. Aussi n'ont-ils pas 
voulu lui dire adieu, ils lui ont dit au revoir, et alors 
serment fait tout bas, à ce cher fusil, de donner avec 
joie tout leur sang à leur pays le jour où il les appel- 
lerait. Ces jeunes gens qui riaient de notre roman- 
tique chauvinisme, de nos phrases déclamatoires 
de 1830, étaient devenus déclamateurs à leur tour! 
Oh! le beau défaut quand il veut dire dévouement! 
Ce n'est pas tout; croit-on que le sentiment des 
intérêts publics leur ait ôté la pensée de leurs 
devoirs particuliers? croit-on que le travail de la 
caserne ait engourdi chez tous le travail de l'in- 
telligence? Non! plus d'un, au milieu de ces exer- 
cices de soldat, s'est souvenu qu'il devait être autre 
chose que soldat ; il a eu le courage de prendre sur 
ses courtes heures de repos le temps de se préparer 
à son rôle futur d'avocat, de magistrat, de juge ; il 
a commencé son volontariat de la science, tout en 
achevant son volontariat de la guerre. Ce n'est pas 
tout. Les chefs des f^^randes maisons industrielles 



338 NOS FILLES ET NOS FILS. 

avancent généralement h leurs ouvriers distingués 
les quinze cents francs du volontariat; eh bien, pas 
un seul de ces jeunes gens qui au retour n'ait rem- 
boursé, avec son travail, l'avance qui lui avait été 
faite; pas un qui ne soit revenu plus actif, plus 
docile, plus ordonné, plus intelligent. A l'École 
des beaux-arts, deux des prix de sculpture et d'ar- 
chitecture ont été obtenus par des volontaires d'un 
an. Enfin, un jeune sculpteur questionné par moi 
m'a dit : « Je suis surpris, monsieur, des progrès 
que j'ai faits dans mon art pendant cette année où 
j'en ai été privé. La privation a augmenté ma pas- 
sion. L'absence de tout travail matériel m'a rejeté 
plus vivement dans le travail intellectuel, et, chose 
curieuse ! ma main elle-même a profité de l'exer- 
cice de ma pensée; je suis revenu à la fois plus 
artiste et plus praticien. » 

Ainsi, l'on peut dire que, moralement et physi- 
quement, au point de vue de la vie de famille et de* 
la vie professionnelle, le volontariat est incontesta- 
blement un bienfait pour les volontaires. D'où vient 
donc la méfiance presque générale qu'il inspire? 
quels en sont les motifs? 

Quelques partisans du passé regrettent l'ancienne 
organisation militaire : une armée chargée de se 
battre pour la nation. La réponse est bien simple. 
Vous l'aviez, cette armée, vous l'aviez plus aguerrie, 
plus compacte, plus vigoureusement constituée, 
dit-on, qu'on ne l'avait jamais vue, l'armée de J870. 
En a-t-elle été moins vaincue quatre fois en vingt 
jours? en a-l-elle été moins réduite à l'impuissance? 
Par quoi? Par le nombre. Il faut donc nécessaire- 
ment aujourd'hui compter avec le nombre. Un 



LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 339 

peuple armé peut seul lutter contre un peuple 
armé. « Sans doute! répondent les répubr.cains ; 
mais proclamez donc alors l'égalité absolue devant 
le danger public. Le service obligatoire et égal pour 
tous. Tout le monde soldat et trois ans de ser- 
vice pour tous les soldats. » Quoi! les trois ans 
qui s'écoulent de vingt à vingt-trois, c'est-à-dire 
les trois années le& plus fécondes pour l'intelligence! 
les trois ans où l'esprit se forme, où la vocation 
se détermine, où les études s'achèvent, où les 
professions se préparent, où se contracte l'habitude 
du travail continu et réfléchi : ces trois ans, vous 
allez les consacrer à des exercices presque exclusi- 
vement corporels, par lesquels la volonté s'affermit 
sans doute, mais d'où la pensée est absente. Que 
deviennent alors les professions libérales? C'est 
pourtant quelque chose dans la vie d'un peuple que 
la vie intellectuelle. Être citoyen, ce n'est pas seu- 
lement être soldat. De quel cœur, avec quel succès 
un jeune homme, après trois années d'interruption, 
abordera-t-il la rude pratique de l'étude des lois, 
des arts, des lettres, de la médecine, de la science? 
Il ne s'agit pas seulement pour lui d'un retard ; 
il aura perdu bien plus que ces trois ans, il aura 
perdu le goût même de sa profession et la force 
d'élan que demande tout apprentissage; le grand 
ressort de la méditation sera brisé en lui. « Eh bien, 
s'écrient alors un grand nombre de militaires» 
soyez conséquents avec vous-mêmes, supprimée 
le volontariat. D'abord vos quinze cents francs 
constituent une dérogation à tous vos principes 
républicains; c'est une prime accordée à la richesse, 
un privilège blessant pour le prolétaire et l'ouSTier; 

20. 



2h0 NOS FILLES ET NOS FIL^. 



c'est le remplacement enfin, sous une "autre forme, 
et sous une forme fatale. Qu*apprennent-ils vos 
volontaires? Rien, puisque, six mois après, ils ne 
savent plus un mot de ce qu'ils ont appris ; et, en 
attendant, ils désorganisent l'armée ou font obstacle 
à sa réorganisation. Ce sont des officiers qu'on 
distrait du service pour les instruire; ce sont des 
soldats qu'ils corrompent clandestinement pour être 
soulagés dans leurs corvées ; ce sont des habitudes 
de dépenses, des exemples de prodigalité, d'indis- 
cipline qu'ils introduisent dans les régiments et qui 
les dépravent!... Si vous voulez maintenir le vo- 
lontariat, ajoutent-ils avec moquerie et amertume, 
commencez donc par supprimer les mères! Voilà 
les plus grandes ennemies de ce prétendu progrès ; 
elles le maudissent et le paralysent; nos officiers 
sont les confidents forcés, c'est-à-dire les martyrs 
de leurs doléances et de leurs lamentations! La 
nourriture, les marches, les exercices, rien n'échappe 
à leurs anathèmes et à leurs réclamations; elles 
s'adressent à tout le monde, elles réclament contre 
le sergent-major auprès du capitaine, contre le 
capitaine auprès du colonel, contre le colonel auprès 
du général ; elles vont jusqu'au ministre pour obtenir 
un congé, une faveur, c'est-à-dire une infraction à 
la règle, et vous croyez qu'une telle institution peut 
durer!» — A quoi je réponds : Oui, je le crois, 
car sur quoi tombent vos critiques? à qui la faute? 
Est-ce à l'institution du volontariat? Non! elle est 
à ceux qui l'appliquent. Le meilleur des instru- 
ments peut devenir détestable, si on en joue mal. 
Le plus imparfait, pourvu que le principe en soit 
bon, peut devenir excellent si on le corrige, si on 



LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 341 



le perfectionne. La prime de 1,500 francs vous 
choque? remplacez-la ou complétez-la par un bre- 
vet de capacité. Qu'on ne puisse être volontaire 
qu'après preuve faite d'aptitude aux professions 
libérales, et qu'au besoin cette preuve suffise. 
Le volontaire oublie en six mois ce qu'il a appris 
en un an? Rappelez-le quelques semaines sous 
les drapeaux pendant trois ans, et il n'oubliera 
rien. Ce rappel coûterait trop cher à l'État? Faites-en 
payer les frais aux volontaires. La faiblesse des 
mères démorahse les fils et désorganise le service ? 
Écartez les mères. Pas de congé! pas de chambre 
en ville! une loi draconienne qui punisse exem- 
plairement tout soudoiement du soldat par le volon- 
taire. Le grand vice du volontariat, c'est l'indul- 
gence. Les parents donnent trop d'argent, les colonels 
trop de permissions. L'objet de l'institution est de 
condenser en un an les études de trois années. 
Eh bien , condensez de même l'esprit de disci- 
pline, d'obéissance, la rude pratique de la vie mili- 
taire, et ceux que vous accusez de désorganiser 
l'armée en deviendront les modèles. En voulez- 
vous la preuve? Un colonel arrivé d'Afrique il y a 
six mois, tout plein de préventions contre les 
volontaires, leur a dit le jour du départ : « Je me 
méfiais de vous, vous m'avez donné tort. Le régi- 
ment a trouvé en vous des modèles de discipline, 
et !e plus vif regret que j'éprouve en vous quit- 
tant, c'est de penser que, si la France avait besoin 
de nous demain, je ne vous aurais pas autour de 
moi pour montrer avec vous à l'ennemi comment on 
Be bat et comment on meurt pour son pays. » 
Ces paroles, je ne les invente pas, je les cite. 



342 NOS FILLES ET NOS FILS. 

Eh bien ! ce que ce colonel a dit, plus d*un autre 
l'a certes dit le même jour. Comment en serait-il 
autrement? à qui fera-t-on croire que des jeunes 
gens, instruits et élevés avec soin, ne puissent pas 
apprendre en un an ce que des esprits incultes 
apprennent en trois? Rectifiez donc le volontariat! 
qu'il soit plus difficile d'y entrer, plus difficile d'en 
sortir, plus dur d'y rester! mais gardez-le, car 
c'est un élément de notre salut. 

J'en appelle à un souvenir toujours présent, au 
siège de Paris. Supposez que le général Trochu, à 
qui l'histoire rendra justice, eut trouvé dans cette 
bourgeoisie parisienne si pleine d'ardeur, dans ces 
mobiles de province accourus si patriotiquement à 
la défense commune, quelques milliers de jeunes 
gens ayant pratiqué pendant un an le métier de 
soldat ; qui met en doute qu'appuyée sur ces pre- 
miers éléments, son organisation de nos forces 
n'eût marché plus vite, que la bataille de Cham- 
pigny, la bataille de Buzenval n'eussent été peut- 
être avancées d'un mois? et qui peut dire ce qu'eût 
pesé un tel mois dans la balance de nos désastres? 
Ce qui est vrai pour Paris est vrai pour la France ; 
ce qui est vrai pour le général Trochu est vrai pour 
le général Chanzy; ce qui est vrai pour la guerre 
étrangère, l'est encore plus pour la guerre civile, 
pour la Commune. Il n'a peut-être manqué à Paris, 
le 18 mars, que quelques centaines de jeunes gens 
habitués à tenir un fusil et à marcher en ligne, 
pour pouvoir former un centre d'action autour 
duquel seraient venues se grouper toutes les bonnes 
volontés indécises, tous les dévouements isolés, et 
qui aurait suffi pour couper court à cette exécrable 



LE RETOUR DU VOLONTAIRE. 343 



insurrection. Maintenez donc le volontariat comme 
une arme contre l'émeute; ajoutons, comme un 
instrument de fusion sociale. 

Il faut le dire, bien des germes d'antagcnisme, 
bien des malentendus subsistent encore entre les 
diverses classes; le volontariat nous le montre au 
vif. 11 met en présence : d'un côté, les recrues de 
la bourgeoisie et des classes riches ; de l'autre, les 
soldats, qui sortent presque tous du peuple, et 
enfin, au-dessus, les chefs, qui représentent à propre- 
ment parler la classe militaire. Comment les pre- 
miers sont-ils reçus par les deux autres ? Avec un 
sentiment de défiance, trop souvent mêlé d'envie 
chez les soldats, de dédain chez les chefs. 

Los militaires ont, en général, grand'peine h 
prendre les bourgeois au sérieux comme hommes 
d'action; au fond de ce mot, bourgeois, il reste tou- 
jours pour eux quelque chose du mot pékin- Je 
ne puis oubh'er que, pendant le siège de Paris, les 
généraux faisaient beaucoup plus fond, pour la 
défense, sur Belleville que sur la Chaussée-d' An- 
tin, et que la Chaussée-d 'Antin n'inspirait à Bel- 
leville ni confiance, ni peur. Eh bien, le rôle des 
volontaires, leur devoir, leur honneur est de 
détruire ce double et blessant préjugé; d'éteindre 
l'envie à force de cordialité et le dédain à force de 
courage; de contraindre enfin les soldats à les 
aimer comme camarades, les chefs k les estimer 
comme soldats. Ainsi pratiqué, le volontariat 
deviendra une école de concorde publique . Comme 
le collège, et plus que le collège, il rapprochera 
les rangs, il effacera les distances, il contnuuera à 
faire de nous une nation. Quant aux mères, assez 



344 



NOS FILLES ET NOS FILS. 



peu mères pour gémir d'un an de fatigues et de 
privations imposées à leur fils, qu'elles le sachent : 
c'est à ce prix seul que les classes moyennes se 
rachèteront du reproche de pusillanimité qui pèse 
sur elles, et la bourgeoisie ne prendra dans la 
société le rang et le rôle qui lui appartiennent que 
le jour où chacun de nos fils pourra dire : « J'ai 
servi I » 




^^-^-4-7 



TABLE DES MATIÈRES 



Pages 

A MES TROIS PETITS-ENFANTS i 

Deux mamans diplomates. . • • 3 

(( A madame la REfNE »....• 14 

L'art d'être grand'mère 16 

A mademoiselle Lili . ... ...... 43 

Portrait d'enfant 47 

Une composition en écriture. ....... 52 

Les deux réveils ; . 64 

La greffe morale 67 

Un parvenu 78 

La petite fée Béquillette 82 

Jean Prié 101 

Voyage scientifique d'un ignorant autour 

de sa chambre (1" fragment) 111 

Les trois états de Jacques l'aveugle . . . 127 

Un premier symptôme » , 143 

L'éducation d'un frère de roi 152 

La politesse 171 

De l'avantage d'avoir une fille qui nb veut 

PAS APPRENDRE l'ORTHOGRAPUB 177 

I.KS C>«(i ÉDUCATIONS. ...*••••• t t 185 



"346 TABLE DES MATIÈRES 

Pages. 

Une gdérison difficile , , , 201 

Respect a la vieillesse 220 

La probité dans l'enfance. . . c , . , . - 221 

La France c • . . 2/jl 

Une MÈRE persévérante. ... 2^5 

Les ENFANTS ET LES DOMESTIQUES ...... 251 

Une MAISON bâtie avec des oignons 278 

Voyage scientifique d'un ignorant autour 

de sa chambre (2« fragment) 284 

L'ÉLEVAGE ET l'ÉDUCATION 293 

La DOULEUR QUI SAUVE 303 

Le péché VÉNIEL 318 

Histoire de quarante mille francs .... 325 

La considération 331 

Le retour Duf volontaire d'un an 333 



fin de la table. 



27 841. — Iiupi iiTierie Lahure, rue de Fleurus, 9, a Fans. 



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The R.W.B. Jackson 

Library 

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nos fils : scènes et etud 



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173.0044 

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Nos filles et nos fils, 
scènes et études de famille 






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Legouve 

Nos filles et nos fils, scènes et 

études de famille 



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